janvier 2024
Carte blanche sur le foncier
Une perspective européenne
Sur la collectivisation des valeurs
et des rentes foncières
(public land value capture)
Une perspective européenne : sur la collectivisation des valeurs et des rentes foncières (public land value capture),
Riurba no
15, janvier 2024.
URL : https://www.riurba.review/article/15-foncier/une-perspective-europeenne/
Article publié le 27 oct. 2024
- Abstract
- Résumé
A European perspective on the collectivization of land values and land rents (public land value capture)
This article offers a synthesis of the results of a research project on the collectivization of urban land rents in Europe. This project, which brought together around a hundred researchers, resulted in a collective book which includes 29 national monographs. The article first presents the conceptual framework communicated to the researchers in order to allow the comparability of the national monographs. It then develops two sections with, firstly, an analysis of the instruments that allow a recurrent collectivization of urban land rents and, secondly, an analysis of the instruments that allow a non-recurring collectivization. The article ends with a conclusion that highlights the main generalities observed at the continental scale and identifies various areas for further reflection and action.
Cet article propose une synthèse des résultats issus d’un projet de recherche sur la collectivisation des rentes foncières urbaines en Europe. Ce projet, qui a réuni une centaine de chercheurs, a notamment débouché sur un ouvrage collectif ayant rassemblé 29 monographies nationales. L’article présente d’abord le cadre conceptuel communiqué aux chercheurs afin de permettre la comparabilité des monographies nationales. Il développe ensuite deux sections avec, premièrement, une analyse des instruments qui permettent une collectivisation récurrente des rentes foncières urbaines et, deuxièmement, une analyse des instruments qui en permettent une collectivisation non récurrente. L’article se termine par une conclusion qui, d’une part, souligne les principales généralités observées à l’échelle du continent et qui, d’autre part, dégage diverses pistes de réflexions et d’actions.
post->ID de l’article : 5282 • Résumé en_US : 5300 • Résumé fr_FR : 5297 •
Introduction : le retour de la rente foncière
La politique foncière peut être définie comme l’ensemble des interventions de la puissance publique qui impactent les droits de propriété privés sur les terrains (Webster et Lai, 2003[1]Webster C, Lai LWC. (2003). Property rights, planning and markets. Managing spontaneous cities, Cheltenham, UK, Edward Elgar.). Ces interventions s’inscrivent dans deux finalités principales (Halleux et al., 2022a[2]Halleux JM, Nordahl BI, Havel MB. (2022a). « Spatial efficiency and socioeconomic efficiency in urban land policy and value capturing: two sides of the same coin? », Sustainability, n° 14(21), 13987.). La première est relative aux politiques territoriales. Elle repose sur le constat qu’une limitation des droits de propriété privés sur les terrains, singulièrement les droits relatifs à leurs occupations et utilisations, est un prérequis au bon fonctionnement des systèmes de l’aménagement[3] Le concept de système de l’aménagement (planning system) est communément utilisé dans la littérature anglo-saxonne. Nous le définissons de la manière suivante : les systèmes de l’aménagement correspondent aux institutions utilisées pour promouvoir les formes urbaines et spatiales préférées, pour allouer des droits de développement et pour arbitrer l’utilisation des propriétés foncières et immobilières..
La seconde finalité des politiques foncières est économique et financière. Elle ressort de la sorte des politiques budgétaires et repose sur l’idée selon laquelle la composante du droit de propriété relative à la privatisation des valeurs foncières n’est pas légitime. Plus précisément, c’est la privatisation des rentes foncières qui ne serait pas légitime, c’est-à-dire la privatisation des revenus générés ou générables grâce aux valeurs foncières[4] Nous nous basons ici sur la définition suivante de la rente (foncière) : une rente est la partie d’un revenu versé pour un facteur de production (par exemple la ressource naturelle qu’est le foncier) qui dépasse la rémunération minimum nécessaire pour que ce facteur soit offert sur le marché. Le foncier brut non aménagé n’ayant pas de coûts de production (à l’exception des polders), la rémunération minimale en question est nulle.. C’est à cette seconde finalité des politiques foncières que cet article est consacré.
L’idée que les rentes foncières soient à collectiviser plutôt qu’à privatiser est idéologiquement et politiquement débattue depuis des siècles. Globalement, ce débat oppose deux visions (Alterman, 2012[5]Alterman R. (2012). « Land-use regulations and property values: the ‘Windfalls Capture’ idea revisited », dans Brooks N, Donaghy K, Knap GJ, The Oxford handbook of urban economics and planning, Oxford, Oxford University Press, p. 755-786.). D’un côté du spectre idéologique, on trouve une vision libérale qui postule que la protection des droits de propriété privés, y compris le droit aux rentes foncières, permet d’assurer un fonctionnement optimal des marchés et des économies. Avec la doctrine libertarienne, cette vision libérale va jusqu’à considérer que les droits de propriété sont « sacro-saints » (Havel, 2017[6]Havel MB. (2017). « How the distribution of rights and liabilities in relation to betterment and compensation links with planning and the nature of property rights: reflections on the Polish experience », Land Use Policy, n° 67, p. 508-516.). De l’autre côté du spectre idéologique, on trouve une vision socialiste qui dénonce le caractère inéquitable de la privatisation des rentes foncières.
La vision selon laquelle la propriété du sol ne doit pas inclure le droit de s’enrichir à partir des valeurs foncières repose sur un développement argumentaire en deux étapes. La première étape s’appuie sur le constat de base en économie immobilière selon lequel les biens immobiliers sont des biens combinatoires, constitués à la fois d’un sol support et d’une construction. Afin de rendre compte des mécanismes explicatifs des valeurs immobilières, il est souvent instructif de considérer ce caractère combinatoire, en cherchant à préciser la part que la valeur du sol support – c’est-à-dire la valeur foncière – représente dans la valeur marchande des produits immobiliers.
La seconde étape du développement argumentaire est relative aux facteurs qui expliquent les valeurs foncières. En dernière analyse, les valeurs foncières résultent des actions collectives – des actions des autorités publiques mais plus généralement des actions des sociétés dans leur ensemble – plutôt que du travail ou des investissements des propriétaires. En langue anglaise, la formule « unearned increment » (Mill, 1848[7]Mill JS. (1848). Principles of political economy with some of their application to social philosophy, Londres, John W. Parker, 591 p.) rend bien compte de cette idée selon laquelle les revenus procurés grâce à la propriété du sol sont « non méritées » par les propriétaires. Toujours en langue anglaise, c’est l’expression « public land value capture[8] Cette formule est souvent abrégée en « land value capture », en « value capture » ou encore en « public value capture ». » qui est communément utilisée vis-à-vis de l’objectif de la collectivisation des rentes foncières.
