frontispice

Fabriquer des locaux
d’activités productives
à l’aune de la transition écologique
dans des territoires franciliens et drômois ?
Des acteurs, de la rhétorique à l’action

Paulette Duarte
Université Grenoble Alpes, Laboratoire de sciences sociales Pacte

Sylvie Duvillard
Université Grenoble Alpes, Laboratoire de sciences sociales Pacte

frontispice

Fabriquer des locaux
d’activités productives
à l’aune de la transition écologique
dans des territoires franciliens et drômois ?
Des acteurs, de la rhétorique à l’action

• Sommaire du no 16•17

Paulette Duarte Université Grenoble Alpes, Laboratoire de sciences sociales Pacte Sylvie Duvillard Université Grenoble Alpes, Laboratoire de sciences sociales Pacte

Fabriquer des locaux d’activités productives : à l’aune de la transition écologique dans des territoires franciliens et drômois ? Des acteurs, de la rhétorique à l’action, Riurba no 16•17, juillet 2024.
URL : https://www.riurba.review/article/16-productive/fabriquer-des-locaux/
Article publié le 5 juil. 2025

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Paulette Duarte, Sylvie Duvillard
Article publié le 5 juil. 2025
  • Abstract
  • Résumé

Building premises of productive activities in the light of ecological transition in Île-de-France and Drôme territories? Actors, from rhetoric to action

Along the production chain of industrial premises, a configuration of actors is being built that tries to meet the demand for maintaining and developing productive activities, while integrating the constraints related to the ecological transition. At the heart of this configuration, between local authorities, their public operators and the companies that will use the premises, intermediary actors – promoters, marketers and investors – are multiplying. Only the promoter would seem to play the role of “transmitter” and “translator” of the various rhetorics used by all the actors.

Le long de la chaine de production de locaux d’activités se construit une configuration d’acteurs qui tente de répondre à la demande de maintien et de développement des activités productives, tout en intégrant les contraintes liées à la transition écologique. Au cœur de cette configuration, entre les collectivités locales, leurs opérateurs publics et les entreprises futures utilisatrices des locaux, des acteurs intermédiaires – promoteurs, commercialisateurs et investisseurs – se multiplient. Seul le promoteur semblerait jouer un rôle de « passeur » et de « traducteur » des différentes rhétoriques mobilisées par l’ensemble des acteurs.

Cet encadré technique n’est affiché que pour les administrateurs
post->ID de l’article : 5850 • Résumé en_US : 5866 • Résumé fr_FR : 5864 • Sous-titre[0] :

Introduction

Photo 1. Le site de Mozinor. Cliché de Nicolas Gillio, juin 2022 (Duarte, Duvillard et al., 2023[1]Duarte P, Duvillard S, Gillio N, Petit T. (2023). « La demande foncière et immobilière des activités productives : quelle prise en compte par les territoires urbains ? Les cas de l’Ile-de-France et de Valence Romans Agglo », Paris : CEREMA, UMR CNRS PACTE, Institut Paris Région, rapport pour le compte du PUCA, 128 p. Cette recherche vient d’être en partie publiée : Duarte P, Duvillard S, Gillio N, Petit T. (2024). Foncier industriel et stratégies publiques locales : une articulation imparfaite, Paris, Les Presses des Mines, 104 p.).

Dans un contexte contraint par la raréfaction de locaux d’activités productives et l’impératif de réduction de la consommation d’espaces, sortir des opérations d’aménagement « ménageant » le tissu industriel et les espaces naturels n’est pas chose aisée et relève de choix stratégiques forts dans les territoires (Cargue et Levratto, 2022[2]Crague G, Levratto N. (2022). « Au-delà de la relocalisation de l’industrie : la ville productive », Métropolitiques, n° 10. Voir également le rapport de France Nation Verte (2023), Stratégie nationale de mobilisation pour le foncier industriel, 144 p.). Ainsi, dans la chaine de production du foncier et de l’immobilier à destination des entreprises d’activités productives dans les secteurs du bâtiment, de l’agroalimentaire, du textile, du plastique, de la mécanique, de l’artisanat, etc., entre la décision d’acheter et d’aménager du foncier et son usage final, l’on peut s’interroger sur les types d’acteurs présents, leurs relations et leur rôle. En partant de la recherche « La demande foncière et immobilière des entreprises : les cas de l’agglomération de Valence Romans et de l’Ile-de-France » (Duarte, Duvillard et al., 2023[3]Op. cit.), l’analyse qui suit vise à montrer que, tout au long de la chaine de fabrication du foncier et de l’immobilier d’activités productives, se construit une configuration d’acteurs qui, à l’échelle locale, tente de répondre à la demande de maintien et de développement des activités productives, tout en intégrant les contraintes liées à la transition écologique, et que les acteurs développent des rhétoriques concernant la réindustrialisation et la transition écologique. In fine, la question centrale est la suivante : quels sont les acteurs au sein de ces configurations les mieux qualifiés pour répondre à la fois à la demande de foncier et d’immobilier des entreprises, et à celle de réduction de la consommation d’espaces des territoires ?

Pour ce faire, nous exposons, dans une première partie, le contexte de la recherche, les concepts et méthodes mobilisés ; dans une deuxième partie, les configurations d’acteurs ; et dans une dernière partie, les acteurs les plus aptes à fabriquer des locaux d’activités en intégrant les rhétoriques concernant la réindustrialisation et la transition écologique.

Le contexte de la recherche, les concepts et les méthodes mobilisés

Un focus sur des questions
à la croisée du foncier, de l’immobilier productif
et de la transition écologique

Notre recherche, intitulée « La demande foncière et immobilière des entreprises : les cas de l’agglomération de Valence Romans et de l’Ile-de-France », avait pour objectif de comprendre les stratégies des collectivités locales mises en œuvre pour répondre à la demande de maintien et de développement d’activités productives existantes, et attirer de nouvelles entreprises (petites et moyennes entreprises, petites et moyennes industries, très petites entreprises dans les secteurs du bâtiment, de l’agroalimentaire, du textile, du plastique, de la mécanique, de l’artisanat, etc.[4]Sont exclus les plateformes logistiques, les commerces et le tertiaire.), dans un contexte contraint par l’impératif de réduction de la consommation d’espaces. Afin de comprendre ces stratégies, nous avions fait le choix de nous focaliser sur trois intercommunalités qui partagent une même préoccupation pour le foncier économique productif, mais dont les enjeux économiques et territoriaux sont différents : Est Ensemble (Seine-Saint-Denis), Boucle Nord de Seine (à cheval sur les Hauts-de-Seine et le Val-d’Oise) en Île-de-France, et Valence Romans Agglo dans la Drôme. Ce choix s’inscrit dans des partenariats entre territoires et institutions existants[5]Le CEREMA et l’Institut Paris Région avec les territoires franciliens et l’Université Grenoble Alpes avec Valence Romans Agglo.. Ces territoires de recherche ont inscrit à leur agenda cette question prioritaire de la transition écologique, traduite en prescriptions d’aménagement de l’espace, à partir du ZAN (zéro artificialisation nette[6]Zéro Artificialisation Nette : La loi climat et résilience du 22 août 2021 a fixé l’objectif d’atteindre le « zéro artificialisation nette des sols » (ZAN) en 2050, avec un objectif intermédiaire de réduction de moitié de la consommation d’ENAF dans les dix prochaines années (2021-2031).). Alors même que cette question n’était pas pour nous centrale, elle traverse la plupart des discours des acteurs rencontrés.

