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Le temporaire comme instrument de la fabrique urbaine
Émergence et ancrage dans la métropole de Bordeaux

• Sommaire du no 14

Sandra Mallet Université de Reims Champagne-Ardenne, Institut d’aménagement des territoires, d’environnement et d’urbanisme de Reims (IATEUR- ESIReims), EA 2076 Habiter Arnaud Mège Université de Reims Champagne-Ardenne - EA 2076 Habiter Antoine Fleury CNRS - UMR 8504 Géographie-cités

Le temporaire comme instrument de la fabrique urbaine : émergence et ancrage dans la métropole de Bordeaux, Riurba no 14, janvier 2023.
URL : https://www.riurba.review/article/14-habitat/temporaire/
Article publié le 1er juin 2024

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Sandra Mallet, Arnaud Mège, Antoine Fleury
Article publié le 1er juin 2024
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Introduction

Les actions temporaires sur l’espace urbain sont particulièrement mobilisées depuis une dizaine d’années en Europe. En France, elles se développent sous différentes dénominations, notamment celles d’urbanisme temporaire, transitoire et tactique. Loin des premiers événements comme les plages urbaines ou des premières fermetures ponctuelles de rues le dimanche, on assiste aujourd’hui à une généralisation de ce recours au temporaire que la crise sanitaire liée à la Covid-19 semble avoir largement accentuée. Il existe aujourd’hui un large panel de formes d’action qui concernent aussi bien des bâtiments ou des friches – occupations par des activités culturelles, tiers-lieux, hébergement d’urgence – que des espaces publics – piétonisations saisonnières de rues, expérimentations d’aménagements cyclables ou piétonniers, réalisations de potagers urbains éphémères. Les objectifs qui les orientent et les acteurs qui les portent sont également très divers.

À l’image de cette diversité, l’approche du temporaire demeure segmentée dans la recherche urbaine. Les actions entreprises au nom de l’urbanisme tactique font référence à des initiatives portées sur l’espace public, tantôt spontanées et citoyennes, légales ou non selon un modèle nord-américain diffusé à partir des années 2000 (Iveson, 2013 ; Mould, 2014 ; Silva, 2016), tantôt mises en œuvre sur la voirie de manière stratégique et politique afin de réorganiser les mobilités, surtout après le déclenchement de la pandémie de Covid-19 (Burger et Mallet, 2022 ; Denis et Garnier, 2022). L’urbanisme transitoire est considéré, à partir des années 2010, comme une occupation temporaire d’un site vacant (friches industrielles, résidentielles ou autres locaux abandonnés ou sous-utilisés), dans l’attente d’un projet, plus ou moins déterminé (Hecker, 2017 ; Pinard et Morteau, 2020). L’urbanisme temporaire, quant à lui, possède une définition plus instable, allant d’une action éphémère, événementielle, voire festive (Pradel, 2010), à une vision plus englobante comprenant les différentes formes d’action sur l’espace (Bragalia et Rossignolo, 2021 ; Chenevez, 2018 ; Dalis, 2022). Dans cet article, nous faisons le choix de parler d’action temporaire sur les espaces urbains en regroupant différents registres d’action, y compris celles que l’on peut nommer tactiques ou transitoires (Mallet, 2020). Il s’agit de dépasser la relative instabilité de ces qualificatifs pour recentrer l’analyse sur ce que ces différents registres d’action ont en commun dans leur tentative de transformation de l’espace : la remise en cause des modes de faire habituels à travers des projets qui sont à la fois peu coûteux, d’échelle spatiale réduite, rapides à mettre en œuvre et envisagés sur une courte durée même s’ils peuvent se prolonger dans le temps.

Une autre caractéristique de la recherche urbaine est de s’être concentrée sur les projets temporaires, en étudiant leurs objectifs, leur mise en œuvre, leur impact spatial ou encore leurs enjeux sociaux. Peu de travaux ont dépassé cette échelle, très locale, du projet. Ceux qui s’intéressent aux systèmes d’acteurs de la fabrique urbaine, donnant à voir une redéfinition des rôles et des compétences des acteurs classiques (Pinard, 2021), ou encore l’émergence d’un nouveau milieu professionnel (Pinard et Morteau, 2020), inscrivent clairement leurs analyses à des échelles plus larges, nationale ou métropolitaine. D’autres travaux font le choix d’interroger l’émergence du recours au temporaire à l’échelle d’une ville ou d’une métropole. À l’échelle de Paris, les premiers pas de l’urbanisme tactique sont retracés à travers plusieurs projets pionniers par Nicolas Douay et Maryvonne Prévot (2016). À l’échelle de Montréal, les premières grandes initiatives d’occupations de bâtiments vacants et « l’émergence d’un processus d’institutionnalisation » de l’urbanisme transitoire portés par la Ville sont analysés par Taïka Baillargeon et Jérémy Diaz (2020, p. 36), tout comme la « professionnalisation des organismes engagés dans la reconversion des bâtiments ».

Tout en nous intéressant de manière plus transversale aux projets temporaires, nous nous inscrivons dans la continuité d’une approche globale, en privilégiant ici l’échelle métropolitaine. Celle-ci permet d’observer la manière dont ces projets sont construits les uns en relations avec les autres – avec des acteurs communs, des circulations de modèles et de pratiques d’aménagement – mais aussi en lien avec des stratégies d’aménagement, des dynamiques politiques, institutionnelles et territoriales qui ne peuvent se comprendre qu’au niveau métropolitain. Il nous semble pertinent de revisiter, à cette échelle, un certain nombre de thématiques récurrentes dans la recherche sur le temporaire, comme par exemple l’institutionnalisation de modes de faire initiés dans un premier temps par des activistes ou des groupes d’habitants (Hou, 2013 ; Iveson, 2013 ; Cariello et Rossignolo, 2021) et les processus de professionnalisation (Pinard et Morteau, 2020).

L’étude présentée entre dans le cadre du programme de recherche UrbaTime, financé par l’ANR[1]ANR-18-CE22-0006 (2018-2024). Cf. Carnet Hypothèses : https://urbatime.hypotheses.org/, qui analyse de manière transversale différentes conceptions urbanistiques contemporaines proposant de repenser les rapports de l’urbanisme au temps. Conduite entre 2019 et 2022, elle se centre sur la métropole de Bordeaux, celle-ci s’étant particulièrement investie dans le domaine de l’urbanisme temporaire depuis plusieurs années, avec des projets prenant des formes multiples et reposant sur une diversité d’acteurs impliqués (collectifs artistiques, d’architectes et d’urbanistes, bailleurs sociaux, collectivités).

Cet article[2]Une première version de ces résultats a été présentée lors du congrès de l’Union géographique internationale à Paris dans la session intitulée « L’éphémère spatial », le 22 juillet 2022. Nous remercions Beatriz Fernandez et Marie-Vic Ozouf-Marignier, ainsi que l’ensemble des participants pour ces échanges. montre comment le temporaire s’est ancré comme outil au service de la politique urbaine au cours des trois dernières décennies, en adoptant une perspective diachronique. La notion d’ancrage[3]Couramment utilisée dans les sciences sociales, la notion peut désigner l’attachement à un lieu ou bien l’inscription territoriale d’un acteur (entreprise, élu ou parti politique, etc.) [Debarbieux, 2014]. C’est plutôt dans cette seconde acception que nous nous situons, en l’appliquant à une forme d’action plus qu’à un type d’acteur. permet ici de mettre l’accent sur un processus par lequel, dans un territoire donné et de manière très progressive dans le temps, les acteurs se sont saisis d’une pratique atypique pour en faire un instrument courant de l’action urbanistique. Il s’agit, ce faisant, d’identifier les éléments de contexte qui ont joué dans l’apparition du temporaire, les acteurs qui promeuvent son utilisation ainsi que leurs arguments, mais aussi les craintes et résistances qu’il suscite, soit les discussions et négociations auxquelles il a pu donner lieu. L’approche diachronique permet de saisir différents moments dans cette trajectoire, considérés comme des espaces de temps induisant une certaine convergence des actions et des logiques qui les précèdent, marquant différentes étapes du développement des opérations temporaires dans la métropole. La compréhension de ces moments offre la possibilité de mettre en évidence l’enchaînement tout comme la simultanéité de mécanismes et de processus.

L’article donne à voir le passage d’une pratique marginale, dans les années 2000, à une pratique courante et valorisée, voire banalisée, dans les années 2020. Si l’institutionnalisation de l’urbanisme temporaire constitue un phénomène bien documenté, l’approche diachronique permet de cerner plus précisément les modalités de sa construction. Premièrement, en mettant en évidence l’ancrage progressif du recours au temporaire, nous montrons qu’il ne s’agit pas que d’un phénomène de mode ou d’un outil de communication politique, mais bien d’une forme d’action à part entière, que les acteurs locaux de la fabrique urbaine se sont appropriés, acquérant au fil du temps de nouvelles compétences et savoir-faire. Deuxièmement, nous mettons en lumière un processus qui n’a rien de linéaire, avec des moments d’émergence, d’accélération, de ralentissement ou de bifurcations. Troisièmement, il apparaît que ce recours croissant au temporaire transforme progressivement les manières de fabriquer la ville par les acteurs « classiques » de l’urbanisme, en même temps que l’action temporaire se transforme elle-même au fil de son institutionnalisation.