Au sein du monde scientifique, les travaux qui soulignent la justesse et l’intérêt de la collectivisation des rentes foncières sont croissants depuis une quinzaine d’année. Ce « retour » de la rente foncière (Saujot, 2016[9]Saujot M. (2016). « La ville Monopoly, une lecture de Piketty », La Revue Foncière, n° 9, p. 30-35.) dans le champ scientifique s’observe en France (Trannoy et Wasmer, 2022[10]Trannoy A, Wasmer E. (2022). Le grand retour de la terre dans les patrimoines. Et pourquoi c’est une bonne nouvelle !, Paris, Odile Jacob, 256 p.) comme à l’international. À l’international, l’intérêt croissant de la part des chercheurs est démontré par la progression du volume de publications sur le public land value capture (Vejchodská et al., 2022[11]Vejchodská E, Barreira AP, Auziņš A et al. (2022). « Bridging land value capture with land rent narratives », Land Use Policy, n° 114, 105956.). L’intérêt est également croissant de la part des organisations internationales, comme l’illustre le compendium global préparé par l’OCDE sur le sujet (OECD / Lincoln Institute of Land Policy, PKU-Lincoln Institute Center, 2022[12]OECD / Lincoln Institute of Land Policy, PKU-Lincoln Institute Center (2022). Global Compendium of Land Value Capture Policies, OECD Regional Development Studies, Paris, OECD Publishing, 250 p.).
Pour le niveau européen, l’intérêt scientifique pour l’à-propos de la collectivisation des rentes foncières s’est traduit par la volonté d’y consacrer une action COST. Cette action COST a été titrée PuVaCa pour public (land) value capture[13] Voir : https://puvaca.eu/. Elle a rassemblé une centaine de chercheurs et a permis de traiter un volume considérable de matériaux sur la collectivisation des rentes foncières au sein de notre continent (y compris la Turquie et Israël). Ces matériaux ont été présentés dans un ouvrage collectif qui détaille la situation pour 29 pays[14] Les pays suivants ont été analysés : Allemagne, Angleterre (plutôt que le Royaume-Uni), Autriche, Belgique, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Croatie, Estonie, Finlande, France, Grèce, Hongrie, Israël, Italie, Lettonie, Lituanie, Macédoine du Nord, Malte, Norvège, Pologne, Portugal, Serbie, Slovaquie, Slovénie, Suède, Suisse, Turquie, Tchéquie, Ukraine. Trois pays importants n’ont pas pu être traités : les Pays-Bas, le Danemark et l’Espagne. (Halleux et al., 2022b[15]Halleux JM, Hendricks A, Maliene V, Nordahl BI. (2022b). Public value capture of increasing property values across Europe, Zurich, vdf Hochschulverlag, 285 p. L’ouvrage est disponible gratuitement en ligne). L’objectif du présent article est d’en proposer une synthèse. En consultant l’ouvrage collectif, le lecteur intéressé pourra approfondir l’analyse en s’appuyant sur un chapitre conclusif et sur 29 monographies nationales.
Le « retour » de la question de la collectivisation de la rente foncière dans la vie scientifique n’est pas difficile à comprendre. Pour l’expliquer, il faut simultanément considérer les besoins financiers croissants des autorités publiques et les marges créées par le « retour » de la rente foncière dans la vie économique (Piketty, 2013[16]Piketty T. (2013). Le capital au XXIe siècle, Paris, Le Seuil, 972 p.). Sur cet aspect de la question, appuyons-nous sur un article de Knoll et al. (2017[17]Knoll K, Schularicfk M, Steger T. (2017). « No price like home: global house prices, 1870-2012 », American Economic Review, n° 107(2), p. 331-353.) qui a analysé la situation au sein de 14 économies occidentales. Cet article témoigne, premièrement, de la hausse structurelle des valeurs immobilières résidentielles depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (et singulièrement sur la période 1990-2007) et, deuxièmement, du fait que cette hausse résulte davantage de la croissance des valeurs foncières plutôt que de la croissance des coûts de construction. Force est d’observer que cette conclusion s’oppose à la pensée prédominante relative à la problématique de l’accessibilité financière au logement. En particulier, le discours des acteurs de la construction et de la promotion tend à passer sous silence le fait établi des inflations foncières, et à se focaliser sur l’importance des coûts techniques et normatifs en matière de construction (Bavay, 2017[18]Bavay L. (2017). « Hausse des prix immobiliers et accessibilité économique des logements neufs : l’accroissement normatif a-t-il participé à exclure les plus modestes des logements les plus récents ? », thèse de doctorat en Aménagement de l’espace et d’Urbanisme, Université Paris-Est, 288 p.).
La suite de l’article est structurée en trois sections. À la suite de cette introduction, nous synthétisons le cadre conceptuel et théorique proposé aux chercheurs de l’action COST PuVaCa. Ce cadre intégratif leur a été communiqué en amont de leurs investigations afin de permettre la comparabilité des 29 monographies nationales. Il est notamment basé sur une typologie des facteurs à l’origine des hausses des valeurs foncières et immobilières. S’intéresser à cette typologie permet de préciser pourquoi la valeur marchande des sols supports des constructions est le résultat des actions collectives plutôt que celui de l’intervention des propriétaires. Notre cadre conceptuel et théorique est également basé sur une typologie des instruments qui permettent de collectiviser les rentes foncières. Cette typologie différencie, d’une part, les instruments qui en permettent une collectivisation récurrente et, d’autre part, les instruments qui en permettent une collectivisation non récurrente. Le reste de l’article est structuré selon cette différenciation, avec deux sections respectivement consacrées aux instruments à usage récurrent et aux instruments à usage non récurrent. L’article se termine par une conclusion qui souligne les principales généralités observées, et qui dégage diverses perspectives de réflexions et d’actions.
Cadre conceptuel et théorique
Un cadre intégrateur
nécessaire aux comparaisons internationales
Un des objectifs de l’action COST sur lequel repose cet article a été la mise en évidence des similitudes et des différences entre les 29 pays considérés. Ce travail comparatif s’est appuyé sur les contributions de chercheurs ayant travaillé sur la situation observée en 2022. Afin de structurer les 29 contributions des experts nationaux, il a été nécessaire de leur proposer un cadre conceptuel et théorique. Ce cadre a été publié dans deux chapitres de l’ouvrage collectif précédemment cité. Ils portent respectivement sur la clarification du concept de public value capture (Hendricks et al., 2022[19]Hendricks A, Auzins A, Maliene V. (2022). « Terminology and concept clarification », dans Halleux JM, Hendricks A, Maliene V, Nordahl BI., Public value capture of increasing property values across Europe, Zurich, vdf Hochschulverlag, p. 17-24.) et sur une typologie des instruments visant à collectiviser les rentes foncières (Hendricks, 2022[20]Hendricks A. (2022). « Classification of tools for the capture of the surplus value of developed building land », dans Halleux JM, Hendricks A, Maliene V, Nordahl BI., Public value capture of increasing property values across Europe, Zurich, vdf Hochschulverlag, p. 25-33.).
