frontispice

La production
de locaux d’activité abordables
par les foncières solidaires
Rôles et stratégies
de nouveaux acteurs de l’immobilier

Fanny Cottet
UMR Géographie-cités – CRIA, Paris 1 Panthéon-Sorbonne

frontispice

La production
de locaux d’activité abordables
par les foncières solidaires
Rôles et stratégies
de nouveaux acteurs de l’immobilier

• Sommaire du no 16•17

Fanny Cottet UMR Géographie-cités – CRIA, Paris 1 Panthéon-Sorbonne

La production de locaux d’activité abordables par les foncières solidaires : rôles et stratégies de nouveaux acteurs de l’immobilier, Riurba no 16•17, juillet 2024.
URL : https://www.riurba.review/article/16-productive/foncieres-solidaires/
Article publié le 5 juil. 2025

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Figure 1. Livraison d’un local en rez-de-chaussée, Paris 13e (source : F. Cottet, 2021).

Fanny Cottet
Article publié le 5 juil. 2025
  • Abstract
  • Résumé

The production of affordable business premises by solidarity landlords: Roles and strategies of new real estate actors

The ecological transition calls for other ways of producing businesses, highlighting the territorial anchorage, which are being promoted by players in the Social and Solidarity Economy (SSE). However, the range of commercial property on offer (in terms of shape and price) is not adapted to the needs of these companies in dense urban areas. As a result, new players in the property market, known as “solidarity landlords” or “foncières solidaires”, are developing property projects with affordable rents. This on-board research into these “foncières solidaires d’activité” reveals the economic mechanisms and partnership strategies put in place by these players to build rents below market prices for productive SSE activities.

La transition écologique appelle de nouveaux modes de production des entreprises, ancrés dans les territoires, qui sont revendiqués par les acteurs de l’économie sociale et solidaire (ESS). L’offre de l’immobilier d’entreprise (morphologie et prix) n’est pourtant pas adaptée pour ces entreprises en secteur urbain dense. De nouveaux acteurs de l’immobilier, des « foncières solidaires », développent ainsi des projets immobiliers aux loyers abordables. Cette recherche embarquée au sein des foncières solidaires d’activité dévoile les mécanismes économiques et les stratégies partenariales mis en place par ces acteurs pour construire un loyer en dessous des prix de marché pour les activités productives de l’ESS.

Cet encadré technique n’est affiché que pour les administrateurs
post->ID de l’article : 5810 • Résumé en_US : 5846 • Résumé fr_FR : 5843 • Sous-titre[0] : R

Les besoins des structures de l’économie sociale et solidaire (ESS) en locaux d’activités sont pluriels et soulèvent différents enjeux pour la production urbaine. Ces enjeux s’expriment en termes de formes architecturales et immobilières — surfaces en rez-de-chaussée, grands espaces de production artisanale, grandes plateformes de réemploi, ou encore des espaces de stockage et de logistique dernier kilomètre (figure 1) —, ainsi qu’en termes de niveaux de loyer, les structures de l’ESS ayant une capacité à payer un loyer plus faible que des entreprises classiques. Ces contraintes immobilières sont vécues par les structures de l’ESS mais aussi par de nombreuses entreprises classiques dans leur recherche de locaux d’activité productive (Gillio et Duvillard, 2020[1]Gillio N, Duvillard S. (2020). I. L’action foncière et le maintien des activités productives sur les territoires des métropoles, dans Prospective et co-construction des territoires au XXIe siècle (p. 199‑212), Paris, Hermann.). Les structures de l’ESS sont par ailleurs de plus en plus perçues comme un vecteur de la relocalisation d’activités de fabrication, manufacturières ou artisanales dans les territoires (Favreau et Hébert, 2012, p. 162[2]Favreau L, Hébert M. (2012). La transition écologique de l’économie : la contribution des coopératives et de l’économie solidaire. Québec, PUQ.). Dans cet article, les activités de l’ESS sont ainsi considérées comme un des maillons de la « ville productive » en adoptant une définition élargie de cette dernière (Lejoux et al., 2023, p. 96[3]Lejoux P, Linossier R, Abihssira O et al. (2023). Lyon, métropole fabricante de demain ? rapport du PUCA, Métropole de Lyon. La fabrique de l’industrie.). Pourtant, l’installation de ces activités productives en ville se confronte à un contexte fort de pression et de raréfaction foncière, de croissance des prix et de mitage du foncier productif au profit de projets urbains neufs, dont les programmes font la part belle au logement, au bureau et au commerce sans prévoir l’implantation d’activités productives (Crague et al., 2018[4]Crague G, Arab N, Miot Y. (2018). Développement économique local et urbanisme, rapport de recherche, Paris, École des Ponts, Caisse des Dépôts et Consignations. 142 p.).

Cet article porte sur des foncières se définissant comme « solidaires » ou « responsables ». Ces foncières solidaires peuvent être considérées comme des acteurs émergents de l’immobilier construisant des projets immobiliers avec des loyers « abordables » selon leurs déclarations. Ces entreprises immobilières constituent un poste d’observation des modalités de la production de cette offre en termes de prix de sorties (vendus comme inférieurs au prix de marché), procédés constructifs (écoconception), stratégies de négociation avec les acteurs publics (vente des charges foncières ou subventions), modalités de financement (bancaires et recours aux investisseurs privés et à impact), modalités de portage et de revente de ces locaux d’activités en cœur de ville. Il est surtout question d’analyser les difficultés qu’elles rencontrent à construire des offres aux loyers abordables, c’est-à-dire en dessous des prix des marchés immobiliers tendus.

Étudier les foncières solidaires,
cadres et conditions d’une enquête embarquée

Foncières solidaires,
de nouveaux acteurs de la production urbaine ?

Les foncières « solidaires » sont de plus en plus visibles et identifiées comme une catégorie d’acteurs de l’immobilier à part entière. Pourtant, ces entreprises immobilières s’ancrent dans des dynamiques anciennes et pratiquent des métiers de l’immobilier bien connus. La recherche urbaine a ainsi posé le constat d’une implication croissante des acteurs privés dans la fabrique de la ville (Halpern et Pollard, 2013[5]Halpern C, Pollard J. (2013). « Les acteurs de marché font-ils la ville ? », EspacesTemps.net [En ligne] ; Citron, 2016[6]Citron P. (2016). « Les promoteurs immobiliers dans les projets urbains. Enjeux, mécanismes et conséquences d’une production urbaine intégrée en zone dense », thèse de doctorat, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 450 p.). Ces acteurs sont notamment des investisseurs, spécialisés dans l’acquisition et la gestion du patrimoine immobilier, des foncières, qui prennent une place importante depuis les années 1990 en louant leurs locaux à des entreprises anciennement propriétaires (Bonnet, 2003[7]Bonnet J. (2003). « L’évolution du marché des bureaux en France et à l’étranger », Géocarrefour, n° 78(4), p. 281‑294. ; Crouzet, 2003[8]Crouzet E. (2003). « L’immobilier de bureau dans l’espace urbain : évolutions des approches théoriques », Géocarrefour, n° 78(4), p. 269-279. ; Nappi-Choulet, 1997[9]Nappi-Choulet I. (1997). Les bureaux, analyse d’une crise, Association des Études Foncières.). Une foncière est tout d’abord une société immobilière qui a vocation à porter la propriété du foncier et de l’immobilier, de gérer, d’exploiter un ensemble de biens dans son patrimoine généralement de la même nature[10]Locaux industriels, locaux commerciaux, centres commerciaux, logements, etc. (Llorente, 2022[11]Llorente M. (2022). « Chapitre 1, Investisseurs dans l’aménagement : un paysage en transformation », dans Souami T, Llorente M, Drozdz M, Financement de l’aménagement urbain : acteurs, innovations, Paris, Le Moniteur, p. 21‑44.). Cette société immobilière intègre les métiers de l’immobilier allant de la gestion locative, de l’exploitation, de la commercialisation à la valorisation de ses biens. Ces investisseurs de locaux sont devenus des incontournables des projets urbains en portant l’immobilier tertiaire ou commercial (Guironnet, 2017[12]Guironnet A. (2017). « La financiarisation du capitalisme urbain : marchés immobiliers tertiaires et politiques de développement urbain dans le Grand Paris et le Grand Lyon, les projets des Docks de Saint-Ouen et du Carré de Soie », thèse de doctorat, Université Paris Est, 587 p.), la logistique (Raimbault, 2016[13]Raimbault N. (2016). « Ancrer le capital dans les flux logistiques : la financiarisation de l’immobilier logistique », Revue d’Économie Régionale & Urbaine, Février (1), p. 131‑154.) voire même le logement (Gimat et al., 2022[14]Gimat M, Guironnet A, Halbert L. (2022). La financiarisation à petits pas du logement social et intermédiaire en France. Signaux faibles, controverses et perspectives, working paper.).