Cet ancrage du temporaire a été investigué de différentes manières. Un corpus d’articles de presse généraliste, tant locale (en particulier le quotidien Sud-Ouest) que nationale, et de documents produits par les acteurs (documents de travail, études, sites Internet, posts sur les réseaux sociaux) a été constitué. Une première analyse qualitative de ce corpus a permis d’identifier la variété des actions temporaires à Bordeaux et d’en comprendre les contextes à la fois urbains, urbanistiques et politiques. Par ailleurs, 40 entretiens semi-directifs ont été conduits avec des acteurs de l’urbanisme (élus de la Ville de Bordeaux et de Bordeaux Métropole, chargés de projets, d’études ou de mission, des collectivités, de la Société d’économie mixte Bordeaux Métropole Aménagement et du bailleur social Aquitanis), des concepteurs architectes et/ou paysagistes travaillant dans des agences ou des collectifs intervenant dans les projets concernés. Ces entretiens ont été réalisés dans plusieurs cadres : par les auteurs eux-mêmes, au sein de deux ateliers étudiants[4]Master 2 IATEUR (2020), Étude des dimensions temporelles de projets urbains à Bordeaux, atelier dirigé par Sandra Mallet et Arnaud Mège, mai 2020. Master 2 IATEUR (2021), Les temporalités de l’urbanisme tactique, entre urgence et long terme, atelier dirigé par Florian Guérin et Arnaud Mège, janvier 2021. du Master 2 Urbanisme durable et aménagement de l’IATEUR[5]Institut d’aménagement des territoires, d’environnement et d’urbanisme de Reims, Université de Reims Champagne-Ardenne. (en 2020 et 2021) et d’un mémoire de recherche soutenu au sein du Master Aménagement et urbanisme de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (Duchêne, 2020). Ils ont été l’occasion de préciser les logiques d’action à l’œuvre au sein de plusieurs projets ou politiques urbaines et de caractériser les relations entre les différents protagonistes. Si ces différentes sources ont principalement été traitées selon des méthodes qualitatives classiques, elles ont également alimenté une base de données qui recense les projets temporaires à Bordeaux depuis 2002 – ces projets étant définis comme des opérations de transformation de l’espace ou d’occupation par des activités prévues sur une courte durée – associés à plusieurs variables (dates de début et de fin, type d’espace, localisation, inscription ou non dans des projets plus larges, acteurs impliqués, etc.). Des tris croisés ont permis de mettre en évidence l’évolution du nombre de projets et de leur nature.

Figure 1. Les projets temporaires dans la métropole de Bordeaux depuis 2000 (source : base de données UrbaTime/Bordeaux).

La combinaison de ces méthodes quantitatives et qualitatives a permis d’identifier quatre moments principaux :

– un premier, situé entre 1995 et 2007, se rapportant aux balbutiements et aux premières expériences de l’urbanisme temporaire, souvent empreintes d’une dimension militante ou participative ;

– un deuxième, entre 2007 et 2016, correspondant à un essor des projets temporaires, surtout dans l’espace public, où les porteurs conservent une relative liberté d’action et d’innovation ;

– un troisième, entre 2016 et 2020, dans lequel on observe un foisonnement des projets qui s’accompagne d’un cadrage progressif par les pouvoirs publics, mais aussi l’affirmation d’un contre-modèle local freinant certaines formes d’urbanisme temporaire ;

– un dernier moment, depuis 2020, marqué par une forte accélération du recours au temporaire, dans un double contexte d’urgence sanitaire et de changement politique.

1. Du bouillonnement (contre-)culturel aux premières expérimentations des collectifs (1995-2007)

À Bordeaux, les prémices de l’urbanisme temporaire peuvent être repérés dès les années 1990. Portée par des initiatives habitantes et par des collectifs naissants, une forme de contre-culture se déploie et, dans son sillage, les premières expériences militantes d’occupations temporaires[6]Plusieurs projets ont été identifiés avant 2000 – en particulier des jardins collectifs, familiaux ou pédagogiques – mais ils ne sont pas toujours faciles à dater, c’est pourquoi nous avons fait le choix de ne faire apparaître sur la figure 1 que les huit projets menés entre 2000 et 2007. et de démarches participatives.

1.1 Le tournant de 1995 : de la politique culturelle aux grands projets d’urbanisme

Bordeaux, la « Belle endormie », a paradoxalement été entre 1965 et 1995 le creuset et le support d’une nébuleuse culturelle alternative que certains n’hésitent pas à qualifier « d’âge d’or culturel Bordelais[7]Entretien mené le 22 juin 2022 avec Yvan Detraz, co-fondateur du collectif Bruit du Frigo et de la Fabrique Pola. ». Le festival SIGMA, créé en 1965, apparaît comme le générateur culturel de cette période : « je n’ai jamais revécu ça de ma vie […], c’était un festival […] avant-gardiste, précurseur qui envahissait la ville, et notamment plein d’espaces abandonnés[8]Idem.. » Le soutien aux collectifs d’artistes constituait alors une préoccupation importante de la politique culturelle. Le développement du projet du CAPC[9]Centre d’arts plastiques contemporains., musée d’art contemporain, à partir du milieu des années 1970 dans un hangar abandonné et occupé par des collectifs artistiques de manière informelle, témoigne de cette dynamique, tout comme l’effervescence de la scène punk-rock et de la « culture squat », en particulier dans certains quartiers péricentraux (Saint-Pierre, Saint-Michel). Si la culture située dans des sphères de production pour initiés semble en pleine ébullition, la ville revêt en revanche une image à la fois sale et dégradée. Depuis le projet de rénovation du quartier Mériadeck initié dans les années 1970, la municipalité se trouve prise dans une configuration politique qui peine à impulser des choix urbanistiques, dans un contexte de déclin industriel marqué. L’année 1993 voit tout de même la présentation du projet d’aménagement des « deux rives », impulsant une reconnexion de la ville avec le fleuve.

À la suite des élections municipales de 1995, le nouveau maire, Alain Juppé, et sa municipalité font le choix de diminuer l’enveloppe budgétaire accordée à la culture (mettant fin au festival SIGMA dès 1996) pour se lancer dans de vastes projets d’urbanisme, à l’échelle de la ville et de l’agglomération, dans une volonté de rupture avec l’équipe municipale précédente. Le projet initié en 1993 est repris pour définir, avec le Projet Pilote Urbain « Bordeaux les deux rives » (1997-2001), le cadre d’opérations significatives pour la ville : arrivée du tramway, réhabilitation des quais, reconversion des hangars, réaménagement de quartiers centraux. D’autres projets d’envergure suivront : en 2009, celui intitulé « Vers le grand Bordeaux 2030, une métropole durable » puis, en 2013, « 2030 : vers le Grand Bordeaux, du croissant de lune à la pleine lune », visant la reconquête des friches urbaines, la production de logements et l’accroissement du nombre d’habitants. Ils accompagnent la diffusion du discours autour de la ville millionnaire à partir du début des années 2010. Ces ambitions se concrétisent autour de projets d’urbanisme de plusieurs dizaines, voire centaines d’hectares (ZAC Bastide puis Bastide-Niel, opérations des Bassins à flots et Brazza, OIN Euratlantique, entre autres).

1.2 Des expériences singulières portées par des collectifs d’architectes

Cette période voit la naissance de collectifs d’architectes souvent critiques sur ces grands projets d’urbanisme. Parmi eux, Bruit du Frigo fait figure de pionnier : initié dès 1995 par deux étudiants en architecture, il s’inscrit dans un contexte caractérisé par la politique d’austérité menée par la municipalité dans le domaine culturel, des grèves nationales organisées contre « le plan Juppé » ainsi que des mouvements de contestation au sein des écoles d’architecture, à la suite du transfert de leur tutelle du Ministère de l’Équipement vers le Ministère de la Culture, dessinant une configuration favorable à la remise en cause d’un modèle d’enseignement déconnecté des préoccupations sociales et habitantes[10]Pierre Mahey (architecte-urbaniste, qui a largement expérimenté les méthodes de la participation habitante et créé, dans cette perspective, avec la sociologue Anne Cordier, le groupe Arpenteurs), apparaît comme une figure inspirante pour le collectif, qui a beaucoup appris à ses côtés pour formaliser ses actions.. Cette création s’inscrit dans un mouvement national marqué par l’émergence de nombreux collectifs (Robin des Villes à Lyon en 1997, Pixel à Clermont-Ferrand en 1998, Echelle inconnue à Rouen en 1998…) se formant à l’urbanisme, à la participation et s’impliquant dans des premières expériences mobilisant le temporaire (Macaire, 2015).

