juillet 2024

La ville productive à l’heure de la transition écologique

Ville productive,
ville du « care of things »
Gilles Crague
École des Ponts - Paristech

Ville productive,
ville du « care of things »
Ville productive, ville du « care of things »,
Riurba no
16•17, juillet 2024.
URL : https://www.riurba.review/article/16-productive/care-of-things/
Article publié le 5 juil. 2025
- Abstract
- Résumé
The productive city: a city of care of things
The recent emergence of the notion of the productive city highlights a field of the economy, the productive economy, long neglected or even ignored in the literature on big cities, and in doing so, invites a renewal of urban development policy. These two consubstantial dimensions of the productive city were essentially addressed through the manufacturing/relocation couple. The article enriches this perspective by relying on an action research project carried out in/with the Grand Parisian intermunicipal authority of Grand Orly Seine Bièvre. On the one hand, it proposes a redefinition of the field of the productive economy through the updating of “productive-residential” activities. On the other hand, it identifies a new form of economic action designated by the expression “care of things”, which departs from the doctrine of entrepreneurialism.
L’émergence récente de la notion de ville productive met en lumière un champ de l’économie – l’économie productive – longtemps délaissé voire ignoré par les travaux sur les grandes villes, et invite, ce faisant, à un renouvellement de l’interventionnisme économique urbain. Ces deux dimensions consubstantielles de la ville productive ont été essentiellement abordées à travers le couple manufacturing/relocalisation. L’article enrichit cette perspective en s’appuyant sur un dispositif de recherche-action menée dans/avec le territoire grandparisien de Grand Orly Seine Bièvre. Il propose, d’une part, une redéfinition du champ de l’économie productive à travers la mise à jour des activités « productives-résidentielles » ; d’autre part, il identifie une nouvelle forme d’action économique désignée par l’expression « care of things », qui se départit de la doctrine de l’entrepreneurialism.
post->ID de l’article : 5624 • Résumé en_US : 5675 • Résumé fr_FR : 5672 • Sous-titre[0] :
Introduction
La réémergence récente de la notion de « ville productive », en Europe et en France, relève moins de l’analyse économique que de la réflexion architecturale et urbaine. Elle doit beaucoup au concours d’idées d’architecture et d’urbanisme Europan qui en a fait, en 2017, le thème principal de sa 14e session (Gilbart et Mazy, 2023[1]Gilbart A, Mazy K. (2023). « De l’émergence à l’appropriation, Europan et la fabrique du concept de ville productive en contexte métropolitain », Espaces et sociétés, n° 189(2), p. 95‑117.). À travers la notion de ville productive, il s’agissait de souligner que, bien que placées « sous les auspices de l’idéologie de la ville mixte »[2]Voir la brochure EUROPAN « Villes productives – Thème Europan 14 », 2017., les opérations de régénération urbaine avaient fait bien peu de place aux « emplois liés à l’économie productive, à la fabrication, à la maintenance et à la réparation… ». À travers la notion de « ville productive », le concours Europan visait ainsi à réorienter l’intervention urbaine et promouvoir une mixité urbaine incluant pleinement ladite « économie productive ».
La promotion de la « ville productive » met ainsi en lumière un champ particulier de l’économie. La définition de ce champ de « l’économie productive » n’est pas aisée. Peut-on assimiler « économie productive » et « industrie » ? Rien n’est moins sûr. Si les grandes usines ont délaissé les grandes villes européennes (ESPON, 2021[3]ESPON. (2021). « Policy brief: Productive cities and metros », Luxembourg, European Union.), cela ne signifie pas pour autant que l’industrie a quitté les métropoles. En effet, selon Veltz, « les usines et les ouvriers partent, mais le cœur de l’industrie, c’est-à-dire les centres de conception des produits et des process, ainsi que les fonctions clients et marketing, n’a jamais été aussi concentré dans les métropoles » (Veltz, 2015[4]Voir interview : Veltz P. (2015). « L’industrie est dans les métropoles ! », L’Économie politique, n° 68(4), p. 7‑19.). Les travailleurs métropolitains de l’industrie seraient donc des travailleurs du savoir, typique de la « knowledge based economy » (Godin, 2006[5]Godin B. (2006). « The Knowledge-based economy: Conceptual framework or buzzword? », The Journal of Technology Transfer, n° 31(1), p. 17‑30.), aucunement des ouvriers de fabrication, de maintenance ou de réparation évoqués par le concours Europan en 2017. « L’industrie des métropoles » dont parle Veltz est celle qui conçoit des produits et des process mais ne les met pas en œuvre in situ. À contrario, « l’économie productive » métropolitaine promue par Europan est explicitement associée à la mise en œuvre de processus de fabrication.
Un certain flou conceptuel caractérise ainsi les usages contemporains de la notion de ville productive. Toutefois, deux idées importantes émergent dans son sillage : elle invite, d’une part, à un renouvellement de l’action urbaine à vocation économique ; d’autre part, ce renouvellement réfère à un segment spécifique de l’économie – l’économie productive – aux contours incertains à ce stade. Dans le sillage de ces deux idées, le présent article propose une conceptualisation originale de la ville productive qui, d’une part, précise ce que l’on peut entendre par « économie productive » métropolitaine, et, d’autre part, renvoie à un nouveau mode d’action économique urbaine. Dans de nombreux travaux académiques portant sur la ville productive, le champ de l’économie considéré se compose d’activités de fabrication (manufacturing), qui prendraient appui sur de nouvelles technologies numériques de production[6]Plusieurs appellations désignent ce phénomène : makers, fablabs, fab-city (Berrebi-Hoffmann I, Bureau MC, Lallement M. (2018). Makers : enquête sur les laboratoires du changement social, Paris, Le Seuil ; Rumpala Y. (2018). Intelligente autrement : de la « Smart city » à la « Fab city ». Émergence d’un modèle alternatif de ville « intelligente » et logiques de reconfiguration du collectif urbain », Métropoles. [En ligne, favorisant ainsi leur retour au sein des tissus urbains denses[7]« New urban production focuses on creative, knowledge-intensive and customised production, thriving on small-scale production that has remained within city borders » (ESPON, op. cit.).. Sur le plan de l’intervention urbaine, il s’agit alors d’accompagner leur relocalisation, c’est-à-dire attribuer une place, au sens physique et économique, aux activités de fabrication, et organiser leur cohabitation avec les autres fonctions urbaines. Nous montrerons que ce type d’approche, centrée sur le couple manufacturing/relocalisation, n’épuise pas la façon d’appréhender les transformations en cours associées à la notion de ville productive. Pour ce faire, nous nous sommes appuyés sur la situation et l’expérience singulières d’un territoire situé au sein de la zone dense de l’agglomération parisienne : le territoire Grand Orly Seine Bièvre (GOSB).
Le territoire GOSB est gouverné par une autorité publique dont la stratégie de développement économique comporte deux caractéristiques distinctives : d’une part, l’économie productive constitue la cible principale[8]Ce positionnement est incarné dans un « Manifeste pour un territoire industriel et productif » établi en 2018 [En ligne]. et, d’autre part, l’action économique va au-delà de l’appui aux entreprises et vise aussi la transformation écologique et le « bénéfice des habitants[9]La feuille de route 2021-2025 du développement économique et de l’emploi est orientée selon le mot d’ordre général suivant : « Un territoire engagé pour accompagner la transformation économique et écologique au bénéfice de ses habitants ». [En ligne]. ». Un dispositif de recherche-action de trois ans a été mis en œuvre pour comprendre et accompagner ce positionnement singulier. Il a conduit à proposer l’expression « care of things[10]L’expression « care of things » a été proposée par Denis et Pontille (Denis J, Pontille D. (2015). « Material ordering and the care of things », Science, Technology, & Human Values, n° 40(3), p. 338‑367), et reprise ici. » pour le caractériser. Le mot « things » renvoie à la densité du bâti et des infrastructures, et aux activités productives associées, qui sont au fondement du fonctionnement des grandes métropoles. Le mot « care » recouvre plusieurs idées : il suggère d’abord que la notion de ville productive va au-delà de la description d’un type particulier d’activité économique mais sous-tend aussi l’émergence d’une forme nouvelle d’action publique ; il signale ensuite que l’action économique a moins pour cible les entreprises ou les flux monétaires que le bien-être des habitants (inclusion) ; il sous-tend enfin que l’activité de care ne porte pas seulement sur les personnes mais aussi sur les cadres matériels de la vie quotidienne, et établit, ce faisant, un lien avec l’impératif de transition écologique. On montrera ainsi que la « ville productive » comme projet et finalité de l’action urbaine rencontre et peut s’appuyer sur l’institutionnalisation en cours de la transition écologique[11]C’est bien la notion de « ville productive » qui est l’objet central du présent article, lequel ne porte donc pas sur les politiques urbaines de développement durable ou de transition écologique auxquelles se consacre une littérature dédiée..