La clarification du concept de public value capture a conduit à en proposer la définition opérationnelle suivante : « The term of public value capture includes all instruments that capture all possible increases in the value of land and buildings, whether they are considered taxes or not. It focuses primarily on capturing unearned benefits resulting from actions other than the landowner’s. The resulting funds may be earmarked for specific purposes (e.g. recovery of development costs or provision of affordable housing[21]Nous proposons de la traduire de la manière suivante (traduction personnelle) : L’expression « public value capture » renvoie à tous les instruments qui visent à « capturer » (à collectiviser) les diverses hausses de valeurs foncières et immobilières, qu’il s’agisse de taxes ou d’autres instruments. Le terme renvoie spécifiquement aux hausses non méritées pour les propriétaires fonciers, car résultant d’actions mises en œuvre par d’autres acteurs. Les fonds récoltés peuvent être liés à des objectifs spécifiques (par exemple couvrir des coûts de développement ou contribuer à la production de logements abordables).). »
La typologie des instruments proposée aux chercheurs des 29 pays analysés établit, de manière pragmatique, une différenciation de base entre les instruments à usage récurrent et les instruments à usage non récurrent. Le tableau 1 est relatif aux principaux instruments considérés dans cet article. Il est présenté selon cette différenciation.
Parmi les instruments à usage récurrent, un instrument particulièrement important correspond à la taxation des valeurs immobilières. Complémentairement, nous trouvons des instruments qui sont utilisés, non pas sur un rythme calendaire, mais lors des mutations. Il s’agit notamment des impôts sur les ventes immobilières et des impôts sur les plus-values immobilières.
Pour les instruments à usage non récurent, la typologie proposée aux experts mobilisés différencie deux catégories principales. Cette différenciation se base sur une analyse des facteurs à l’origine des hausses des valeurs foncières (voir la prochaine sous-section). La première catégorie intègre les instruments associés à un facteur unique de hausse des valeurs (par exemple, la taxation d’un changement de zonage permettant l’urbanisation), et la seconde les instruments associés à plusieurs facteurs (par exemple, les obligations imposées aux promoteurs lorsqu’ils introduisent une demande de permis).
Une différence importante entre les instruments à usage récurrent et les instruments à usage non récurrent est relative à la manière dont ils sont gérés. Pour les instruments à usage récurrent, la gestion s’opère principalement à partir des administrations fiscales. En revanche, pour les instruments à usage non récurrent, la gestion est intégrée au sein des systèmes de l’aménagement.
La synthèse du cadrage conceptuel et théorique proposé aux chercheurs de l’action COST PuVaCa se poursuit ci-dessous avec deux sous-sections. La première propose une analyse des facteurs à l’origine des hausses des valeurs foncières et immobilières. La seconde est consacrée à une réflexion sur les intentions et justifications susceptibles d’expliquer la mise en application des instruments permettant de collectiviser les rentes foncières.
Les facteurs à l’origine des hausses
des valeurs foncières et immobilières
La clarification conceptuelle a conduit à différencier les facteurs à l’origine des hausses des valeurs foncières et immobilières. Cette différenciation repose sur la prise en compte d’un modèle décrivant le développement d’un projet immobilier à partir d’un foncier vierge (Hendricks et al., 2017[22]Hendricks A, Kalbro T, Llorente M, Vilmin T, Weitkamp A. (2017). « Public value capture of increasing property values – what are “unearned increments” », dans Dixon-Gough R, Mansberger R, Paulsson J, Hernik J, Kalbro T, Land ownership and land use development, Zürich, vdf Hochschulverlag, p. 257-281.). Le modèle en question différencie trois phases principales qui se décomposent en cinq étapes (figure 1).
La première phase, qui correspond à l’étape 1, fait référence à la situation antérieure au développement urbain. Les valeurs marchandes des terrains et leurs évolutions sont alors déterminées par les valorisations fluctuantes liées aux activités agricoles ou sylvicoles. Ces valeurs permettent des générer des rentes foncières non urbaines.
La deuxième phase correspond à celle du développement immobilier. Le modèle y différencie trois étapes distinctes. En pratique, ces étapes peuvent intervenir dans des temporalités variées et avec une succession plus ou moins longue et complexe. L’étape relative à l’extension des droits de propriété (étape 2) renvoie à la possibilité juridique d’urbaniser et aux diverses modalités associées (niveaux de densité, fonctions admises…). Pour la possibilité juridique d’urbaniser, deux instruments jouent successivement un rôle important : d’abord, le plan d’urbanisme qui définit le zonage ; ensuite, la (les) procédure(s) relative(s) à l’obtention des permis. Complémentairement, l’étape associée aux investissements publics (étape 3) est à mettre en relation avec la possibilité technique d’urbaniser. Elle implique le développement d’infrastructures, qui peuvent être internes ou externes au projet.
La troisième étape de la deuxième phase (étape 4) se rapporte aux investissements privés. Cela correspond le plus souvent à la construction de bâtiments. L’acteur clé est ici le promoteur. Puisqu’il détient le droit de construire, il est à considérer comme le propriétaire du sol support. Pour cette étape, le promoteur-propriétaire est bien à l’origine de la hausse des valeurs, qui correspondent ici à des plus-values immobilières plutôt que foncières. En étape 4, nous trouvons donc des progressions de valeurs dont la privatisation est légitime puisqu’elles sont le fruit du travail et de l’investissement du promoteur-propriétaire.
Nous retrouvons en revanche de potentielles plus-values foncières avec l’étape 5, relative à la phase post-développement, lorsque les biens immobiliers gagnent en valeurs à la suite d’un développement économique. Comme le mentionne la figure 1, le développement économique peut résulter de deux causes principales, à savoir un accroissement démographique et/ou une augmentation de la productivité qui va permettre aux populations de disposer d’un pouvoir d’achat accru.
La mise en exergue de la phase post-développement conduit à rappeler le constat de base en économie immobilière selon lequel les biens immobiliers sont des biens combinatoires, constitués d’un sol support et d’une construction. S’agissant de la phase post-développement, la hausse des valeurs immobilières est uniquement à appréhender comme la conséquence de la hausse des valeurs foncières urbaines. Pour classer une hausse qui serait la conséquence de nouveaux travaux de construction, à la suite d’une extension ou d’une rénovation, il faut alors revenir à l’étape 4.
Les intentions à l’origine des instruments
visant à collectiviser les rentes foncières
Diverses typologies ont été consacrées au classement des instruments visant à collectiviser les rentes foncières (Hendricks, 2022[23]Op. cit.). Une typologie fréquemment citée est celle de R. Alterman (2012[24]Op. cit.), qui différencie les instruments macros, directs et indirects. Les instruments macros y sont définis comme des dispositifs intégrés dans des politiques foncières globales. Ces instruments permettent la collectivisation des rentes foncières, bien qu’il ne s’agisse pas de leur intention première. Un exemple extrême d’instrument macro est la socialisation des sols, telle qu’elle est, par exemple, pratiquée sous les régimes communistes. Un autre exemple, moins extrême, est celui de l’application d’un droit de superficie visant à faciliter l’accessibilité financière au logement en dissociant la propriété du terrain et du bâti (Bernard, 2010[25]Bernard N. (2010). « L’emphytéose et la superficie comme pistes de solution à la crise du logement ou “c’est dans les vieilles casseroles…” », Les Échos du logement, n° 1, p. 1-11.).