Profils des trois territoires

Est Ensemble (EE) et Boucle Nord de Seine (BNS) sont des territoires métropolitains situés en Île-de-France. Ces deux territoires ont le statut spécifique d’établissements publics territoriaux (EPT). La communauté d’agglomération Valence Romans Agglo (VRA) est organisée autour de deux villes moyennes : Valence et Romans-sur-Isère. L’Ile-de-France rencontre depuis plusieurs décennies un effet de desserrement : les actifs et les activités productives s’implantent en seconde couronne. Le territoire de première couronne subit un effet d’éviction vers des territoires de plus en plus éloignés, qui offrent aux entreprises des conditions d’accès au foncier moins onéreuses, et d’une meilleure accessibilité pour les fournisseurs et les clients. Le bassin de vie de Valence-Romans représente une échelle pertinente pour appréhender les enjeux de revitalisation et de relocalisation des activités productives en ville moyenne. Le foncier est perçu par la collectivité comme facteur de redynamisation des centres-villes et comme levier de recyclage de friches par des activités productives.

Des concepts privilégiés : acteur et rhétorique 

Pour pouvoir répondre à nos questions, nous privilégions deux concepts : acteur et rhétorique.

Le concept d’acteur est ici mobilisé en fonction des définitions sociologiques (Amblard et al., 1996[7]Amblard H, Bernoux P, Herreros G, Livian YF. (1996). Les nouvelles approches sociologiques des organisations, Paris, Seuil, 244 p.) données en particulier par l’analyse stratégique (Crozier et Friedberg, 1977[8]Crozier M, Friedberg E. (1977). L’acteur et le système, Paris, Le Seuil, 444 p.) et la sociologie de la traduction (Callon, 1986[9]Callon M. (1986). « Eléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint Brieuc », L’Année Sociologique, n° 36, p. 169-208.). L’acteur est considéré comme un individu ou un groupe d’individus défendant des intérêts, capable de construire des stratégies, de se mettre en lien avec d’autres acteurs, et de traduire ses intérêts et ses stratégies dans un langage suffisamment intelligible pour se faire comprendre par les autres acteurs. Ainsi, l’acteur occupe une position, qu’il soit dans une organisation formelle ou dans une situation plus informelle, par rapport à d’autres acteurs. Il peut avoir du pouvoir ou non, défendre des intérêts – les siens et/ou ceux de l’organisation ou du groupe auquel il appartient – et élaborer des stratégies. Il a une certaine autonomie, liberté ou rationalité pour agir, mais celle-ci est limitée, conditionnée par différentes contraintes. C’est l’acteur qui crée une configuration d’action par ses comportements et ses relations avec d’autres acteurs. Cet acteur peut devenir un acteur porte-parole, capable de porter les intérêts d’autres acteurs qu’il représente dans la configuration ; ou un acteur-traducteur, capable de traduire, c’est-à-dire de problématiser les enjeux, de telle sorte qu’ils soient entendus et compris par les différents acteurs de la configuration. Ainsi, le processus de traduction opéré par l’acteur renvoie à une opération qui consiste à transformer un énoncé intelligible en un autre énoncé intelligible pour rendre possible la compréhension de l’énoncé initial par un tiers. La traduction est dite « réussie » si elle n’a pas engendré un détournement de sens. Dans le champ de l’urbanisme ou de l’aménagement, le résultat de cette traduction peut se lire dans le contenu des actions projetées et réalisées par les acteurs (Duarte, 2015[10]Duarte P. (2015). « Représentations, interactions et négociations. Le cas de deux projets urbains à Grenoble », Négociations, n° 23, p. 137-149.).

Le concept de rhétorique, quant à lui défini par la philosophie et les sciences de la communication (Meyer, 2008[11]Meyer M. (2008). Principia Rhetorica. Une théorie générale de l’argumentation, Paris, Fayard, 332 p. ; Breton, 2006[12]Breton P. (2006). L’argumentation dans la communication, Paris, La Découverte, 128 p.), renvoie à un ensemble de procédés du langage ou de la communication qui ont pour objectif de convaincre, voire de persuader. Dans de nombreuses situations, l’utilisation de la rhétorique – comme l’argumentation dont elle fait partie – a en effet pour objectif d’obtenir d’une personne, d’un acteur, d’un auditoire ou d’un public, qu’il adopte tel comportement ou qu’il partage telle opinion ou telles représentations. À l’heure de la fin des métarécits ou des idéologies et du développement des incertitudes, la rhétorique permet de construire un nouveau récit ou un langage commun entre acteurs. Ainsi, la mobilisation de la notion de rhétorique permet d’analyser, par exemple, les discours sur le changement, l’innovation, le renouveau des théories et des pratiques dans le champ de l’urbanisme (Arab et al., 2022[13]Arab N, Mille A, Pauchon A (dir.). (2022). Urbanisme et changement : injonction, rhétorique ou nouvelles pratiques ?, Toulouse, Presses Universitaires du Midi, 212 p.) ou l’inflation du vocabulaire végétal et paysager dans les documents d’urbanisme et d’aménagement du territoire (Calenge, 2003[14]Calenge C. (2003). « Idéologie verte et rhétorique paysagère », Communications, n° 74, p. 33-47.).

Le croisement de ces deux concepts doit amener à l’identification d’acteur(s) en capacité de rendre la rhétorique opérante dans les opérations d’aménagement urbain destinées aux activités productives.