Dans une première section, nous reviendrons sur la notion « d’économie productive » à partir des travaux académiques qui ont tenté de l’appréhender, puis nous examinerons quelles conséquences en ont été tirées pour l’action publique urbaine. Nous décrirons ensuite le territoire GOSB et la démarche de recherche-action qui y a été menée. Nous mettrons enfin en évidence la spécificité de l’économie productive de GOSB à travers la notion « d’activité productive-résidentielle », avant de décrire l’émergence d’un nouvel interventionnisme économique. En référence à la distinction classique établie par David Harvey entre « entrepreneurialism » et « managerialism » (Harvey, 1989[12]Harvey D. (1989). « From managerialism to entrepreneurialism: The transformation in urban governance in late capitalism », Geografiska Annaler. Series B, Human Geography, n° 71(1), p. 3‑17.), on montrera qu’il s’apparente à un « néo-managerialism ».
Économie productive : de quoi s’agit-il ?
La notion de « ville productive » marque un changement de perspective dans l’analyse de l’économie métropolitaine, après deux décennies où celle-ci a essentiellement été envisagée sous le prisme de l’économie de la connaissance, des fonctions tertiaires supérieures ou de la classe créative. Il s’est opéré selon deux perspectives différentes : la première envisage cette réintroduction comme l’émergence d’un nouveau champ d’activité ; la seconde insiste moins sur la nouveauté d’un champ que sur sa relative invisibilité lorsque l’on saisit l’économie via les lunettes statistiques habituelles.
Une première série de travaux insiste sur l’émergence de nouvelles technologies de fabrication (miniaturisation, digitalisation), en lien avec l’avènement du « maker movement ». Dans cette perspective, le retour de « l’économie productive » est portée par la conjonction entre des avancées technologiques et les aspirations spécifiques d’une nouvelle génération d’entrepreneurs urbains, mais aussi de consommateurs en quête tout à la fois d’une plus grande personnalisation et d’une meilleure compréhension des manières de fabriquer les biens auxquels ils aspirent (Lane et Rappaport, 2020a[13]Lane RN, Rappaport N (dir.). (2020a). The design of urban manufacturing, New York, Routledge, 298 p. ; Rappaport, 2017[14]Rappaport N. (2017). « Hybrid factory / Hybrid city », Built Environment, n° 43(1), p. 72‑86. ; Wolf-Powers et al., 2017[15]Wolf-Powers L, Doussard M, Schrock G et al. (2017). « The maker movement and urban economic development », Journal of the American Planning Association, n° 83(4), p. 365‑376.). Cette nouvelle donne productive, du côté de l’offre, de la demande et de la technologie, conduirait ce nouveau manufacturing avancé (« advanced manufacturing ») à retourner au cœur des villes : « This dynamic redefines the manufacturing process from the age-old methods of large-scale production (which also still exist) to advanced manufacturing which is cleaner, greener, and often smaller, thereby influencing the potential for a factory to be located in the city » (Rappaport, 2017[16]Op. cit.). Ce champ d’activités n’est toutefois pas homogène, et ses impacts territoriaux divers (Berrebi-Hoffmann et al., 2018[17]Op. cit. ; Wolf-Powers et al., 2017[18]Op. cit.).
Une seconde série de travaux insiste moins sur l’émergence de nouvelles activités de fabrication que sur un problème d’identification. Le retour de « l’économie productive » procède alors de la mise en lumière d’activités économiques que les lunettes statistiques traditionnelles peinent à rendre visibles. Tel est le point de vue développé par des travaux américains (Lane et Rappaport, 2020b[19]Lane RN, Rappaport N. (2020b). « Overview of Urban Manufacturing », dans Lane RN, Rappaport N, The design of urban manufacturing, New York, Routledge. ; Rappaport, 2019[20]Rappaport N. (2019). « Considering industry as infrastructure: policy to support spaces for urban manufacturing », dans Lane RN, Rappaport N, The design of urban manufacturing, New York, Routledge, p. 185‑202. ; Wolf-Powers et al., 2017[21]Op. cit.) autour de la notion d’urban manufacturing. Celle-ci réfère à des activités de fabrication « place-based » qui ne recouvrent pas celles ciblées par les politiques industrielles, nationales ou fédérales, centrées sur la science et la technologie (Wolf-Powers, 2020[22]Wolf-Powers L. (2020). « The federal policy context for urban manufacturing », dans Lane RN, Rappaport N, The design of urban manufacturing, New York, Routledge.). Ce non-recouvrement se manifeste notamment dans les découpages promus par les statistiques conventionnelles. Ainsi, dans le cas américain, Rappaport signale-t-elle que « the definitions of manufacturing sectors are often in conflict with standard categories in the United States known as the North American Industry Classification System (NAICS), which has outdated categories for today’s manufacturing trends. Thus, for example, chocolate manufacturing in a retail space is counted as retail and not industry. Film production, which employs many workers who make things, is also not considered manufacturing even though people make products such as sets and lighting to be used in films » (Rappaport, 2017[23]Op. cit.).
On se propose d’illustrer ce problème d’identification statistique de « l’économie productive » à partir du cas français et de la catégorisation proposée par l’INSEE qui segmente l’économie en deux grandes sphères : la « sphère présentielle » et la « sphère productive ». Celles-ci se distinguent du point de vue de la demande à laquelle elles s’adressent : « Les activités présentielles sont les activités mises en œuvre localement pour la production de biens et de services visant la satisfaction des besoins de personnes présentes dans la zone, qu’elles soient résidentes ou touristes. Les activités productives sont déterminées par différence. Il s’agit des activités qui produisent des biens majoritairement consommés hors de la zone et des activités de services tournées principalement vers les entreprises de cette sphère[24]INSEE. (2015). « Sphère présentielle et sphère productive ». ». Le caractère « productif » d’une sphère repose ici sur le caractère local ou non des besoins ciblés par l’activité, sans référence à priori à la nature de l’activité mise en œuvre (transformation de la matière, prestation de service).
En partant de cette segmentation en sphères, plusieurs constats statistiques ont été établis concernant l’évolution de l’économie. On note d’abord une tendance structurelle marquée par la diminution du poids de la sphère productive et la croissance de la sphère présentielle[25]INSEE Première. (2015). « Trente ans de mutations fonctionnelles de l’emploi dans les territoires », n° 1538. [En ligne. Même si la dichotomie entre sphères productive et présentielle ne recouvre pas la distinction entre secteurs industriels et de service (au sens de la nomenclature NAF de l’INSEE[26]Pour la composition sectorielle (NAF rév. 2) des sphères résidentielle et productive, voir insee.fr [En Ligne), la décroissance de l’emploi dans la sphère productive est liée à la décroissance de l’emploi industriel au sens de la NAF (Hecquet, 2013[27]Hecquet V. (2013). « Emploi et territoires de 1975 à 2009 : tertiarisation et rétrécissement de la sphère productive », Économie et Statistique, n° 462(1), p. 25‑68.). D’autres évolutions importantes ont en outre pu être mises en évidence à partir de l’examen du profil fonctionnel[28]La catégorisation d’une activité en sphère repose sur le secteur NAF de l’entreprise : un emploi relève de la sphère productive s’il est lié à une entreprise dont l’activité relève d’un secteur NAF appartenant à la catégorie « sphère productive ». La catégorisation des emplois par fonction repose sur le métier exercé (nomenclature PCS des catégories socioprofessionnelles) : une même entreprise recourt le plus souvent à des métiers relevant de fonctions différentes : fabrication, vente, R&D… des sphères présentielle et productive (figure 1).

Au sein de la sphère productive, on constate ainsi l’effondrement de l’emploi associé à la fonction « fabrication » et la croissance des métiers hors fabrication[29]Un constat analogue avait déjà été établi par F. Lainé dès le début des années 2000, qui évoquait la croissance des métiers non industriels dans les secteurs industriels (Lainé F. (2005). « Secteurs et métiers industriels – L’industrie n’est plus ce qu’elle était », DARES Premières Informations Premières Synthèses, n° 16.2).. Autrement dit, la sphère productive au sens de l’INSEE est de moins en moins fabricante et de plus en plus tertiarisée. Le type de trajectoire mis à jour par ces statistiques est proche du diagnostic de Veltz rappelé dans l’introduction du présent article. Toutefois, s’il s’agit de repérer et identifier une « économie productive » qui se distinguerait de la vision traditionnelle de l’économie métropolitaine – prééminence du tertiaire supérieur, du capital immatériel et/ou des fonctions stratégiques (Julien, 2002[30]Julien P. (2002). « Onze fonctions pour qualifier les grandes villes », INSEE Première, n° 840.) –, alors, la catégorie « sphère productive » conçue par l’INSEE apparaît peu pertinente : elle désigne en effet un champ d’activité dont l’évolution récente apparaît moins en rupture qu’en phase avec cette vision traditionnelle.