Ce contexte de production urbaine libérale et les logiques d’intervention d’investisseurs tels que les foncières commerciales entraînent une standardisation des produits (logements, commerces et bureaux) associée à une croissance des prix de l’immobilier (Pinson, 2020[15]Pinson G. (2020). La ville néolibérale, Paris, Presses Universitaires de France, 160 p.). Pourtant, il existe une réelle « difficulté à “standardiser” des locaux pour les activités productives et à proposer des prix de sortie conformes au niveau de charge foncière et aux loyers que peuvent supporter les établissements industriels et artisanaux » (Gillio et Duvillard, 2020, p. 208[16]Op. cit.). Ainsi, la segmentation des marchés immobiliers en « commerces, activités industrielles, bureaux, logistique » (ibid.) est une réelle problématique pour les activités productives qui entrent peu dans ces catégories (ibid. ; Crague et al., 2018[17]Op. cit). Par ailleurs, les capacités limitées à payer un loyer pour ces activités productives, en particulier de l’ESS, intéressent peu les investisseurs qui préfèrent intégrer des types de biens plus rémunérateurs dans les projets urbains (Gillio et Duvillard, 2020[18]Op. cit). Face à ces phénomènes de standardisation, les pouvoirs publics sont moteurs pour réguler la production urbaine en réintroduisant, par exemple, la nécessité de programmer des rez-de-chaussée « actifs » (Arab et Miot, 2020[19]Arab N, Miot Y. (2020). « La coproduction publique-privée de la ville : quand et comment les rez-de-chaussée commerciaux deviennent une affaire publique », dans Fleury A et al. (dir.), Le petit commerce dans la ville-monde, Paris, L’Oeil d’Or.) ou encore celle d’intégrer les activités productives en secteur urbain dense (Ferchaud et al., 2024[20]Ferchaud F, Blein A, Idt J et al. (2024). Aménager la ville productive. Paris, Presses des Mines, 147 p.). Par ailleurs, ce contexte de hausse des prix et de pression foncière a permis l’émergence dans le logement de politiques publiques favorables à la production de logements abordables (Le Rouzic, 2019[21]Le Rouzic V. (2019). « Essais sur la post-propriété : les organismes de foncier solidaire face au défi du logement abordable », thèse de doctorat, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.). Une partie de ces logements abordables est mise en place depuis une dizaine d’années par des organismes de foncier solidaire (OFS), qui octroient des droits réels sur le foncier et l’immobilier via un démembrement de propriété permis par un bail spécifique, le bail réel solidaire (BRS). Ce dispositif permet d’accéder à la propriété d’usage à des tarifs abordables (ibid.). Cet article vise à s’appuyer dans un premier temps sur cette littérature portant sur l’évolution des acteurs de la production urbaine grâce à une enquête empirique auprès de foncières d’activité à destination de structures de l’ESS.

L’article mobilise dans un second temps un cadrage théorique autour des questions de formation de la valeur du loyer. Divers champs de recherche contribuent à documenter les effets de croissance des prix de l’immobilier (tertiaire, logistique ou encore résidentiel) et à détailler finement les processus de construction de la valeur fondée sur l’espérance de revenus et de loyers toujours plus importants (Duros, 2019[22]Duros M. (2019). « L’édifice de la valeur. Pratiques de valorisation dans le secteur de l’immobilier financiarisé », Revue Française de Socio-Économie, n° 23(2), p. 35‑57.). Il s’agit, dans cet article, d’expliquer « l’édifice de la valeur » (Duros, 2022[23]Duros M. (2022). « L’édifice de la valeur : sociologie de la financiarisation de l’immobilier en France (fin des années 1980-2019)»,thèse de doctorat, Paris, EHESS.) du loyer proposé par les foncières solidaires en s’appuyant sur ces travaux principalement en sociologie économique. Bien que le loyer soit le résultat de charges fixes, du prix des travaux, des aménagements et de la rémunération attendue par les financeurs, la « valeur des lieux » est surtout le résultat d’un travail de « qualification » opéré par les acteurs économiques (Coulondre, 2017[24]Coulondre A. (2017). « La création de profit par les promoteurs immobiliers. Étude sur le travail entrepreneurial de qualification des biens », Revue française de sociologie, n° 58(1), p. 41‑69.). La valeur du loyer est ainsi un construit social, produit de négociations, de « conventions implicites » (Duros, 2019[25]Op. cit. ; Orléan, 1999[26]Orléan A. (1999). Le Pouvoir de la finance, Paris, Odile Jacob. 292 p.) entre les acteurs. Ainsi, derrière les outils de modélisation financière se cachent des stratégies financières (Chiapello et al., 2013[27]Chiapello È, Gilbert P, Baud C et al. (2013). Sociologie des outils de gestion : introduction à l’analyse sociale de l’instrumentation de gestion, Paris, La Découverte. 293 p.) qu’il est intéressant de relever pour souligner les négociations et tensions dans la construction de loyers abordables entre acteurs financiers, foncières solidaires, acteurs publics et structures de l’ESS. La notion du caractère « abordable » d’un loyer ou de biens de consommation fait référence au terme « affordability » dans la recherche anglo-saxonne et a majoritairement été utilisée dans le cadre du logement (Chaplin et Freeman, 1999[28]Chaplin R, Freeman A. (1999). « Towards an accurate description of affordability », Urban Studies, n° 36(11), p. 1949‑1957. ; Gabriel et Painter, 2020[29]Gabriel S, Painter G. (2020). « Why affordability matters », Regional Science and Urban Economics, n° 80, 103378.). La difficulté de cette notion vient de son caractère relatif ; elle est mesurée à travers le ratio du poids loyer par rapport aux ressources et revenus d’un ménage (Hancock, 1993[30]Hancoc KE. (1993). « “Can pay? won’t pay?” or economic principles of “affordability” », Urban Studies, n° 30(1), p. 127‑145.). Dans cet article, les termes « loyer abordable » sont utilisés afin de parler du loyer payé par les acteurs de l’ESS à leur bailleur, ces derniers mettant en avant une pratique de loyer en dessous des loyers moyens dans les marchés tendus. Cette définition reste également relative, dans la mesure où les loyers de locaux d’activité sont très variables et dépendent de multiples critères, notamment la localisation géographique.

Ainsi, cet article permet-il de questionner les processus, méthodes et montages juridiques, financiers et de gouvernance utilisés et mis en avant par ces foncières solidaires. Dans quelle mesure parviennent-elles à construire des offres de locaux « abordables » aux loyers décotés par rapport aux marchés immobiliers métropolitains ? Que révèle par ailleurs cette décote immobilière ; quels sont les acteurs qui la financent in fine et quels sont ceux qui en bénéficient ? Ainsi, je pose l’hypothèse que la production des loyers abordables pour les structures de l’ESS et leurs activités productives révèle de nombreuses contraintes économiques afférentes au poids des frais financiers et des rémunérations attendues par les financeurs. La seconde hypothèse consiste à dire que la valeur du loyer abordable est le résultat de multiples négociations, alliances et partenariats, afin de permettre aux structures de l’ESS d’installer des activités artisanales et productives en ville. Les foncières solidaires doivent alors construire des stratégies d’alliance avec la puissance publique pour fournir des loyers abordables pour l’installation d’activités de l’ESS en ville.

Une recherche embarquée
au sein d’une foncière solidaire

L’article repose sur une observation participante, dans le cadre d’une thèse Cifre (2019-2022), réalisée au sein de la foncière solidaire de rez-de-chaussée Base Commune créée en 2018 et qui intervient dans les métropoles parisiennes et lyonnaises. Cette « participation observante » (Soulé, 2007[31]Soulé B. (2007). « Observation participante ou participation observante ? Usages et justifications de la notion de participation observante en sciences sociales », Recherches qualitatives, n° 27(1), p. 127‑140.) a permis d’enquêter au plus près des professionnels de ces foncières en ayant accès aux bilans financiers et aux plans stratégiques d’acquisition.