Une analyse secondaire des discours d’acteurs 

La méthode qualitative mobilisée consiste à réanalyser ou à analyser de manière secondaire le contenu des discours des acteurs interviewés dans les trois territoires. La grille d’analyse secondaire est construite à partir des référentiels discursifs produits par les intercommunalités françaises[15]Concrètement, se multiplient les espaces de réflexions (groupes de travail, webinaire), les expériences, les guides de bonnes pratiques : en 2022, un groupe de travail intitulé « Sobriété foncière et développement économique », sous l’égide du Cerema, Intercommunalités de France et l’ANCT, est mis en place. Diverses intercommunalités, comme Rennes Métropole, la communauté d’agglomération Rochefort Océan, participent à ces réflexions et produisent des documents [En ligne articulant foncier d’activités productives et ZAN, dans le respect de la loi climat et résilience[16]Loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets.. De fait, l’analyse des discours porte sur la récurrence des termes que sont sobriété foncière, densification des zones d’activité, mixité fonctionnelle, mobilités, architecture, formes urbaines et verdissement des espaces productifs.

Les acteurs interviewés s’inscrivent le long d’une chaine reliant les prescripteurs (les services économiques des territoires) aux utilisateurs (les entreprises). Entre les deux, une agrégation d’acteurs se fait, où l’on retrouve les opérateurs publics au service des territoires et des politiques publiques (sociétés d’économie mixte, établissements publics fonciers, services économiques des régions, etc.) et les entreprises privées de la promotion, de la commercialisation et de l’investissement.

Au total, ce sont 47 entretiens qui ont été réalisés entre 2021 et 2022 auprès de :
– 9 opérateurs et investisseurs immobiliers privés formant un ensemble de professionnels intervenant dans le champ de la commercialisation des terrains et des locaux auprès des entreprises utilisatrices, dans celui de la promotion, de la conception (architectes) ou de l’investissement ;
– 6 agents des collectivités territoriales et 6 opérateurs publics (de type société d’économie mixte (SEM) ou établissement public foncier (EPT)) ;
– 31 entreprises utilisatrices et leurs représentants (chambres consulaires, fédérations professionnelles).

À ces entretiens s’ajoutent des entretiens préparatoires (quatre rencontres avec les responsables du service économique à VRA, trois pour Est Ensemble et deux pour Boucle Nord de Seine), et une journée de visite de site dans les trois territoires.

Cette analyse nous permet d’identifier les acteurs, leurs configurations et les rôles, et, selon d’où parlent nos interlocuteurs (privé/public, structure intégrée ou spécialisée), de vérifier comment les rhétoriques sur la réindustrialisation et la transition écologique s’énoncent et circulent entre les acteurs.

Des configurations d’acteurs plastiques
et des acteurs intermédiaires protéiformes

Dans ces trois territoires, les dispositifs de gouvernance en lien avec le foncier et l’immobilier productifs qui, dans une logique de démocratie participative, pourraient articuler les acteurs locaux (publics, privés) concernés par ces questions, leurs logiques et leurs ressources, et qui permettraient aux instances publiques de jouer un rôle pour « faire tenir ensemble » ces univers fragmentés (Gaudin, 2002[17]Gaudin JP. (2002). Pourquoi la gouvernance ? Paris, Presses de Sciences Po, 137 p. ; Le Galès, 2003[18]Le Galès P. (2003). Le retour des villes européennes. Sociétés urbaines, mondialisation, gouvernement et gouvernance, Paris, Presses de Sciences Po, 454 p.) sont inexistants. Des configurations d’acteurs sont certes mises en place, qui essayent d’intégrer les acteurs « parties prenantes » de la production du foncier et de l’immobilier des activités productives ; mais ces configurations d’acteurs sont très variables d’un territoire à l’autre, voire « plastiques », au sens où, à chaque projet, l’agencement et le nombre des acteurs impliqués varient au gré du contexte, du profil des acteurs, des enjeux prioritaires dans un même territoire.

Des configurations d’acteurs plastiques

Dans les espaces diffus des territoires observés – Valence Romans Agglo, Est Ensemble et Boucle Nord de Seine –, on a des configurations d’acteurs assez « simples » qui se restreignent à deux acteurs, voire à un seul acteur (figure 1). Dans ces configurations d’acteurs, en amont de la chaine de production de foncier d’immobilier d’activités, des propriétaires privés vendent directement aux futures entreprises utilisatrices du foncier et/ou de l’immobilier. Dans une autre configuration identique, des entreprises déjà propriétaires se développent et étendent leurs locaux d’activités sur leur propre foncier. Mais ces configurations sont de plus en plus rares dans ces trois territoires.

Figure 1. Configurations d’acteurs « simples » (source : autrices).

Dans les territoires denses où les collectivités locales mettent en place des stratégies pour maîtriser ou produire du foncier et de l’immobilier productif, les configurations d’acteurs s’étoffent et se complexifient (Duvillard et Gillio, 2021[19]Duvillard S, Gillio N. (2021). Maintenir et développer les activités productives en ville. Le rôle de l’action publique et des acteurs privés, Paris, Les cahiers de la recherche, publication de la CDC, Institut pour la Recherche, 150 p.). Ainsi, la collectivité Valence Romans Agglomération tente de maîtriser cette question foncière et immobilière à travers le développement de ses 57 zones d’activités économiques (ZAE), et la mise en place d’un service économique au sein duquel des agents sont chargés de gérer un petit nombre de ZAE, ainsi que les relations entre la collectivité et les autres acteurs. Cette collectivité met en place trois stratégies qui consistent à vendre à des promoteurs qui commercialisent ensuite ou louent les locaux en tant qu’investisseurs, à racheter du foncier par préemption quand le projet ne correspond pas aux orientations souhaitées par la collectivité, ou à vendre directement aux entreprises, à fortiori là où certaines entreprises partent avec un promoteur préidentifié et où la demande est connue. Dans les deux autres territoires, ceux des EPT de BNS et d’EE, les collectivités qui ont des difficultés à se structurer et à se doter de moyens humains, techniques pour maîtriser le foncier et l’immobilier productif tentent néanmoins de mettre en place des stratégies. En effet, dans ces territoires, l’offre foncière et immobilière restant privée, souvent gérée par des acteurs privés et ponctuellement par quelques acteurs publics (SEM), les communes tentent avec leur plan local d’urbanisme (PLU) de faire face aux enjeux économiques. Ainsi, dans le territoire d’EE, l’on est passé d’une offre foncière et immobilière « municipalisée » à une offre « résiduelle », soit restreinte mais adaptée aux besoins des activités productives ; dans le territoire BNS, l’offre foncière reste limitée dans sa géographie et portée par les acteurs privés. Dans ces deux territoires, les collectivités ont donc tendance à s’appuyer sur un réseau de promoteurs et d’investisseurs, dont les produits sont adaptés à l’offre foncière produite par renouvellement urbain grâce à des modèles économiques adéquats avec les locaux commercialisés et une demande réelle.