Bruit du Frigo met en œuvre dès ses débuts des ateliers « d’exploration urbaine » : démarches participatives sans moyens financiers, au plus près des habitants (panneaux explicatifs, café sur la place, discussions, échanges…), menées principalement sur la place publique du quartier Saint-Michel[11]Sur cette première expérience comme sur la plupart des projets menés par la suite, le site Internet du collectif Bruit du frigo propose des fiches très complètes. Voir https://bruitdufrigo.com/projets/ qui devient rapidement « leur QG » : « C’était un lieu où on pouvait tout faire sans contrainte » explique l’un des deux fondateurs[12]Entretien mené le 22 juin 2022 avec Yvan Detraz.. Le collectif expérimente par la suite la réalisation de premiers projets liés au jardinage, avec la « friche en jardin », en collaboration avec l’association Les Jardins d’aujourd’hui[13]Créée en 1986 et disparue en 2017, l’association s’était fixée comme mission de « lutter contre l’exclusion grâce au jardinage collectif et urbain » (Saint-Ges, 2018). Elle est l’un des acteurs du mouvement des jardins partagés en France. À Bordeaux, elle a initié un premier jardin partagé dans le quartier du Grand Parc en 1987, puis porté les premiers jardins familiaux et collectifs de développement social dans le quartier des Aubiers en 1990.. Ces projets prennent une forte connotation militante face à la résistance et à l’incompréhension de la collectivité vis-à-vis des expérimentations menées dans l’espace public.

Afin d’aller plus loin dans la légitimation de leur engagement, les fondateurs du collectif créent en 2000 La Fabrique Pola, structure visant à fédérer les acteurs culturels bordelais pour tenter de revivre « l’âge d’or culturel » des années précédentes, dans un contexte de restriction des subventions. Puis, en 2003, Bruit du Frigo réalise les Jardins de ta sœur en collaboration avec le Centre Social et Culturel Bordeaux-nord et des habitants volontaires[14]« Environ 130 habitants, 35 jeunes et adolescents, 50 enfants de l’école maternelle voisine et des membres du collectif ont participé à sa fabrication » (source : https://bruitdufrigo.com/projets/fiche/6041/. Ce premier élan fédère un collectif composé d’associations et d’habitants du quartier défendant l’idée de pérenniser le projet. Du rôle d’initiateur, Bruit du Frigo passe à celui d’accompagnateur dans l’écriture et la conception d’un projet de jardin partagé, ainsi que dans l’animation de la concertation interne et la production de textes et visuels. Cette configuration trouvera une issue heureuse, puisque « la Ville de Bordeaux, dans un premier temps réticente à cette initiative (le terrain devait être vendu à un promoteur) a finalement, à partir de 2005, soutenu et porté le projet[15]Source : https://bruitdufrigo.com/projets/fiche/6041/ ».

D’autres projets ont éclos durant cette période, en particulier le Garage Moderne sous l’impulsion d’une association fondée par une psychologue, un mécanicien photographe et une artiste peintre, qui s’inspirent de l’expérience d’un garage associatif conduite à Toulouse. Le lieu offre à tous un espace, des conseils et des outils pour réaliser des travaux de mécanique sur véhicules motorisés, tout en accueillant des manifestations culturelles et des créations artistiques. À sa naissance en 2000, il prend place dans un ancien hangar du quartier de Bacalan avant de déménager en 2003 dans un autre lieu à proximité et de parvenir à se pérenniser.

Ces premiers projets temporaires ont en commun de s’appuyer sur des collaborations avec les acteurs locaux, notamment ceux de l’action sociale, et avec les habitants. Ils se déploient le plus souvent sur des friches, en donnant beaucoup d’importance au jardinage, compte tenu de la présence d’une association pionnière dans la création de jardins partagés et très active dans ce domaine sur le territoire. Les acteurs publics, tels que les municipalités, sont largement en retrait dans cette dynamique même s’ils soutiennent parfois les projets, voire les pérennisent après plusieurs années.

2. Des projets pionniers en liberté (2007-2016)

Après 2007, les projets temporaires essaiment dans l’ensemble de l’agglomération bordelaise. Initiés par des collectifs d’architectes et de paysagistes, mais aussi par des acteurs économiques ou associatifs, ils restent le plus souvent de taille modeste. Ils sont néanmoins importants, par leur nombre – on en recense 31 dont 23 dans l’espace public (figure 1) – aussi bien que par les modes de faire et les ambitions qu’ils véhiculent. Les initiateurs de ces projets temporaires en font des leviers pour promouvoir une vision et des méthodes alternatives auprès de pouvoirs publics qui, sans avoir une stratégie définie dans ce domaine, commencent à s’y intéresser. La fin des années 2000 et le début des années 2010 sont également marqués par la naissance d’un projet de plus grande envergure, l’Écosystème Darwin, qui va durablement marquer l’urbanisme temporaire dans la métropole bordelaise.

2.1 Essaimage dans les espaces publics et mise en place d’un système d’acteurs

Parmi les projets les plus emblématiques figurent plusieurs projets d’occupation de friches ou de préfiguration de jardins, dans le sillage des premières expériences évoquées ci-dessus : le jardin Prévert (2009), le jardin des remparts (2010) et la place André Meunier (2011-2013). L’un des faits marquants de cette période repose sur l’essaimage des actions temporaires vers d’autres types d’espaces publics, en particulier la rue, avec deux expériences emblématiques menées dans le centre-ville de Bordeaux, rue Montfaucon puis rue Kléber. Autour de la première s’est créé, en 2008, un collectif d’habitants appelé Yakafaucon dont l’objectif était de « favoriser le développement des pratiques de jardinage sur les trottoirs par les habitants », dans une logique d’« urbanisme tactique » ou d’« urbanisme DIY » (Ramos, 2021, p. 368). Le succès rapide de cette expérience citoyenne en fait un modèle pour un autre projet lancé par la municipalité en 2010, qui avait identifié la rue Kléber comme un enjeu dans le cadre du PNRQAD[16]Lancé en 2009, le Programme national de requalification des quartiers anciens dégradés vise à transformer des quartiers dégradés de centre ancien qui concentrent un grand nombre d’habitat indigne.. La mairie souhaite alors intégrer les habitants et utiliser le végétal comme levier de transformation – action loin d’être la norme à l’époque. Plusieurs expérimentations relevant de l’urbanisme tactique, menées en 2011 puis 2014, mobilisent le collectif Friches & Cheap[17]Créé en 2009, le collectif se présente comme « un groupe de paysagistes militant pour la flore et la faune urbaine dans toute leur diversité et pour un paysage urbain partagé » ; il milite « pour une action directe dans l’espace, visant à la fabrication d’un paysage riche et complexe » (Source : https://www.facebook.com/people/Friche-Cheap/100067031285574/, l’association Les Jardins d’aujourd’hui et l’architecte Philippe Prost, créant progressivement une « rue-jardin ». Ces deux projets sont emblématiques du glissement qui commence alors à s’opérer entre des projets émanant d’habitants ou de collectifs militants et des projets lancés par les pouvoirs publics.

Les projets menés dans l’espace public se diversifient également dans la perspective d’installer de nouveaux usages au-delà du jardinage. Certains projets se localisent dans le centre-ville de Bordeaux, comme les « Lieux possibles » (2008) ou le « Café de la place » (2012), ce dernier présentant un exemple intéressant de collaboration entre des collectifs locaux (Yakafaucon et Friches & Cheaps) et un collectif venu d’une autre région (Etc), dans le cadre d’un projet soutenu par la mairie de Bordeaux. Le temporaire se déploie aussi dans les quartiers et communes périphériques de l’agglomération : « La Plage » dans le quartier Beaudésert à Mérignac (2009-2010), le « Brasero » (2011, cf. figure 2) et « Le Ring » dans le quartier de la Bastide à Bordeaux (2013) en constituent des exemples, portés par Bruit du Frigo. Il s’agit de quartiers prioritaires de la politique de la ville où le collectif est tout particulièrement sollicité pour son expertise dans le domaine de la participation citoyenne. À chaque fois, les mobiliers temporaires en bois sont centraux dans les dispositifs : fabriqués avec les habitants, ils permettent l’appropriation de l’espace à travers des usages récréatifs ou culturels. Les « refuges périurbains », initiés par Bruit du Frigo en 2010 puis soutenus par la Communauté urbaine de Bordeaux (CUB), prolongent ce déploiement sur les franges de l’agglomération : « c’est vraiment à la force du poignet qu’on a développé ce projet parce qu’on y croyait, personnes n’en voulait,parce que personne ne comprenait et voilà, aujourd’hui ça paraît une évidence[18]Entretien avec Yvan Deltraz, 4 juin 2020. ». Le premier refuge, construit dans le parc de l’Hermitage à Lormont dans le cadre d’une manifestation culturelle initiée et produite par le GPV Rive droite[19]LeGrand Projet des Villes Rive Droite est un groupement d’intérêt public qui soutient le développement urbain, économique, social et culturel des communes de Bassens, Lormont, Cenon et Floirac., a été réinstallé l’année suivante pour six mois avant d’être pérennisé, ouvrant la voie à la création de dix autres refuges jalonnant un circuit de randonnée autour de la métropole. Aménagements minimalistes, d’entretien facile, ils créent des usages dans des marges aux qualités paysagères importantes.