Le cadre de cette recherche « embarquée » (Olmedo et Stassi, 2020[32]Olmedo É, Stassi V. (2020). « 3. Expérimenter, improviser. Vers de nouvelles pratiques de recherche urbaine », dans Barles S, Blanc N, Coutard O et al. (dir.), Pour la recherche urbaine, Paris, CNRS Éditions, p. 67‑90.) a également permis de participer à la construction d’un réseau professionnel rassemblant six foncières solidaires implantées dans des territoires urbains, périurbains et ruraux. Quatre foncières solidaires ont pu être analysées grâce à ce réseau (Base Commune, Bellevilles, Villages Vivants et La Main). Une cinquième foncière, ETIC, a été analysée grâce à d’autres événements professionnels (séminaires, conférences). Des comptes-rendus des réunions du réseau et de ces événements constituent le matériau principal de cet article. Huit entretiens ont en plus été menés avec les cinq foncières du corpus, entre 2021 et 2023. Afin de comparer et mettre à distance le discours des acteurs, des entretiens complémentaires ont été réalisés avec d’autres foncières d’activités privées (relevant de l’ESS ou non) ou parapubliques (par exemple spécialisées dans la logistique urbaine) intervenant dans les métropoles de Paris, Lyon, Lille, Bordeaux et Marseille (quatre entretiens). Enfin, l’analyse de documents internes (plans de financement immobilier, modèles socioéconomiques des foncières, fiches d’instruction de comités d’investissement) et de communication des foncières permet de reconstruire les discours mais aussi d’apporter des éléments factuels concernant certains projets immobiliers.

Foncières solidaires,
entre renouveau de la production urbaine et acteurs émergents

Les foncières solidaires
et l’immobilier d’activité pour l’ESS

Dans cet article, les « foncières solidaires » sont définies comme des entreprises immobilières de l’ESS qui acquièrent, gèrent, exploitent et animent un patrimoine immobilier incluant logements, terrains naturels, commerces, locaux d’activité, bureaux et même des tiers-lieux. Contrairement aux foncières privées (ou publiques dans le cas des SEM et SPL), leur particularité réside dans leur ancrage dans le mouvement coopératif, en adoptant les statuts juridiques de l’ESS[33]Les structures de l’ESS correspondent aux coopératives (SCIC et SCOP), aux associations, fondations et mutuelles selon la définition donnée dans la loi Hamon de 2014. Le terme « structure » de l’ESS est utilisé afin de parler des « structures économiques », terme préféré aux « entreprises » de l’ESS afin de bien signifier que les associations en font partie.. Le terme « solidaire » est préféré par les acteurs opérationnels qui l’ont diffusé dans la littérature grise, il s’est imposé dans le champ médiatique, bien que certaines foncières adoptent également le terme « responsable ». Cette terminologie soulève des questions philosophiques sur la solidarité et la responsabilité de quoi, et envers qui, notamment en matière d’environnement et d’inclusion sociale[34]Voir, par exemple, « Note d’opportunité pour une ESSisation de l’économie : décryptage et opportunités autour des questions foncières », février 2023 par ESS France [En ligne. Le terme « foncière solidaire » est popularisé depuis une dizaine d’années et s’appuie en partie sur celui de « foncier solidaire » provenant des « organismes de foncier solidaire » (OFS) en France, appelés « community land trust » aux États-Unis[35]Justification présentée dans le cadre de réunions de travail au sein de la foncière observée en 2019.. Ce terme est désormais utilisé de manière plus large pour englober divers acteurs immobiliers intervenant dans des domaines tels que le logement, le foncier agricole, le foncier économique et les locaux d’activité. Cette dénomination est partagée par des structures immobilières dont les objets sont divers ; dans le cas du logement, il est possible de mentionner la foncière Habitat et Humanisme, fondée à Lyon en 1986 ; la foncière Terres de Liens est la plus ancienne et médiatisée dans le cas des terres naturelles (agricoles spécifiquement) (Pibou, 2016[36]Pibou E. (2016). « Paysans de passage : les fermiers du mouvement Terre de Liens en France », thèse de doctorat, Université Toulouse-Jean Jaurès.).

Les cinq foncières solidaires enquêtées détiennent de l’immobilier d’entreprise. La foncière Base Commune (créée en 2018) intervient sur les rez-de-chaussée, la foncière Villages Vivants (2018) sur la redynamisation des bourgs ruraux par l’activité (artisanale, commerciale, associative), ETIC sur la création de tiers-lieux d’activité (2010). Toutes trois sont en mesure de porter des locaux d’activité pour des activités artisanales, de bureau ou commerciales. La foncière Bellevilles (créée en 2019) acquiert à la fois des locaux d’activité, des tiers-lieux, des commerces ainsi que des logements aux morphologies diverses (rez-de-chaussée, halles industrielles, immeubles de rapport, etc.). Enfin, la foncière La Main (2018) met en avant un positionnement différent en revendiquant soutenir et accompagner les lieux culturels (production et diffusion) dans la pérennisation de leurs bâtiments par l’acquisition collective.

Ces acteurs sont ainsi propriétaires d’une diversité de bâtiments, des rez-de-chaussée « actifs », des immeubles entiers, des bâtiments industriels ou patrimoniaux (exemple d’une usine à Nanterre, réhabilitée en tiers-lieu par la foncière ETIC, ou de l’ancienne criée au Havre par Bellevilles). Les tailles de bâti sont variables, allant de 150 m2 pour des rez-de-chaussée à plus de 5 000 m2 pour des ateliers. Les foncières solidaires proposent ainsi différents types de locaux à destination de l’ESS, dont l’une des caractéristiques communes est la mutualisation des activités. Plusieurs locataires de l’ESS peuvent partager l’espace et gérer différentes activités : un restaurant, un magasin du réemploi, des ateliers artisanaux partagés, des bureaux. Ces foncières solidaires sont par ailleurs sollicitées pour intervenir sur l’immobilier productif de l’ESS. Elles sont susceptibles de porter des projets de plateformes de réemploi de l’économie circulaire et de ressourceries, d’ateliers artisanaux, ou encore d’ateliers de transformation alimentaire. La foncière Base Commune intègre, par exemple, une centrale des mobilités dans plusieurs projets immobiliers en cours. La foncière Bellevilles a racheté un bâtiment via un crédit-bail, duquel la fédération Envie[37]Acteur de l’ESS majeur du recyclage des produits électroménagers. Envie est locataire d’un bâtiment à Trappes de 2 000 m2. Le montage financier proposé par Bellevilles leur permet d’économiser 60 000 € de loyer annuel (source : rapport d’activité de la foncière 2019-2022). était locataire, afin d’en baisser les loyers.

Métiers et modèles socioéconomiques
des foncières solidaires

Par leur objet principal – l’acquisition et la gestion immobilière –, les foncières solidaires disposent d’un modèle socioéconomique similaire aux foncières de l’immobilier commercial. Leurs ressources sont composées des revenus locatifs des biens, des honoraires de gestion et de maîtrise d’œuvre, ainsi que des rendements de leurs fonds propres. Leurs charges correspondent aux salaires, frais de structures et frais financiers des fonds qu’elles lèvent. Ce modèle socioéconomique simplifié varie en fonction des foncières solidaires, dans la mesure où elles ont des projets sociopolitiques légèrement différents. Il varie aussi en fonction des parcours socioprofessionnels des fondateurs. Ainsi mobilisent-elles des compétences et métiers différents au regard des projets immobiliers et de leurs étapes de montage.

Avant l’acquisition d’un bien, les foncières font appel à des compétences liées aux métiers de l’étude. Les études visent à déterminer si le projet s’aligne avec la stratégie de la foncière. Il s’agit d’effectuer une étude de faisabilité architecturale et programmatique. Des études de marché sont également réalisées afin d’opérer des comparaisons des prix de location de locaux pratiqués dans le secteur étudié, comme cela est mentionné dans le dossier de présentation d’une des foncières (en 2023). Il s’agit, par cette pratique, d’anticiper les prix de location futurs et d’envisager d’être en dessous ou à la frontière des prix de marché. Les foncières Base Commune et La Main mobilisent également ces compétences professionnelles pour accompagner les acteurs institutionnels, voire privés (promoteurs), en proposant des études de faisabilité, de programmation. Cette activité est jusqu’ici importante dans leurs modèles socioéconomiques et est un héritage des pratiques professionnelles de leurs membres[38]Source : entretiens avec les foncières, janvier 2022 ; rencontres entre foncières..

Les foncières solidaires mobilisent ensuite des compétences professionnelles nécessaires à l’acquisition. Elles doivent concevoir l’ensemble des bilans financiers en vue de négocier les prix d’acquisition et de mobiliser les différents partenaires financiers. Elles construisent, d’une part, un plan de financement immobilier du projet en question (acquisition, coûts travaux, frais financiers des prêts bancaires et revenus d’investisseurs potentiels) et, d’autre part, un « cashflow » de la structure propriétaire afin d’identifier les flux mensuels et annuels de revenus et de charges. Ces documents sont indispensables pour mobiliser les financeurs. Les foncières réalisent ensuite l’ensemble des actes juridiques dans le cas des promesses de ventes et acquisition des biens. Il s’agit là du cœur de métier des foncières considérées comme investisseur et gestionnaire de locaux d’activité.