Configurations d’acteurs plastiques
avec acteurs intermédiaires protéiformes

Très plastiques, ces configurations d’acteurs se créent et évoluent en fonction de la demande et de l’offre foncières et immobilières productives (figure 2). Les collectivités locales ayant tendance à déléguer ou à se dessaisir du foncier et de l’immobilier productif au profit d’autres acteurs, notamment privés, favorisent donc la multiplication d’acteurs « intermédiaires », de type promoteurs, commercialisateurs spécialisés en locaux d’activités, investisseurs…

Figure 2. Configurations d’acteurs plastiques avec acteurs intermédiaires protéiformes (source : autrices).

Au milieu de la chaine de production de foncier et d’immobilier, et au sein des configurations d’acteurs plastiques mises en œuvre à cet effet, dans la catégorie « acteurs intermédiaires » très protéiforme, plusieurs acteurs peuvent intervenir et se distinguer en fonction de leurs activités. L’acteur « promoteur », très hétérogène – promoteur foncier, promoteur immobilier, promoteur constructeur et/ou commercialisateur de foncier ou d’immobilier productif, promoteur investisseur – peut exercer plusieurs activités, soit des activités de conception, de construction, d’investissement et de commercialisation de projets fonciers et immobiliers d’activités productives (Avril et Roth, 2001[20]Avril B, Roth B. (2001). La promotion immobilière. Construire pour autrui, Paris, Presses de l’École Nationale des Ponts et Chaussées, 288 p.), comme il peut en exercer qu’une seule, celle de conception ou de commercialisation. Cet acteur peut interagir ou non avec des commercialisateurs ou des investisseurs, et leur demander soit de vendre, soit d’acheter, de vendre ou de louer les locaux d’activités. L’acteur commercialisateur, souvent issu d’agences d’immobilier d’entreprises, n’exerce que des activités de vente ou de location de foncier et d’immobilier productif. Il est spécialisé dans la commercialisation de ce type de foncier et locaux. Quand il est présent, il est en contact avec les entreprises et connaît leurs besoins en locaux d’activités. Les investisseurs – fonds d’investissements, sociétés appelées « brokers » ou banques – cherchent, quant à eux, à acquérir des biens fonciers et immobiliers pour les rentabiliser, en les revendant ou en les louant. Ils sont peu sensibles à la demande de locaux adaptés des entreprises. Dans les trois territoires étudiés, de plus en plus d’investisseurs se reportent sur le marché du foncier et de l’immobilier industriels, en délaissant l’immobilier tertiaire et commercial, en raison des incertitudes nées sur ces deux segments avec la crise sanitaire. Ils participent à la financiarisation du marché immobilier quel qu’il soit (Nappi-Choulet, 2013[21]Nappi-Choulet I. (2013). « La financiarisation du marché immobilier français : de la crise des années 1990 à la crise des subprimes de 2008 », Revue d’économie financière, n° 2(110), p. 189-206.).

Ainsi, parmi ces acteurs intermédiaires, seuls les promoteurs apparaissent comme les acteurs clés de ces configurations. En relation avec les collectivités locales et en interaction avec les entreprises, directement ou via des commercialisateurs, ils connaissent la demande foncière et immobilière de ces dernières. Positionnés à l’interface de l’offre et de la demande, à l’instar des commercialisateurs et/ou des agents immobiliers, mais devant assumer une part importante du risque économique, comment ces promoteurs métabolisent-ils les référentiels de la transition écologique, du zéro artificialisation nette, en particulier ?

Des acteurs, de la rhétorique à l’action

Si aucun des trois territoires partenaires n’affiche de groupe de travail sur le lien entre activité économique et transition écologique à l’instar d’autres intercommunalités (voir note 15), la question imprègne à la fois leurs discours et leurs pratiques reprenant les éléments de langage. De la même manière, le zéro artificialisation nette des sols est associé à l’optimisation et/ou à la rareté foncière, à la densification et/ou à la mixité fonctionnelle, à la réhabilitation des friches, à la construction en hauteur et/ou au verdissement des espaces à vocation économique. Chacun des protagonistes s’approprie ce référentiel, désormais inscrit à l’agenda politique, la question écologique animant les échanges. Celle-ci oppose les intercommunalités – à la rhétorique offensive et prescriptive – aux commercialisateurs et subsidiairement aux entreprises – à la rhétorique défensive et d’opposition.

Une rhétorique offensive et prescriptive
des intercommunalités…

Nos entretiens révèlent des positions attendues sur le sujet : les territoires, logiquement, le portent et l’intègrent déjà dans leurs pensées et actions, les commercialisateurs le redoutent, les entreprises l’intègrent encore peu dans leurs réflexions. Les discours offensifs et proactifs[22]Issus des entretiens préparatoires et visites de terrain dans les trois territoires : VRA, entretiens du 8 avril 2021, 15 mars 2021 et 21 mai 2021, terrains des 13 septembre 2021, et 17 mai 2022 ; EE, entretiens des 14 mars 2022 et 11 mai 2022, terrain du 10 juin 2022 ; BNS, entretien du 23 mars 2021, terrain du 28 juin 2022. pour imposer des contraintes environnementales s’appuient sur la loi Notre, qui a confié aux intercommunalités le soin de gérer les ZAE au moment où les politiques pensent réindustrialisation. Dès lors, dans chaque territoire, cette question est mise à l’agenda politique avec conviction tout en dépendant fortement du contexte territorial.