Figure 2. Le Braséro, un « dispositif d’activation et de prospective urbaine » imaginé par Bruit du Frigo dans le quartier Benauge (Bordeaux). Source : Bruits du frigo, 2011

Cet essaimage et cette diversification des projets temporaires s’articulent d’une part au dynamisme des collectifs d’architectes et de paysagistes bordelais, marqué par un renouvellement générationnel et nourri d’échanges avec les autres collectifs français (Macaire, 2015), notamment au sein du réseau SuperVille créé en 2013. Tous militent pour une meilleure prise en compte des usages et pour de nouvelles méthodes permettant d’intégrer les habitants dans la maîtrise d’œuvre, notamment à travers des aménagements temporaires (Duchêne, 2020). Cette multiplication des projets temporaires s’inscrit d’autre part dans un mouvement plus large de diffusion des initiatives dites d’urbanisme tactique en Amérique du Nord puis dans plusieurs pays européens, notamment en France, au cours des années 2000 et 2010 (Douay et Prévot, 2016). La plus ancienne opération de ce type relevée à Bordeaux est une opération dite de « Guerrilla Gardening » portée par Bordeaux Farmers[20]Source : http://bordeaux-farmer.blogspot.com/ en juin 2007, mais on en retrouve ensuite un certain nombre sous différentes appellations, telles que « Green Guerrilla » ou « Parking Day ». Aux collectifs déjà évoqués se joignent alors des associations écologistes (comme les Amis de la Terre) ou promouvant les mobilités actives (VéloCité, Droits du piéton…) ainsi que des militants de partis politiques (EELV[21]Europe écologie les verts. et les JEBA[22]Jeunes écologistes Bordeaux-Aquitaine. en particulier). On peut émettre l’hypothèse que ces premières expériences d’urbanisme tactique, tout comme certains projets évoqués ci-dessus, ont contribué à faire connaître les acteurs susceptibles d’agir temporairement sur l’espace public et de les mettre en réseau, mais aussi à expérimenter certaines pratiques et à faire circuler certains savoirs, puisque l’on retrouvera une partie de ces acteurs dans des opérations similaires menées ultérieurement (par exemple, lors de projet dits « d’urbanisme tactique » ou « d’urbanisme pragmatique » à partir de 2020).

2.2. L’Écosystème Darwin : succès d’un projet atypique

Ce qui s’appellera plus tard « l’Écosystème Darwin » est un projet privé, dont les fondateurs[23]Philippe Barre était auparavant patron d’une agence de communication et Jean-Marc Gancille directeur de la communication chez un opérateur de téléphonie. sont des anciens cadres supérieurs avec un profil très différent de celui des membres collectifs évoqués précédemment. Opérant une bifurcation dans leur trajectoire professionnelle, ils s’associent en 2007 avec à leur disposition une capacité de financement considérable[24]Le capital initial de Philippe Barre permet au groupe Évolution de contracter des crédits bancaires qui représentent plus de 13 millions d’euros.. Ils ciblent l’ancienne caserne Niel, initialement promise à la démolition et devenue un haut lieu des cultures urbaines, pour en faire un lieu d’expérimentation. À la recherche d’une vitrine pour le futur quartier Bastide Niel[25]L’ancienne caserne s’inscrit dans le périmètre d’un projet de ZAC créée en juillet 2009., la Communauté urbaine de Bordeaux (CUB) soutient le projet, de même qu’Alain Juppé qui y voit un argument de poids dans le dossier de candidature de la Ville de Bordeaux pour le concours de Capitale européenne de la culture.

Figure 3. L’Écosystème Darwin, Bordeaux. Vue de la Halle Singe et de son activation. Source : Studio Les Sauvages.

Le groupe Évolution acquiert un hectare de friches en 2009, qui verra le déploiement progressif d’un espace de coworking (2012), d’un restaurant et d’une épicerie (2014), puis d’un espace multifonctionnel abritant la programmation événementielle. Des Autorisations d’occupation temporaire (AOT), signées dès 2010 sur l’emprise de la future ZAC, préfigurent et complètent la programmation : skate parc couvert (2010), espace dédié à l’agriculture urbaine, offre de locaux à destination d’associations sportives et d’activités relevant de l’économie sociale et solidaire. En 2014, après appel d’offres et concours, les deux associés deviennent propriétaires des magasins sud renommés « Magasins Généreux », dont la réhabilitation vise le développement de nouveaux espaces de coworking, commerces et ateliers d’artistes-artisans. L’Écosystème Darwin est ainsi devenu en quelques années un véritable morceau de ville, accueillant de nombreuses activités au quotidien (figure 3). La programmation festive en fait une nouvelle centralité de loisirs et touristique, complémentaire du centre-ville[26]Voir par exemple : https://france3-regions.francetvinfo.fr/nouvelle-aquitaine/gironde/bordeaux/bordeaux-10-ans-darwin-est-devenu-reference-france-1372115.html. Il n’en reste pas moins un lieu atypique combinant pérenne et temporaire puisque le groupe Évolution est propriétaire d’une partie du terrain et des bâtiments, tout en restant soumis à des AOT pour le reste des lieux occupés.

2.3 Un recours ambivalent au temporaire

Jusqu’au milieu des années 2010, le cadrage des différents projets temporaires par les pouvoirs publics est assez faible, sans doute par manque d’expérience pour ces actions relativement inédites. Cette situation laisse une marge de manœuvre assez importante aux différents collectifs pour mener des expérimentations en faveur de nouvelles conceptions de la ville et de l’espace public, d’après les propos des collectifs avec lesquels nous nous sommes entretenus.

Certains projets, considérés comme des succès à l’époque, accélèrent le processus d’ancrage du temporaire car ils incitent les pouvoirs publics à s’inscrire dans des projets similaires ou à soutenir de nouveaux projets initiés par des collectifs. D’autres ouvrent vers une forme de pérennisation, ce qui est d’ailleurs le but recherché par ceux qui les mettent en œuvre : c’est le cas de l’Écosystème Darwin, mais aussi de nombreux jardins[27]Par exemple, le jardin des remparts a été pérennisé en 2013 et les aménagements provisoires de la place André Meunier ont abouti à l’inauguration d’une nouvelle place en 2019., de la rue Montfaucon ou encore des refuges périurbains.

Quelques projets viennent néanmoins freiner l’ancrage de ces nouvelles manières de faire la ville. Le cas de la rue Kléber, première expérience initiée par la mairie de Bordeaux, en témoigne. Cherchant à reproduire le modèle de la rue Montfaucon, elle a en fait porté un « projet de planification extrêmement classique[28]Entretien avec le collectif Friches & Cheaps, réalisé le 21 avril 2020. » en élaborant un plan-guide avant les premiers ateliers participatifs. Confrontée à des services techniques réticents à cause des problèmes de gestion et d’entretien, la Ville a peiné à mobiliser les habitants (Duchêne, 2020), malgré l’intervention des collectifs sur le terrain. Le projet a finalement duré près de 10 ans, avec l’intervention de plusieurs assistants à maîtrise d’ouvrage et maîtres d’œuvre, et s’est avéré difficilement reproductible.

En définitive, dans les premières années de la décennie 2010, l’intérêt suscité par le temporaire chez les pouvoirs publics demeure mêlé à de l’incompréhension, à une incapacité à changer les méthodes, si bien que beaucoup d’expérimentations ne nourrissent pas ou peu des projets à plus long terme. Malgré des succès et l’affirmation d’un réseau d’acteurs spécialisés dans le recours au temporaire, les manières de faire la ville s’en trouvent globalement peu modifiées.

3. Foisonnement des projets et cadrage progressif par les pouvoirs publics (2016-2020)

Au milieu des années 2010, un tournant s’opère en matière d’urbanisme temporaire à Bordeaux. Globalement, les initiatives se multiplient, avec 30 projets en quatre ans (figure 1). L’expertise en matière d’urbanisme temporaire se renforce et s’enrichit au contact de modèles extérieurs, qu’ils soient adoptés par les acteurs locaux ou importés par des acteurs venus d’ailleurs et intervenant directement dans les projets. Dès lors, les acteurs locaux de l’urbanisme temporaire se diversifient, avec en particulier une montée en compétence des acteurs publics, mais le cadrage opéré en amont par ces derniers se renforce considérablement, sans doute encouragé par l’évolution conflictuelle de l’Écosystème Darwin.

3.1. Naissance d’un contre-modèle : l’Écosystème Darwin à Bordeaux

L’Écosystème Darwin devient un problème majeur pour les acteurs de la ZAC Bastide-Niel à partir de 2016, date de fin des dernières AOT, devant conduire à la restitution des espaces occupés à l’aménageur BMA. Les pouvoirs publics ont une position ambivalente (Mallet et Mège, 2022) : l’Écosystème est reconnu pour son avant-gardisme et l’image positive véhiculée sur le quartier, mais ses réalisations, pourtant présentes avant la définition du programme, n’ont pas été intégrées dans le projet de ZAC. Un conflit éclate, révélant des oppositions de valeurs et de principes (Mège et Mallet, 2022). Le groupe Évolution dénonce la standardisation, la non-adaptation aux défis de la transition écologique et sociale au profit de l’économie capitaliste, la rigidité des procédures, la vision planificatrice et préconçue de l’urbanisme à grande échelle opéré au sein de la métropole. Il valorisele réemploi des bâtiments, les actions à faible coût, le low tech, les réponses rapides et à court terme, à petite échelle, soit un ensemble d’éléments présents dans de nombreuses actions d’urbanisme temporaire (Common.langage et al., 2018).