Quant à la sphère présentielle, sa croissance dans les dernières décennies doit beaucoup au dynamisme de l’emploi dans les fonctions santé-social et les services de proximité, voire de l’emploi public (figure 1), autrement dit des activités moins tournées vers les objets matériels que vers les personnes physiques. Ceci manifesterait une coïncidence croissante entre sphère présentielle et services aux personnes. Toutefois, une analyse plus fine de la sphère présentielle signale qu’une forme « d’économie productive » y est bien présente. Le premier indice est la croissance en son sein de l’emploi dans la fonction fabrication, alors que, rappelons-le, celui-ci s’effondre dans la sphère productive sur la même période (figure 1). Si on examine ensuite la composition sectorielle de la sphère présentielle, on constate qu’elle comprend des secteurs directement en lien avec la gestion-transformation de la matière et/ou des objets techniques. On peut ainsi repérer au sein de la sphère présentielle une cinquantaine de secteurs au sens de la NAF qui relèvent pour l’essentiel de la gestion-assainissement de l’eau, de la gestion des déchets, de la construction et de la réparation d’objets divers et variés (voir la liste en annexe). Un constat important émerge ainsi : toutes ces activités – appelons-les « productives-résidentielles » – sont invisibles si l’on saisit l’économie productive urbaine à partir de la dichotomie sphère productive / sphère présentielle de l’INSEE.
Si cet ensemble d’activités « productif-résidentiel » n’a pas fait l’objet d’études dédiées, un certain nombre de travaux, relevant moins de la sphère académique que des milieux experts, y font néanmoins référence[31]Le contour de cet ensemble « productif-résidentiel » n’est pas le même dans les différents travaux cités, mais tous font référence à des activités portant sur la matière ou des objets/infrastructures techniques et non exportatrices, c’est-à-dire répondant à des besoins urbains locaux..
On peut d’abord évoquer un travail de catégorisation établie au début des années 2000 par les planificateurs de San Francisco (Rappaport, 2017[32]Op. cit.) et toujours en vigueur aujourd’hui, qui vise à saisir un type spécifique d’activités, discrètes mais indispensables à la vie urbaine quotidienne des habitants comme des entreprises, regroupées sous l’expression « production/distribution/repair (PDR) » (figure 2) : « The Planning Department has adopted the term Production, Distribution and Repair or PDR to refer to the very wide variety of activities which have traditionally occurred and still occur in our industrially zoned areas. PDR businesses and workers prepare our food and print our books ; produce the sounds and images for our movies; take people to the airport; arrange flowers and set theatrical stages; build houses and offices; pick up our mail and garbage. PDR includes arts activities, performance spaces, furniture wholesaling, and design activities. In general, PDR activities, occurring with little notice […], provide critical support to the drivers of San Francisco’s economy, including the tourist industry, high tech industry and financial and legal services, to name a few. PDR businesses also tend to provide stable and well-paying jobs for the 50% of San Francisco residents who do not have a college degree[33]Voir San Francisco Planning (2009). « Eastern Neighborhoods Plans – Zoning: Balancing the Use of Land » [En ligne ».

Une seconde référence au « productif-résidentiel » se trouve dans le Policy Brief que le programme ESPON a consacré aux « productive cities and metros », paru en 2021. Partant d’une définition large de l’économie productive[34]« The project team – based on a discussion with the stakeholder cities and a review of the European data situation – decided to focus on the following sectors (and NACE groups): Transport and logistics (NACE H), wholesale and storage (NACE 46 + 45), competitive production (NACE C), production for local markets (NACE C), material services including building sector (NACE F), general workshops, repair services (NACE 95) » (rapport final du projet ESPON MISTA « Metropolitan Industrial Spatial Strategies & Economic Sprawl »)., une analyse statistique montre que « Capital metropolitan areas are more specialised in public service provision, such as utilities (e.g. electricity, gas and water provision, remediation of waste materials) and logistics (e.g. wholesale trade, warehousing, water transport, air transport) ». C’est ainsi une autre forme de productif résidentiel qui est mise ici en évidence dans les grands centres métropolitains européens, associée aux grands services urbains (équipements industriels de gestion de l’eau, des déchets, de l’énergie, du transport et de la logistique).
On notera pour finir que cette forme particulière d’économie productive, dont la demande est locale, a été identifiée en 2018 par la chambre de commerce et d’industrie de Paris dans une importante étude sur les besoins fonciers des entreprises industrielles (Tasse, 2018[35]Tasse JM. (2018). Quels besoins en foncier pour les entreprises industrielles franciliennes ? CCI Paris Ile-de-France.). Parmi les entreprises productives en quête de foncier figuraient notamment des « entreprises dont l’activité quotidienne correspond à une des fonctions de l’agglomération. Ces fonctions constituent des marchés pour les entreprises : déchets, eau, logistique urbaine, travaux publics, artisanat, transports publics… ».
Ville productive : un nouvel interventionnisme ?
En parallèle de l’enjeu d’identification de l’ « économie productive », la notion de ville productive interpelle les politiques de développement économique et territorial. En effet, lorsque le champ économique d’attention est la sphère productive exportatrice, une forme particulière d’interventionnisme économique local en découle, qui repose sur le double principe de l’attractivité et des effets d’entrainement : l’intervention publique vise à attirer des activités qui tirent leurs revenus de l’extérieur, lesquels ruissellent par suite au sein du territoire. Or, comme le suggère la recension de littérature de la section précédente, pour les promoteurs contemporains de la ville productive, c’est moins le caractère extraverti que la réponse à des besoins locaux qui constitue le critère prépondérant. L’avènement contemporain des notions de ville productive et/ou d’urban manufacturing appelle ainsi un renouvellement des politiques urbaines. Comme le montre l’exemple de la planification urbaine à San Francisco, des initiatives existent d’ores-et-déjà. Toutefois, ce nouvel interventionnisme urbain constitue un champ d’étude émergent, qui reste largement à explorer et approfondir (Ferm, Panayotopoulos‐Tsiros et Griffiths, 2021[36]Ferm J, Panayotopoulos‐Tsiros D, Griffiths S. (2021). « Planning urban manufacturing, industrial building typologies, and built environments: Lessons from inner London », Urban Planning, n° 6(3), p. 350‑367. ; Grodach et Gibson, 2019[37]Grodach C, Gibson C. (2019). « Advancing manufacturing?: Blinkered visions in U.S. and Australian urban policy », Urban Policy and Research, n° 37(3), p. 279‑293.). Plusieurs travaux permettent néanmoins d’esquisser plusieurs enjeux et traits caractéristiques.
L’enjeu le plus couramment abordé est celui de l’insertion urbaine des nouvelles activités productives. Pour exister au sein des tissus urbains constitués et fortement encombrés, les activités productives doivent pouvoir y trouver une place. Cela suppose des innovations architecturales consistant à réorganiser l’espace du process productif selon une logique verticale (« vertical urban factory ») de façon intégrée (une seule entreprise occupante) ou en couches (plusieurs activités hébergées) (Rappaport, 2015[38]Rappaport N. (2015). Vertical urban factory, New York, Actar Publishers, 480 p.). Il peut aussi s’agir d’héberger au sein d’un même bâti à côté de la fonction productive des fonctions urbaines autres (résidentielles, commerciales…) (« hybrid factory ») (Rappaport, 2017[39]Op. cit.). L’insertion urbaine suppose aussi une action à l’échelle de la planification urbaine, comme le montre le cas de San Francisco[40]Rappelons que ce sont le département et la commission de « planning » de San Francisco qui ont été les artisans d’une nouvelle attention publique pour l’économie productive.. Il s’agit alors de renouveler des pratiques de zoning (Grodach et Martin, 2023[41]Grodach C, Martin D. (2023). « A productive mix? Urban manufacturing in planned industrial zones and mixed-use districts », Journal of Planning Education and Research, n° 45(2), p. 401-413.), d’établir des réserves foncières, de densifier des zones industrielles ou de promouvoir des quartiers à usage mixte (Rappaport, 2019[42]Op. cit.). L’insertion urbaine de l’économie productive ne saurait advenir spontanément et nécessite une intervention publique, en raison de la concurrence pour l’usage des sols en milieu urbain dense (Arab, 2019[43]Arab N. (2019), « Faire une place à l’économie productive en centre urbain dense métropolitain. Le projet d’urbanisme Ivry-Confluences à Ivry-sur-Seine », dans Crague G (dir.), Faire la ville avec l’industrie, Paris, Presses des Ponts.) et la menace du « property-led economic development » (Schrock et Wolf-Powers, 2019[44]Schrock G, Wolf-Powers L. (2019). « Opportunities and risks of localised industrial policy: the case of “maker-entrepreneurial ecosystems” in the USA », Cambridge Journal of Regions, Economy and Society, n° 12(3), p. 369‑384. ; Wolf-Powers, 2005[45]Wolf-Powers L. (2005). « Up-zoning New York City’s mixed-use neighborhoods: property-led economic development and the anatomy of a planning dilemma », Journal of Planning Education and Research, n° 24(4), p. 379‑393.), c’est-à-dire un principe de développement orienté par la maximisation de la valeur foncière et immobilière dans l’allocation des espaces urbains[46]Dans ce dernier cas de figure, l’économie productive s’avère moins « intéressante » que d’autres usages (par exemple, le logement, aujourd’hui, dans la métropole parisienne).. Par ailleurs, une enquête sur Londres a montré que des mécanismes analogues pouvaient conduire à une mise en concurrence des activités productives entre elles, les activités « avancées » pouvant conduire à l’éviction des activités traditionnelles (Ferm, 2023[47]Ferm J. (2023). « Hyper-competitive industrial markets: implications for urban planning and the manufacturing renaissance », Urban Planning, n° 8(4), p. 263‑274.). À l’arrivée, au-delà des récits enthousiastes sur les « industrious cities » et la « manufacturing renaissance », les autorités urbaines désireuses de donner toute leur place aux activités productives doivent affronter d’épineux problèmes fonciers et immobiliers.