À la différence des instruments macros, le premier objectif des instruments tant directs qu’indirects est de collectiviser la rente foncière. La différence fondamentale entre les deux catégories est de nouveau relative aux intentions. La proposition d’Alterman consiste à considérer que les instruments directs sont basés sur la justification philosophique et politique selon laquelle il est illégitime de privatiser les rentes foncières. En revanche, les instruments indirects ne reposent pas sur des intentions inspirées des réflexions philosophiques sur le caractère illégitime de la privatisation de la rente foncière. De façon bien plus pragmatique, ils reposent sur l’intention de générer des ressources financières additionnelles pour les budgets publics.
Comme tout modèle, la typologie proposée par R. Alterman présente des forces et des faiblesses. Une de ses principales forces est qu’elle pousse à se pencher sur les motivations profondes en matière de gouvernance foncière. Cela a notamment permis de souligner le fait que les instruments directs soient beaucoup moins pratiqués que les instruments indirects. En effet, force est de constater que les régimes politiques qui s’appuient sur des arguments philosophiques issus des théories sur la rente foncière ne représentent qu’une portion congrue des régimes politiques qui collectivisent les rentes foncières pour alimenter leurs budgets.
En revanche, une des principales faiblesses de la typologie en instruments macros, directes et indirects est qu’elle repose sur les intentions des autorités publiques relatives à la collectivisation des rentes foncières. Or ces intentions sont généralement ambigües, voire opaques. En raison de cette faiblesse, nous n’avons pas demandé aux experts nationaux de structurer leurs contributions sur la base de la distinction établie par R. Alterman. En effet, rien n’indique que les experts aient pu correctement interpréter la complexité des intentions et motivations en matière de gouvernance foncière. En outre, même s’ils le pouvaient, la mise en œuvre d’un même instrument peut être liée à des intentions variables en fonction des contextes spatiaux et temporels.
Les collectivisations récurrentes des rentes foncières
Les impôts sur les valeurs immobilières
La taxation des valeurs immobilières est généralement annuelle, à l’exception d’Israël où les paiements sont mensuels. Ce type de fiscalité est pratiquée dans la quasi-totalité des 29 pays considérés. Parmi ces pays, trois exceptions ont été identifiées. Il s’agit de Malte, qui n’a pas mis en œuvre ce type de fiscalité ; de la Suisse, au sein de laquelle sept cantons ne collectent pas de taxation sur les valeurs immobilières ; et finalement de l’Estonie, qui a mis en œuvre une fiscalité sur les valeurs foncières mais pas sur les valeurs immobilières.
Une clarification qui mérite d’être opérée à propos de la taxation des valeurs immobilières est relative à la manière dont elle conduit effectivement à collectiviser les rentes foncières. Pour ce faire, revenons à la différenciation entre valeur foncière et rente foncière. Par rente, comme cela a été précédemment défini, il faut entendre revenu. Sur cette base, nous pouvons nous baser sur une autre différenciation entre les deux types de revenus susceptibles d’être générés par un patrimoine (y compris un patrimoine foncier ou immobilier). Il s’agit des gains en capital, d’une part, et des dividendes, d’autre part. Par dividende, il faut entendre les intérêts versés périodiquement durant la vie d’un actif. Pour un actif foncier ou immobilier, il s’agira du loyer.
Le premier type de revenu potentiellement induit par une valeur foncière dépendra simplement, dans le cadre d’un marché acquisitif, du montant de la transaction, c’est-à-dire du prix. Une hausse des valeurs foncières se traduira par un prix plus élevé et, en conséquence, par un gain en capital. Complémentairement, dans le cadre d’un marché locatif, une valeur foncière peut induire des revenus réguliers sous la forme de dividendes. Sur la base du raisonnement que nous venons de développer, il ressort que la taxation annuelle des valeurs immobilières est bien un instrument qui permet de collectiviser les rentes foncières, cela lorsqu’elles prennent la forme de loyers.
La gouvernance et la gestion des taxations sur les valeurs immobilières s’opèrent à des niveaux de pouvoir variables en fonction des pays. Bien qu’il soit délicat de dégager des généralités quant aux rôles respectifs des différents niveaux de pouvoir, il apparaît que le niveau local tend à y jouer un rôle important en comparaison des autres types de fiscalité. De plus, dans de nombreux pays, la taxation annuelle des valeurs immobilières représente une source de revenus conséquents et réguliers pour les autorités locales. Parmi les experts consultés, ce constat a été explicitement souligné – et la liste pourrait sans doute être allongée – pour l’Allemagne, la Grèce, la Turquie, la France, la Belgique, la Pologne, le Portugal, l’Angleterre et l’Autriche. L’objectif du financement des autorités locales semble d’ailleurs correspondre à la principale intention derrière l’application de l’instrument en question. Cela le rattache donc plutôt à la catégorie des instruments indirects.
Techniquement parlant, la taxation annuelle des valeurs immobilières implique deux étapes : premièrement, la fixation de la base taxable et, deuxièmement, la fixation du taux de prélèvement. Au regard des techniques statistiques, informatiques et géomatiques disponibles pour des évaluations immobilières de masse, l’idéal d’une évaluation robuste et quasi en continu des valeurs vénales est désormais réalisable (Wang et Li, 2019[26]Wang D, Li VJ. (2019). « Mass appraisal models of real estate in the 21st century: a systematic literature review », Sustainability, n° 11(24), 7006.). Parmi les pays analysés, certains ont initié des réformes en la matière (notamment l’Estonie et la Slovénie). Pour autant, force est de constater que, dans la plupart des pays analysés, il existe un décalage entre l’optimal théorique et les pratiques effectives. Dans plusieurs pays, les valeurs qui fixent les bases taxables ne sont pas régulièrement réévaluées (Belgique, France) et/ou sont notoirement inférieures aux valeurs vénales (Finlande, Grèce, Suède, Autriche). Dans d’autres pays, la détermination des valeurs de base est établie non pas à partir d’un suivi effectif des marchés, mais plutôt via des montants forfaitaires, qui ne reflètent la réalité des marchés que de manière très imparfaite (Italie, Israël, Allemagne, Turquie, Bulgarie, Pologne, Tchéquie). Il est en revanche satisfaisant et encourageant de constater que, selon les experts nationaux, certains pays parviennent à un suivi à la fois précis et actualisé des valeurs vénales (Norvège, Angleterre, Portugal, Serbie).
À propos de la détermination de la base taxable, il ressort des constats relatifs aux réévaluations insuffisamment fréquentes et aux sous-estimations structurelles que les décideurs politiques utilisent cette étape pour fixer – à la baisse – les montants effectifs des taxes. Cette situation ne nous semble pas optimale vis-à-vis de l’objectif de la transparence. En effet, les modalités de taxation seraient plus lisibles pour la population si, à partir d’une évaluation précise et actualisée des bases taxables, le débat sur les montants collectivisés pouvait uniquement s’appréhender à travers l’étape de la fixation du taux de prélèvement.