Une bataille juridique s’ouvre, très médiatisée localement. Ce conflit a engendré une méfiance des acteurs locaux vis-à-vis de l’urbanisme transitoire. Pour beaucoup, il serait dû à un manque de cadrage des AOT, ainsi que l’exprime le directeur de l’aménagement urbain d’un bailleur social : « Politiquement, techniquement il n’y a rien qui est géré, donc les choses se sont faites comme ça naturellement[29]Entretien réalisé le 9 avril 2020. ». L’Écosystème devient ainsi un « contre-modèle » local, ce qui freine le développement de l’urbanisme transitoire intégrant l’occupation de bâtiments[30]L’augmentation du nombre de projets situés dans des espaces bâtis en fin de période (voir figure 1) concerne des petits projets de courte durée incluant la programmation de la saison culturelle « Liberté ! »., alors que ce type d’opérations se diffuse, au milieu des années 2010, dans d’autres métropoles françaises.

3.2. Une multiplication de projets temporaires

Parallèlement, le nombre de projets temporaires dans l’espace public augmente (16 projets en quatre ans) et les types d’espaces concernés se diversifient. Pour la première fois, des emprises ferroviaires sont occupées en 2016 afin de préfigurer des usages sous ouvrage d’art ferroviaire (figure 4)[31]Dans le cadre du « Tube », Bruits du frigo a conçu un aménagement temporaire et organisé un événement de type « fête foraine » pour le compte de SNCF Réseau (Duchêne, 2020).. Les premières expérimentations de fermeture de voirie ont lieu en 2017 sur le Pont de pierre, pont principal et historique de la ville. Si le recours à des aménagements temporaires dans l’objectif de réduire l’emprise des véhicules motorisés sur la voirie n’est pas nouveau dans les villes françaises et européennes, cette expérimentation va plus loin : non seulement elle concerne un axe majeur de la métropole – en termes de flux de circulation comme d’un point de vue symbolique – mais la fermeture s’étend sur plusieurs semaines et elle est pensée d’emblée dans une optique de réaménagement à court terme.

Figure 4. Le “Tube”, une expérimentation urbaine sous le viaduc de la LGV à Cenon. Source : Bruits du frigo, 2016

Contrairement aux premières expériences, les acteurs publics sont souvent à l’initiative de ces projets. Il s’agit de consolider la concertation, d’installer, voire de préfigurer des usages. Outre les communes et la métropole, de nouveaux acteurs s’investissent dans l’urbanisme temporaire, en particulier le bailleur social Aquitanis et l’aménageur La Fab, la Fabrique de Bordeaux Métropole, société publique d’aménagement créée en 2012 par la CUB, initialement pour mettre en œuvre un programme massif de logements. Les maîtres d’œuvre locaux se diversifient et se spécialisent, tels l’agence Deux Degrés, créée en 2013, qui met en récit les projets et crée des liens avec les usagers via des outils graphiques et ludiques, ou le collectif Cancan, né en 2016, qui favorise « l’artisanat et les techniques privilégiant le savoir-faire et la main d’œuvre, plutôt que l’investissement dans des produits ou des services industrialisés[32]Source : https://www.collectifcancan.fr/demarche/ ». Mais des acteurs extérieurs et reconnus nationalement sont de plus en plus sollicités, tels Yes We Camp désigné en 2019 pour occuper d’anciennes archives municipales de Bordeaux dans le cadre d’un évènement ou Plateau Urbain, intermédiaire entre propriétaires et occupants de locaux, qui collabore avec Aquitanis depuis 2018[33]Voir : https://www.aquitanisphere.com/upload/documents/Occupations%20temporaires%20Grand%20Public%20MkI.pdf. Ces acteurs permettent l’importation de leur savoir-faire au sein des projets dans lesquels ils interviennent et auprès des acteurs impliqués.

Le recours au temporaire s’inscrit de plus en plus dans une forme de pérennisation. Plusieurs projets sont pensés pour permettre la préfiguration d’usages en vue du projet définitif, tels que Les Sécheries à Bègles, On va s’Eymet à Floirac, Mérignac Marne ou la route de Toulouse entre Bègles et Villenave d’Ornon. Un changement d’échelle s’opère : les projets s’inscrivent de plus en plus comme une étape de projets plus vastes, tels que des ZAC, Opérations d’intérêt métropolitain (OIM) ou opérations de rénovation urbaine, qui se déploient sur plusieurs années. Ainsi, dans le cadre de l’OIM Bordeaux Aéroparc lancé en 2017, Cancan et Deux-degrés sont missionnés pour installer du mobilier urbain préfiguratif dans le parc de Beaudésert à Mérignac (2019-2020), afin de créer un chantier ouvert et collaboratif visant à nourrir le plan guide.

3.3. Trois acteurs clés dans l’impulsion, l’expertise et le cadrage des projets temporaires

3.3.1. Une agence d’urbanisme expérimentatrice et facilitatrice

L’A’Urba, agence d’urbanisme Bordeaux Aquitaine, constitue une ressource importante d’échanges, de diffusion de bonnes pratiques et d’innovations, ainsi que d’aide aux collectivités locales, par ses nombreux diagnostics et études à différentes échelles, ainsi que par ses interventions en amont de projets. Elle joue un rôle dans la diffusion des actions temporaires sur le territoire bordelais, en promouvant les pratiques d’urbanisme dit « tactique » ou « temporaire » à partir du milieu des années 2010. S’inspirant d’expériences d’urbanisme tactique menées en Amérique du Nord, l’agence préconise le recours au temporaire dans des études sur la place des modes de déplacement sur la voie publique, que ce soit lors de la rédaction de la boîte à outils des Grandes allées métropolitaines en 2014, de la réflexion sur le réaménagement des boulevards à partir de 2017 ou de la rédaction du Guide de Conception des Espaces Publics en 2018. L’expérimentation y est valorisée pour son adaptabilité, dans une démarche stratégique et d’ensemble.

En 2017, l’agence s’engage dans une opération d’urbanisme tactique sur l’avenue Thiers à Bordeaux, visant la définition d’une piste cyclable. Elle accompagne ce projet dans sa conception et sa coordination, dépassant son rôle habituel situé en phases amont et d’évaluation, sur demande des services de la collectivité. Cette expérience l’amène à s’interroger sur son rôle et à élaborer un document interne fin 2018. Celui-ci souligne l’intérêt de pratiques spontanées et militantes, de même que d’une maîtrise d’œuvre privée, et conclut que le rôle de l’agence n’est pas d’intervenir de manière systématique dans ces projets, ni de coordonner des opérations.

3.3.2. Un aménageur ayant recours au temporaire pour de grandes opérations

À partir des années 2010, La Fab intervient dans la maîtrise d’ouvrage de projets faisant régulièrement appel au temporaire. En partenariat avec Cancan et Deux-degrés, elle accompagne la ZAC Route de Toulouse à Bègles et Villenave-D’Ornon, lancée en 2013, de plusieurs interventions temporaires sur l’espace public (2017-2019) et de la création d’un tiers-lieu, le Café de la Route (2018). Elle porte aussi le projet du parc du Bourdieu à Saint-Médard-en-Jalles, visant à transformer un parc privé en jardin public, activé en 2016 par des actions artistiques de concertation, en faisant appel au POLAU, agence située à Tours. De même, Deux-Degrés est mandaté (2018-2023) pour des actions de préfiguration au sein du projet Mérignac Marne Soleil, qui transforme la plus grande zone commerciale de l’agglomération en espace urbain mixte.

Cependant, cette manière de recourir au temporaire est critiquée par des collectifs locaux d’architectes pour son approche figée. Les collectifs expliquent en entretien que leur rôle a changé : auparavant sollicités pour leurs conseils et leur inventivité, ils seraient dorénavant mobilisés dans un cadre préconçu. Ils pointent alors les risques de transformation des projets en opérations de communication, appellent à veiller à leurs objectifs et à leur qualité, et critiquent le recours par défaut au temporaire en l’absence de possibilité de financement d’un aménagement pérenne.

3.3.3. Un bailleur social acquérant une expertise d’urbanisme transitoire

En parallèle, un bailleur social, Aquitanis, intéressé par les pratiques de l’urbanisme transitoire, fait appel en 2015 aux agences locales pour intervenir sur un projet : les Sècheries, « parc habité » de 9 hectares situé à Bègles, où logements et équipements collectifs s’insèrent dans un espace paysager. Deux-Degrés est missionnée dans la phase de travaux pour assurer sa médiation, via des outils visant l’appropriation des espaces collectifs par les habitants (modules en bois, dessins d’enfants, pique-nique, ateliers).