Un second ensemble de travaux sur l’interventionnisme en rapport avec l’ « urban manufacturing » va au-delà des seuls besoins spatiaux et examine l’ensemble des enjeux de développement (financement, réseaux de distribution, capacité productive) auxquels sont confrontés les acteurs de l’économie productive urbaine (Doussard et al., 2018[48]Doussard M, Schrock G, Wolf-Powers L et al. (2018). « Manufacturing without the firm: challenges for the maker movement in three U.S. cities », Environment and Planning A: Economy and Space, n° 50(3), p. 651‑670.). En effet, ceux-ci ne disposent pas, du fait de leur taille, des mêmes ressources que les grandes firmes. Ces enjeux spécifiques supposent alors des mises en relation diverses et variées et l’inscription dans des réseaux via des actions d’intermédiation portées par des acteurs publics ou associatifs dédiés (Clark, 2014[49]Clark J. (2014). « Manufacturing by design: the rise of regional intermediaries and the re-emergence of collective action », Cambridge Journal of Regions, Economy and Society, n° 7(3), p. 433‑448.).
Enfin, une troisième caractéristique de ce nouvel interventionnisme apparaît plus particulièrement en lien avec la catégorie d’activités productives qu’on a qualifiée ci-dessus de « productives-résidentielles ». En effet, sa spécificité est d’adresser une demande locale. Les politiques de développement qui y sont potentiellement associées sont alors moins ciblées sur l’attraction de revenus extérieurs que sur la satisfaction et le bien-être des acteurs urbains résidents (ménages ou entreprises). Ce déplacement constitue une rupture importante avec les politiques de développement urbain que David Harvey, dans une contribution désormais classique, a qualifié d’entrepreneurialism (Harvey, 1989[50]Op. cit.). Cette forme d’interventionnisme urbain succède dans le temps à une autre, qu’Harvey qualifie de « managerialism », c’est-à-dire « practices […] which primarily focussed on the local provision of services, facilities and benefits to urban populations ». Harvey consacre moins son article au « managerialism » qu’à décrire l’émergence de « l’entrepreneurialism » dans les années 1970 et 1980. Ce modèle a constitué le cadre cognitif dominant des politiques métropolitaines de développement pendant plusieurs décennies (Arab, Crague et Miot, 2023[51]Arab N, Crague G, Miot Y. (2023). Vers un nouvel agir métropolitain, Paris, Presses des Ponts.). L’attention pour des activités productives-résidentielles marquerait ainsi une nouvelle forme de « managerialism », c’est-à-dire des politiques urbaines moins tournées vers l’extérieur (attractivité) que focalisées sur le bien-être des résidents urbains. Ce déplacement de perspective est proche de celui que promeut le courant de la « foundational economy » (Bowman et al., 2014[52]Bowman A, Law J, Johal S, Froud J. (2014). End of the experiment? From competition to the foundational economy, Manchester, Manchester University Press, 180 p.), qui vise plus largement à réorienter les politiques économiques vers « the mundane production of everyday necessities […] that part of the economy that creates and distributes goods and services consumed by all (regardless of income and status) because they support everyday life » (Bentham et al., 2013[53]Bentham J, Bowman A, De la Cuesta M et al. (2013). Manifesto for the foundational economy, working paper, dans CRESC working papers, novembre 2013, n° 131. [En ligne). Un rapprochement entre la « foundational economy », les activités productives et les nouvelles politiques urbaines qu’elles suggèrent a d’ores-et-déjà été exploré par De Boeck, Bassens et Ryckewaert dans un travail pionnier sur le secteur de la construction[54]On a vu dans la section précédente que le secteur de la construction était au cœur des activités productives incluses dans la sphère présentielle définie par l’INSEE. à Bruxelles (De Boeck et al., 2019[55]De Boeck S, Bassens D, Ryckewaert M. (2019). « Making space for a more foundational economy: The case of the construction sector in Brussels », Geoforum, n° 105, p. 67‑77.).
En définitive, la notion de « ville productive », si elle suggère bien une bifurcation dans la façon de voir et d’agir sur l’économie et les tissus urbains, fait aussi apparaître un certain nombre de questionnements :
– sur la nature et l’identification de « l’économie productive » qu’elle promeut : s’agit-il de l’industrie exportatrice, ou parle-t-on d’un autre champ d’économie productive peu visible et investigué, celui du productif résidentiel ?
– sur le type d’interventionnisme et de politique de développement qui en découle : politiques urbaines centrées sur le foncier et l’immobilier, animation de nouveaux réseaux économiques, nouveau « managerialism » ?
Ces questionnements ne relèvent pas seulement d’une réflexion conceptuelle et abstraite, mais concernent aussi les pratiques de développement économique urbain. C’est notamment le cas au sein du territoire grandparisien du « Grand Orly Seine Bièvre » (GOSB). Comme cela a été évoqué dans l’introduction, l’économie productive constitue une cible essentielle des actions de développement économique de GOSB, afin d’opérer une transformation, tant économique qu’écologique, de la vie quotidienne, au « bénéfice des habitants ».
Enquête sur le territoire Grand Orly Seine Bièvre
Le territoire Grand Orly Seine Bièvre est un établissement public territorial (EPT) de création récente, dans le sillage de la réforme territoriale de 2015, qui institue deux niveaux de gouvernement intercommunal nouveaux pour l’agglomération parisienne : la métropole du Grand Paris et 12 territoires (gouvernés par un EPT), dont l’EPT GOSB. L’EPT GOSB regroupe 24 communes au sud de Paris (figure 3). L’EPT porte des actions dans 12 champs de compétence, dont le développement économique, mais aussi dans les champs aménagement, environnement, habitat, plan climat énergie, politique de la ville, urbanisme réglementaire, assainissement et eau, gestion des déchets ménagers et assimilés, voirie, action sociale, et la programmation-construction-gestion d’établissements culturels et sportifs.
Le territoire comprend un peu plus de 700 000 habitants (2e pôle après Paris) et 300 000 emplois (3e pôle d’emplois de la métropole après Paris et le territoire Paris Ouest La Défense). GOSB comprend un peu plus de 300 000 logements, 1,5 million de m2 de bureaux, près de 800 000 m2 de locaux d’activités. Le territoire relève de ce qu’on appelle communément un « territoire servant » (Lavergne, 2016[56]Lavergne V. (2016). « La banlieue : des villes “clé en main” ? », Tous urbains, n° 16(4), p. 10‑12.). S’y concentrent en effet incinérateurs, centres de tri des déchets, dépôts pétroliers, stations d’eau potable ou d’assainissement, centres de maintenance de matériel ferroviaire ou aéronautique, centrales de production-distribution d’énergie, plateformes du BTP, auxquels s’ajoutent le MIN de Rungis et un réseau très dense d’infrastructures de transport de rayonnement international, national ou régional (aéroport international de Paris-Orly, 3 autoroutes, 7 ports urbains, 21 gares de RER, 6 stations de métro et 10 gares du Grand Paris Express en construction).

Un dispositif de recherche-action a été mis en place entre 2019 et 2023, en partenariat avec la direction du développement économique et de l’emploi de l’EPT GOSB. Celui-ci a plus particulièrement porté sur deux objets d’enquête :
– un travail d’identification et de repérage de l’économie productive présente au sein du territoire ;
– un état des lieux des actions et pratiques de développement économique, en rapport avec le tissu productif.
Au démarrage de la recherche-action, l’EPT GOSB ne disposait pas d’un schéma d’intervention achevé, étayé par une identification claire de l’économie productive spécifique du territoire, et incarné par un ensemble défini d’actions à mettre en œuvre pour soutenir et développer ladite économie. Un schéma d’identification/intervention en lien avec l’économie productive était en émergence, et la recherche-action visait à explorer et formaliser son contenu.
Deux séquences d’investigation ont été mises en œuvre. La première a essentiellement consisté en un travail statistique, portant tant sur la définition des catégories que sur la mesure de l’économie productive du territoire. Quatre notes intermédiaires et un rapport final ont rythmé le travail partenarial au sein d’un comité de pilotage dédié (direction et agents de la direction du développement économique et de l’emploi). Une seconde séquence d’enquête a porté sur les actions et pratiques de développement économique mises en œuvre par l’EPT GOSB. Celle-ci a consisté en l’analyse d’un important corpus documentaire (plans d’action, études, projets de l’EPT GOSB) et une série d’entretiens semi-directifs (essentiellement des techniciens de l’EPT). Une première restitution de ce travail a été réalisée en comité de pilotage qui a conduit à l’organisation d’un atelier collectif (voir annexe pour la description détaillée de l’enquête).
Les résultats présentés ci-après sont en outre issus des interactions régulières entre chercheur et responsables de la direction du développement économique. Celles-ci ont en effet permis d’orienter l’enquête, mais aussi de tester et affiner en continu l’analyse et l’interprétation des matériaux empiriques récoltés.