Lors des entretiens[23]Entretiens préparatoires à ceux menés auprès des autres acteurs impliqués dans la production du foncier productif : quatre rencontres avec les responsables du service économique à VRA, trois pour Est Ensemble, et deux pour Boucle Nord de Seine. menés auprès des trois intercommunalités, les priorités contribuant à la réduction de l’artificialisation des sols diffèrent suivant l’état du marché foncier et immobilier : en zone détendue, hors grandes métropoles, la disponibilité du foncier confère aux territoires des marges de manœuvres supplémentaires. C’est le cas pour Valence Romans Agglomération, où les responsables économiques sont en capacité d’élargir le spectre des contraintes ; ils défendent une gestion durable du foncier. La frugalité foncière infuse, et la gouvernance vise justement à la construction d’un référentiel commun (privé, public, entreprises, chambres consulaires, etc.) en termes économiques et environnementaux. Cette posture est rendue possible dans la mesure où le tissu urbain est lâche, où les espaces agricoles et naturels influencent encore le paysage de la région. De fait, ces contraintes se traduisent dans les documents d’urbanisme (dont le PLUi en cours ou déjà instruit), imposant la préservation de l’environnement comme une priorité, la densité, les immeubles d’entreprises et la mixité fonctionnelle comme autant de moyens pour y parvenir. À Valence Romans Agglomération, le volontarisme politique en la matière est clairement assumé : économiser l’espace (réduire les surfaces proposées de 2 800 m2 à 1 800 m2), obliger à construire en limite de parcelle en mutualisant les accès, ou encore imposer des normes environnementales (10 % d’espace vert, photovoltaïque, etc.). Le territoire prescrit même des formes architecturales. De leur côté, Est Ensemble et Boucle Nord de Seine, soumis à une très forte pression foncière, défendent la densification des zones d’activités ou la verticalité. Si la raréfaction du foncier préoccupe depuis quelques années les aménageurs, celle-ci est fortement corrélée à la nécessité de réduction des mobilités avec, en perspective, l’application du ZAN ; d’où l’idée assez simple de rapprocher les lieux de vie des emplois. En cela, la mixité fonctionnelle est une des solutions entrevues pour casser le zoning et réduire les mobilités dans le respect de la trajectoire du ZAN. Mais elle est de moins en moins défendue par les territoires au regard des effets pervers qu’elle engendre. Elle a pour principale conséquence de réduire le foncier dédié aux activités productives au profit du logement, et de rendre difficilement conciliable la cohabitation entre logements et activités productives : « Le dogme de la mixité fonctionnelle pose de réelles difficultés aux territoires qui peinent à répondre à des injonctions contradictoires qui, sur le plan opérationnel, s’avèrent tout simplement impossibles à réaliser, si, en plus, on rajoute le ZAN… » (BNS) ; « …versus une rhétorique défensive et d’opposition des commercialisateurs spécialisés, subsidiairement des entreprises ».

Lorsque l’on interroge les commercialisateurs sur le ZAN ou la mixité, le raisonnement porte sur les coûts. Même s’ils avouent ne pas bien connaitre le ZAN, ils ont parfaitement intégré sa conséquence : la raréfaction du foncier, qui ne manquera pas de renchérir les coûts d’acquisition (commercialisateur à EE), de décourager un peu plus les entreprises qui le sont déjà (commercialisateur en Ile-de-France), surtout si la tendance à la transformation des zones d’activités existantes en zones denses se poursuit. Ces acteurs développent un discours défensif et négatif, où l’écologie est contraignante et asphyxiante pour ce segment de marché : « Le directeur X n’est ni pour ni contre la mixité, contrairement au sous-préfet qui est contre. Mais s’il y a mixité, il y aura des problèmes de parking » (entreprise d’alarmes) ; « L’entreprise M était localisée sur une zone d’activité appartenant en quasi-totalité à une famille de propriétaires. Sur cette zone industrielle se sont développées des activités commerciales en B to C, qui généraient du trafic et du stationnement anarchique, ainsi que des circulations piétonnes sur le site même de l’entreprise, avec tous les dangers que cela comporte » (entreprise de levage et de manutention).

La mixité activité/habitat est un vrai problème pour beaucoup d’entreprises, d’après les commercialisateurs (à EE et à Paris). Mais ceci est à nuancer car, lorsque les entreprises sont interrogées, toutes n’y sont pas hostiles : soit l’entreprise (en région parisienne) est déjà installée dans une zone pavillonnaire ou mixte, et donc elle compose avec ; soit, fondamentalement, c’est un non-sujet pour elle. Lorsque l’unité de production est située en région parisienne, le discours est modéré, car tout éloignement du centre est préjudiciable. La mixité n’est donc pas un problème en soi. Cela n’empêche aucunement les entrepreneurs de plébisciter les zones d’activités en région parisienne comme à VRA. Ici plus qu’ailleurs, la crainte est d’être rattrapé par les habitations. Les entrepreneurs souhaitent ne pas voir ce que d’autres ont observé autour de leurs activités : l’arrivée de zones pavillonnaires à proximité. Les commercialisateurs accompagnent ce discours. D’ailleurs, vendre en ZA est beaucoup plus facile que dans le diffus : l’offre est claire et ciblée autour des seules activités économiques : « Il ne faudrait pas que, dans 10 ans, on nous dise “vous êtes le pollueur soit de produit chimique ou autre”, alors que nous étions là avant ; il ne faut pas inverser la courbe, pas de logement en ZA, car les habitants pourraient contester la proximité » (entreprise d’industrie aéronautique) ; « La proximité d’habitations est une contrainte, dans la mesure où ce sont toujours les industriels qui subissent les contraintes et non l’inverse » (entreprise agroalimentaire) ; « Idem, lors de ses recherches, l’entreprise avait identifié un site en bordure d’une zone pavillonnaire ; pour l’entreprise, ce n’était pas un problème à priori, mais la ville n’a pas souhaité donner suite par peur du bruit causé par l’entreprise. Cependant la “mixité” avec le logement dans une même zone n’est pas souhaitable pour des problèmes de circulation et de sécurité » (entreprise de levage et manutention) ; « Les entreprises ne veulent pas aller dans des zones mixtes. Seuls les immeubles tertiaires dans les centres-villes peuvent cohabiter avec les commerces et l’habitat… Il faut arrêter de créer des zones d’habitation près des ZA, car il y a un problème de voisinage, donc il faut renforcer les zones existantes car elles sont attractives […] car l’offre est plutôt claire » (commercialisateur à VRA).

Face à ces discours, si l’objectif est bien de convaincre de la nécessité de penser écologie, soulignons après P. Citron (2016[24]Citron P. (2016). « Les promoteurs immobiliers dans les projets urbains. Enjeux, mécanismes et conséquences d’une production urbaine intégrée en zone dense », thèse en géographie, Université Paris1 Panthéon-Sorbonne, 450 p.) que les intercommunalités disposent du PLUi pour les traduire. Ainsi, « la ressource de la maîtrise du droit des sols pour la collectivité est fondamentale pour comprendre à quel point les opérations restent dépendantes des services techniques » (Citron, 2016, p. 149[25]Op. cit.) des intercommunalités et des communes. La posture des commercialisateurs spécialisés (agents immobiliers) relève de la construction d’un argumentaire défensif censé porter les appréciations des entreprises. Cet argumentaire défensif s’explique soit parce que les commercialisateurs sont en liens étroits avec les entreprises pour trouver des biens, notamment en dehors des ZA[26]Rappel : les ZA sont gérées par les intercommunalités ; les activités situées dans le diffus leur échappent et elles les connaissent assez peu., soit parce que le ZAN complexifie déjà la construction de l’architecture de l’offre et donc les affaires des acteurs immobiliers.

In fine, il revient aux promoteurs d’assurer la fonction de « traduction » – de transformer des énoncés intelligibles en d’autres énoncés intelligibles – des impératifs écologiques pour la fabrique de l’immobilier productif.

