frontispice

Acteurs et systèmes d’acteurs de la production de la ville
Quoi de neuf ?

• Sommaire du no 8

Nadia Arab EUP-Lab’Urba, université Paris-Est-Créteil Hélène Dang Vu EUP - Lab'Urba, Université Paris-Est-Marne-la-Vallée

Acteurs et systèmes d’acteurs de la production de la ville : quoi de neuf ?, Riurba no 8, juillet 2019.
URL : https://www.riurba.review/article/08-acteurs/editorial-08/
Article publié le 1er juil. 2019

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Nadia Arab, Hélène Dang Vu
Article publié le 1er juil. 2019
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Éditorial

La thématique de l’évolution, de la transformation, de la mutation connaît un nouvel engouement quand il s’agit de parler de la production de la ville et du système de production de la ville, pour reprendre deux catégories usuelles dans l’approche de la fabrique urbaine. Ces changements font principalement référence à trois phénomènes sociaux. Le premier renvoie à la façon d’aborder les enjeux de la production de la ville. Parmi ces enjeux, certains sont déjà anciens et conservent toute leur actualité, comme le logement social, et peuvent être soumis à des évolutions qui en refondent les systèmes d’action, comme avec la loi Élan (Gimat et Halbert, 2018[1]Gimat M, Halbert L. (2018). « Le logement social contraint à la rentabilité », Métropolitiques, 12 juillet [En ligne) et la rénovation énergétique, pour continuer sur l’exemple du logement social. D’autres enjeux ont émergé et s’imposent sur la scène de la production des villes : transition environnementale, énergétique, écologique, certains ajouteraient transition numérique, mais aussi phénomènes migratoires, vieillissement des populations, santé et environnement urbain, réintroduction en ville des activités économiques productives (Crague, 2019[2]Crague G (dir.). (2019). Faire la ville avec l’industrie. Métropoles et villes moyennes, 4 retours d’expériences, Paris, Presses de l’École Nationale des Ponts et Chaussées.), parmi d’autres. Plus récemment introduits (plus ou moins) aux agendas politiques, ils interrogent à leur tour la capacité à les prendre en charge dans la production et la gestion urbaines. Le deuxième phénomène porteur d’évolutions se rapporte davantage aux problèmes posés par les faits urbains eux-mêmes. Ces problèmes renvoient, par exemple, aux questionnements traitant du caractère (in)vivable des métropoles et des effets de la métropolisation sur la dégradation des conditions de l’habiter, ou encore du processus de décroissance qui frappe plusieurs villes, y compris en contexte métropolitain, et pas seulement des petites villes (Miot, 2016[3]Miot Y. (2016). « Le rôle du facteur démographique dans les processus de décroissance urbaine », Espace populations sociétés, n° 2015/3-2016/1 [En ligne). À une autre échelle, on peut évoquer les interrogations suscitées par l’augmentation des espaces bâtis vacants dans des territoires en difficultés comme dans des villes dynamiques (Arab et Miot, 2020[4]Arab N, Miot Y (dir.). (2020), La ville inoccupée : Les espaces vacants, des enjeux urbains aux défis opérationnels. Paris, Presses de l’École des Ponts et Chaussées.) ou encore celles suscitées par les quartiers d’affaires eu égard aux évolutions des standards en la matière. Enfin, le troisième phénomène à l’origine de transformations de la fabrique urbaine concerne le cadre de production lui-même. Il a, lui aussi, connu des évolutions aux multiples ramifications et dont la conjonction reste mal cernée. Sont en cause des raisons aussi diverses que les réformes territoriales et évolutions législatives qui encadrent les activités qui concourent à la fabrique urbaine ainsi que, dans un registre différent, la financiarisation et l’internationalisation de la production de la ville, ou encore l’apparition de dispositifs tels que les appels à projets urbains innovants et autres appels à manifestations d’intérêts en France, tout comme la compression des budgets publics qui affaiblit les capacités d’intervention des administrations territoriales et les pousse à réinterroger leurs modalités d’action. La transformation de ces cadres de l’action (Bourdin et al., 2020[5]Bourdin A, Casteigts M, Idt J. (2020). Mutations sociétales et action publique urbaine, Paris, Nouvelles éditions de l’Aube, 256 p.) ne peut pas être sans effets sur les équilibres, relations et interdépendances au sein du système d’acteurs de l’urbanisme, les expertises à convoquer, les collaborations entre acteurs publics, entre acteurs privés et entre secteurs publics et privés, entre maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre, en amont comme en aval de la production.