Dans la plupart des pays, les modalités fiscales incluent une dimension sociale. Par exemple, dans plusieurs pays (Italie, Slovénie, Bulgarie, Serbie), les propriétaires occupants seront moins taxés que les propriétaires bailleurs. Dans un certain nombre de pays, certains objectifs liés à l’aménagement du territoire sont également intégrés dans les modalités fiscales. La pratique la plus courante (recensée dans 11 pays dont la France) est d’imposer un taux plus élevé ou une taxe additionnelle sur les terrains et/ou les bâtiments vacants.
Sur les plans de son équité et de son efficacité économique, il est utile de mettre en avant l’intérêt d’une taxation immobilière basée sur des taux de prélèvement différents pour les valeurs foncières et pour les valeurs des constructions. Plus précisément, la logique du taux scindé (split-rate en anglais) consiste à appliquer un taux de prélèvement plus faible sur la construction que sur le foncier. Une telle pratique repose sur le constat que la taxation annuelle des biens immobiliers combine une des « meilleures » taxes (la taxe sur les valeurs foncières) et une des « pires » taxes (la taxe sur la valeur des constructions). Cette observation, formulée par Vickrey (1999[27]Vickrey W. (1999). « Simplifications, progression, and a level playing field », dans Wenzer K., Land value taxation: the equitable and efficient source of public finance, Armonk, NY, M.E. Sharpe, p. 17-23.), repose sur trois arguments principaux. Le premier est que, si l’on considère que la privatisation des rentes foncières est inéquitable, il est opportun de maximiser leur collectivisation. Le deuxième est que, au regard de l’importance du secteur du bâtiment pour le développement socioéconomique, il est opportun de minimiser la fiscalité sur les investissements dans la construction. Le troisième argument en faveur du taux scindé est qu’il pousse à utiliser les terrains en maximisant leurs valeurs d’usage, ce qui ne peut être que bénéfique à la limitation de l’étalement urbain.
Les investigations menées au sein des 29 pays analysés n’ont pas permis d’identifier d’exemples de bonnes pratiques en matière de taux scindé, avec un taux de prélèvement plus faible sur la construction que sur le foncier. La situation est même inverse en Tchéquie. Dans ce pays, la base taxable différencie le terrain de la construction, mais les taux de prélèvement les plus élevés s’appliquent sur la composante constructive. Au final, parmi les 29 pays investigués, c’est l’Estonie qui se rapproche le plus du modèle du taux scindé. Comme nous l’avons relevé ci-dessus, l’on y applique une taxation annuelle qui ne porte que sur les valeurs foncières.
Les impôts sur les ventes
et sur les plus-values immobilières
Les mutations foncières et immobilières sont liées à des circonstances diverses et variées : des successions, des donations, des ventes ou encore des apports en société. Au regard de cette complexité, nos investigations se sont focalisées sur les impôts sur les ventes, qui sont généralement acquittés par les acquéreurs. L’on trouve une fiscalité sur les ventes parmi 28 des 29 pays analysés. Seule la Tchéquie fait exception à la règle. L’impôt sur les ventes y a été supprimé en 2020, pour y stimuler l’activité des marchés immobiliers lors de la pandémie de Covid-19.
Bien que limitées à l’instrument des impôts sur les ventes, nos investigations témoignent d’une très grande variabilité quant aux modalités fiscales rencontrées sur le continent. Par exemple, à l’image de la taxation des valeurs immobilières, les impôts sur les ventes peuvent inclure une dimension sociale, notamment avec des allègements fiscaux pour les résidences principales (Italie, Belgique, Portugal) ou pour l’achat d’un premier logement (Finlande, Angleterre). Les modalités fiscales relatives aux impôts sur les ventes peuvent également inclure une dimension géographique, avec une variabilité intra-étatique observée dans la plupart des pays. Il ressort des variabilités intra-étatiques et des variabilités liées aux allègements fiscaux que, concernant les impôts sur les ventes, il serait hasardeux de définir des taux moyens d’impôt effectivement appliqués par pays.
En termes de justification, les liens entre les impôts sur les ventes immobilières et l’objectif de la collectivisation des rentes foncières nous apparaissent finalement assez ténus. En particulier, force est de constater que de multiples ventes sur lesquelles un impôt est payé ne sont pas associées à des situations qui vont permettre aux nouveaux propriétaires de capter une quelconque plus-value foncière. Si l’on doit trouver une justification légitime à l’application de l’instrument de l’impôt sur les ventes immobilières, il faut faire référence à la nécessité de couvrir les coûts administratifs liés à l’enregistrement des transferts de propriétés. Pour la plupart des pays analysés, les taux pratiqués dépassent les taux nécessaires à la couverture des coûts d’enregistrement. Les autorités profitent donc des systèmes en place pour renflouer les budgets publics en évitant les nouveaux coûts administratifs qui seraient induits par la création de nouveaux dispositifs fiscaux.
Complémentairement aux impôts sur les ventes, la plupart des pays analysés appliquent une fiscalité sur les plus-values immobilières. L’exception qui confirme la règle est ici la Croatie, un pays globalement caractérisé par une faible pression fiscale sur son immobilier. La généralité qui se dégage concernant les impôts sur les plus-values immobilières est que l’application de la taxe est conditionnée par la durée entre les deux transactions considérées. Bien que la période prise en compte soit très variable (de 18 mois en Israël jusqu’à 20 ans en Slovénie), la finalité de cette conditionnalité apparaît identique. En l’occurrence, il s’agit de ne pas pénaliser les acquéreurs occasionnels mais de charger les acteurs qui participent aux marchés avec le seul objectif d’un profit rapide. Si cette logique antispéculative peut apparaître légitime, force est toutefois de constater que, vis-à-vis de l’objectif de la collectivisation des rentes foncières, la conditionnalité temporelle n’est pas opportune. En effet, de substantielles plus-values foncières peuvent avoir été générées même entre deux transactions éloignées dans le temps. Dans cette perspective, l’instrument de l’impôt sur les plus-values immobilières n’appartient pas à la catégorie des instruments directs telle qu’elle a été précédemment définie.
Les collectivisations non récurrentes des rentes foncières
Quelques observations générales
Quelques observations générales peuvent être formulées à propos des collectivisations non récurrentes des rentes foncières. La première est que les collectivisations non récurrentes sont liées à des développements immobiliers et, singulièrement, à des développements immobiliers qui vont se traduire par des extensions urbaines. L’explication, toute simple, réside ici dans le fait que les extensions urbaines vont se traduire par un accroissement significatif des rentes foncières urbaines (voir ci-dessus à propos des facteurs à l’origine des hausses des valeurs foncières et immobilières).
Une seconde observation générale est que les instruments associés à un facteur unique de hausse des valeurs sont finalement assez peu utilisés. En effet, lors de la phase de développement d’un projet immobilier, l’usage de nombreux instruments va impliquer des interventions tant à caractère juridique qu’à caractère technique.