Aux promoteurs d’assurer la fonction
de « traduction » des impératifs écologiques
dans la fabrique de la ville productive

Le rôle de « traducteur » des promoteurs s’explique avant tout par leur position dans la chaine de production du foncier économique, les plaçant directement au contact des élus ou de leurs services, soit de « leurs clients symboliques » (Citron, 2016[27]Op. cit.). Ce qui vaut pour le logement (Pollard, 2018[28]Pollard J. (2018). L’État, le promoteur et le maire ; la fabrication des politiques du logement, Paris, Les Presses de Sciences Po, 216 p.) vaut également pour les promoteurs rencontrés, spécialisés dans l’immobilier d’entreprises (promoteur à VRA, promoteur à EE). Ils sont parfois appelés à négocier le départ d’entreprises dans le cadre du réaménagement d’une zone d’activité, en lieu et place de la collectivité (promoteur à EE), avec certainement des contreparties négociés (Citron, 2016[29]Op. cit.). On l’entend bien : la négociation permet de desserrer les contraintes ; l’application des lois, le respect des référentiels de l’action publique peuvent se discuter au cas par cas. Il s’agit d’éviter les rapports de force qui ne vont pas dans le sens de l’écologie (promoteur à VRA). De fait, en jonglant entre les demandes des territoires (optimisation du foncier, verdissement) et celles des entreprises (prix acceptable, locaux fonctionnels), ils sont de plus en plus amenés à expliquer aux entreprises les cahiers des charges et les normes (promoteur à EE), étant de « fins observateurs de l’échiquier institutionnel, en capacité de mener une veille législative » (Citron, 2016, p. 159[30]Op. cit.).

En tant qu’intermédiaires, ils défendent le projet et le mettent en œuvre. « Dès lors, le promoteur ne doit pas être envisagé comme celui qui impose la finance, mais plutôt comme celui qui tente de rendre acceptable, aux yeux des différents protagonistes, le projet qu’il porte d’un système d’acteurs incluant des investisseurs mais aussi des élus locaux, des propriétaires fonciers et des locataires » (Coulombre, 2017, p. 42[31]Coulondre A. (2017). « La création de profit par les promoteurs immobiliers. Étude sur le travail entrepreneurial de qualification des biens », Revue française de sociologie, n° 58, p. 41-69.). En tant qu’opérateurs, ils sont ensuite amenés à traduire concrètement la transition écologique en offre immobilière, promoteur de l’optimisation du foncier dans le respect de la trajectoire du ZAN. Et si, aujourd’hui, les constructions d’immeubles d’entreprises sont présentées comme un des moyens privilégiés pour atteindre la sobriété foncière, nous voudrions montrer comment, à partir de cet l’exemple (construction de locaux d’activité en étages), le promoteur analyse l’offre selon les perspectives de chacune des parties prenantes en même temps qu’il tente de se positionner sur ce marché. Dans un premier temps, les promoteurs font le même constat que les agents immobiliers : les entreprises n’en veulent pas, au regard des contraintes de process incompatibles avec des installations en étages. D’après eux, les bâtiments aujourd’hui « en service » montrent les limites du modèle : l’un des plus anciens bâtiments à vocation industrielle – Mozinor[32]Le territoire d’Est Ensemble est marqué par une offre historiquement forte, caractérisée par le bâtiment emblématique de Mozinor (visite du 10 juin 2022) et par le développement de Centres d’activités économiques sur la commune de Montreuil dans les années 1980 et 1990. La verticalité singulière suffit à distinguer le bâtiment. Sur un espace foncier de 28 400 m², Mozinor offre 42 000 m² de surfaces d’activités, dont 18 000 m² de voirie intérieure (double rampe d’accès et parkings au centre de l’immeuble) sur 5 niveaux, avec 43 cellules assez homogènes de 580 m² en moyenne, avec 5,30 m de hauteur sous plafond. Le site compte 500 emplois, soit 178 emplois à l’hectare. – serait peu fonctionnel et ne devrait son occupation que par l’avantage différentiel de loyers attractifs (photo 1) : « Mozinor propose des loyers à 100 €/m² HT mais charges comprises, pour un prix de locaux d’activités à Montreuil qui est à 160 €/m² HT et HC (soit 190 €/m² CC et TTC…) Le bâtiment n’est pas confortable, dispose de peu de lumière naturelle et héberge des artisans qui, faute de mieux, préfèrent cette solution. Surtout, il revient à une SEM publique de supporter des prix très bas » (promoteur à EE).

Ailleurs, dans le cadre de nouveaux projets[33]EcoCity Park à Gennevilliers : la forme urbaine est quant à elle plus innovante, avec un bâtiment réalisé sur 5 200 m² de terrain, et 8 200 m² de surface de plancher, livrés en juillet 2021, en R+5 avec 1 500 m² par niveau, et tous les étages sont accessibles par rampe d’accès pour des 3,5 t., il semblerait, selon nos interlocuteurs, que l’usage ne corresponde pas à celui initialement prévu. Aujourd’hui, peu d’immeubles d’activités concerneraient les activités productives stricto sensu (présence de matériel lourd, volumineux, générant des flux, etc.). Les hôtels dits industriels de la capitale, en particulier, seraient surtout occupés par des professionnels n’exerçant pas une activité productive. Il s’agirait de bureaux d’ingénierie en économie de la construction, d’architectes et de maitres d’œuvre. Ces hôtels présenteraient l’avantage de proposer des loyers très faibles (130 €/m² HT), alors que les loyers sont à plus de 500 €/m² dans Paris. L’exemple de Grand Orly Bièvre en témoigne : « À Grand Orly Seine Bièvre, les locaux d’activités en étage seront destinés à des activités de service en réalité ou à des activités d’ingénierie, mais pas à de l’industrie. Les cas sont rares et sont liés à des activités qui peuvent se contenter d’un espace restreint en raison du processus d’assemblage fondé sur des pièces de petite taille (microélectronique) » (promoteur à EE).