Toutes les foncières ne mettent en revanche pas en avant les mêmes compétences professionnelles et cherchent à se différencier sur un marché concurrentiel. Les foncières Bellevilles et ETIC – dont les fondateurs ont précédemment exercé des métiers de la promotion immobilière[39]Source : entretiens avec les foncières, janvier 2022. – ont développé des compétences spécifiques en promotion, en maîtrise d’œuvre, en conception architecturale et en suivi de chantier. Elles mettent ainsi en avant des compétences en matière de réhabilitation, de réemploi et de conception responsable des bâtiments. La foncière Bellevilles dispose à ce titre d’une entreprise dédiée à la maîtrise d’œuvre : Atelier Bellevilles. C’est particulièrement le cas de ces deux foncières pour qui la promotion immobilière responsable est l’essence même de la création de l’entreprise, l’idée de portage foncier et immobilier étant intervenue ensuite : « Le média de l’immobilier, c’est un bon moyen, un outil pour pouvoir impacter la chaîne de l’immobilier. C’est une chaîne qui est quand même assez large. Et si tu veux qu’elle soit la plus large possible, forcément, la question de la foncière, elle finit par se poser[40]Entretien avec une foncière, janvier 2022. ».

Les foncières solidaires justifient leur action au regard de la transition écologique, d’une part, grâce à des procédés constructifs plus respectueux de l’environnement (écoconception, réemploi, et rénovation énergétique), d’autre part, grâce au service rendu (de l’immobilier accessible) à des acteurs de l’ESS contribuant à cette même transition[41]Entretien financeurs, mars 2023..

Les foncières Base Commune et ETIC mobilisent par ailleurs des compétences en matière d’animation des locaux qu’elles acquièrent et gèrent, et d’accompagnement des acteurs de l’ESS locataires. L’animation, à l’aide d’un salarié dédié appelé « gestionnaire » ou « facilitateur », est un atout important mis en avant par ces foncières : « On souhaite aller au-delà d’une simple foncière, non seulement en accompagnant nos occupants dans leur développement (grâce à des partenariats institutionnels) mais aussi en animant ces lieux et le quartier. C’est pourquoi nous mettons en place un gestionnaire de site : combo entre un animateur de quartier et un gestionnaire locatif, il est celui qui permet la création d’un écosystème local autour de nos rez-de-chaussée[42]Définition du ou de la « gestionnaire de site » dans le dossier de présentation d’une foncière en 2023. ».

Ce gestionnaire a vocation à réaliser les différentes tâches de gestion locative (avec les entreprises locataires) et d’entretien des locaux, d’animer une communauté rassemblant les différentes structures locataires, voire parfois de les accompagner dans leur développement économique. Cette activité, certes « différenciante », a toutefois un poids conséquent dans le plan de financement d’un projet immobilier ainsi que du modèle socioéconomique général de la foncière. Ces deux foncières mobilisent ces compétences grâce à leur ancrage historique dans les réseaux de tiers-lieux où la présence d’un gestionnaire est fréquente (Blein, 2017[43]Blein A. (2017). « L’émergence du coworking dans l’offre d’immobilier d’entreprise en Ile-de-France : un service relationnel coproduit par ses utilisateurs », thèse de doctorat, Université Paris-Est. ; Burret, 2017[44]Burret A. (2017). « Étude de la configuration en Tiers-Lieu : la repolitisation par le service », thèse de doctorat, Université de Lyon. ; Lorre, 2018[45]Lorre B. (2018). « État de l’art sur les Tiers Lieux », Terminal, n° 123.).

Enfin, les foncières solidaires utilisent des compétences en matière de levées de fonds pour constituer des fonds propres (et les réinvestir dans des acquisitions) ou afin de financer directement des projets immobiliers spécifiques. Elles mobilisent, d’une part, des fonds institutionnels, des fonds d’investissement privés, des fonds d’épargne salariale, ainsi que des fonds auprès des citoyens afin de souligner leur ancrage dans la finance solidaire et l’ESS. Cette compétence est particulièrement mise en avant par Villages Vivants en raison de l’ancrage historique de ses membres dans la finance solidaire[46]Source : entretien, janvier 2022.. Elles optent pour diverses stratégies, entre ouverture de leur capital (levées de fonds en parts sociales, par exemple avec La Main ou Villages Vivants), ou sans entrée dans la gouvernance via des levées de fonds obligataires (Bellevilles, ou ETIC après une première levée en actions[47]Source : documents juridiques publics, disponibles en ligne sur les sites de PappersLita.). L’entrée de citoyens ou de fonds d’investissement au capital de ces structures révèle par ailleurs des enjeux de gouvernance et de structuration juridique, celle-ci impliquant en réalité une multitude de structures juridiques sous le chapeau d’une même « foncière ».

Une foncière solidaire,
plusieurs structures juridiques

Le terme « foncière solidaire » mène à penser qu’il n’existe qu’une seule structure juridique pour porter l’ensemble des activités. Une diversité de structures juridiques sont créées pour une même foncière, chacune disposant d’objectifs politiques, stratégiques et financiers différents. La figure 2 détaille la structuration type d’une foncière solidaire. Il existe une première structure (n° 1 dans le schéma) qui a vocation à trouver les financements, et qui peut aussi servir de pilotage stratégique et d’accueil des salariés. Cette structure prend différentes formes juridiques : SAS ou SA[48]La SAS est une société par actions simplifiée ; la SA est une société anonyme. (dans le cas de ETIC et de Bellevilles), ou de structures coopératives[49]La SCIC est une société coopérative d’intérêt collectif ; la SCOP, une société coopérative de production. Les SCIC et SCOP sont des coopératives. Ce statut s’ajoute à une autre forme d’entreprise. Une SCIC peut alors être une SCIC-SA ou SCIC-SAS. (dans le cas de La Main). C’est ce que détaille l’extrait suivant : « Avec la SAS qui sert de holding, enfin qui sert de tout sauf de foncière. Donc elle sert de holding, les salariés sont dedans, elle fait l’exploitation, l’animation. La holding rassemble à la fois des particuliers via Lita[50]Plateforme en ligne, des fonds d’investissement. Et ensuite des SCI [Sociétés Civiles Immobilières], […] et notre participation dans les SCI varie en fonction des projets[51]Entretien avec une foncière, janvier 2022. ».

La structure foncière investit ensuite au sein de SCI locales pour chaque projet immobilier, un moyen d’isoler les risques[52]Entretien avec une foncière, février 2022., mais aussi de lever des fonds pour un projet spécifique auprès des banques avec des plans de financement dédiés[53]Entretien, janvier 2022. ou auprès de citoyens attachés à un projet local. Cette pratique des SCI pour chaque projet immobilier est courante en immobilier, pour des foncières cotées gestionnaires d’actifs (Guironnet et Halbert, 2023[54]Guironnet A, Halbert L. (2023). L’Empire urbain de la finance. Pouvoirs et inégalités dans le capitalisme de gestion d’actifs, Paris, Amsterdam, 432 p.).

Figure 2. Schéma de la structuration juridique générale d’une foncière solidaire et des échanges financiers entres structures.

D’autres foncières solidaires s’ancrent davantage dans l’ESS en choisissant la SCIC comme structure de gouvernance. Cependant, deux structurations différentes sont visibles. Dans le premier cas, la structure n° 1 (cf. figure 2) peut être une SCIC et porte l’intégralité des compétences et des financements (exemple de La Main) ; dans le second, la foncière est divisée en deux structures, avec une SCIC qui gouverne et héberge les salariés et avec une seconde structure dédiée au financement. La première préside alors la seconde. Cette division juridique est née de demandes répétées de la part d’investisseurs (privés et institutionnels) frileux à investir dans des coopératives au sein desquelles les parts sociales ne sont pas (ou peu) rémunérées, contrairement aux sociétés commerciales[55]Entretiens foncières, janvier 2022 et mars 2023 ; entretiens avec des financeurs, septembre 2023. : « C’est aussi par rapport aux montants qu’on devait lever financièrement. On avait peur que la coopérative soit un frein, donc on a essayé de se dire comment on peut faire une SAS qui soit la plus proche des valeurs d’une SCIC […], l’agrément ESUS permet d’atteindre certaines choses, mais c’est insuffisant[56]Entretien avec une foncière, janvier 2022. ».