Les évolutions de la production de la ville peuvent ainsi être abordées sous l’angle de chacun de ces angles de lecture. Ils représentent les trois entrées les plus fréquentes dans la recherche urbaine (Fischler, 2015[6]Fischler R. (2015). « Cinquante thèses sur l’urbanisme Riurba, n° 1.). En ouvrant ce numéro par la question « nouveaux acteurs et systèmes d’acteurs de la production de la ville : quoi de neuf ? », la Riurba a choisi de privilégier une quatrième entrée, directement centrée sur les acteurs de la production de la ville. Pour le dire autrement, les évolutions des enjeux de la production de la ville, des problèmes urbains et des conditions de la fabrique des espaces urbanisés s’accompagnent-elles de transformations du côté des acteurs constitués pour les prendre en charge ? C’est le phénomène qui intéresse ce numéro.

Nous en rendrons compte en trois temps, d’abord en précisant davantage la posture qui fonde cette livraison de la Riurba, ensuite en passant en revue les trois grands mouvements que l’on peut identifier derrière la diversité des acteurs, avant de questionner l’idée même d’acteurs et d’un système d’acteurs de la production de la ville. Au cours de cette relecture croisée des différentes contributions et des réinterprétations que nous en proposons, nous relèverons aussi ce qui n’apparaît pas dans ce numéro mais aurait pu/dû faire l’objet d’enquête et d’analyse. Pour conclure, nous reviendrons sur quelques prolongements méthodologiques pour l’étude des acteurs et des systèmes d’acteurs de la production de la ville.

Cibler les acteurs dont l’activité professionnelle
est de répondre aux enjeux et problèmes urbains

Quelques précisions s’imposent pour mieux clarifier la posture qui a fondé ce numéro. L’idée sous-jacente est que la production et la gestion urbaines sont le fait d’actions organisées, et que ces actions sont conçues, portées, mises en œuvre par des acteurs dont l’existence même se réclame de la prise en charge de ces enjeux et problèmes. Cela explique pourquoi il importe d’examiner ces acteurs, leurs activités, leurs référentiels d’action, leurs instruments et plus largement leurs caractéristiques cognitives et organisationnelles pour comprendre comment ils conçoivent, portent et mettent en œuvre – ou non – les réponses aux enjeux et problèmes urbains. Cela explique aussi pourquoi l’attention de ce numéro est focalisée sur les acteurs professionnels de l’urbanisme. Ce ciblage est réducteur au regard de l’ensemble des parties prenantes de la ville : il exclut les habitants, usagers, administrés qui, dans cette perspective, sont plutôt abordés comme les destinataires des actions à entreprendre, comme il exclut une entrée plus large par les métiers de/dans la ville (tel le conseiller en énergie ou le conducteur de bus). On s’intéresse ici à ceux, structures ou individus, qui ont pour responsabilité de traiter les enjeux et problèmes urbains par des activités dont l’objet est de (ré)organiser les fonctions, fonctionnalités ou usages des espaces en agissant par et sur la matérialité de la ville (Arab, 2018[7]Arab N. (2018). « Pour une théorie du projet en urbanisme », Revue Européenne des Sciences Sociales, n° 56(1), p. 219-240.). Cela exclut les habitants ou les usagers dans leur statut de pratiquants de la ville ; en revanche, le cas d’habitants organisés en association (par exemple) et dont la fonction est d’exercer explicitement une activité de réorganisation des espaces urbains en vue d’une situation jugée meilleure, participe pleinement du champ ciblé par ce numéro. Le projecteur est intentionnellement braqué sur cette cible d’acteurs de la fabrique de la ville. Ces partis-pris sont fondateurs du numéro et éclairent la nature des huit contributions qui composent cette livraison de la Riurba et leur resserrage sur ces acteurs dits ici « professionnels », ne préjugeant par-là d’aucune forme de supériorité. Parce qu’ils se revendiquent au cœur de la prise en charge des enjeux et problèmes urbains par la production de la ville, ils méritent une grande attention en même temps qu’une grande distanciation, attention et distanciation que la recherche peut rendre possibles.

Derrière la diversité des acteurs, trois grands mouvements

Les articles ici réunis rendent compte de la diversité de ces acteurs qui sont parfois des professionnels individuels, parfois des groupes organisés, des organisations ou même encore des catégories d’organisations, au sein du système de production de la ville. Derrière leur diversité, ils sont traversés par trois grands mouvements. Le premier renvoie à des changements de positions des acteurs conventionnels de l’urbanisme ; le second à la participation accrue de professionnels jusque-là extérieurs au procès de production de la ville ou peu visibles ; le troisième à la constitution ou consolidation de nouveaux milieux professionnels.