Concernant les instruments associés à un facteur unique de hausse des valeurs, le dispositif le plus utilisé correspond à la taxation sur les modifications du zonage. Sur les 29 pays analysés, ce type de taxe a été relevé dans huit pays (Israël, Turquie, France, Autriche, Pologne, Belgique, Suisse et Serbie). Selon la typologie proposée par R. Alterman, nous sommes ici avec un instrument direct.
Les instruments associés à plusieurs facteurs de hausse des valeurs sont en revanche davantage mis en œuvre. Ils peuvent prendre la forme d’obligations imposées aux promoteurs (developer obligations en anglais) ou d’instruments macros. La suite de cette section sur les collectivisations non récurrentes développera ces deux catégories génériques dans deux sous-sections spécifiques.
La sous-section suivante est consacrée à l’instrument générique des obligations imposées aux promoteurs. Par souci de clarté, nous pouvons toutefois déjà en proposer une définition : les obligations imposées aux promoteurs d’un projet immobilier correspondent à des contributions imposées en échange de décisions liées aux instruments qui jouent un rôle dans la possibilité juridique de développer le projet. Les contributions pourront être en numéraire et/ou en nature et liées aux plans d’urbanisme et/ou aux procédures relatives à l’obtention des permis.
Les chercheurs impliqués dans l’action COST PuVaCa ont travaillé sur la situation observée en 2022. Parmi ces chercheurs, ils sont plusieurs à avoir souligné les évolutions constantes des instruments permettant une collectivisation non récurrente des rentes foncières (notamment les obligations imposées aux promoteurs, mais pas uniquement). Certains ont également précisé que le début de la décennie 2020 a été marqué par des débats politiques sur la manière dont il est opportun de les faire évoluer. Cela concerne divers pays tels que la Turquie, la Pologne, l’Angleterre, la Tchéquie, la Serbie ou encore Israël. Le constat relatif à l’évolution des instruments à usage non récurrent témoigne du fait que, en comparaison des instruments à usage récurrent, ils apparaissent moins stabilisés.
Une autre indication du caractère peu stabilisé des instruments à usage non récurrent correspond au fait que, à la différence des instruments à usage récurrent, les systèmes d’informations institutionnalisés qui permettent d’aisément accéder aux données sur les rentrées budgétaires sont quasi inexistants. Deux exceptions correspondent ici à l’Angleterre et à la Turquie, pour lesquelles des données sur les obligations imposées aux promoteurs font l’objet de publications officielles par les autorités.
Les obligations imposées aux promoteurs
L’instrument générique des obligations imposées aux promoteurs peut prendre des formes très variées, mais certaines généralités semblent toutefois se dégager. La première est que l’instrument relève généralement des autorités locales. Via les systèmes de l’aménagement, ce sont les autorités locales qui les appliquent et qui en bénéficient. Une autre observation générale est que la pratique des obligations imposées aux promoteurs tend à être plus fréquente et plus significative au sein des grandes autorités locales. Cela tient aux niveaux élevés de rentes foncières dans les grandes villes mais aussi aux expertises disponibles au sein de leurs administrations, tant en matière d’immobilier que d’urbanisme.
Les obligations imposées aux promoteurs sont généralement associées à la délivrance des permis. Dans certains pays, des obligations peuvent toutefois être imposées plus en amont, lorsque les plans locaux sont réalisés. Cette pratique plus anticipative semble associée à des pays aux systèmes de l’aménagement particulièrement actifs (Norvège, Finlande, Allemagne, Israël, Angleterre). À l’opposé de ces pratiques « anticipatives », des pratiques « différées » caractérisent la Grèce et la Serbie, avec des opérations de régularisation qui, par l’intermédiaire d’une taxe, vont permettre aux propriétaires de légaliser des bâtiments construits sans avoir fait l’objet d’un permis.
Il existe aujourd’hui une littérature assez abondante sur la pratique du zonage inclusif (de Kam et al., 2014[28]de Kam G, Needham B, Buitelaar E. (2014). « The embeddedness of inclusionary housing in planning and housing systems: insights from an international comparison », Journal of Housing and the Built Environment, n° 29, p. 389-402.). Le zonage inclusif prend la forme d’une obligation pour le promoteur d’inclure dans un projet de construction une proportion plus ou moins importante de logements qui seront vendus ou loués à des niveaux de prix inférieurs aux prix du marché. Notre recensement indique que la pratique du zonage inclusif est finalement assez limitée. Parmi les 29 pays considérés, il n’y en a que quelques-uns où le zonage inclusif serait utilisé de façon notable (France, Belgique, Pologne, Angleterre, Autriche).
Bien qu’il soit difficile d’identifier avec certitude les intentions des autorités qui cherchent à collectiviser les rentes foncières en imposant des obligations aux promoteurs, il semble que la justification du caractère illégitime de leur privatisation soit marginale. Les 29 monographies nationales ont toutefois permis d’identifier cinq pays au sein desquels le calcul des plus-values foncières joue explicitement un rôle dans la fixation des montants à prélever auprès des promoteurs : il s’agit d’Israël, de l’Allemagne, de la Finlande, de la Turquie et de la Pologne.
Dans ces pays, la prise en compte chiffrée des plus-values foncières implique de débattre sur la part qu’il est opportun (légitime) de collectiviser. En Israël, en Pologne et en Finlande, ce débat a débouché sur la part des 50 %. En Allemagne, c’est plutôt la proportion des deux tiers qui est communément admise, mais un nombre croissant d’experts allemands préconisent d’aller au-delà. Pour les pays que nous venons de lister, la part de la rente foncière à collectiviser est débattue pour les obligations imposées aux promoteurs via les systèmes de l’aménagement, mais elle ne l’est pas pour les instruments à usage récurrent gérés par les systèmes fiscaux.
Une autre observation quasi générale est que, vis-à-vis d’un même projet immobilier, les autorités locales peuvent imposer des obligations aux promoteurs en utilisant plusieurs outils. Le cas de la France peut être mentionné pour illustrer cette situation, avec la possibilité d’imposer à la fois une « taxe d’aménagement » pour financer les infrastructures, et des « servitudes de mixité sociale » pour financer du zonage inclusif.
Dans la plupart des pays analysés, pour un même projet, les autorités locales vont souvent utiliser deux types d’obligations. Dans un premier temps, elles vont imposer le financement ou la construction des infrastructures internes au projet. Dans un second temps, un autre outil va être utilisé afin de capter une part supplémentaire de la rente foncière. Cette manière de procéder en deux temps semble résulter d’une logique évolutive avec, premièrement, une longue tradition dans de nombreux pays visant à imposer la création des infrastructures internes (pour éviter les « mal-lotis ») et, deuxièmement, l’utilisation de nouveaux outils visant à profiter de la hausse importante des valeurs foncières qui ont caractérisé les décennies 1990 et 2000.