L’économie productive de GOSB : le productif-résidentiel
Le champ d’activité recouvert par l’expression « productif-résidentiel » n’a pas de definition stabilisée mais est issu d’un ensemble d’indices énumérés ci-dessus, où l’on trouve, d’un côté, une liste de codes NAF référant à des secteurs de la sphère présentielle (au sens de l’INSEE) en prise avec des objets ou des infrastructures matérielles, et, de l’autre, des définitions ad hoc issues d’organismes professionnels (le champ « PDR » des planificateurs de San Francisco ou les « fonctions de l’agglomération » de la CCIP). On propose dans ce qui suit un premier essai d’identification statistique du champ du « productif-résidentiel ». Il repose sur quatre principes directeurs :
premier principe : l’identification de l’économie productive de GOSB ne saurait s’appuyer sur la seule catégorie « industrie » (nomenclature NAF de l’INSEE). En s’inspirant des enseignements statistiques rappelés ci-dessus, l’information sectorielle (centrée sur la NAF) a été enrichie selon deux perspectives. La première adjoint à l’information sectorielle une information sur le caractère local ou non de la demande ciblée par l’activité[57]Ce principe est au cœur du travail de catégorisation de l’INSEE qui distingue les sphères productive et présentielle (voir plus haut). ; la seconde adjoint à l’information sectorielle (relative à l’établissement) une information sur les métiers (caractéristiques de l’activité des employés) ;
second principe : le premier principe ci-dessus conduit à mettre en œuvre un travail statistique qui croise des catégories préexistantes. Dans la mesure où ce travail était mené en commun avec des techniciens territoriaux (recherche-action), on a privilégié des catégorisations primaires (secteurs et categories socioprofessionnelles des nomenclatures NAF et PCS) plutôt que des catégorisations secondaires issues de l’agrégation de catégories primaires élaborées par des experts statisticiens (comme c’est le cas des catégorisations en sphères ou l’approche fonctionnelle de l’emploi évoquée ci-dessus), dont l’appréhension par des non-spécialistes de la statistique est beaucoup plus difficile ;
troisième principe : pour enrichir l’information sectorielle par une information sur le caractère local ou non du marché ciblé, on s’est appuyé sur la catégorisation élaborée par P. Frocrain et P.-N. Giraud qui distinguent deux types d’emploi : les emplois exposés et les emplois abrités[58]Cette catégorisation repose sur un principe analogue à celui sur lequel repose la catégorisation INSEE en deux sphères (productive et résidentielle). Contrairement à la catégorisation de l’INSEE, la catégorisation de Frocrain et Giraud est issue d’un travail académique qui explicite et discute ses principes constructifs, lesquels ont été soumis aux procédures d’évaluation habituelles par les pairs. Les emplois exposés sont ceux qui participent à une activité extravertie, dont l’horizon dépasse le territoire d’implantation ; les emplois abrités sont ceux qui s’adressent à une demande locale (et donc abritée de la concurrence internationale). Vu les données statistiques disponibles, l’identification du caractère exposé ou abrité n’est pas aisée, et plusieurs méthodes ont été expérimentées. Frocrain et Giraud ont choisi une méthode axée sur la géographie des emplois : est considéré comme un secteur abrité, un secteur dont la répartition géographique nationale se confond ou s’approche de la répartition de la demande finale et des revenus (Frocrain P, Giraud PN. (2018). « L’évolution de l’emploi dans les secteurs exposés et abrités en France », Économie et Statistique / Economics and Statistics, n° 503‑504, p. 87‑107).. Ceux-ci opèrent dans des activités s’adressant à des marchés locaux, contrairement aux premiers. Parmi les emplois exposés figurent l’essentiel des secteurs de l’industrie manufacturière[59] Tout comme l’agriculture et les industries minières. mais aussi certains secteurs des services, lesquels représentent près d’un emploi exposé sur deux (un sur trois en 1999). À l’inverse, certains emplois abrités comprennent des secteurs dont la gestion et la transformation de la matière sont au cœur de l’activité : production d’énergie, gestion de l’eau, gestion des déchets, construction et génie civil ;
quatrième principe : pour enrichir l’information sectorielle par une information sur les métiers, on a choisi de se focaliser sur la catégorie des ouvriers de la nomenclature PCS. Cette catégorie agrège dans un même groupe des métiers qui sont dissociés dans l’approche fonctionnelle de l’emploi de l’INSEE (entre les fonctions fabrication, BTP, logistique et entretien-réparation) mais le plus souvent associés dans les travaux sur la ville productive[60]On peut évoquer Europan (voir introduction ci-dessus) ou la notion de PDR « production, distribution, repair » chère aux planificateurs de San Francisco.. Elle permet en outre de distinguer les emplois selon la hiérarchie salariale[61]Ce qui n’est pas le cas de l’approche fonctionnelle de l’INSEE qui peut regrouper dans une même catégorie ingénieurs et ouvriers non qualifiés.. Outre sa compréhension immédiate par un public non statisticien, la catégorie ouvriers a l’avantage d’établir un contraste clair avec la vision dominante de l’économie métropolitaine centrée sur les cadres des fonctions métropolitaines.
En examinant la spécificité de l’emploi de GOSB, d’une part, pour les emplois exposés, d’autre part, pour les emplois abrités (voir annexe), on met en évidence un type de « ville productive » singulier (tableau 1), qui se distingue du modèle traditionnel de la « ville (moyenne) industrielle », caractérisée par la prédominance de l’industrie manufacturière dans les emplois exposés (Frocrain et Giraud, 2018[62]Op. cit.).

Même si l’emploi exposé tient une part plus importante à GOSB qu’en moyenne en France, le poids de l’industrie dans l’emploi exposé y est significativement moindre. On constate en revanche que, dans l’ensemble des emplois dits abrités, le poids de ceux opérant sur l’énergie, l’eau, les déchets, l’environnement bâti et la construction est supérieur à celui qu’ils ont à l’échelle française (un emploi abrité sur quatre à GOSB, un sur six en France). En définitive, la stratégie de l’EPT GOSB, ciblée sur « l’industriel et le productif », trouve son fondement statistique moins dans l’importance de « l’emploi industriel exposé » que dans celle de « l’emploi productif abrité », que l’on a appelé ci-dessus « productif résidentiel ».
La seconde perspective d’analyse de l’économie productive de GOSB s’est plus particulièrement focalisée sur les ouvriers (nomenclature PCS) et les secteurs d’activité NAF dans lesquels ils travaillent. Le résultat est étonnant et sans ambiguïté : plus de 80 % des ouvriers de GOSB travaillent en dehors de l’industrie, dans les secteurs de la construction, du commerce, des transports ou des services[63]Précisons que six ouvriers sur dix hors secteurs industriels ne relèvent pas de la fonction logistique (chauffeurs, manutentionnaires). ; c’est là une spécificité de l’économie productive du territoire GOSB, qui le distingue tant du profil francilien que du profil moyen français (tableau 2).

En définitive, tant le profil des emplois abrités que l’importance des ouvriers non industriels signalent que l’économie productive de GOSB ne se traduit pas par l’importance de l’emploi industriel au sens de la NAF. C’est bien l’emploi qu’on a qualifié plus haut de « productif-résidentiel » qui spécifie l’économie productive de GOSB.
Interventionnisme économique local :
vers un nouveau « managerialism » ?
Parallèlement à l’affirmation de l’importance stratégique de l’économie productive, l’acteur-territoire GOSB a déployé un certain nombre d’actions de développement économique originales, parce qu’elles ne relèvent pas du modèle de l’entrepreneurialism. Ces actions se réfèrent, selon différentes modalités, au champ de l’économie productive, et esquissent une nouvelle forme, émergente, d’interventionnisme économique local dont on propose ici un premier compte-rendu.
Les actions de développement économique de l’EPT GOSB sont mises en œuvre au sein d’une importante « direction du développement économique et à l’emploi ». Celle-ci hérite très largement des pratiques des intercommunalités préexistantes à la création de l’EPT en 2016, notamment celle de Seine Amont. Plus d’une soixantaine de personnes travaillent au sein de cette direction, organisée autour de dix missions : aménagement économique, immobilier d’entreprise, immobilier productif, attractivité (promotion, prospection, marketing territorial), accompagnement des entreprises, enjeux logistiques, innovation, économie sociale et solidaire, emploi/formation/insertion, observatoire économique. Comme en témoignent les intitulés des missions, l’interventionnisme économique local ne s’est aucunement départi des principes de l’entrepreneurialism : une politique vigoureuse d’attractivité est organisée via des actions de marketing, promotion, prospection et leur ciblage autour de quatre grands domaines d’action stratégiques[64]Santé, bien-être, autonomie ; ville de demain, ville durable ; numérique et industries connexes ; agroalimentaire..