La verticalité ne serait qu’un faux-semblant, une sorte « d’éco-blanchissement » architectural faussement destinée aux fonctions productives. Ce constat est à mettre en miroir avec la capacité d’anticipation des promoteurs (Citron, 2016[34]Op. cit.). Lorsqu’ils évoquent le ZAN, ils le font sans appréciation négative, toujours en termes prospectifs, non pas seulement sur les prix appelés à augmenter par effet retour, mais plutôt sur comment faire mieux. En ce sens, toujours d’après eux, les constructions en hauteur pourraient être acceptées dans un avenir proche. Ils défendent l’idée selon laquelle certaines entreprises productives pourront s’y installer si l’obligation leur est faite : « si elles n’ont plus le choix, elles s’organiseront en étage » (promoteur à EE). Et la tendance est là, quelques entreprises y pensent sérieusement pour l’avenir ; pour elles, construire autrement, en hauteur, s’inscrit dans une démarche prospective face à la concurrence : « Avec la configuration actuelle, pas possible, mais dans un de nos projets avec d’autres technologies, on y réfléchit, pour la concurrence et pour se diversifier, rester en veille » (entreprise de découpe laser à VRA). Ou encore dans une perspective d’investissement ou de stratégie patrimoniale, manifestement, l’idée chemine chez quelques industriels : « Surélévation pour des bureaux supplémentaires ou pour louer à d’autres » (entreprise de couverture et d’étanchéité) ; « Le process des pâtes se prêterait à la verticalité, comme en Allemagne sur quatre étages, ça marche, car le process est adapté » (entreprise agroalimentaire).

Aujourd’hui, concrètement, si peu d’immeubles d’activités concernent les activités productives stricto sensu, si la verticalité n’est pas encore inscrite dans le paysage industriel français, demain ce sera peut-être le cas ? Car tant que les entreprises possèdent encore des réserves foncières suffisantes, le changement de paradigme risque de se faire attendre (promoteur à EE). Finalement, la faiblesse de l’offre (immeuble d’entreprises) ne relève pas forcément d’une demande inexistante, y compris de la part du secteur productif. Cette offre est certes timide, mais la demande est exprimée par les entreprises : certaines estiment être déjà dans cette configuration, leurs bureaux ou même leurs laboratoires étant situés en étage, mais « les machines doivent rester en rez-de-chaussée » (entreprise d’alliage industriel) ; pour d’autres, le stockage se fait déjà en hauteur (entreprise de chaudronnerie plastique). On comprend que la diversité des activités productives ne permet pas des solutions monolithiques. Toutefois, l’on peut s’interroger sur les points communs dans la production entre les pratiques d’un artisan d’art (céramiste) et d’un fabricant de tunnelier (métros, égouts) qui contribueraient à verticaliser la forme architecturale des locaux productifs ?

Les promoteurs l’ont compris, alors même qu’ils ont pu l’anticiper. S’il n’y a pas encore de marché pour la commercialisation des étages, si les banques jusqu’à aujourd’hui restent frileuses, l’analyse d’opérations avortées soulève les conditions nécessaires à leur réalisation : « La réalisation de locaux verticaux en étage ne correspond pas à la demande des entreprises aujourd’hui car ils sont 2,5 fois plus chers, et que les banques ne financent pas des projets de ce type quand on leur soumet une proposition (exemple : projet de 3 000 m² avec participation de la CDC : elle est refusée par la banque privée ») (promoteur à EE).

Il revient au promoteur de convaincre les banques, – « nous n’avons pas su les convaincre que ça marche » (promoteur à EE) – et d’attirer les investisseurs. Également, en fins observateurs des stratégies des investisseurs, ils ont relevé une double évolution : d’une part, ces derniers, voyant les rendements des locaux commerciaux marquer le pas, s’intéresseraient de plus en plus aux locaux industriels ; d’autre part, ces mêmes investisseurs seraient particulièrement sensibles à l’affichage « développement durable » ou aux labels verts[35]Par exemple, le label Biodivercity atteste des actions menées pour prendre en compte tous les sujets liés à la biodiversité aux différentes étapes d’un projet immobilier [En ligne des produits immobiliers.

La rhétorique de la transition écologique traverse toute la chaine de production de l’immobilier productif, des collectivités locales aux entreprises. Notre travail débouche sur l’identification de catégories d’acteurs issus de la combinaison de deux paramètres qui distinguent la dimension rhétorique, d’une part, et le rôle de traduction, d’autre part. Pourtant, la fonction de promotion métabolise l’ensemble des approches en y intégrant les financeurs (banques et investisseurs). En attente du bon moment, ils mettent en place une stratégie d’opportunité. Les capacités de traduire, de convaincre pour changer les modes de pensée et les modes de faire, ne caractérisent-elles pas l’acteur qui, demain, fabriquera de l’urbain productif écologique ?

Conclusion

Fabriquer des locaux d’activités productives à l’aune de la transition écologique n’est pas chose aisée ! Les configurations d’acteurs dans la chaîne de production de foncier et d’immobilier d’activités varient selon les territoires et se complexifient, car les collectivités locales délèguent de plus en plus à des acteurs « intermédiaires » la réalisation d’immobilier productif. Parmi ces acteurs « intermédiaires » – promoteurs, commercialisateurs, investisseurs – situés entre les collectivités locales et les entreprises futures utilisatrices de locaux, seuls les promoteurs connaissent les besoins des entreprises et les contraintes urbanistiques et environnementales pesant sur les territoires. Aussi sont-ils en capacité de devenir des « passeurs » des rhétoriques sur la réindustrialisation et la transition écologique, entre collectivités locales et entreprises productives. Acteurs-traducteurs, ils tentent d’expliquer aux entreprises les préoccupations économiques, urbanistiques et environnementales des collectivités locales et, réciproquement, auprès de ces dernières, les besoins en locaux des entreprises. Cette traduction se révèle dans les projets fonciers et immobiliers d’activités productives, où, tout en tenant compte des contraintes urbanistiques, environnementales et des processus de production, les promoteurs cherchent à optimiser l’espace, à verticaliser les locaux et à verdir leurs surfaces. Toutefois, il convient de ne pas se méprendre : ces projets ne sont pas tous voulus par les entreprises, voire les promoteurs ! Ils représentent soit une stratégie d’adaptation des promoteurs pour continuer à produire des locaux d’activités, soit un compromis issu de négociations indirectes – par le biais des promoteurs – concernant les rhétoriques de la réindustrialisation et la transition écologique entre collectivités locales et entreprises. À l’heure de la crise immobilière, de l’inflation des prix, les promoteurs ont de plus en plus de difficultés financières à produire des projets fonciers et immobiliers de locaux d’activités, et se voient contraints de faire appel à d’autres acteurs, notamment aux investisseurs, pour développer ces projets. Dans ce contexte, les promoteurs seront-ils en capacité de sensibiliser ces investisseurs aux rhétoriques de la réindustrialisation et de la transition écologique ? Sauront-ils jouer leur rôle de « passeur » et de « traducteur » de rhétoriques auprès de ces nouveaux acteurs intermédiaires ?