Cette foncière a choisi la SAS plutôt qu’un statut de l’ESS comme la SCIC en raison de la méconnaissance et de la méfiance envers ces outils juridiques dans le secteur immobilier et bancaire. La SCIC permet en effet de limiter la rémunération du capital, d’encadrer les écarts de salaires et permet à chaque sociétaire de voter selon le principe coopératif « 1 personne = 1 voix », et ce, peu importe les montants investis. Ces règles de gouvernance démocratique sont ainsi peu habituelles pour les investisseurs institutionnels ou privés qui souhaitent entrer dans la gouvernance des entreprises et y avoir un poids via l’actionnariat[57]Source : entretiens avec les foncières solidaires (janvier 2022) et avec des fonds d’investissement (septembre 2023).. L’extrait souligne toutefois la volonté de s’inscrire dans les principes de l’ESS via l’agrément ESUS[58]L’agrément ESUS (entreprises solidaires d’utilité sociale) a été introduit pour permettre aux entreprises de l’économie classique d’être intégrées à l’ESS sans en adopter les statuts juridiques. Les entreprises ont des obligations de poursuite d’un intérêt social, d’encadrement des salaires et de ne pas faire circuler les titres de capital sur les marchés financiers..Enfin, le choix de la structuration juridique est complexe pour ces foncières majoritairement issues de l’ESS et parfois peu formées aux enjeux financiers de l’immobilier. La structuration juridique n’est pas un processus figé mais évolue dans le temps, prend plusieurs années, et s’adapte aux besoins et attentes des co-investisseurs potentiels. Cette première partie a permis de définir les foncières solidaires et d’expliquer leur histoire, ancrage, structurations juridiques ainsi que les métiers qu’elles mettent en œuvre dans le cadre de leur mission : construire des locaux abordables à destination des acteurs de l’ESS. Ces analyses alimentent les différents travaux portant sur les acteurs de la production urbaine, notamment sur les investisseurs et foncières étudiés dans les travaux de M. Llorente (2022[59]Op. cit.) et de A. Guironnet et L. Halbert (2023[60]Op. cit.), tout en soulignant la nouveauté de ces acteurs émergents contribuant à un champ élargi de l’immobilier abordable, dont les travaux sur le logement abordable (Le Rouzic, 2019[61]Op. cit.). Mais quels sont précisément les mécanismes économiques derrière ce loyer abordable ?

Mécanismes et tensions dans la construction du loyer abordable

Plusieurs stratégies financières mises en place par les foncières solidaires ont été identifiées et permettent de construire des loyers abordables. La figure 3 représente un plan de financement d’un projet immobilier en cours d’acquisition par une foncière solidaire en première couronne d’une métropole[62]Les chiffres présentés ont été modifiés, les ratios conservés. Les locaux « Activité » présentés dans le bilan correspondent à de la petite production artisanale, à des ateliers d’artistes ou d’artisans avec un loyer prévisionnel de 120 €/m2/an HTHC.. Ce bilan est utile pour appuyer la démonstration concernant les mécanismes économiques du loyer abordable. Trois grands mécanismes sont analysés : la baisse du loyer liée à la maîtrise des coûts de travaux (ligne Travaux du tableau), celle liée à des co-investissements portés par les exploitants de l’ESS, et celle liée à la baisse du poids des financements (prêts bancaires, fonds propres).

Figure 3. Plan de financement fictif d’un projet immobilier d’une foncière (anonymisée, tableau retravaillé par F. Cottet).

Frugalité des aménagements et des rénovations

La première stratégie consiste à réaliser en propre la rénovation ou construction pour en maîtriser les coûts et éviter le paiement de la marge d’un promoteur. Ainsi, la construction du loyer abordable est-elle très liée aux procédés constructifs utilisés pour la rénovation du bâtiment. Les notions de « frugalité » ou de « réemploi » sont souvent mentionnées pendant les entretiens afin de souligner les économies réalisées lors de la rénovation mais aussi de l’aménagement des locaux[63]Source : entretiens avec trois foncières, janvier 2022 et mars 2023.. Cette frugalité se retrouve directement dans les bilans financiers des foncières lorsqu’elles les présentent auprès de financeurs avec des ratios de coûts d’aménagement des locaux relativement faibles (300 €/m2, comme cela est indiqué dans la figure 3 et confirmé par un entretien avec une foncière, mars 2023). Dans le cadre de l’aménagement de locaux pour des activités productives et artisanale, cette frugalité est parfois complexe à atteindre au regard de certains aménagements coûteux (structures pour des charges lourdes, hauteurs sous-plafonds, machines, etc.).

Co-investir avec les acteurs de l’ESS exploitants ?

La seconde stratégie mise en œuvre par les foncières solidaires pour atteindre des loyers abordables consiste à accompagner les acteurs de l’ESS en recherche de locaux. En effet, l’accompagnement et le co-investissement permettent à la foncière de réaliser des économies sur certaines charges. Lorsque la foncière est directement contactée par une structure de l’ESS qui a identifié son local et qu’elle l’accompagne dans la construction de son modèle économique, elle économise du temps en recherche et en montage. De plus, en accompagnant cette structure dans la construction de son modèle économique, la foncière sécurise les loyers futurs et le risque d’impayés : « On a été contactés par un porteur de projet qui a identifié le local en rez-de-chaussée. Sauf que les coques sont en état brut et, quand ils sont allés voir les banques, ils ont demandé à ce qu’elles financent l’exploitation, plus l’aménagement d’une coque brute, soit un budget de 250 000 €, l’équivalent de cinq ans de loyer. Pour la foncière, ce sont des portages avec un prêt immobilier sur 20 ans. Le porteur de projet, il amortit sur neuf ans d’exploitation avec un bail. Donc les banques n’ont pas suivi. On a fait un petit business model pour leur dire “si on achète ça à tel prix plus avec tant de travaux, on peut vous louer à ce prix”, et ça leur convient[64]Entretien avec une foncière, mars 2023. ».

Dans ce cas, la structure de l’ESS qui avait trouvé un local ne pouvait pas faire face seule aux coûts d’aménagement d’une coque brute au sein d’un immeuble livré dans un projet urbain neuf en cœur de métropole. La foncière se positionne alors comme accompagnateur et apporte à cette entreprise de l’ESS son expertise juridique, financière et technique pour rassurer les financeurs. La foncière et l’exploitant s’entendent alors pour négocier le bon loyer permettant de développer et de stabiliser l’activité de ce dernier. Dans certains cas, l’accompagnement se transforme même en co-investissement financier entre foncières et acteurs de l’ESS : « Le co-investissement, on y est attaché avec les exploitants, pour essayer de leur permettre de racheter des parts […] Est-ce qu’on peut définir un prix qui soit juste, pour que le locataire, qui crée de la valeur et paye un loyer, ne se retrouve pas à acheter son bâtiment deux fois[65]Entretien avec une foncière solidaire, janvier 2022. ? ».

L’idée derrière ce mécanisme est, d’une part, une ambition philosophique de partage de la propriété (en réalité de parts, de titres financiers) et, d’autre part, celle d’un partage du processus de construction du loyer pour qu’il convienne à la structure en question. Co-investir avec les exploitants de l’ESS répond aussi à un besoin de financement en fonds propres des foncières solidaires dans un contexte de recherche de financement complexifié par la conjoncture macro-économique depuis 2022.

Se financer à taux réduits

La construction d’un loyer abordable est intrinsèquement liée au financement, d’une part, du projet immobilier et, d’autre part, de la foncière en elle-même. L’impact du financement d’une opération sur le loyer est détaillé dans cet extrait : « Le ratio d’endettement est important. Il faut rembourser les dettes et intérêts, du coup, le niveau de remboursement va faire grimper les loyers. On aimerait bien s’endetter à 80 % sauf que, dans ce cas, la pratique des loyers abordables, ce n’est pas possible[66]Entretien avec une foncière, janvier 2022. ».

Le financement de l’immobilier par le prêt bancaire est bien connu ; cependant, l’impact de la crise immobilière à partir de 2022 et la hausse des taux d’intérêt (de 2 à 4,4 %) complexifie d’autant plus une équation qui était déjà difficile à résoudre pour ces acteurs[67]Entretien avec une foncière, mars 2023 ; rencontres entre foncière, avril 2023.. Le tableau de la figure 3 montre bien ces conditions de financement difficiles avec un prêt bancaire à 4,6 % sur 15 ans. L’une des stratégies consiste alors à renforcer leurs fonds propres qu’elles investissent dans les projets pour essayer de bénéficier de conditions de financement avec des taux inférieurs (ibid.).