Plusieurs types d’actions économiques sont orientés vers l’économie productive. On constate d’abord que l’entrepreneurialism de GOSB est pour partie orienté vers des cibles productives via deux domaines d’action stratégiques (ville durable et agroalimentaire). On trouve ensuite un ensemble d’actions, déjà évoquées plus haut, qui visent l’insertion urbaine de l’économie productive, insertion problématique dans les tissus urbains denses où le sol fait l’objet d’une âpre concurrence. Elle s’incarne dans une mission dédiée à « l’immobilier productif ». De nombreux outils y ont été conçus et mis en œuvre : sanctuarisation au sein du règlement d’urbanisme[65]Orientation d’aménagement et de programmation « activité productive » au sein du PLUi., outils de portage foncier[66]Établissement public foncier, foncière francilienne, mobilisation de subventions via le fonds-friche. et immobilier[67]Projet de création d’une SEM dédiée par l’EPT GOSB., prospection de promoteurs et investisseurs d’immobilier productif, appui à la programmation d’immobiliers productifs dans les opérations d’aménagement[68]Coconception avec les aménageurs et propriétaires fonciers, études, appel à manifestation d’intérêt « nouvelles formes urbaines », expérimentation de nouveaux montages (bail à construction, garantie locative)., accompagnement de la relocalisation des entreprises productives[69]Création d’une maîtrise d’œuvre de développement urbain et economique (MODUE), qui organise un accompagnement spécifique des entreprises productives impactées par les opérations d’aménagement et évite leur éviction hors du territoire.. L’EPT GOSB a en outre été à l’initiative de la rédaction d’un « livre blanc et boite à outils en faveur du développement et du maintien d’immobilier productif », paru en 2021.
À côté de ces deux types classiques d’intervention, notre enquête a permis de mettre à jour trois autres formes d’action en lien avec l’économie productive, dont la logique ne relève pas de l’entrepreneurialism, et qui initient une forme nouvelle de « managerialism ».
Le premier type s’articule avec des compétences classiques du niveau intercommunal de gouvernement, en lien avec les compétences relatives à l’aménagement de l’espace, la gestion des déchets et la gestion de l’eau. Leur mise en œuvre opérationnelle mobilise classiquement des entreprises de l’économie productive, et plus particulièrement celles de type « productives-résidentielles » (voir sections précédentes). Concernant l’aménagement de l’espace, le territoire GOSB fait l’objet de grandes opérations impliquant des investissements importants dont une partie est portée par des programmes publics nationaux (chantiers liés au Grand Paris Express, politique de la ville). Dans ce cadre, des actions sont portées par la mission emploi de la direction du développement économique, afin que l’activité (productive) induite (chantiers de construction) mobilise des demandeurs d’emploi locaux[70]Celles-ci peuvent être suscitées par des clauses sociales inscrites dans les marchés publics qui cadrent ces opérations d’aménagement-construction. La politique de la ville a été le creuset de ce type de dispositions (Arab, Crague et Miot, 2023, chapitre 2, op. cit.).. Un important travail d’intermédiation est mené par la mission emploi, puisqu’il s’agit de coordonner acheteurs publics, entreprises de construction et l’ensemble des organismes relevant du service public de l’emploi en lien avec les demandeurs d’emploi locaux, afin que les appariements souhaités s’opèrent effectivement. On a rappelé ci-dessus l’importance accordée dans la littérature académique au travail d’intermédiation pour répondre aux besoins spécifiques des entreprises de l’urban manufacturing. On la retrouve ici, mais sa cible est différente puisqu’il s’agit d’orienter les retombées de l’activité induite par les grands chantiers vers les demandeurs d’emploi locaux. Un travail analogue a été entrepris à l’occasion de la création, en 2022, d’une régie des eaux afin que ce nouveau mode de gestion publique interne puisse mobiliser des demandeurs d’emploi locaux. Enfin, la transformation en cours de la gestion publique des déchets selon les principes de circularité ouvre une fenêtre d’opportunité pour la création et le développement d’opérateurs locaux du réemploi (ressourceries) et de gestion des biodéchets (compostage, microméthanisation). Cette activité est plus spécifiquement prise en charge par la mission ESS, qui, au-delà d’un outil dédié d’aide financière, assure, là aussi, un rôle d’intermédiaire entre ces nouvelles entreprises de l’économie circulaire et l’ensemble des structures d’appui à l’entrepreneuriat social et solidaire.
Un second type d’action s’apparente au précédent mais prend appui sur des grands établissements productifs implantés dans le territoire (industrie pharmaceutique, hôpitaux, marché international de Rungis), dont l’activité n’est pas en lien fonctionnel avec une compétence de l’EPT. Ces implantations importantes ont conduit à formaliser deux domaines d’action stratégique (DAS) de l’EPT GOSB relatifs à la santé et à l’agroalimentaire. Ces deux DAS, au-delà de constituer des cibles pour la politique d’attractivité, sont aussi au cœur d’une autre forme d’action économique : il s’agit de faire en sorte que la présence de grands établissements productifs au sein du territoire puisse bénéficier à la population résidente. Un travail est ainsi mené, dans le cadre de l’économie sociale et solidaire, autour des produits alimentaires invendus, et notamment les fruits et légumes du marché international de Rungis. Ceux-ci sont collectés par une entreprise de l’ESS (chantier d’insertion) et alimentent plusieurs épiceries sociales et solidaires locales. La création d’une unité de transformation des invendus, adossée au réseau local de collecte et de distribution, est en cours. En ce qui concerne la santé, le territoire abrite plusieurs centres hospitaliers importants ainsi que des entreprises pharmaceutiques, notamment dans le champ de l’oncologie et du vieillissement. L’EPT GOSB a soutenu la création de structures associatives locales en lien avec ces deux spécialités hospitalières locales afin de favoriser la prise en charge quotidienne des malades[71]Association Cancer contribution pour la prise en charge du cancer, association Futur’âge pour la prise en charge des problèmes liés au vieillissement..
Enfin, un troisième type d’action a été initiée par l’EPT GOSB via la création d’un cluster, le cluster « Eau milieux sols ». Structure associative visant à stimuler l’innovation, ce cluster présente une singularité. Il est créé en 2015 à l’initiative de trois communes du territoire, toutes trois marquées par la présence de grandes installations de gestion de l’eau (dont une venait d’être fermée) et souhaitant faire de ces servitudes des appuis pour leur développement. La spécificité de ce cluster est la présence importante en son sein et dans sa gouvernance de collectivités territoriales, et notamment l’EPT GOSB, au titre de leurs compétences de gestion des grands services urbains. Ceux-ci sont aujourd’hui en transformation, en lien notamment avec l’impératif de transition écologique et le changement climatique. Ceci passe par la mise en œuvre d’innovations, du côté des autorités publiques (achats publics innovants) comme des opérateurs (anciens ou nouveaux), coresponsables du devenir de l’eau ou des sols au sein du territoire, et donc en lien direct avec la qualité du cadre de vie. Dans cette perspective, le cluster met notamment en œuvre des expérimentations au sein de plusieurs sites du territoire GOSB (exploration de nouveaux usages des berges de Seine, nouveaux modes de gestion des biodéchets ou des terres excavées…).
Un nouvel interventionnisme économique local émerge ainsi au sein du territoire GOSB. Il s’incarne notamment dans des projets expérimentaux et/ou d’économie circulaire qui participent de la reconversion écologique des activités et des modes de vie. Deux caractéristiques importantes ont pu être identifiées : l’importance stratégique accordée aux activités de gestion de l’espace et des services urbains de base, activités typiques du champ « productif-résidentiel » ; la promotion de boucles locales de recrutement. On constate en outre que ce « néo-managerialism » prend à la fois appui sur le champ « productif-résidentiel », mais se déploie aussi à partir des grands établissements productifs « exposés » implantés dans le territoire dont il cherche à accroitre la contribution territoriale.
Discussion conclusive
Le territoire métropolitain de GOSB est marqué par une économie productive spécifique, qu’on a appelée « productive-résidentielle », et l’émergence conjointe d’un interventionnisme économique singulier. On y retrouve l’intervention foncière et immobilière spécifiquement dédiée à ce type d’activité. Toutefois, il ne saurait s’y réduire. C’est pourquoi on a proposé l’expression de « care of things » pour le décrire : « things » parce qu’il porte et s’appuie sur le cadre matériel, bâti et infrastructurel de la vie quotidienne ; « care » parce qu’il œuvre pour le bénéfice des habitants du territoire. En cela, il rompt à la fois avec les principes de l’entrepreneurialism, centrés sur les entreprises et l’attractivité, mais aussi avec la priorité donnée aux activités immatérielles. En ce sens, ce nouvel interventionnisme économique relève du « managerialism » mais prend néanmoins une forme qui se distingue de celle décrite par D. Harvey, lequel faisait essentiellement référence aux services (publics) mis en place par l’État providence après-guerre. Le « néo-managerialism » qui émerge à GOSB se construit non en opposition mais à partir des implantations venues de, et tournées vers l’extérieur du territoire, nombreuses en son sein, caractéristiques du « territoire servant ». Il s’agit alors pour l’autorité publique locale d’éviter que ces dernières ne deviennent des enclaves (Phelps, Atienza et Arias, 2018[72]Phelps NA, Atienza M, Arias M. (2018). « An invitation to the dark side of economic geography », Environment and Planning A: Economy and Space, n° 50(1), p. 236‑244.) et d’organiser la façon dont leur présence pourra contribuer au bien-être des habitants. Notre enquête a montré que cette contribution pouvait prendre plusieurs formes : s’attacher à l’amélioration du cadre de vie mais aussi œuvrer à l’insertion professionnelle des habitants. Celle-ci apparaît comme une composante essentielle, et met en œuvre un travail dédié et important d’intermédiation.