[1] Duarte P, Duvillard S, Gillio N, Petit T. (2023). « La demande foncière et immobilière des activités productives : quelle prise en compte par les territoires urbains ? Les cas de l’Ile-de-France et de Valence Romans Agglo », Paris : CEREMA, UMR CNRS PACTE, Institut Paris Région, rapport pour le compte du PUCA, 128 p. Cette recherche vient d’être en partie publiée : Duarte P, Duvillard S, Gillio N, Petit T. (2024). Foncier industriel et stratégies publiques locales : une articulation imparfaite, Paris, Les Presses des Mines, 104 p.

[2] Crague G, Levratto N. (2022). « Au-delà de la relocalisation de l’industrie : la ville productive », Métropolitiques, n° 10. Voir également le rapport de France Nation Verte (2023), Stratégie nationale de mobilisation pour le foncier industriel, 144 p.

[3] Op. cit.

[4] Sont exclus les plateformes logistiques, les commerces et le tertiaire.

[5] Le CEREMA et l’Institut Paris Région avec les territoires franciliens et l’Université Grenoble Alpes avec Valence Romans Agglo.

[6] Zéro Artificialisation Nette : La loi climat et résilience du 22 août 2021 a fixé l’objectif d’atteindre le « zéro artificialisation nette des sols » (ZAN) en 2050, avec un objectif intermédiaire de réduction de moitié de la consommation d’ENAF dans les dix prochaines années (2021-2031).

[7] Amblard H, Bernoux P, Herreros G, Livian YF. (1996). Les nouvelles approches sociologiques des organisations, Paris, Seuil, 244 p.

[8] Crozier M, Friedberg E. (1977). L’acteur et le système, Paris, Le Seuil, 444 p.

[9] Callon M. (1986). « Eléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint Brieuc », L’Année Sociologique, n° 36, p. 169-208.

[10] Duarte P. (2015). « Représentations, interactions et négociations. Le cas de deux projets urbains à Grenoble », Négociations, n° 23, p. 137-149.

[11] Meyer M. (2008). Principia Rhetorica. Une théorie générale de l’argumentation, Paris, Fayard, 332 p.

[12] Breton P. (2006). L’argumentation dans la communication, Paris, La Découverte, 128 p.

[13] Arab N, Mille A, Pauchon A (dir.). (2022). Urbanisme et changement : injonction, rhétorique ou nouvelles pratiques ?, Toulouse, Presses Universitaires du Midi, 212 p.

[14] Calenge C. (2003). « Idéologie verte et rhétorique paysagère », Communications, n° 74, p. 33-47.

[15] Concrètement, se multiplient les espaces de réflexions (groupes de travail, webinaire), les expériences, les guides de bonnes pratiques : en 2022, un groupe de travail intitulé « Sobriété foncière et développement économique », sous l’égide du Cerema, Intercommunalités de France et l’ANCT, est mis en place. Diverses intercommunalités, comme Rennes Métropole, la communauté d’agglomération Rochefort Océan, participent à ces réflexions et produisent des documents [En ligne].

[16] Loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets.

[17] Gaudin JP. (2002). Pourquoi la gouvernance ? Paris, Presses de Sciences Po, 137 p.

[18] Le Galès P. (2003). Le retour des villes européennes. Sociétés urbaines, mondialisation, gouvernement et gouvernance, Paris, Presses de Sciences Po, 454 p.

[19] Duvillard S, Gillio N. (2021). Maintenir et développer les activités productives en ville. Le rôle de l’action publique et des acteurs privés, Paris, Les cahiers de la recherche, publication de la CDC, Institut pour la Recherche, 150 p.

[20] Avril B, Roth B. (2001). La promotion immobilière. Construire pour autrui, Paris, Presses de l’École Nationale des Ponts et Chaussées, 288 p.

[21] Nappi-Choulet I. (2013). « La financiarisation du marché immobilier français : de la crise des années 1990 à la crise des subprimes de 2008 », Revue d’économie financière, n° 2(110), p. 189-206.

[22] Issus des entretiens préparatoires et visites de terrain dans les trois territoires : VRA, entretiens du 8 avril 2021, 15 mars 2021 et 21 mai 2021, terrains des 13 septembre 2021, et 17 mai 2022 ; EE, entretiens des 14 mars 2022 et 11 mai 2022, terrain du 10 juin 2022 ; BNS, entretien du 23 mars 2021, terrain du 28 juin 2022.

[23] Entretiens préparatoires à ceux menés auprès des autres acteurs impliqués dans la production du foncier productif : quatre rencontres avec les responsables du service économique à VRA, trois pour Est Ensemble, et deux pour Boucle Nord de Seine.

[24] Citron P. (2016). « Les promoteurs immobiliers dans les projets urbains. Enjeux, mécanismes et conséquences d’une production urbaine intégrée en zone dense », thèse en géographie, Université Paris1 Panthéon-Sorbonne, 450 p.

[25] Op. cit.

[26] Rappel : les ZA sont gérées par les intercommunalités ; les activités situées dans le diffus leur échappent et elles les connaissent assez peu.

[27] Op. cit.

[28] Pollard J. (2018). L’État, le promoteur et le maire ; la fabrication des politiques du logement, Paris, Les Presses de Sciences Po, 216 p.

[29] Op. cit.

[30] Op. cit.

[31] Coulondre A. (2017). « La création de profit par les promoteurs immobiliers. Étude sur le travail entrepreneurial de qualification des biens », Revue française de sociologie, n° 58, p. 41-69.

[32] Le territoire d’Est Ensemble est marqué par une offre historiquement forte, caractérisée par le bâtiment emblématique de Mozinor (visite du 10 juin 2022) et par le développement de Centres d’activités économiques sur la commune de Montreuil dans les années 1980 et 1990. La verticalité singulière suffit à distinguer le bâtiment. Sur un espace foncier de 28 400 m², Mozinor offre 42 000 m² de surfaces d’activités, dont 18 000 m² de voirie intérieure (double rampe d’accès et parkings au centre de l’immeuble) sur 5 niveaux, avec 43 cellules assez homogènes de 580 m² en moyenne, avec 5,30 m de hauteur sous plafond. Le site compte 500 emplois, soit 178 emplois à l’hectare.

[33] EcoCity Park à Gennevilliers : la forme urbaine est quant à elle plus innovante, avec un bâtiment réalisé sur 5 200 m² de terrain, et 8 200 m² de surface de plancher, livrés en juillet 2021, en R+5 avec 1 500 m² par niveau, et tous les étages sont accessibles par rampe d’accès pour des 3,5 t.

[34] Op. cit.

[35] Par exemple, le label Biodivercity atteste des actions menées pour prendre en compte tous les sujets liés à la biodiversité aux différentes étapes d’un projet immobilier [En ligne].