Toutefois, dans la mesure où ces structures sont encore jeunes, les revenus tirés des loyers ne leur permettent pas d’augmenter suffisamment leurs fonds propres. Elles doivent ainsi se tourner vers d’autres investisseurs pour boucler le financement des opérations et de la foncière. Ces derniers sont à la fois des investisseurs institutionnels (Banque des Territoires), ainsi que des fonds d’épargne salariale et fonds d’investissement dits 90/10[68]Fonds d’investissements 90/10 ou investisseurs dits « solidaires » correspondent aux 10 % d’investissements considérés comme solidaires de sociétés de gestion d’actifs telles que Mirova, Natixis, Amundi, etc. [69]Entretiens, janvier 2022 et mars 2023.. Les rendements attendus par ces derniers sont conséquents et ont un impact direct sur la possibilité de construire un loyer abordable tout en captant la valeur financière : « Sur ce projet, en achetant 2-3 fois moins cher, on va peut-être louer que 40 % moins cher. En fait, la moitié de la décote sert à rémunérer des investisseurs à des taux de marché. Donc c’est un peu frustrant[70]Entretien avec une foncière, mars 2023. ».

La stratégie des investisseurs consiste à générer du « flux », un revenu dont le loyer en est la clé de voûte. En effet, les foncières solidaires, en réponse aux demandes des banques et investisseurs, construisent des bilans financiers en intégrant la valorisation de l’actif[71]Entretien avec une foncière publique, mars 2023. fondée sur la méthode d’évaluation dite de Discounted cash flow (où les revenus augmentent de manière constante avec un taux d’actualisation) ou celle de l’évaluation par capitalisation (estimation en fonction du revenu attendu du bien) (Duros, 2019[72]Op. cit., 2022[73]Op. cit.). En misant sur une croissance des loyers afin de générer des revenus à destination d’investisseurs, l’utilisation de ces méthodes par les foncières (prérequis pour rassurer les investisseurs) révèle des tensions fortes empêchant la production d’un loyer abordable. Dans ce contexte de pression financière, les frais financiers et l’anticipation de l’augmentation des loyers rendent la construction de loyers adaptés aux activités productives de l’ESS très complexe. C’est pourquoi les foncières solidaires mobilisent par ailleurs d’autres stratégies partenariales, notamment auprès des acteurs publics, pour agir le plus en amont possible sur les prix et avoir un impact sur l’ensemble de la chaîne de l’immobilier, jusqu’au loyer.

Stratégies partenariales des foncières pour faire baisser les loyers

Partenariats entre foncières solidaires
et puissance publique

Différentes stratégies de partenariats entre collectivités et foncières solidaires ont été identifiées et permettent d’agir sur la baisse des loyers. La première consiste pour les foncières à capter différentes subventions dans le cadre de la construction de leurs projets. Elles utilisent, par exemple, le fonds pour le recyclage des friches[74]Mentionné dans divers entretiens. Pour davantage d’information sur ce fonds, cf. la présentation du ministère de l’Économie [En ligne, ou celui concernant la restructuration des locaux d’activités. La citation suivante évoque les subventions publiques captées par une foncière : « [Foncière X] ils ont des subventions, sur [un projet], il y a plusieurs centaines de milliers d’euros de subventions publiques, donc il y a un moment où la collectivité paye, et une des justifications de pourquoi ils payent, c’est parce qu’on pérennise les biens[75]Entretien avec une foncière, mars 2023. ».

Le recours aux subventions publiques n’est pas à proprement parler une stratégie de partenariat directe, mais les subventions sont accordées sur la base d’un contrat de confiance passé entre la foncière et la collectivité, reposant sur une intervention durable et la non-revente des biens, ou d’une vente après un portage de long terme.

Les foncières solidaires adoptent alors des stratégies directes de partenariats avec la collectivité, cette dernière peut, par exemple, investir aux côtés de la foncière dans un projet immobilier sur son territoire. C’est notamment le cas de la foncière ETIC avec son projet du Châteauà Nanterre[76]Entretien avec la foncière et documents de projets, janvier 2022.. Dans ce projet, la ville, via sa SEM, a pris 14 % des parts, aux côtés de la Caisse des Dépôts (35 %) et de la foncière ETIC (51 %), au sein d’une SCI fondée pour la réhabilitation du bâtiment (la SCI Nanterre). La SCI Nanterre est titulaire d’un bail emphytéotique de 50 ans auprès de la SEMNA (société d’économie mixte de Nanterre), propriétaire du bâtiment. La SCI confie la gestion et l’animation à la foncière ETIC (la SAS ETIC avec agrément ESUS) qui dispose d’un contrat de gestion de 12 ans et paye une redevance foncière annuelle de 15 000 €. La foncière ETIC SAS gestionnaire propose ensuite des contrats de sous-location de cinq ans à des structures de l’ESS. Dans cet exemple, la ville de Nanterre ainsi que la SEMNA sont alors des partenaires importants pour le montage et la sécurisation du projet immobilier et du plan de financement. Ce co-investissement de la collectivité est mobilisé dans le cadre de l’immobilier d’activité ou commercial afin de partager les risques. Par ailleurs, le choix du bail emphytéotique semble intéressant afin d’ancrer le partenariat entre la foncière solidaire et la collectivité tout en permettant à la foncière d’éviter un coût important lors de l’achat du bâtiment, comme cela est plus souvent pratiqué dans d’autres pays européens comme en Allemagne ou en Suisse (Le Bon-Vuylsteke et Thomas, 2020[77]Le Bon-Vuylsteke M, Thomas LA. (2020). « Trois dispositifs de lutte contre la spéculation foncière », Métropolitiques, 17 décembre.) ou encore aux Pays-Bas. Des initiatives similaires ont lieu pour le portage de l’immobilier productif, comme à Villeurbanne avec un bail emphytéotique de 60 ans pour le Pôle Pixel (Gillio et Duvillard, 2020[78]Op. cit.). Par ailleurs, ce dispositif permet de lisser dans le temps l’investissement et d’éviter une trop forte mobilisation de fonds privés et bancaires, dont la rémunération pèse dans le bilan financier et augmente in fine les loyers. L’utilisation du bail emphytéotique est désormais mise en avant par différentes foncières solidaires telles que Base Commune ou encore Bellevilles[79]Entretiens, janvier 2022 et mars 2023..

Enfin, la puissance publique peut également venir en soutien des foncières solidaires par la régulation de l’action des promoteurs immobiliers ou d’investisseurs privés, en leur imposant de travailler avec une foncière spécifique : « [Projet dans une commune du sud de Paris]. [Le promoteur] a récupéré un terrain, une opération de logements, et la ville avait mis comme condition un local ESS. Et c’est la ville qui nous a directement positionnés, bon, ça a pris un peu de temps parce que [le promoteur] a essayé de gratter, mais on a une LOI[80]LOI : Lettre d’offre ou d’intention d’achat. quasi acceptée. […] C’est 150 m2, achetés à 1 600 € du mètre[81]Entretien foncière, mars 2023. ». Cela permet ainsi d’obtenir des prix d’achat négociés (voire décotés) et de pratiquer des loyers abordables. Par ailleurs, dans le cadre d’une vente d’un bien public auprès d’une foncière solidaire, voire d’une structure de l’ESS qui chercherait à acquérir pour son compte, certaines collectivités vendent le bien avec une décote par rapport à l’estimation effectuée par les domaines[82]Entretiens, mars 2023, septembre 2023.. La foncière ETIC mentionne, par exemple, une décote de 50 % par rapport au prix des domaines pour l’acquisition de certains bâtiments dans deux métropoles denses[83]Documents de projets, 2021..

Ainsi est-il possible d’identifier une diversité de stratégies partenariales qui ont une influence forte sur les montants des loyers et la capacité des foncières solidaires à les rendre abordables. Ces stratégies sont à l’initiative des foncières solidaires (lorsqu’elles sollicitent des subventions), à l’initiative des collectivités (dans le cadre d’un fléchage imposé aux promoteurs) ou d’une initiative commune. Le soutien des acteurs publics est un signal politique fort donné aux structures de l’ESS. Ces stratégies sont visibles dans la fabrique urbaine diffuse dans le cadre d’opérations isolées, mais aussi dans le cadre de secteurs d’aménagement.

Stratégies d’intervention des foncières solidaires
dans le cadre d’opérations d’aménagement

Faute de locaux adaptés, les activités productives s’installent souvent dans des locaux neufs (Gillio et Duvillard, 2020[84]Op. cit.). Les programmes d’aménagement sont ainsi des opportunités pour les acteurs publics souhaitant développer des actions en faveur du maintien d’activités productives en ville. Les constructions neuves dans les projets urbains permettent aux foncières solidaires de négocier davantage les prix de vente afin d’avoir un impact décuplé sur la baisse des loyers. La construction du loyer abordable révèle alors des mécanismes de négociations et de nombreux arrangements lors de l’acquisition avec des promoteurs, mais aussi lors de la fixation des charges foncières avec les aménageurs et collectivités.