Fin 2018, le bailleur fait intervenir un acteur extérieur à la métropole, médiatique et réputé au niveau national pour sa maîtrise des occupations transitoires, Plateau Urbain. Avec Le B.O.C.A.L, 600 m² d’ateliers et de bureaux sont loués à bas coût via des baux de 7 mois à 2 ans, au profit de « porteurs de projets émergents ou à fort impact social[34]Source : https://www.aquitanisphere.com/actus/un-nouveau-lieu-abordable-solidaire-et-temporaire-ac-597 » (figures 5 et 6). Le recours à un intermédiaire extérieur permet un encadrement fort du projet, pour éviter conflits et débordements et ainsi rassurer les acteurs locaux de l’urbanisme : « on voulait faire cette démonstration que l’occupation temporaire n’est pas toujours la situation de Darwin et qu’il pouvait s’organiser et s’inscrire dans un temps et surtout un contrat clair » explique le directeur de l’aménagement urbain du bailleur[35]Entretien du 9 avril 2020.. De la sorte, Aquitanis développe de nouvelles compétences en vue de développer des projets transitoires à Bordeaux.

Figure 5. Le B.O.C.A.L : Immeuble ancien du centre-ville de Bordeaux, propriété de Nexity Patrimoine et Projet, transformé en lieu d’occupation temporaire (de décembre 2018 à octobre 2019) géré par Aquitanis dans le cadre de la gestion de son premier projet temporaire issu du partenariat avec Plateau Urbain – Source : Arnaud Mège
Figure 6. Le B.O.C.A.L : Graffitis réalisés sur les murs pour interpeller les élus locaux lors de la soirée de clôture de l’occupation du lieu, le 14 octobre 2019 – Source : Arnaud Mège

Au tournant des années 2020, malgré les conflits autour de l’Écosystème Darwin, l’urbanisme temporaire est donc entré dans une phase d’institutionnalisation. À l’initiative, les acteurs publics imposent leurs méthodes et leurs règles à des collectifs qui ont désormais moins de marges de manœuvre. Si les projets provisoires se multiplient, ils sont désormais plus cadrés en amont par les pouvoirs publics mais deviennent aussi, de plus en plus, une étape dans le déploiement à plus long terme de vastes opérations d’urbanisme.

4. Un recours généralisé au temporaire depuis 2020

2020 constitue une année charnière : le recours au temporaire pour impulser et tester des projets s’accélère nettement – on atteint désormais en moyenne 10 projets par an contre 8 entre 2016 et 2019, 3 entre 2007 et 2015 et 1 en 2000-2006 – voire se systématise pour certains types d’aménagements. Non seulement l’expérimentation s’impose dans les politiques de mobilité à la faveur de la pandémie, mais l’urbanisme transitoire se généralise également, dans le sillage d’un Écosystème Darwin régularisé, sous l’impulsion d’acteurs publics locaux et nationaux. Le temporaire est désormais reconnu comme un outil à part entière dans les politiques urbaines.

4.1. Un tournant expérimental pour une transition des mobilités

Les aménagements temporaires d’espaces publics, par des actions sur les voiries essentiellement, connaissent en peu de temps un essor considérable.

4.1.1. Des actions d’« urbanisme tactique » pour répondre à l’urgence sanitaire

L’urgence sanitaire liée à la pandémie de Covid-19 entre 2020 et 2022 constitue un événement majeur et sans précédent, qui perturbe les manières de vivre mais aussi les façons d’agir sur l’espace. L’urgence impose le recours à des réponses rapides et facilement réversibles. La nécessité de distanciation physique conduit de nombreuses villes de différents pays – avec des recommandations et des échanges favorisés notamment par le Cerema[36]Centre d’études et expérience en risques, environnement, mobilité et aménagement. dans le cas français – à tenter de limiter un report modal trop fort des transports collectifs vers la voiture, en favorisant les déplacements doux et actifs, ainsi que des actions sur l’espace public.

Dans la métropole bordelaise, les actions sont initiées très tôt. Dès avril 2020, l’A’Urba publie le guide Espaces publics et distanciation physique et des pistes cyclables sont créées dès le mois suivant. Un Plan d’urgence vélo est diffusé mi-juin, prévoyant 80 kilomètres de pistes cyclables. Les aménagements sont réalisés par les services municipaux, à base de marquages jaunes peints au sol, décrits comme « peu qualitatifs[37]Par exemple, par le coordinateur de l’association Vélo-cité. Entretien mené le 25 janvier 2021. ». Ces actions s’inscrivent dans un jeu temporel particulier : réalisées en très peu de temps, elles sont la résultante de travaux antérieurs. Grâce à son expertise sur l’urbanisme tactique, l’A’Urba a été en mesure de publier un guide très rapidement, tandis que les actions en faveur des mobilités douces sont inscrites dans les études et documents de planification depuis une vingtaine d’années.

Toutefois, le recours à des actions temporaires pour transformer la voirie a été très peu employé jusque-là et connaît un essor inédit avec la crise sanitaire. Avec celle-ci, une opportunité s’ouvre pour accélérer la transformation des mobilités et des manières de faire. Ainsi, selon un chef de projet en charge des grandes infrastructures cyclables à Bordeaux Métropole : « On a profité de l’occasion pour se dire : “testons, essayons, admettons de pouvoir nous tromper”, et pour aller à l’encontre des idées habituelles : en milieu urbain, souvent on nous dit qu’on ne peut pas aménager[38]Entretien mené le 7 janvier 2021. ». De même, le coordinateur de l’association Vélo-cité explique : « on en a profité […], ça permet d’obtenir plus rapidement quelque chose qui, dans les faits, met beaucoup trop de temps avant d’arriver […] sans urbanisme tactique, ce sont des horizons de 10 ans, 15 ans[39]Entretien mené le 25 janvier 2021 ».

4.1.2. Des élus militant pour un « urbanisme pragmatique »

Les nouvelles équipes municipales et métropolitaines élues en juin 2020 optent pour un recours conséquent à l’urbanisme tactique, durant la crise sanitaire mais également par la suite, ce qui n’est pas le cas dans toutes les villes françaises (Burger et Mallet, 2022). Des expérimentations sont lancées, par exemple, place des Capucins en mai 2021 ou rues de Tivoli, de Rivière et de l’Arsenal en juillet 2021, qui conduisent à des aménagements pérennes quelques mois plus tard (figure 7). Plusieurs espaces réaménagés étaient déjà concernés par l’opération Dimanche sans voiture existant depuis 2009 dans le centre-ville une fois par mois. Rebaptisée Ma rue respire, cette opération a été étendue à huit autres quartiers fin 2021. D’autres dispositifs temporaires sont créés, tel La rue aux enfants, qui consiste à piétonniser des rues aux abords des écoles : la rue Cazemajor connaît ainsi une intervention artistique et participative en mai 2022.

Ce recours généralisé à des aménagements temporaires se double rapidement d’un nouveau vocable, celui d’« urbanisme pragmatique ». Spécifique à la métropole bordelaise, cette expression souligne la singularité de la démarche et permet d’éviter les connotations négatives, militaires, liées au terme de « tactique[40]Selon l’adjoint au maire chargé de la nature en ville et des quartiers apaisés. Entretien mené le 19 novembre 2021. ». Ces aménagements visent surtout à réduire la place de la voiture en ville, au profit des vélos et des piétons, et à développer la végétalisation des espaces publics. La rapidité d’action qu’ils offrent constitue un atout majeur aux yeux des élus : « c’est vraiment une des qualités de l’urbanisme pragmatique, la vitesse, c’est sûr. […] Puisqu’on sait qu’on peut revenir en arrière, puisqu’on sait qu’on peut adapter le projet, on va aller au bout de nos convictions […] ça nous permet d’être un peu plus ambitieux, d’oser aller un peu plus loin sans dépenser beaucoup d’argent et surtout, d’amender le projet[41] Idem. ». D’autres atouts sont relevés, tels celui de pouvoir tester concrètement des usages ou de stimuler la créativité des services de la collectivité.

Figure 7. Exemple d’expérimentation par l’urbanisme pragmatique. Source : https://www.bordeaux.fr/p143596/de-nouveaux-amenagements-pour-les-cyclistes

4.2. Une banalisation de l’urbanisme temporaire

Plusieurs grands acteurs de la fabrique urbaine renforcent leur expertise et multiplient les projets, tandis que se débloque la situation conflictuelle sur le site de Darwin, dans un contexte globalement favorable à la diffusion des pratiques de l’urbanisme temporaire.