Le nouvel interventionnisme centré sur le « care of things » peut s’appuyer sur des éléments contextuels favorables mais se heurte aussi à des inerties structurelles.
L’impératif contemporain de transition écologique constitue manifestement une fenêtre d’opportunité. Celle-ci procède d’abord des pressions institutionnelles diverses qui s’exercent sur les acteurs en présence. Les autorités publiques chargées de la gestion des sols, des déchets, de l’eau ou de l’énergie sont invitées à écologiser leurs pratiques. Le secteur privé est lui aussi amené à se transformer[73]Décarbonisation des process, analyse du cycle de vie des produits, réorientation des flux d’investissement vers des activités « vertes », montée en puissance de l’investissement socialement responsable et de l’analyse extra-financière des entreprises.. Au-delà de l’évolution du paysage institutionnel d’ensemble, des facteurs politiques locaux sont aussi à l’œuvre, en lien notamment avec la constitution récente et donc fragile de l’organisation intercommunale EPT : l’attention au « bénéfice pour l’habitant » et à l’amélioration de « son » cadre de vie n’est pas sans lien avec l’influence, qui perdure, des maires au sein de l’EPT. Par ailleurs, la cohabitation entre établissements productifs et résidents est sinon conflictuelle en tout cas structurellement problématique[74]Un exemple récent au cœur du territoire GOSB est celui du devenir de l’ancien site de Renault à Choisy, qui met à jour une divergence de visions entre la commune et l’EPT (voir : Murati A (2023). « Choisy-le-Roi : l’avenir de l’ancien site industriel de Renault crée des remous », actu.fr [En ligne], de sorte que toute action orientée vers l’amélioration du bien-être des résidents, à partir des établissements productifs locaux, constitue de fait un point d’appui pour réguler cette cohabitation.
Enfin, le nouvel interventionnisme qui s’esquisse à GOSB autour du « care of things » questionne l’organisation de l’intervention publique et des services techniques qui la portent. En effet, un clivage organisationnel existe de fait entre, d’une part, les directions en charge des services urbains tournés vers les besoins de la population résidente (eau, déchets, espaces publics…) et, d’autre part, la direction du développement économique tourné vers l’extérieur (le monde des entreprises, l’attractivité…). La mise en œuvre d’action de « care of things » met en jeu des compétences et mobilise des agents qui relèvent d’univers professionnels et organisationnels structurellement séparés. Les actions de GOSB dont on a rendu compte ici ont été déployées dans les interstices de son organigramme et reposent très largement sur des collectifs de projet temporaires et de forts engagements individuels. Leur permanence au-delà des projets et des personnes qui les ont portés apparaît donc incertaine. Par ailleurs, en l’absence d’initiatives analogues, certains pans de l’économie productive locale, pourtant au cœur d’enjeux contemporains importants, ont été moins investis. C’est le cas notamment de la rénovation énergétique des bâtiments. L’avènement de la ville productive, orientée selon le « care of things », ne saurait se réduire à un simple enjeu de relocalisation des activités productives mais suppose aussi de refondre les organisations publiques en charge de l’action économique locale.
Annexe
Le « productif-résidentiel » : liste « d’activités productives » présentes
au sein de la sphère présentielle (au sens de l’INSEE)

Spécificité des emplois exposés et abrités dans le territoire GOSB

*Lecture : l’indice de spécificité est égal au rapport entre le poids du secteur NAF considéré dans l’emploi exposé total de GOSB et ce poids dans l’emploi exposé en France.

*Lecture : l’indice de spécificité est égal au rapport entre le poids du secteur NAF considéré dans l’emploi abrité de GOSB et ce poids dans l’emploi abrité en France.
Liste des documents analysés
Projet de Territoire (fiches action)
PLUI – Orientations du PADD
Schéma de promotion des achats publics socialement et écologiquement responsables
Étude sur les métiers de la transition énergétique et écologique
Plaquette TI (territoire d’industrie)
Manifeste pour un territoire industriel et productif
Présentations powerpoint des comités de suivi TI/CTE (territoire d’industrie / contrat de transition écologique)
Schéma logistique territorial
Feuille de route 2021-2025 pour le développement économique et l’emploi
Note sur la démarche d’élaboration du schéma des énergies territorial (SDET)
Plan climat-air-énergie territorial (PCAET) / Orientations
Personnes interviewées
Chef de mission économie sociale et solidaire
– Chef de la mission innovation – filières – enseignement supérieur
– Chef de mission enjeux logistiques
– Chef de projet formation – GPECT
– Chef de projet PCAET – Cit’ergie – CTE
– Chef de projet ville durable (mission innovation), cheffe de mission fabrique de l’innovation
Composition de l’atelier de travail collectif
Outre le responsable de la direction du développement économique et de l’emploi :
– Directeur du cluster EMS (eau milieux sols)
– Chef de projet « développement économique et emploi et QPV »
– Chef de mission « immobilier productif » et « territoire d’industrie »
– Responsable de l’observatoire économique
[1] Gilbart A, Mazy K. (2023). « De l’émergence à l’appropriation, Europan et la fabrique du concept de ville productive en contexte métropolitain », Espaces et sociétés, n° 189(2), p. 95‑117.
[2] Voir la brochure EUROPAN « Villes productives – Thème Europan 14 », 2017.
[3] ESPON. (2021). « Policy brief: Productive cities and metros », Luxembourg, European Union.
[4] Voir interview : Veltz P. (2015). « L’industrie est dans les métropoles ! », L’Économie politique, n° 68(4), p. 7‑19.
[5] Godin B. (2006). « The Knowledge-based economy: Conceptual framework or buzzword? », The Journal of Technology Transfer, n° 31(1), p. 17‑30.
[6] Plusieurs appellations désignent ce phénomène : makers, fablabs, fab-city (Berrebi-Hoffmann I, Bureau MC, Lallement M. (2018). Makers : enquête sur les laboratoires du changement social, Paris, Le Seuil ; Rumpala Y. (2018). Intelligente autrement : de la « Smart city » à la « Fab city ». Émergence d’un modèle alternatif de ville « intelligente » et logiques de reconfiguration du collectif urbain », Métropoles. [En ligne].
[7] « New urban production focuses on creative, knowledge-intensive and customised production, thriving on small-scale production that has remained within city borders » (ESPON, op. cit.).
[8] Ce positionnement est incarné dans un « Manifeste pour un territoire industriel et productif » établi en 2018 [En ligne].
[9] La feuille de route 2021-2025 du développement économique et de l’emploi est orientée selon le mot d’ordre général suivant : « Un territoire engagé pour accompagner la transformation économique et écologique au bénéfice de ses habitants ». [En ligne].
[10] L’expression « care of things » a été proposée par Denis et Pontille (Denis J, Pontille D. (2015). « Material ordering and the care of things », Science, Technology, & Human Values, n° 40(3), p. 338‑367), et reprise ici.
[11] C’est bien la notion de « ville productive » qui est l’objet central du présent article, lequel ne porte donc pas sur les politiques urbaines de développement durable ou de transition écologique auxquelles se consacre une littérature dédiée.
[12] Harvey D. (1989). « From managerialism to entrepreneurialism: The transformation in urban governance in late capitalism », Geografiska Annaler. Series B, Human Geography, n° 71(1), p. 3‑17.
[13] Lane RN, Rappaport N (dir.). (2020a). The design of urban manufacturing, New York, Routledge, 298 p.
[14] Rappaport N. (2017). « Hybrid factory / Hybrid city », Built Environment, n° 43(1), p. 72‑86.
[15] Wolf-Powers L, Doussard M, Schrock G et al. (2017). « The maker movement and urban economic development », Journal of the American Planning Association, n° 83(4), p. 365‑376.
[16] Op. cit.
[17] Op. cit.
[18] Op. cit.
[19] Lane RN, Rappaport N. (2020b). « Overview of Urban Manufacturing », dans Lane RN, Rappaport N, The design of urban manufacturing, New York, Routledge.
[20] Rappaport N. (2019). « Considering industry as infrastructure: policy to support spaces for urban manufacturing », dans Lane RN, Rappaport N, The design of urban manufacturing, New York, Routledge, p. 185‑202.
[21] Op. cit.
[22] Wolf-Powers L. (2020). « The federal policy context for urban manufacturing », dans Lane RN, Rappaport N, The design of urban manufacturing, New York, Routledge.
[23] Op. cit.
[24] INSEE. (2015). « Sphère présentielle et sphère productive ».
[25] INSEE Première. (2015). « Trente ans de mutations fonctionnelles de l’emploi dans les territoires », n° 1538. [En ligne].
[26] Pour la composition sectorielle (NAF rév. 2) des sphères résidentielle et productive, voir insee.fr [En Ligne].
[27] Hecquet V. (2013). « Emploi et territoires de 1975 à 2009 : tertiarisation et rétrécissement de la sphère productive », Économie et Statistique, n° 462(1), p. 25‑68.