Mouvement 1
Des changements de positionnement
des acteurs conventionnels de l’urbanisme
dans le système de production de la ville

Plusieurs des auteurs rassemblés dans ce numéro soulignent des glissements d’organisations ou de groupes professionnels habituels du système de production : c’est en amont et dans le cadre de la définition de documents de planifications, la coopération plus poussée d’acteurs publics et privés de l’urbanisme commercial (C. Charpentier) ; c’est en aval, l’implication d’importants promoteurs dans la gestion urbaine des quartiers livrés (L. Peynichou) ; c’est enfin dans les rapports entre politique et technique, le changement de positionnement de prestataires qui assument de plus en plus le rôle de tiers dans les phases de négociations et qui, de par cette posture, se rapprochent de la sphère du politique sous une forme qui n’est pour autant ni idéologique, ni partisane (J. Idt et P. Silvestre). D’autres exemples pourraient confirmer ce mouvement de recompositions des rôles et fonctions des acteurs du champ au sein de la chaîne de production de la ville (Behar, Bellanger et Delpirou, 2018[8]Behar D, Bellanger E, Delpirou A. (2018), « La production urbaine en chantier : héritages, enjeux et perspectives des appels à projets innovants », Métropolitiques, 7 juin [En ligne ; Citron, 2016[9]Citron P. (2016). « Les promoteurs immobiliers dans les projets urbains. Enjeux, mécanismes et conséquences d’une production urbaine intégrée en zone dense », thèse de doctorat, Paris, université Paris 1, 450 p. ; Pollard, 2007[10]Pollard J. (2007). « Les grands promoteurs immobiliers français », Flux, vol. 69, n° 3, p. 94-108.). Ces glissements de positionnement se répètent mais ne sont pas pour autant systématiques : dans un certain nombre d’opérations, les acteurs continuent à intervenir dans leur segment conventionnel d’activités – celui où l’aménageur viabilise et prépare les lots, où le promoteur exécute le cahier des charges et commercialise, où le gestionnaire de site optimise les usages, etc. Les changements de positionnement maintes fois relevés ne donnent donc pas lieu à une nouvelle répartition stabilisée des fonctions dans le système de production. C’est la multiplication jamais systématique de glissements opérés par des acteurs au sein de la chaîne de production qui crée de l’incertitude et du flottement quant aux zones d’interventions et responsabilités de chacun – à qui revient la responsabilité de la programmation, par exemple, ou, dans l’autre sens, qui est responsable de la gestion du quartier après livraison ? Cela dépend (de l’opération, du contexte, du cadre de production, de la configuration, des opportunités). La multiplication de ces zones grises d’interventions brouille en retour l’identité des acteurs, qu’on peine à ranger dans de simples catégories, du fait de l’élargissement de leurs activités et d’une tendance au multipositionnement des uns et des autres dans la chaîne de production : une foncière peut faire de la promotion comme la Compagnie de Phalsbourg, un promoteur peut aménager des quartiers comme la filiale UrbanEra de Bouygues Immobilier, un aménageur peut se présenter comme promoteur public comme PariSeine. Il devient donc de plus en plus difficile d’associer un acteur type à une fonction type. Ces fonctions types continuent d’exister et d’avoir toute leur raison d’être – promoteur, aménageur, gestionnaire de site, investisseur… – mais là où ces fonctions étaient plutôt distribuées entre acteurs types, désormais une même organisation remplit tout ou partie de ces fonctions, et cela qu’elle relève du secteur public ou du secteur privé. De ce fait, les marchés urbains deviennent de plus en plus concurrentiels. Ce phénomène brouille les cartes, y compris pour les acteurs eux-mêmes qui, s’ils se reconnaissent dans l’énoncé des fonctions traditionnelles, cherchent dans le même temps le moyen de colorer ce qui ferait leur singularité dans la façon d’exercer une fonction que bien d’autres exercent aussi. Cette différenciation doit leur permettre de continuer à exister et d’être reconnus sur les marchés urbains sans que, pour autant, les grandes fonctions traditionnelles de la conception, production et gestion urbaines ne soient finalement véritablement bouleversées. Une question enfin à laquelle les articles ne répondent pas vraiment mais qui se pose à leur lecture, est celle du pilotage de cette production. On pourrait craindre en effet que ces répartitions changeantes des fonctions entre acteurs de la production urbaine donnent lieu à un délitement de la fonction de coordination à l’échelle des opérations comme à celle des territoires ; fonction longtemps considérée du ressort de l’amont de la production et de la responsabilité des acteurs publics. La réponse reste pour l’heure compliquée à donner car elle nécessiterait qu’on s’arrête sérieusement au sens de cette fonction et sur l’existence réelle ou fantasmée de la figure du pilote-coordonnateur. Elle mérite pour autant d’être posée lorsque les travaux s’accumulent pour rendre compte de l’évolution des responsabilités prises ou laissées par les uns et les autres dans le système de production de la ville. C’est sans doute là une autre voie ouverte pour la recherche urbaine.