Pour le financement ou la construction des infrastructures internes, la justification relative à la couverture des coûts induits est fréquente et relativement transparente. En revanche, pour l’usage d’outils complémentaires, nous nous trouvons face à davantage d’ambigüités. Comme nous venons de le souligner, les pays qui fixent les montants à prélever en fonction des plus-values foncières sont peu nombreux. Dans la plupart des pays, imposer de nouvelles obligations devra dès lors s’appuyer sur des justifications inédites généralement associées à des arguments tels que l’induction de nouveaux impacts négatifs ou de nouveaux (sur)coûts collectifs.
Les instruments macros
Parmi les pratiques macros qui permettent une collectivisation non récurrente des rentes foncières, nous trouvons notamment les acquisitions que les autorités publiques déploient sur les marchés fonciers afin de canaliser les extensions urbaines. Grâce à ces interventions, les autorités peuvent capter la rente qui surgit lorsque l’on transforme des zones non constructibles en zones constructibles. Parmi les 29 pays analysés, cette pratique apparaît relativement courante en Finlande, en Allemagne, en Suède, en Turquie et en France (via l’outil spécifique de la ZAC – Zone d’Aménagement Concerté). En Europe, les Pays-Bas, pays non pris en compte par nos analyses, représentent un autre pays bien connu pour l’implication de ses autorités locales dans les acquisitions foncières destinées à canaliser les extensions urbaines (Halleux et al., 2012[29]Halleux JM, Marcinczak S, van der Krabben E. (2012). « The adaptive efficiency of land use planning measured by the control of urban sprawl: the cases of the Netherlands, Belgium and Poland », Land Use Policy, n° 29, p. 887-898.).
Le remembrement urbain correspond à un autre instrument macro qui vise à organiser les extensions urbaines et qui, en corolaire, permet de collectiviser les rentes foncières. Parmi les pays analysés, l’utilisation du remembrement urbain est banalisée en Allemagne, en Israël et en Turquie. En dehors des 29 pays analysés, l’Espagne est également caractérisée par un usage banalisé du remembrement urbain (Muñoz Gielen et Mualam, 2019[30]Muñoz Gielen D, Mualam N. (2019). « A framework for analyzing the effectiveness and efficiency of land readjustment regulations: comparison of Germany, Spain and Israel », Land Use Policy, n° 87, 104077.).
Un dernier instrument à citer correspond au droit de superficie, qui consiste à dissocier la propriété du terrain de la propriété du bâti. L’application de cet instrument par les autorités a souvent comme première finalité de faciliter l’accessibilité financière au logement. En parallèle, il rend également possible la collectivisation des plus-values foncières. Nous avons trouvé trace de l’utilisation de cet instrument dans cinq pays, mais avec des interventions qui demeurent marginales (en Suède, en Pologne, en Estonie, en Belgique et en France via le BRS – bail réel solidaire).
Conclusions et perspectives
Cet article a tenté de dresser un panorama sur la collectivisation des rentes foncières urbaines en Europe. Les matériaux ayant permis de dresser ce panorama sont issus d’un programme de recherche européen dont le développement illustre le fait que cette problématique soit de plus en plus centrale sur le plan scientifique, et de plus en plus importante sur les plans opérationnels et budgétaires.
Une première conclusion qui ressort de notre travail correspond aux grandes complexités, hétérogénéités et évolutivités des pratiques relatives à la collectivisation des rentes foncières urbaines. Face à ce constat, il nous est apparu irréalisable d’atteindre un de nos objectifs scientifiques initiaux, à savoir la proposition d’une typologie des pays européens quant à leurs pratiques de récupération des rentes. Face à ce constat, il est également manifeste que les connaissances établies sur le sujet demeurent fragmentaires. Sans conteste, cela appelle à la multiplication des recherches et, en particulier, de recherches comparatives qui analyseraient comment les divers instruments disponibles sont mis en œuvre de manière concrète et opérationnelle.
Une seconde conclusion est la mise en avant des deux instruments les plus pratiqués, à savoir la fiscalité sur les valeurs immobilières et les obligations imposées aux promoteurs. En tant qu’instrument permettant une collectivisation récurrente des rentes foncières urbaines, la fiscalité sur les valeurs immobilières permet de collectiviser les rentes lorsqu’elles prennent la forme de dividendes. En complément, c’est la collectivisation des gains en capital qui est rendue possible lorsque les autorités locales imposent des obligations aux promoteurs immobiliers.
Une troisième conclusion est celle de la grande utilité des instruments qui permettent de collectiviser les rentes foncières urbaines. Grâce aux instruments à usage récurrent (en particulier la fiscalité sur les valeurs immobilières), les budgets des autorités locales peuvent être alimentés de manière conséquente et régulière. Complémentairement, grâce aux instruments à usage non récurrent (en particulier ici, les obligations imposées aux promoteurs), il est possible de financer de nombreux équipements collectifs qui contribuent grandement à l’habitabilité des villes européennes.
En parallèle au constat de la grande utilité des instruments qui permettent de collectiviser les rentes foncières urbaines, force est également de constater que les pratiques de collectivisation pourraient être sensiblement améliorées. En amont des aspects institutionnels et techniques, il nous semble que le principal blocage à lever afin d’améliorer ces pratiques soit d’abord culturel et cognitif. Nous faisons ici référence à la nécessité de mieux mettre en avant le débat sur le caractère inéquitable de la privatisation des rentes foncières urbaines. Dans de nombreux contextes, ce caractère inéquitable, pourtant scientifiquement largement accepté, demeure politiquement tabou. La question qui se pose ici est de savoir si nous sommes condamnés à continuer à vivre avec ce tabou et avec les conséquences induites ?
Avec la question de la collectivisation de la rente foncière, nous sommes face à une situation où les arguments théoriques des chercheurs ne parviennent pas à s’imposer en termes de gouvernance. Le décalage entre théorie et empirie nous semble résulter de causes multiples, à commencer par la prégnance idéologique des droits de propriété et par l’influence des lobbies de propriétaires, de la construction et de la promotion. Ensuite, force est de constater que, bien qu’intellectuellement cohérente, l’idée selon laquelle les rentes foncières sont à collectiviser peut paraître contre-intuitive au premier abord. Si l’on ajoute la difficulté technique – mais pas l’impossibilité – de la détermination du poids de la valeur foncière dans la valeur immobilière, l’on comprend que l’idée de la collectivisation de la rente soit « difficile à vendre », tant auprès des décideurs politiques qu’auprès de leurs électeurs.
Pourtant, sans conteste, lever le tabou du caractère inéquitable de la privatisation des rentes foncières urbaines permettrait une amélioration significative des pratiques relatives à leur collectivisation. En la matière, nous pensons d’abord au développement de meilleures coordinations entre les systèmes de l’aménagement et les systèmes fiscaux. Un des résultats pourrait ici correspondre à la reconnaissance de l’utilité d’une fiscalité immobilière basée sur la logique du taux scindé. S’agissant des instruments à usage récurrent, la reconnaissance du caractère inéquitable de la privatisation de la rente foncière devrait permettre de renforcer tant la transparence que l’efficacité des obligations que les autorités locales imposent aux promoteurs. En d’autres termes, l’on pourra mieux collectiviser les rentes foncières, au bénéfice du bien commun, lorsque l’on osera enfin assumer et affirmer la légitimité de cette collectivisation.