[28] La catégorisation d’une activité en sphère repose sur le secteur NAF de l’entreprise : un emploi relève de la sphère productive s’il est lié à une entreprise dont l’activité relève d’un secteur NAF appartenant à la catégorie « sphère productive ». La catégorisation des emplois par fonction repose sur le métier exercé (nomenclature PCS des catégories socioprofessionnelles) : une même entreprise recourt le plus souvent à des métiers relevant de fonctions différentes : fabrication, vente, R&D…
[29] Un constat analogue avait déjà été établi par F. Lainé dès le début des années 2000, qui évoquait la croissance des métiers non industriels dans les secteurs industriels (Lainé F. (2005). « Secteurs et métiers industriels – L’industrie n’est plus ce qu’elle était », DARES Premières Informations Premières Synthèses, n° 16.2).
[30] Julien P. (2002). « Onze fonctions pour qualifier les grandes villes », INSEE Première, n° 840.
[31] Le contour de cet ensemble « productif-résidentiel » n’est pas le même dans les différents travaux cités, mais tous font référence à des activités portant sur la matière ou des objets/infrastructures techniques et non exportatrices, c’est-à-dire répondant à des besoins urbains locaux.
[32] Op. cit.
[33] Voir San Francisco Planning (2009). « Eastern Neighborhoods Plans – Zoning: Balancing the Use of Land » [En ligne].
[34] « The project team – based on a discussion with the stakeholder cities and a review of the European data situation – decided to focus on the following sectors (and NACE groups): Transport and logistics (NACE H), wholesale and storage (NACE 46 + 45), competitive production (NACE C), production for local markets (NACE C), material services including building sector (NACE F), general workshops, repair services (NACE 95) » (rapport final du projet ESPON MISTA « Metropolitan Industrial Spatial Strategies & Economic Sprawl »).
[35] Tasse JM. (2018). Quels besoins en foncier pour les entreprises industrielles franciliennes ? CCI Paris Ile-de-France.
[36] Ferm J, Panayotopoulos‐Tsiros D, Griffiths S. (2021). « Planning urban manufacturing, industrial building typologies, and built environments: Lessons from inner London », Urban Planning, n° 6(3), p. 350‑367.
[37] Grodach C, Gibson C. (2019). « Advancing manufacturing?: Blinkered visions in U.S. and Australian urban policy », Urban Policy and Research, n° 37(3), p. 279‑293.
[38] Rappaport N. (2015). Vertical urban factory, New York, Actar Publishers, 480 p.
[39] Op. cit.
[40] Rappelons que ce sont le département et la commission de « planning » de San Francisco qui ont été les artisans d’une nouvelle attention publique pour l’économie productive.
[41] Grodach C, Martin D. (2023). « A productive mix? Urban manufacturing in planned industrial zones and mixed-use districts », Journal of Planning Education and Research, n° 45(2), p. 401-413.
[42] Op. cit.
[43] Arab N. (2019), « Faire une place à l’économie productive en centre urbain dense métropolitain. Le projet d’urbanisme Ivry-Confluences à Ivry-sur-Seine », dans Crague G (dir.), Faire la ville avec l’industrie, Paris, Presses des Ponts.
[44] Schrock G, Wolf-Powers L. (2019). « Opportunities and risks of localised industrial policy: the case of “maker-entrepreneurial ecosystems” in the USA », Cambridge Journal of Regions, Economy and Society, n° 12(3), p. 369‑384.
[45] Wolf-Powers L. (2005). « Up-zoning New York City’s mixed-use neighborhoods: property-led economic development and the anatomy of a planning dilemma », Journal of Planning Education and Research, n° 24(4), p. 379‑393.
[46] Dans ce dernier cas de figure, l’économie productive s’avère moins « intéressante » que d’autres usages (par exemple, le logement, aujourd’hui, dans la métropole parisienne).
[47] Ferm J. (2023). « Hyper-competitive industrial markets: implications for urban planning and the manufacturing renaissance », Urban Planning, n° 8(4), p. 263‑274.
[48] Doussard M, Schrock G, Wolf-Powers L et al. (2018). « Manufacturing without the firm: challenges for the maker movement in three U.S. cities », Environment and Planning A: Economy and Space, n° 50(3), p. 651‑670.
[49] Clark J. (2014). « Manufacturing by design: the rise of regional intermediaries and the re-emergence of collective action », Cambridge Journal of Regions, Economy and Society, n° 7(3), p. 433‑448.
[50] Op. cit.
[51] Arab N, Crague G, Miot Y. (2023). Vers un nouvel agir métropolitain, Paris, Presses des Ponts.
[52] Bowman A, Law J, Johal S, Froud J. (2014). End of the experiment? From competition to the foundational economy, Manchester, Manchester University Press, 180 p.
[53] Bentham J, Bowman A, De la Cuesta M et al. (2013). Manifesto for the foundational economy, working paper, dans CRESC working papers, novembre 2013, n° 131. [En ligne].
[54] On a vu dans la section précédente que le secteur de la construction était au cœur des activités productives incluses dans la sphère présentielle définie par l’INSEE.
[55] De Boeck S, Bassens D, Ryckewaert M. (2019). « Making space for a more foundational economy: The case of the construction sector in Brussels », Geoforum, n° 105, p. 67‑77.
[56] Lavergne V. (2016). « La banlieue : des villes “clé en main” ? », Tous urbains, n° 16(4), p. 10‑12.
[57] Ce principe est au cœur du travail de catégorisation de l’INSEE qui distingue les sphères productive et présentielle (voir plus haut).
[58] Cette catégorisation repose sur un principe analogue à celui sur lequel repose la catégorisation INSEE en deux sphères (productive et résidentielle). Contrairement à la catégorisation de l’INSEE, la catégorisation de Frocrain et Giraud est issue d’un travail académique qui explicite et discute ses principes constructifs, lesquels ont été soumis aux procédures d’évaluation habituelles par les pairs. Les emplois exposés sont ceux qui participent à une activité extravertie, dont l’horizon dépasse le territoire d’implantation ; les emplois abrités sont ceux qui s’adressent à une demande locale (et donc abritée de la concurrence internationale). Vu les données statistiques disponibles, l’identification du caractère exposé ou abrité n’est pas aisée, et plusieurs méthodes ont été expérimentées. Frocrain et Giraud ont choisi une méthode axée sur la géographie des emplois : est considéré comme un secteur abrité, un secteur dont la répartition géographique nationale se confond ou s’approche de la répartition de la demande finale et des revenus (Frocrain P, Giraud PN. (2018). « L’évolution de l’emploi dans les secteurs exposés et abrités en France », Économie et Statistique / Economics and Statistics, n° 503‑504, p. 87‑107).
[59] Tout comme l’agriculture et les industries minières.
[60] On peut évoquer Europan (voir introduction ci-dessus) ou la notion de PDR « production, distribution, repair » chère aux planificateurs de San Francisco.
[61] Ce qui n’est pas le cas de l’approche fonctionnelle de l’INSEE qui peut regrouper dans une même catégorie ingénieurs et ouvriers non qualifiés.
[62] Op. cit.
[63] Précisons que six ouvriers sur dix hors secteurs industriels ne relèvent pas de la fonction logistique (chauffeurs, manutentionnaires).
[64] Santé, bien-être, autonomie ; ville de demain, ville durable ; numérique et industries connexes ; agroalimentaire.
[65] Orientation d’aménagement et de programmation « activité productive » au sein du PLUi.
[66] Établissement public foncier, foncière francilienne, mobilisation de subventions via le fonds-friche.
[67] Projet de création d’une SEM dédiée par l’EPT GOSB.
[68] Coconception avec les aménageurs et propriétaires fonciers, études, appel à manifestation d’intérêt « nouvelles formes urbaines », expérimentation de nouveaux montages (bail à construction, garantie locative).
[69] Création d’une maîtrise d’œuvre de développement urbain et economique (MODUE), qui organise un accompagnement spécifique des entreprises productives impactées par les opérations d’aménagement et évite leur éviction hors du territoire.
[70] Celles-ci peuvent être suscitées par des clauses sociales inscrites dans les marchés publics qui cadrent ces opérations d’aménagement-construction. La politique de la ville a été le creuset de ce type de dispositions (Arab, Crague et Miot, 2023, chapitre 2, op. cit.).
[71] Association Cancer contribution pour la prise en charge du cancer, association Futur’âge pour la prise en charge des problèmes liés au vieillissement.
[72] Phelps NA, Atienza M, Arias M. (2018). « An invitation to the dark side of economic geography », Environment and Planning A: Economy and Space, n° 50(1), p. 236‑244.
[73] Décarbonisation des process, analyse du cycle de vie des produits, réorientation des flux d’investissement vers des activités « vertes », montée en puissance de l’investissement socialement responsable et de l’analyse extra-financière des entreprises.
[74] Un exemple récent au cœur du territoire GOSB est celui du devenir de l’ancien site de Renault à Choisy, qui met à jour une divergence de visions entre la commune et l’EPT (voir : Murati A (2023). « Choisy-le-Roi : l’avenir de l’ancien site industriel de Renault crée des remous », actu.fr [En ligne].