Sur un autre registre et à une autre échelle de réflexion, ces recouvrements des rôles et fonctions entre acteurs de la production urbaine ont des incidences sur les profils des professionnels de l’urbanisme. Cela a tendance à valoriser ceux qui ont des carrières de traverses, capables de passer et surtout de traduire les logiques de différents milieux professionnels. Les entretiens réalisés dans le cadre du programme « les métiers de l’aménagement : compétences et profils d’acteurs » de la chaire Aménager le Grand Paris, montrent des professionnels qui passent de la planification à l’aménagement, de la promotion à l’asset management, de la promotion à l’aménagement, etc. Lors de ces « passages », les professionnels sont recrutés pour leur réseau professionnel, la maîtrise du vocabulaire d’autres milieux, la compréhension des logiques et des contraintes d’actions des partenaires de production, pour permettre à la structure de mieux anticiper et négocier les positions de chacun dans les procès de production. L’élargissement des segments d’interventions des acteurs valorise donc les figures du passeur et du traducteur. Le phénomène n’est pas tout à fait nouveau (Biau et Tapie, 2009[11]Biau V, Tapie G. (2009). « Fabriquer les espaces bâtis, concevoir et coopérer », dans Biau V, Tapie G (dir.), La fabrication de la ville. Métiers et organisations, Marseille, Parenthèses, p. 167-205.) mais il s’accélère et s’intensifie, et il interpelle une meilleure compréhension des mécanismes de la professionnalisation dans le champ de l’urbanisme.

Enfin, la recomposition des rôles et fonctions assurés par chacun dans les procès de production conforte deux tendances dans le système de production de la ville : une tendance à l’éclosion ou au renforcement de cellules nouvelles chez des gros acteurs, qui – expression consacrée – « montent en compétences », à l’instar des cellules projets urbains innovants chez les promoteurs ; et une tendance à l’externalisation et l’autonomisation de fonctions, telle que la programmation (Zetlaoui-Léger, 2009[12]Zetlaoui-Léger J. (2009). « La programmation architecturale et urbaine. Émergence et évolutions d’une fonction », Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, n° 24-25, p. 143-158.), identifiées comme stratégiques car différenciantes pour remporter les appels à projets. Les mandataires des projets immobiliers ou urbains s’entourent ainsi de plus en plus de petites agences et autres structures indépendantes dites « agiles » dans un système de production mouvant. Elles participent de la recherche de singularité évoquée plus haut.

Mouvement 2
Quand des acteurs inhabituels s’installent
dans les procès de production de la ville