4.2.1. Un début de régularisation de l’Écosystème Darwin

Au cours de la campagne électorale de 2020, la nouvelle équipe municipale s’est engagée à trouver une solution favorisant l’Écosystème sans compromettre le bilan économique de la ZAC. Une première étape se concrétise fin 2022 : la Ville et l’Écosystème créent une Société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) afin d’acheter deux des cinq hangars illégalement occupés, ce qui permet de pérenniser le skate-park et le bric-à-brac Emmaüs, tout en maintenant les autres activités par l’octroi de nouvelles AOT. Parallèlement, l’Écosystème essaime en dehors de son périmètre d’action local pour investir ailleurs en France dans la réhabilitation de bâtiments en friche afin d’y développer son expertise et savoir-faire en matière de mutabilité des espaces et intensification des usages. L’intégration du groupe Amundi au capital de la société Évolution concourt à la diffusion du modèle (achat sur fonds propres et mise en place d’une programmation couplant activités marchandes et non-marchandes) dans d’autres lieux, à l’image du projet en cours de réalisation sur le bassin d’Arcachon. Cette dynamique s’inscrit dans une dynamique plus globale de professionnalisation du milieu de l’urbanisme temporaire (Pinard et Morteau, 2020). L’Écosystème Darwin entend ainsi figurer parmi les acteurs qui comptent dans la réalisation de projets alternatifs dont sont aujourd’hui très friandes les collectivités dans le cadre de leur stratégie de valorisation et d’attractivité. 

4.2.2. Des projets portés par des grands acteurs sur des espaces bâtis

Au début des années 2020, Aquitanis est désormais reconnue pour son expertise dans le domaine de l’urbanisme transitoire, réalisant des missions d’étude pour Bordeaux Métropole, SNCF Immobilier et la Caisse des Dépôts. Elle multiplie ses propres expériences d’urbanisme transitoire en partenariat avec Plateau Urbain. 14 projets d’occupation de locaux par des activités (bureaux, ateliers artistiques, stockage) sont lancés entre 2020 et 2022 : occupations d’un ancien bâtiment industriel à Bègles (La Morue Noire, 2020-2023), d’un hangar Quai de Brazza, ou encore d’une ancienne surface commerciale LIDL en 2021. Un appel à candidatures d’envergure est lancé fin 2022 pour occuper durant trois ans des locaux de la Caisse des Dépôts à Bordeaux-Lac (13 000 m²).

Par ailleurs, un acteur majeur de l’urbanisme transitoire en France, SNCF Immobilier, valorisant régulièrement son patrimoine non-utilisé par des occupations temporaires (Pinard, 2023), lance en 2022 ses premiers projets dans la métropole, tous deux au sein de l’OIN Euratlantique, dans d’anciens bureaux et une ancienne halle de fret – la Halle d’Armagnac, projet prévu sur huit années – en partenariat avec Plateau Urbain.

Ainsi, les occupations temporaires d’espaces publics et de bâtiments se généralisent, avec l’affirmation de certains acteurs locaux publics ou privés, mais aussi la présence d’acteurs nationaux considérés comme incontournables dans les villes françaises. Certains élus vont jusqu’à expliquer que ce type d’urbanisme, plus localisé, expérimental et itératif, est appelé à devenir la norme dans la métropole, les grandes friches ayant fait l’objet d’opérations de renouvellement réalisées ou en cours : ainsi, « l’ère des grands travaux est terminée » pour laisser place à un « urbanisme de la dentelle, de l’acupuncture urbaine[42]Interview de Bernard Louis Blanc, alors adjoint à l’urbanisme, Sud-Ouest, 13 janvier 2021. ».

Conclusion

Depuis une trentaine d’années, les actions temporaires pour aménager l’espace se sont multipliées dans la métropole bordelaise, suivant une trajectoire globale d’accélération. Cette évolution ne fait pas exception et s’inscrit dans un mouvement plus général de diffusion de ce type d’action dans les villes occidentales. Notre enquête donne cependant à voir que cette diffusion est rythmée par différents moments, marqués par un nombre plus ou moins important d’initiatives mais aussi par des évolutions dans la nature même des projets. Si les actions temporaires se multiplient au début des années 2010, on observe une forme de stagnation au milieu des années 2010, avant une reprise et une accélération très forte à partir de 2020. Les initiatives privilégient dans un premier temps les espaces publics, avant de se diversifier à partir de la fin des années 2010. Elles investissent de plus en plus les espaces bâtis, qui finissent par représenter près de la moitié des projets temporaires en 2022.

Alors que l’urbanisme temporaire est souvent perçu comme un phénomène de mode, l’approche diachronique adoptée dans cet article montre que celui-ci est, au contraire, très ancré dans un tissu relativement ancien d’acteurs et de références au niveau local. Notre enquête confirme l’importance des expériences militantes et locales dans la genèse de cette manière de fabriquer la ville (Pinard et Vivant, 2017). Dès les années 1990, des mouvements militants aux préoccupations d’ordres culturels, urbanistiques et sociaux émergent à Bordeaux. Ces mouvements accordent une place majeure aux pratiques de jardinage dans l’espace public, ce qui n’est pas sans rappeler le guerilla gardening nord-américain. Déployées en marge de l’action publique, ces expériences pionnières constituent la référence des actions futures. Leurs protagonistes – qui se muent en véritables « entrepreneurs de méthode » (Arab et Vivant, 2018) – y mettent en pratique de nouvelles manières de faire la ville qu’ils souhaitent diffuser localement. Par la suite, les acteurs de l’urbanisme temporaire se multiplient et se diversifient, dans un mouvement national de professionnalisation et de spécialisation (Pinard et Morteau, 2020). Le réseau des acteurs bordelais de l’urbanisme temporaire se distingue cependant par la présence d’une entreprise privée particulièrement puissante, le groupe Évolution, fondateur de l’Écosystème Darwin, qui joue sur les logiques marchandes de production de l’espace pour créer des formes alternatives d’aménagement.

L’ancrage local n’exclut cependant pas l’appropriation de modèles testés dans d’autres villes[43]L’analyse de la circulation et de l’appropriation des modèles appellerait des investigations complémentaires. Il s’agit là, d’ailleurs, d’un chantier de recherche encore peu défriché concernant l’urbanisme temporaire (Dubeaux, 2017; Krzysztof & Rodgers, 2020), alors même qu’il existe un vaste champ de recherche sur la circulation des modèles et les policy mobilities (McCann & Ward, 2011).. Dès les années 1990, les acteurs locaux du temporaire entretiennent de nombreux liens avec leurs pairs au niveau national, par le biais de réseaux associatifs ou professionnels. La présence d’acteurs issus d’autres villes et l’importation de modèles extérieurs dans les pratiques se renforce au fur et à mesure du développement des initiatives temporaires – et ce, de manière considérable au tournant des années 2010-2020, par des partenariats avec des acteurs semblant incontournable au niveau national, comme Yes we camp ou Plateau Urbain. Cette évolution joue un rôle important dans son processus d’institutionnalisation.

Dans la littérature, cette institutionnalisation est souvent saisie du point de vue des groupes militants ou citoyens qui la vivent comme une dépossession ou un dévoiement de leurs idéaux (Mould, 2014). Notre enquête le confirme mais insiste, en contre-point, sur le rapport évolutif des pouvoirs publics aux actions temporaires. Après une période où ces initiatives se développent sans eux, les pouvoirs publics commencent à les soutenir, ce qui explique leur multiplication, mais sans stratégie, avec une certaine forme d’incompréhension et surtout un manque de compétences, laissant de grandes marges de manœuvre aux collectifs ou aux autres acteurs locaux qui portent ces projets. Ils connaissent alors des difficultés, des échecs et des situations conflictuelles (comme dans le cas de l’Écosystème Darwin), ce qui engendre des réticences et une certaine méfiance en interne à l’égard de l’urbanisme temporaire dont la diffusion marque le pas. À partir de la fin des années 2010, un tournant s’opère. C’est le moment où l’urbanisme temporaire devient un modèle, une « bonne pratique » au niveau national voire international. C’est finalement l’intervention de spécialistes bénéficiant d’une forte reconnaissance dans le domaine à l’échelle nationale qui permet de légitimer le recours au temporaire, faisant passer au second plan l’expérience conflictuelle de l’Écosystème Darwin. Mais, là encore, le jeu d’acteurs local doit aussi être pris en compte : à cette légitimation se combine une montée en compétences, au niveau local, des acteurs publics et semi-publics de la fabrique urbaine. Ce sont désormais eux qui prennent l’initiative dans ce domaine, impulsant de nombreux projets tout en faisant évoluer leurs manières de faire. Les commandes procèdent alors à des cadrages très forts, laissant beaucoup moins de liberté aux maîtres d’œuvre et à l’expérimentation.