[1] Webster C, Lai LWC. (2003). Property rights, planning and markets. Managing spontaneous cities, Cheltenham, UK, Edward Elgar.
[2] Halleux JM, Nordahl BI, Havel MB. (2022a). « Spatial efficiency and socioeconomic efficiency in urban land policy and value capturing: two sides of the same coin? », Sustainability, n° 14(21), 13987.
[3] Le concept de système de l’aménagement (planning system) est communément utilisé dans la littérature anglo-saxonne. Nous le définissons de la manière suivante : les systèmes de l’aménagement correspondent aux institutions utilisées pour promouvoir les formes urbaines et spatiales préférées, pour allouer des droits de développement et pour arbitrer l’utilisation des propriétés foncières et immobilières.
[4] Nous nous basons ici sur la définition suivante de la rente (foncière) : une rente est la partie d’un revenu versé pour un facteur de production (par exemple la ressource naturelle qu’est le foncier) qui dépasse la rémunération minimum nécessaire pour que ce facteur soit offert sur le marché. Le foncier brut non aménagé n’ayant pas de coûts de production (à l’exception des polders), la rémunération minimale en question est nulle.
[5] Alterman R. (2012). « Land-use regulations and property values: the ‘Windfalls Capture’ idea revisited », dans Brooks N, Donaghy K, Knap GJ, The Oxford handbook of urban economics and planning, Oxford, Oxford University Press, p. 755-786.
[6] Havel MB. (2017). « How the distribution of rights and liabilities in relation to betterment and compensation links with planning and the nature of property rights: reflections on the Polish experience », Land Use Policy, n° 67, p. 508-516.
[7] Mill JS. (1848). Principles of political economy with some of their application to social philosophy, Londres, John W. Parker, 591 p.
[8] Cette formule est souvent abrégée en « land value capture », en « value capture » ou encore en « public value capture ».
[9] Saujot M. (2016). « La ville Monopoly, une lecture de Piketty », La Revue Foncière, n° 9, p. 30-35.
[10] Trannoy A, Wasmer E. (2022). Le grand retour de la terre dans les patrimoines. Et pourquoi c’est une bonne nouvelle !, Paris, Odile Jacob, 256 p.
[11] Vejchodská E, Barreira AP, Auziņš A et al. (2022). « Bridging land value capture with land rent narratives », Land Use Policy, n° 114, 105956.
[12] OECD / Lincoln Institute of Land Policy, PKU-Lincoln Institute Center (2022). Global Compendium of Land Value Capture Policies, OECD Regional Development Studies, Paris, OECD Publishing, 250 p.
[13] Voir : https://puvaca.eu/
[14] Les pays suivants ont été analysés : Allemagne, Angleterre (plutôt que le Royaume-Uni), Autriche, Belgique, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Croatie, Estonie, Finlande, France, Grèce, Hongrie, Israël, Italie, Lettonie, Lituanie, Macédoine du Nord, Malte, Norvège, Pologne, Portugal, Serbie, Slovaquie, Slovénie, Suède, Suisse, Turquie, Tchéquie, Ukraine. Trois pays importants n’ont pas pu être traités : les Pays-Bas, le Danemark et l’Espagne.
[15] Halleux JM, Hendricks A, Maliene V, Nordahl BI. (2022b). Public value capture of increasing property values across Europe, Zurich, vdf Hochschulverlag, 285 p. L’ouvrage est disponible gratuitement en ligne.
[16] Piketty T. (2013). Le capital au XXIe siècle, Paris, Le Seuil, 972 p.
[17] Knoll K, Schularicfk M, Steger T. (2017). « No price like home: global house prices, 1870-2012 », American Economic Review, n° 107(2), p. 331-353.
[18] Bavay L. (2017). « Hausse des prix immobiliers et accessibilité économique des logements neufs : l’accroissement normatif a-t-il participé à exclure les plus modestes des logements les plus récents ? », thèse de doctorat en Aménagement de l’espace et d’Urbanisme, Université Paris-Est, 288 p.
[19] Hendricks A, Auzins A, Maliene V. (2022). « Terminology and concept clarification », dans Halleux JM, Hendricks A, Maliene V, Nordahl BI., Public value capture of increasing property values across Europe, Zurich, vdf Hochschulverlag, p. 17-24.
[20] Hendricks A. (2022). « Classification of tools for the capture of the surplus value of developed building land », dans Halleux JM, Hendricks A, Maliene V, Nordahl BI., Public value capture of increasing property values across Europe, Zurich, vdf Hochschulverlag, p. 25-33.
[21] Nous proposons de la traduire de la manière suivante (traduction personnelle) : L’expression « public value capture » renvoie à tous les instruments qui visent à « capturer » (à collectiviser) les diverses hausses de valeurs foncières et immobilières, qu’il s’agisse de taxes ou d’autres instruments. Le terme renvoie spécifiquement aux hausses non méritées pour les propriétaires fonciers, car résultant d’actions mises en œuvre par d’autres acteurs. Les fonds récoltés peuvent être liés à des objectifs spécifiques (par exemple couvrir des coûts de développement ou contribuer à la production de logements abordables).
[22] Hendricks A, Kalbro T, Llorente M, Vilmin T, Weitkamp A. (2017). « Public value capture of increasing property values – what are “unearned increments” », dans Dixon-Gough R, Mansberger R, Paulsson J, Hernik J, Kalbro T, Land ownership and land use development, Zürich, vdf Hochschulverlag, p. 257-281.
[23] Op. cit.
[24] Op. cit.
[25] Bernard N. (2010). « L’emphytéose et la superficie comme pistes de solution à la crise du logement ou “c’est dans les vieilles casseroles…” », Les Échos du logement, n° 1, p. 1-11.
[26] Wang D, Li VJ. (2019). « Mass appraisal models of real estate in the 21st century: a systematic literature review », Sustainability, n° 11(24), 7006.
[27] Vickrey W. (1999). « Simplifications, progression, and a level playing field », dans Wenzer K., Land value taxation: the equitable and efficient source of public finance, Armonk, NY, M.E. Sharpe, p. 17-23.
[28] de Kam G, Needham B, Buitelaar E. (2014). « The embeddedness of inclusionary housing in planning and housing systems: insights from an international comparison », Journal of Housing and the Built Environment, n° 29, p. 389-402.
[29] Halleux JM, Marcinczak S, van der Krabben E. (2012). « The adaptive efficiency of land use planning measured by the control of urban sprawl: the cases of the Netherlands, Belgium and Poland », Land Use Policy, n° 29, p. 887-898.
[30] Muñoz Gielen D, Mualam N. (2019). « A framework for analyzing the effectiveness and efficiency of land readjustment regulations: comparison of Germany, Spain and Israel », Land Use Policy, n° 87, 104077.