Parallèlement à ce premier mouvement interne au champ conventionnel de l’urbanisme et de l’aménagement tel qu’il s’est construit au cours des quarante dernières années, on observe l’arrivée et l’installation d’acteurs issus d’autres champs professionnels dans les procès de production de la ville. On parle ici de groupes, de professionnels et d’organisations qui, du fait de la montée en puissance de thématiques telles que la nature en ville (S. El Moualy), l’occupation temporaire (J. Pinard et H. Morteau) ou encore la participation citoyenne, sont sollicités en tant que porteurs d’une expertise spécifique (thématique, méthodologique, d’usages) et qui compte de façon nouvelle pour l’urbanisme. Ces professionnels se créent un marché de niche, un espace d’expression, à force de lobbying, d’activisme, mais aussi parce qu’ils répondent à des attentes et/ou à des inconnues renouvelées. Ils deviennent des références et finissent, pour certains, par s’imposer dans le paysage. B. Bertoncello et Z. Hagel montrent ainsi des collectifs locaux professionnels ou citoyens qui réussissent à progressivement s’imposer dans le projet urbain de la Belle de Mai, au point de faire de cette opération un modèle d’urbanisme participatif et le lieu d’apprentissage de modes de faire alternatifs pour les professionnels conventionnels. L’interférence entre ces nouveaux experts dans les procès de production de la ville et les acteurs conventionnels et fragilisés de l’urbanisme est en effet aussi un sujet d’interrogation de ces articles. Là encore, on comprend bien que la diversification des thématiques d’expertises exigées par les transformations des enjeux, des problèmes et des cadres de production de la ville, accentue la segmentation des savoirs et la division du travail. Ce faisant, elle complexifie encore le pilotage et le maintien d’un cap intégré à l’échelle des opérations et des territoires. Comment organiser le travail collectif – irréductible – lorsque ces nouvelles figures ont suivi des formations autonomes, parfois bien éloignées de celles qui structurent le milieu usuel de l’urbanisme, à l’image des écologues ou des designers issus de la création industrielle. L’acculturation réciproque ne va pas de soi, et l’imprégnation des cultures professionnelles associée à cette inflation des champs d’expertises peut conforter là aussi les figures de passeurs, de traducteurs et de coordinateurs évoquées précédemment.

Mouvement 3
Constitution et consolidation
de nouveaux milieux professionnels

Enfin, l’arrivée de ces acteurs dans les procès de production provoque une extension du champ de l’urbanisme, qui peut s’avérer durable ou non. Cette arrivée ne s’opère pas sans heurts ni rapports de force avec les milieux professionnels déjà inscrits dans le champ. Elle peut donner lieu à une recomposition de ces milieux professionnels et à l’apparition de nouvelles pratiques professionnelles qui cohabitent, ou se greffent, avec les pratiques préexistantes. L’article de J. Pinard et de H. Morteau montre la constitution d’un milieu professionnel de l’urbanisme temporaire composé d’acteurs aux trajectoires et origines parfois assez hétérogènes, et dont les positionnements et stratégies le sont tout autant. Derrière ces divergences d’un milieu en cours de consolidation, ce sont des pratiques et des rapports de force qui se jouent. Toujours dans ce registre, et pourtant sur une tout autre thématique que l’urbanisme temporaire, M. Pellegrino donne à voir les évolutions de pratiques qui se dessinent dans le champ de la rénovation énergétique en phase de massification. Via la méthode internationale Energiesprong, l’auteure souligne le changement des approches et démarches mais aussi des rôles et rapports de force entre acteurs du système de production de la ville. Finalement, ce que ces deux articles montrent, ce sont de nouveaux milieux professionnels qui se consolident en étant à l’interface de champs professionnels. Si nous soulignions précédemment que le glissement des « opérateurs » favorisait les profils de passeurs et traducteurs, l’inverse est aussi vrai pour partie : ce sont aussi les professionnels issus de champs thématiques spécifiques, et qui aujourd’hui participent nouvellement aux procès de production de la ville, qui font bouger les lignes existantes. De la sorte, ils élaborent progressivement un nouveau système de références, de langages et de pratiques propres, au point de constituer un nouveau milieu professionnel.

Acteurs et systèmes d’acteurs :
mais de qui et de quoi parlons-nous ?

La production de la ville, comprise comme les activités de conception, de construction et de gestion urbaine, est une action collective en ce sens qu’elle ne peut en aucun cas relever d’un seul acteur mais suppose, de façon irréductible, la contribution d’une diversité d’acteurs. Cette diversité, on vient de le voir, est elle-même hétérogène : diversité dans les domaines d’expertise, les champs de savoirs spécialisés ; diversité dans les positions d’acteurs et leurs domaines de compétences (constructeur, promoteur, investisseur, planificateur, exploitant, bureau d’études…) ; diversité dans leurs formes organisationnelles, leurs ressources, leurs contraintes, leurs stratégies, leurs intérêts, leurs relations de pouvoir[13]Cette diversité est encore exacerbée par l’hétérogénéité des cadres juridiques, règlementaires, financiers qui contribuent à structurer les acteurs, leurs activités et les actions collectives auxquelles ils concourent, ainsi que par la singularité des contextes urbains et territoriaux dans lesquels et pour lesquels se déploie l’action collective. Ces facteurs d’hétérogénéisation ne sont pas au cœur de ce numéro, nous ne les développerons donc pas, mais il importe de les garder à l’esprit car ils participent amplement de la complexité des systèmes d’action de la production de la ville.. Les évolutions des acteurs se manifestent à chacun de ces trois niveaux. D’abord, on les repère dans l’émergence de nouvelles expertises – celle de la coordination montrée par J. Idt et P. Silvestre ; celle de l’occupation temporaire défendue par J. Pinard et H. Morteau ; celle de la nature en ville explorée par S. El Moualy. Ensuite, on les identifie dans le repositionnement des rôles, de la division du travail et des responsabilités, comme le montre l’enquête de M. Pellegrino sur les incidences de la rénovation énergétique sur des acteurs conventionnels que sont les bailleurs sociaux, les architectes ou encore les constructeurs, ou, comme le montre aussi l’enquête de B. Bertoncello et de Z. Hagel, qui mettent en évidence l’institutionnalisation de l’intégration des habitants organisés comme acteurs de la coconception d’un projet. Enfin, ces évolutions se révèlent aussi dans les organisations propres à chacun, à l’image des conséquences de l’investissement des promoteurs en matière de gestion urbaine sur leurs propres structures ou celles de la mobilisation des opérateurs commerciaux vers l’aménagement urbain, étudiées respectivement par L. Peynichou et C. Charpentier.