L’exemple d’un achat d’un local dans le cadre d’une construction neuve par un promoteur avec une négociation forte sur les prix de vente est souvent mentionné. Dans ce cas, la foncière solidaire achète en VEFA[85]VEFA : vente en l’état futur d’achèvement. et négocie le prix d’achat du mètre carré construit. La négociation porte alors sur le niveau de finitions du local (souvent livré brut de béton, possiblement avec vitrine), le promoteur acceptant de réaliser davantage d’aménagements pour le même prix de vente[86]Source : réunions de négociations dans le cadre de projets lyonnais, 2021.. La stratégie de la foncière vise alors soit à faire baisser le prix d’achat pour qu’il corresponde au coût brut de construction du promoteur sans sa marge, soit à augmenter le niveau de finition du local. Le tableau 1 présente un exemple du travail effectué par une foncière solidaire pour négocier l’acquisition à un prix décoté.

Tableau 1. Étude de marché réalisée par une des foncières solidaires, documents internes (2022).

Il est intéressant de noter l’écart entre la décote sur la vente et celle sur la location (9 %). Il illustre le lien intrinsèque entre loyer et prix d’achat, ainsi que le poids des modes de financement choisis par la foncière, choix contraints par les règles du marché et ses évolutions (taux d’intérêts bancaires, rémunérations des investisseurs potentiels).

Dans la majorité des cas, le promoteur négocie pour éviter de vendre en dessous de son prix en proposant diverses solutions, la première étant d’augmenter le nombre de mètres carrés construits dans le projet ou de rogner sur les surfaces d’espaces verts[87]ibid.. Ces négociations sont menées avec les collectivités et aménageurs qui sont parfois amenés à baisser le prix des charges foncières permettant de légitimement soulever la question du financement public de cette décote sur le prix d’acquisition et donc sur les loyers, et d’une possible captation de la décote par les promoteurs[88]Source : réunions de négociations dans le cadre de projets lyonnais, 2021.  . La seconde solution consiste à demander à la foncière solidaire d’acheter davantage de surfaces et d’opérer des péréquations entre activités de l’ESS et activités commerciales, comme le souligne cette foncière : « On est quand même régulièrement contactés par des gens qui imaginent qu’en tant que foncière solidaire, on peut acheter au prix de marché et puis louer moins cher. C’est un rêve ultime. […] Ils aimeraient bien qu’on soit multiproduits, qu’on porte une partie en prix normaux et une partie en prix décotés[89]Entretien avec une foncière, mars 2023. ».

Ainsi, la stratégie de négociation entre foncières et promoteurs s’appuie beaucoup sur cette notion de péréquation, entre activités rentables et moins rentables, entre logements et locaux d’activités. Ces négociations se retrouvent ensuite entre promoteurs et acteurs publics (aménageurs et collectivités), ce qui permet de soulever la question suivante : qui prend en charge la décote ? C’est bien pour cette raison que les aménageurs parapublics se sont emparés du sujet de la programmation de locaux d’activités abordables et de son financement. Ils constituent non seulement un moyen de réguler les prix de vente mais aussi des partenaires privilégiés pour les foncières solidaires. Ils sont de plus en plus nombreux à développer une pratique qui consiste à « caper les prix de vente[90]Selon l’expression souvent mentionnée, carnets de terrain. » des locaux d’activité avec des montants plafonds inscrits dans les cahiers des charges des lots à destination des promoteurs[91]Source : cahiers des charges de projets à Nantes en 2019 et Lyon en 2021.. Cette partie a enfin permis de démontrer l’importance du rôle des collectivités ou aménageurs, et des partenariats créés afin de peser dans la construction d’une offre abordable de locaux d’activité à destination des acteurs de l’ESS.

Conclusion

Au vu des impératifs de la transition écologique et face aux propositions de valeurs des acteurs de l’ESS contribuant à une relocalisation d’activités artisanales et productives, héberger ces activités dans les métropoles devient un enjeu primordial. À travers la focale d’observation d’acteurs émergents de l’immobilier que sont les foncières solidaires, cette contribution a permis d’analyser les mécanismes organisationnels, financiers et techniques permettant de produire une offre de locaux abordables dans les marchés tendus. Le premier ensemble de résultats permet de mieux comprendre les foncières solidaires, acteurs émergents depuis une dizaine d’années, au croisement des pratiques des bailleurs, des promoteurs, des gestionnaires d’actifs et des acteurs de l’ESS, et alimente ainsi les travaux d’autres chercheurs analysant les acteurs de la production urbaine tels que les investisseurs et foncières commerciales (Llorente, 2022[92]Op. cit. ; Llorente et al., 2020[93]Llorente M, Drozdz M, Vazquez JI. (2020). « L’aménagement urbain, une nouvelle étape de la diversification d’actifs ? Les investisseurs dans les projets du Grand Paris », rapport de recherche, chaire Aménager le Grand Paris.), ou encore les sociétés de gestion d’actifs (Guironnet et Halbert, 2023[94]Op. cit.). Elles cherchent à renouveler la production urbaine en intervenant dans les différentes phases des projets urbains, faisant ainsi une place à des acteurs partiellement exclus des marchés immobiliers.

Le second apport de l’article consiste à dévoiler la fabrique du loyer considéré comme « abordable » et à expliquer cet « édifice de la valeur » (Duros, 2022[95]Op. cit.). La construction des loyers abordables est l’héritage de contraintes (de financements bancaires et d’investisseurs) et d’actions engagées de la part des foncières solidaires (co-investissement, frugalité des aménagements). Cet article met en lumière les contraintes de financement qui pèsent fortement sur les bilans immobiliers ainsi que sur le financement des foncières solidaires. L’article évoque la difficulté à construire un loyer abordable, principalement du fait des liens intrinsèques de rémunération financière entre les structures juridiques d’une même foncière. Il souligne aussi la difficulté pour ces acteurs à sortir de modèles de l’immobilier traditionnel. Les stratégies d’accompagnement voire de co-investissement sont importantes et mobilisées par les foncières afin de concevoir des espaces structurellement, techniquement et financièrement adaptés aux acteurs de l’ESS ciblés, voire partenaires dès les premières étapes du projet. On assiste alors à une forme de « déstandardisation » des locaux proposés, soulignant un positionnement fort de ces acteurs de l’immobilier allant à l’encontre de la standardisation effective des locaux d’activités constatée dans les projets urbains (Arab et Miot, 2020[96]Op. cit.). Ce mode d’intervention est désormais recherché et valorisé par les acteurs publics ou aménageurs qui interviennent au profit des foncières solidaires afin de les imposer lors des concours dans les projets urbains ou lors d’opérations individuelles. Les stratégies partenariales entre structures de l’ESS, foncières solidaires et acteurs publics aux différentes étapes de la production urbaine pèsent alors fortement dans la construction du loyer abordable afin de donner une place aux activités artisanales et productives de l’ESS en ville.


[1] Gillio N, Duvillard S. (2020). I. L’action foncière et le maintien des activités productives sur les territoires des métropoles, dans Prospective et co-construction des territoires au XXIe siècle (p. 199‑212), Paris, Hermann.

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[6] Citron P. (2016). « Les promoteurs immobiliers dans les projets urbains. Enjeux, mécanismes et conséquences d’une production urbaine intégrée en zone dense », thèse de doctorat, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 450 p.

[7] Bonnet J. (2003). « L’évolution du marché des bureaux en France et à l’étranger », Géocarrefour, n° 78(4), p. 281‑294.

[8] Crouzet E. (2003). « L’immobilier de bureau dans l’espace urbain : évolutions des approches théoriques », Géocarrefour, n° 78(4), p. 269-279.

[9] Nappi-Choulet I. (1997). Les bureaux, analyse d’une crise, Association des Études Foncières.

[10] Locaux industriels, locaux commerciaux, centres commerciaux, logements, etc.

[11] Llorente M. (2022). « Chapitre 1, Investisseurs dans l’aménagement : un paysage en transformation », dans Souami T, Llorente M, Drozdz M, Financement de l’aménagement urbain : acteurs, innovations, Paris, Le Moniteur, p. 21‑44.

[12] Guironnet A. (2017). « La financiarisation du capitalisme urbain : marchés immobiliers tertiaires et politiques de développement urbain dans le Grand Paris et le Grand Lyon, les projets des Docks de Saint-Ouen et du Carré de Soie », thèse de doctorat, Université Paris Est, 587 p.

[13] Raimbault N. (2016). « Ancrer le capital dans les flux logistiques : la financiarisation de l’immobilier logistique », Revue d’Économie Régionale & Urbaine, Février (1), p. 131‑154.

[14] Gimat M, Guironnet A, Halbert L. (2022). La financiarisation à petits pas du logement social et intermédiaire en France. Signaux faibles, controverses et perspectives, working paper.

[15] Pinson G. (2020). La ville néolibérale, Paris, Presses Universitaires de France, 160 p.