On ne manquera pas de remarquer que l’exploration de cette diversité, pour couvrir un échantillon assez représentatif des catégories d’acteurs qui interviennent dans la conception, construction et gestion des villes, laisse cependant dans l’ombre le groupe des acteurs publics, au premier rang desquels les collectivités et autres administrations territoriales. Cela signifie-t-il qu’il n’y aurait rien de neuf de ce côté-là ? Cette hypothèse est en réalité intenable. Plusieurs indicateurs signalent au contraire que les mouvements se situent aussi, et tout autant, du côté de l’action publique urbaine. Les collectivités sont, par exemple, engagées dans des transformations organisationnelles internes en faveur de la mise en œuvre de démarches intersectorielles ou pour développer des missions « innovation » voire des laboratoires internes dédiés à l’expérimentation. Leur rapport à l’expertise évolue aussi, par exemple avec l’intégration interne ou le recours ponctuel à des expertises nouvelles à l’image de la mobilisation de professionnels issus du design industriel ou d’ingénieurs spécialisés dans la data. Autour de la ville (ou de la métropole) servicielle, elles s’engagent dans des relations renouvelées avec les administrés, en particulier pour aller vers des démarches de coconception avec les usagers. Il ne s’agit là que de quelques indicateurs, parmi d’autres, qui signalent que le changement se situe aussi du côté des acteurs publics. Mais force est de constater, et ce numéro l’illustre, que l’acteur public a été relativement ignoré par la recherche urbaine récente au profit de trois grandes catégories : les opérateurs privés, les prestataires, les collectifs habitants (ou hybrides) organisés. Il importe que la recherche urbaine réinvestisse le champ des acteurs publics et ne se laisse pas induire en erreur par la montée en puissance et en compétence des opérateurs et autres acteurs privés. Ce mouvement-là est incontestable mais il ne dit pas tout. En témoigne ce que l’on peut observer auprès des opérateurs publics ou parapublics de l’aménagement (Idt, 2015[14]Idt J. (2015). « La nouvelle place des entreprises publiques locales », La revue foncière, n° 6, p. 22-27.). Les sociétés d’économie mixte et autres sociétés publiques locales n’observent pas, les bras croisés, les transformations qui s’opèrent du côté de l’implication des opérateurs privés dans l’aménagement urbain ; elles s’organisent pour y répondre et dénicher de nouveaux marchés. En bref, il ne faudrait donc pas faire comme si l’acteur public avait disparu du système de production de ville ! Non seulement il en reste un acteur – en quoi ? de quelles manières ? avec quels instruments et quels référentiels d’action ? – mais il contribue lui aussi à influencer l’évolution des systèmes d’action de la conception, de la construction et de la gestion urbaines.

Cela conduit à une autre réflexion. Au-delà de ces différentes manifestations dans l’évolution des acteurs de la production de la ville, la lecture transversale des articles interpelle sur l’idée même d’acteurs et de système d’acteurs. La notion « d’acteurs » est d’un usage absolument ordinaire, le plus souvent assortie d’autres formules telles « systèmes d’acteurs » ou « jeux d’acteurs ». Beaucoup plus rares sont les travaux qui, dans la recherche urbaine, en précisent la définition et explicitent le cadre théorique auquel ils sont adossés. Les contributions rassemblées dans ce numéro n’échappent guère à cette dérive dans le positionnement de leur propos, hormis celle d’Alain Bourdin qui, a contrario, consacre une partie de son article – et c’est là toute sa valeur ajoutée dans ce numéro – à expliciter un cadrage théorique de la notion et ses conséquences pour la recherche qui s’en réclame. Si l’on poursuit cette réflexion, on voit que faire l’impasse théorique sur le concept d’acteur se répercute sur les notions corollaires, au premier rang desquelles celle de « système d’acteurs », toute aussi usuelle et sur laquelle il paraît important de s’attarder davantage.

L’idée de système d’acteurs est en effet, dans ce numéro comme ailleurs, manipulée avec évidence, alors même qu’il ressort précisément de la lecture croisée des huit contributions qu’elle fait question : peut-on parler d’un système d’acteurs quand on s’intéresse à la production de la ville ? Ce numéro invite à penser que la question est ouverte. En effet, au-delà des évolutions rendues visibles à l’échelle d’un acteur ou d’un groupe d’acteurs telles qu’on a pu les retraduire plus haut, les contributions convergent implicitement dans la même direction : certaines évoquent en conclusion l’instabilité du système d’acteurs (J. Idt et P. Silvestre), d’autres montrent, là aussi implicitement, que l’idée de système d’acteurs prend sens à l’échelle d’un projet singulier, donc d’une action particulière (B. Bertoncello et Z. Hagel). Déjà, ces deux lectures alertent sur la façon de manipuler l’idée d’un système d’acteurs de la production de la ville. L’ensemble des autres contributions, par leur lecture croisée, permet d’aller plus loin en considérant que l’existence d’un système d’acteurs à l’échelle de la production de la ville ne peut plus être traitée comme un postulat implicite. En faire un postulat revient, d’une part, à considérer comme un fait admis, considéré comme vrai, qu’il y a un système et, d’autre part, que les acteurs sont, par conséquent, intégrés par des relations d’interdépendances et des règles stables. C’est précisément le contraire qu’amène à supposer la lecture transversale de ce numéro. De même que l’on peut faire l’hypothèse, congruente, de la cohabitation d’une pluralité de systèmes d’acteurs, y compris autour d’un même enjeu de production et de gestion de la ville, comme dans le cas des systèmes d’acteurs de la transition énergétique (Novarina et Seigneuret, 2018[15]Novarina G, Seigneuret N. (2018). « Stratégies territoriales de transition énergétiqueRiurba, n° 5.). Ces deux hypothèses contribueraient à expliquer l’importance prise par les experts de la coordination étudiés par J. Idt et P. Silvestre mais aussi celle des réseaux informels sur lesquels insistent B. Bertoncello et Z. Hagel pour rendre compte du fonctionnement du collectif d’acteurs dans le cas de la Belle de Mai. In fine, l’analyse de la production de la ville à l’aune de ses acteurs conduit à faire de la notion galvaudée de « système d’acteurs » un objet de recherche à part entière pour en examiner et en démontrer empiriquement l’existence – ou la non-existence –, ses ressorts ainsi que ses effets sur la capacité à répondre aux enjeux et problèmes urbains qui mettent en péril nos espaces urbanisés et leur habitabilité.