[16] Op. cit.

[17] Op. cit

[18] Op. cit

[19] Arab N, Miot Y. (2020). « La coproduction publique-privée de la ville : quand et comment les rez-de-chaussée commerciaux deviennent une affaire publique », dans Fleury A et al. (dir.), Le petit commerce dans la ville-monde, Paris, L’Oeil d’Or.

[20] Ferchaud F, Blein A, Idt J et al. (2024). Aménager la ville productive. Paris, Presses des Mines, 147 p.

[21] Le Rouzic V. (2019). « Essais sur la post-propriété : les organismes de foncier solidaire face au défi du logement abordable », thèse de doctorat, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

[22] Duros M. (2019). « L’édifice de la valeur. Pratiques de valorisation dans le secteur de l’immobilier financiarisé », Revue Française de Socio-Économie, n° 23(2), p. 35‑57.

[23] Duros M. (2022). « L’édifice de la valeur : sociologie de la financiarisation de l’immobilier en France (fin des années 1980-2019)»,thèse de doctorat, Paris, EHESS.

[24] Coulondre A. (2017). « La création de profit par les promoteurs immobiliers. Étude sur le travail entrepreneurial de qualification des biens », Revue française de sociologie, n° 58(1), p. 41‑69.

[25] Op. cit.

[26] Orléan A. (1999). Le Pouvoir de la finance, Paris, Odile Jacob. 292 p.

[27] Chiapello È, Gilbert P, Baud C et al. (2013). Sociologie des outils de gestion : introduction à l’analyse sociale de l’instrumentation de gestion, Paris, La Découverte. 293 p.

[28] Chaplin R, Freeman A. (1999). « Towards an accurate description of affordability », Urban Studies, n° 36(11), p. 1949‑1957.

[29] Gabriel S, Painter G. (2020). « Why affordability matters », Regional Science and Urban Economics, n° 80, 103378.

[30] Hancoc KE. (1993). « “Can pay? won’t pay?” or economic principles of “affordability” », Urban Studies, n° 30(1), p. 127‑145.

[31] Soulé B. (2007). « Observation participante ou participation observante ? Usages et justifications de la notion de participation observante en sciences sociales », Recherches qualitatives, n° 27(1), p. 127‑140.

[32] Olmedo É, Stassi V. (2020). « 3. Expérimenter, improviser. Vers de nouvelles pratiques de recherche urbaine », dans Barles S, Blanc N, Coutard O et al. (dir.), Pour la recherche urbaine, Paris, CNRS Éditions, p. 67‑90.

[33] Les structures de l’ESS correspondent aux coopératives (SCIC et SCOP), aux associations, fondations et mutuelles selon la définition donnée dans la loi Hamon de 2014. Le terme « structure » de l’ESS est utilisé afin de parler des « structures économiques », terme préféré aux « entreprises » de l’ESS afin de bien signifier que les associations en font partie.

[34] Voir, par exemple, « Note d’opportunité pour une ESSisation de l’économie : décryptage et opportunités autour des questions foncières », février 2023 par ESS France [En ligne].

[35] Justification présentée dans le cadre de réunions de travail au sein de la foncière observée en 2019.

[36] Pibou E. (2016). « Paysans de passage : les fermiers du mouvement Terre de Liens en France », thèse de doctorat, Université Toulouse-Jean Jaurès.

[37] Acteur de l’ESS majeur du recyclage des produits électroménagers. Envie est locataire d’un bâtiment à Trappes de 2 000 m2. Le montage financier proposé par Bellevilles leur permet d’économiser 60 000 € de loyer annuel (source : rapport d’activité de la foncière 2019-2022).

[38] Source : entretiens avec les foncières, janvier 2022 ; rencontres entre foncières.

[39] Source : entretiens avec les foncières, janvier 2022.

[40] Entretien avec une foncière, janvier 2022.

[41] Entretien financeurs, mars 2023.

[42] Définition du ou de la « gestionnaire de site » dans le dossier de présentation d’une foncière en 2023.

[43] Blein A. (2017). « L’émergence du coworking dans l’offre d’immobilier d’entreprise en Ile-de-France : un service relationnel coproduit par ses utilisateurs », thèse de doctorat, Université Paris-Est.

[44] Burret A. (2017). « Étude de la configuration en Tiers-Lieu : la repolitisation par le service », thèse de doctorat, Université de Lyon.

[45] Lorre B. (2018). « État de l’art sur les Tiers Lieux », Terminal, n° 123.

[46] Source : entretien, janvier 2022.

[47] Source : documents juridiques publics, disponibles en ligne sur les sites de Pappers et Lita.

[48] La SAS est une société par actions simplifiée ; la SA est une société anonyme.

[49] La SCIC est une société coopérative d’intérêt collectif ; la SCOP, une société coopérative de production. Les SCIC et SCOP sont des coopératives. Ce statut s’ajoute à une autre forme d’entreprise. Une SCIC peut alors être une SCIC-SA ou SCIC-SAS.

[50] Plateforme en ligne de levée de fonds auprès des citoyens.

[51] Entretien avec une foncière, janvier 2022.

[52] Entretien avec une foncière, février 2022.

[53] Entretien, janvier 2022.

[54] Guironnet A, Halbert L. (2023). L’Empire urbain de la finance. Pouvoirs et inégalités dans le capitalisme de gestion d’actifs, Paris, Amsterdam, 432 p.

[55] Entretiens foncières, janvier 2022 et mars 2023 ; entretiens avec des financeurs, septembre 2023.

[56] Entretien avec une foncière, janvier 2022.

[57] Source : entretiens avec les foncières solidaires (janvier 2022) et avec des fonds d’investissement (septembre 2023).

[58] L’agrément ESUS (entreprises solidaires d’utilité sociale) a été introduit pour permettre aux entreprises de l’économie classique d’être intégrées à l’ESS sans en adopter les statuts juridiques. Les entreprises ont des obligations de poursuite d’un intérêt social, d’encadrement des salaires et de ne pas faire circuler les titres de capital sur les marchés financiers.

[59] Op. cit.

[60] Op. cit.

[61] Op. cit.

[62] Les chiffres présentés ont été modifiés, les ratios conservés. Les locaux « Activité » présentés dans le bilan correspondent à de la petite production artisanale, à des ateliers d’artistes ou d’artisans avec un loyer prévisionnel de 120 €/m2/an HTHC.

[63] Source : entretiens avec trois foncières, janvier 2022 et mars 2023.

[64] Entretien avec une foncière, mars 2023.

[65] Entretien avec une foncière solidaire, janvier 2022.

[66] Entretien avec une foncière, janvier 2022.

[67] Entretien avec une foncière, mars 2023 ; rencontres entre foncière, avril 2023.

[68] Fonds d’investissements 90/10 ou investisseurs dits « solidaires » correspondent aux 10 % d’investissements considérés comme solidaires de sociétés de gestion d’actifs telles que Mirova, Natixis, Amundi, etc.

[69] Entretiens, janvier 2022 et mars 2023.

[70] Entretien avec une foncière, mars 2023.

[71] Entretien avec une foncière publique, mars 2023.

[72] Op. cit.

[73] Op. cit.

[74] Mentionné dans divers entretiens. Pour davantage d’information sur ce fonds, cf. la présentation du ministère de l’Économie [En ligne].

[75] Entretien avec une foncière, mars 2023.

[76] Entretien avec la foncière et documents de projets, janvier 2022.

[77] Le Bon-Vuylsteke M, Thomas LA. (2020). « Trois dispositifs de lutte contre la spéculation foncière », Métropolitiques, 17 décembre.

[78] Op. cit.

[79] Entretiens, janvier 2022 et mars 2023.

[80] LOI : Lettre d’offre ou d’intention d’achat.

[81] Entretien foncière, mars 2023.

[82] Entretiens, mars 2023, septembre 2023.

[83] Documents de projets, 2021.

[84] Op. cit.

[85] VEFA : vente en l’état futur d’achèvement.

[86] Source : réunions de négociations dans le cadre de projets lyonnais, 2021.

[87] ibid.

[88] Source : réunions de négociations dans le cadre de projets lyonnais, 2021.  

[89] Entretien avec une foncière, mars 2023.

[90] Selon l’expression souvent mentionnée, carnets de terrain.

[91] Source : cahiers des charges de projets à Nantes en 2019 et Lyon en 2021.

[92] Op. cit.

[93] Llorente M, Drozdz M, Vazquez JI. (2020). « L’aménagement urbain, une nouvelle étape de la diversification d’actifs ? Les investisseurs dans les projets du Grand Paris », rapport de recherche, chaire Aménager le Grand Paris.

[94] Op. cit.

[95] Op. cit.

[96] Op. cit.