Traiter des acteurs et systèmes d’acteurs :
une question de méthodes aussi

En guise de conclusion, on ajoutera que la réflexion théorique sur les concepts d’acteurs et de systèmes d’acteurs ne doit pas faire oublier les questions de méthodes. Les analyses proposées dans ce numéro reposent sur des travaux empiriques qui mobilisent plusieurs méthodes d’enquêtes, principalement entretiens qualitatifs, observations in situ, documents techniques de projets et/ou autres documents produits par les acteurs, sous la forme de monographies, ou pas. Du point de vue méthodologique, on retrouve l’approche classique dans l’étude des acteurs et de leurs systèmes, à savoir celle qui examine les acteurs au travers de leurs grands domaines d’activités et d’une approche relationnelle, comme cela a par exemple été pratiqué dans l’enquête sur la place prise par les promoteurs en matière de gestion urbaine (L. Peynichou), celle relative à l’étude de leur influence dans les phases amont des projets d’urbanisme commercial (C. Charpentier) ou encore celle sur les conséquences de la rénovation énergétique sur les acteurs conventionnels de l’habitat social (M. Pellegrino). Mais ce numéro pointe aussi la valeur ajoutée de deux autres orientations méthodologiques. La première, représentée par l’article de J. Idt et de P. Silvestre, consiste dans l’étude fine des activités et des tâches conduites par les acteurs étudiés. Ici l’acteur intéresse par ce qu’il fait concrètement. Cette entrée méthodologique prend tout son intérêt dans le constat établi plus haut : à savoir celui du flou des frontières et de l’ambiguïté des positions dans les systèmes d’action. Pour y voir plus clair, examiner précisément qui fait quoi devient la seule voie de sortie. La seconde entrée méthodologique, plus rare dans la recherche urbaine, est représentée par l’approche défendue par J. Pinard et H. Morteau qui tentent une lecture d’un nouveau milieu professionnel, celui de l’occupation temporaire, sous l’angle de la professionnalisation. Même si ces auteures signalent elles-mêmes que, dans cette étude, leur approche de la professionnalisation est incomplète et inaboutie, il n’en demeure pas moins que cette entrée méthodologique mérite plus ample réflexion si l’on admet qu’une caractéristique actuelle des évolutions tient dans l’hybridation de formations et cultures professionnelles a priori éloignées. Plus largement, l’ensemble des contributions ouvre, de fait, un champ de réflexions méthodologiques, à commencer par une interrogation sur la taxinomie avec laquelle la recherche urbaine explore et théorise les acteurs et systèmes de la production de la ville. C’est un autre prolongement ouvert par ce numéro de la Riurba.


[1] Gimat M, Halbert L. (2018). « Le logement social contraint à la rentabilité », Métropolitiques, 12 juillet [En ligne].

[2] Crague G (dir.). (2019). Faire la ville avec l’industrie. Métropoles et villes moyennes, 4 retours d’expériences, Paris, Presses de l’École Nationale des Ponts et Chaussées.

[3] Miot Y. (2016). « Le rôle du facteur démographique dans les processus de décroissance urbaine », Espace populations sociétés, n° 2015/3-2016/1 [En ligne].

[4] Arab N, Miot Y (dir.). (2020), La ville inoccupée : Les espaces vacants, des enjeux urbains aux défis opérationnels. Paris, Presses de l’École des Ponts et Chaussées.

[5] Bourdin A, Casteigts M, Idt J. (2020). Mutations sociétales et action publique urbaine, Paris, Nouvelles éditions de l’Aube, 256 p.

[6] Fischler R. (2015). « Cinquante thèses sur l’urbanisme et les urbanistes », Riurba, n° 1.

[7] Arab N. (2018). « Pour une théorie du projet en urbanisme », Revue Européenne des Sciences Sociales, n° 56(1), p. 219-240.

[8] Behar D, Bellanger E, Delpirou A. (2018), « La production urbaine en chantier : héritages, enjeux et perspectives des appels à projets innovants », Métropolitiques, 7 juin [En ligne].

[9] Citron P. (2016). « Les promoteurs immobiliers dans les projets urbains. Enjeux, mécanismes et conséquences d’une production urbaine intégrée en zone dense », thèse de doctorat, Paris, université Paris 1, 450 p.

[10] Pollard J. (2007). « Les grands promoteurs immobiliers français », Flux, vol. 69, n° 3, p. 94-108.

[11] Biau V, Tapie G. (2009). « Fabriquer les espaces bâtis, concevoir et coopérer », dans Biau V, Tapie G (dir.), La fabrication de la ville. Métiers et organisations, Marseille, Parenthèses, p. 167-205.

[12] Zetlaoui-Léger J. (2009). « La programmation architecturale et urbaine. Émergence et évolutions d’une fonction », Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, n° 24-25, p. 143-158.

[13] Cette diversité est encore exacerbée par l’hétérogénéité des cadres juridiques, règlementaires, financiers qui contribuent à structurer les acteurs, leurs activités et les actions collectives auxquelles ils concourent, ainsi que par la singularité des contextes urbains et territoriaux dans lesquels et pour lesquels se déploie l’action collective. Ces facteurs d’hétérogénéisation ne sont pas au cœur de ce numéro, nous ne les développerons donc pas, mais il importe de les garder à l’esprit car ils participent amplement de la complexité des systèmes d’action de la production de la ville.

[14] Idt J. (2015). « La nouvelle place des entreprises publiques locales », La revue foncière, n° 6, p. 22-27.

[15] Novarina G, Seigneuret N. (2018). « Stratégies territoriales de transition énergétique : vers de nouveaux systèmes de coordination des acteurs et de valorisation des ressources locales ? », Riurba, n° 5.