Plus que ce seul cadrage par la puissance publique, c’est l’action temporaire qui s’est plus globalement transformée au cours de ce processus d’institutionnalisation. Les collectifs pionniers valorisent, depuis le début, des initiatives temporaires pour leurs capacités d’expérimentation en matière d’usages et de participation, en vue d’une élaboration plus incrémentale de leurs projets. Ils militent, en sens, pour la généralisation de ces initiatives, à même pour eux de fabriquer la ville autrement, en s’adaptant en permanence aux attentes et aux besoins des habitants. À l’inverse, les pouvoirs publics envisagent dans un premier temps leurs actions comme des sortes de parenthèses temporelles dans les projets. Il faut attendre quelques années et l’amorce d’une d’institutionnalisation de l’urbanisme temporaire pour que cela change. Les durées s’allongent au fur et à mesure que les acteurs publics ou semi-publics gagnent en compétence et en confiance, pour atteindre plusieurs années. Une fois maîtrisées, cadrées, les actions temporaires sont de plus en plus conçues comme des étapes dans des projets plus larges et à plus long terme. Dans une métropole bordelaise marquée par une politique très active de reconquête de ses friches à travers de grands projets, en vue de gagner toujours plus d’habitants, on comprend combien l’urbanisme temporaire y est aujourd’hui banalisé. Mais cet usage du temporaire suit, en retour, de plus en plus un modèle préconçu, mis au service de manières de faire plus classiques : valoriser un projet urbain, préfigurer des usages, occuper des bâtiments avant la mise en chantier, etc. Cette évolution n’est en rien spécifique au contexte bordelais et se retrouve dans d’autres contextes marqués par une « uniformisation des interventions » (Baillargeon et Diaz, 2020, p. 36) dans le cas de l’urbanisme transitoire ou par une standardisation des pratiques temporaires dans l’espace public (Douay et Prévot, 2016 ; Common.langage et al., 2018).

Néanmoins, cette conclusion est à relativiser au regard de la diversité des initiatives, dont certaines ne suivent pas cette voie. C’est le cas, d’une part, du projet atypique de l’Écosystème Darwin, qui oscille entre modèle entrepreneurial et alternatif tout en se revendiquant laboratoire de transition écologique. Après une phase particulièrement conflictuelle avec les acteurs publics locaux, cette vitrine de l’urbanisme temporaire à la bordelaise finit par acquérir une régularisation des espaces qu’elle occupait illégalement et, par conséquent, une transformation partielle du projet initial de ZAC dans lequel elle s’inscrit. C’est le cas, d’autre part, des actions temporaires déployées par les collectivités sur la voirie. Généralisées à la suite de la crise sanitaire, elles ont permis d’accélérer la transformation de la voirie dans une perspective de transition écologique des mobilités et s’étendent aux projets d’espaces publics, dans l’objectif d’une meilleure prise en compte des usages et des spécificités des sites dans les choix d’aménagement postérieurs. Ces deux exemples rappellent que l’urbanisme temporaire ne s’inscrit pas dans un modèle unique[44]Rappelons d’ailleurs que la plus grande maîtrise de l’urbanisme temporaire par les pouvoirs publics et autres grands acteurs de la fabrique urbaine n’exclut pas d’autres formes d’actions temporaires, à commencer par les squats. Bien que nous n’ayons pas intégré ces derniers dans la figure 1, nous les avons recensés dans le cadre de notre enquête et il en ressort que leur nombre a augmenté à la fin des années 2010. et qu’il peut encore avoir un rôle expérimental venant pleinement nourrir un projet urbain dans une démarche incrémentale et itérative (Silva, 2016), tout en interrogeant les conditions d’existence d’un tel rôle – ici des éléments forts, tels que l’urgence sanitaire, un contexte politique favorable, des acteurs privés tout autant puissants que militants.


[1] ANR-18-CE22-0006 (2018-2024). Cf. Carnet Hypothèses : https://urbatime.hypotheses.org/

[2] Une première version de ces résultats a été présentée lors du congrès de l’Union géographique internationale à Paris dans la session intitulée « L’éphémère spatial », le 22 juillet 2022. Nous remercions Beatriz Fernandez et Marie-Vic Ozouf-Marignier, ainsi que l’ensemble des participants pour ces échanges.

[3] Couramment utilisée dans les sciences sociales, la notion peut désigner l’attachement à un lieu ou bien l’inscription territoriale d’un acteur (entreprise, élu ou parti politique, etc.) [Debarbieux, 2014]. C’est plutôt dans cette seconde acception que nous nous situons, en l’appliquant à une forme d’action plus qu’à un type d’acteur.

[4] Master 2 IATEUR (2020), Étude des dimensions temporelles de projets urbains à Bordeaux, atelier dirigé par Sandra Mallet et Arnaud Mège, mai 2020. Master 2 IATEUR (2021), Les temporalités de l’urbanisme tactique, entre urgence et long terme, atelier dirigé par Florian Guérin et Arnaud Mège, janvier 2021.

[5] Institut d’aménagement des territoires, d’environnement et d’urbanisme de Reims, Université de Reims Champagne-Ardenne.

[6] Plusieurs projets ont été identifiés avant 2000 – en particulier des jardins collectifs, familiaux ou pédagogiques – mais ils ne sont pas toujours faciles à dater, c’est pourquoi nous avons fait le choix de ne faire apparaître sur la figure 1 que les huit projets menés entre 2000 et 2007.

[7] Entretien mené le 22 juin 2022 avec Yvan Detraz, co-fondateur du collectif Bruit du Frigo et de la Fabrique Pola.

[8] Idem.

[9] Centre d’arts plastiques contemporains.

[10] Pierre Mahey (architecte-urbaniste, qui a largement expérimenté les méthodes de la participation habitante et créé, dans cette perspective, avec la sociologue Anne Cordier, le groupe Arpenteurs), apparaît comme une figure inspirante pour le collectif, qui a beaucoup appris à ses côtés pour formaliser ses actions.

[11] Sur cette première expérience comme sur la plupart des projets menés par la suite, le site Internet du collectif Bruit du frigo propose des fiches très complètes. Voir https://bruitdufrigo.com/projets/

[12] Entretien mené le 22 juin 2022 avec Yvan Detraz.

[13] Créée en 1986 et disparue en 2017, l’association s’était fixée comme mission de « lutter contre l’exclusion grâce au jardinage collectif et urbain » (Saint-Ges, 2018). Elle est l’un des acteurs du mouvement des jardins partagés en France. À Bordeaux, elle a initié un premier jardin partagé dans le quartier du Grand Parc en 1987, puis porté les premiers jardins familiaux et collectifs de développement social dans le quartier des Aubiers en 1990.

[14] « Environ 130 habitants, 35 jeunes et adolescents, 50 enfants de l’école maternelle voisine et des membres du collectif ont participé à sa fabrication » (source : https://bruitdufrigo.com/projets/fiche/6041/, dernière consultation le 30 janvier 2023).

[15] Source : https://bruitdufrigo.com/projets/fiche/6041/ (dernière consultation le 30 janvier 2023).

[16] Lancé en 2009, le Programme national de requalification des quartiers anciens dégradés vise à transformer des quartiers dégradés de centre ancien qui concentrent un grand nombre d’habitat indigne.

[17] Créé en 2009, le collectif se présente comme « un groupe de paysagistes militant pour la flore et la faune urbaine dans toute leur diversité et pour un paysage urbain partagé » ; il milite « pour une action directe dans l’espace, visant à la fabrication d’un paysage riche et complexe » (Source : https://www.facebook.com/people/Friche-Cheap/100067031285574/, dernière consultation le 3 novembre 2022).

[18] Entretien avec Yvan Deltraz, 4 juin 2020.

[19] LeGrand Projet des Villes Rive Droite est un groupement d’intérêt public qui soutient le développement urbain, économique, social et culturel des communes de Bassens, Lormont, Cenon et Floirac.

[20] Source : http://bordeaux-farmer.blogspot.com/ (dernière consultation le 22 décembre 2023).

[21] Europe écologie les verts.

[22] Jeunes écologistes Bordeaux-Aquitaine.

[23] Philippe Barre était auparavant patron d’une agence de communication et Jean-Marc Gancille directeur de la communication chez un opérateur de téléphonie.

[24] Le capital initial de Philippe Barre permet au groupe Évolution de contracter des crédits bancaires qui représentent plus de 13 millions d’euros.

[25] L’ancienne caserne s’inscrit dans le périmètre d’un projet de ZAC créée en juillet 2009.

[26] Voir par exemple : https://france3-regions.francetvinfo.fr/nouvelle-aquitaine/gironde/bordeaux/bordeaux-10-ans-darwin-est-devenu-reference-france-1372115.html (dernière consultation le 26 janvier 2023).

[27] Par exemple, le jardin des remparts a été pérennisé en 2013 et les aménagements provisoires de la place André Meunier ont abouti à l’inauguration d’une nouvelle place en 2019.

[28] Entretien avec le collectif Friches & Cheaps, réalisé le 21 avril 2020.

[29] Entretien réalisé le 9 avril 2020.

[30] L’augmentation du nombre de projets situés dans des espaces bâtis en fin de période (voir figure 1) concerne des petits projets de courte durée incluant la programmation de la saison culturelle « Liberté ! ».

[31] Dans le cadre du « Tube », Bruits du frigo a conçu un aménagement temporaire et organisé un événement de type « fête foraine » pour le compte de SNCF Réseau (Duchêne, 2020).

[32] Source : https://www.collectifcancan.fr/demarche/, dernière consultation le 13 janvier 2023.

[33] Voir : https://www.aquitanisphere.com/upload/documents/Occupations%20temporaires%20Grand%20Public%20MkI.pdf, dernière consultation le 16 janvier 2023.

[34] Source : https://www.aquitanisphere.com/actus/un-nouveau-lieu-abordable-solidaire-et-temporaire-ac-597, dernière consultation le 22 décembre 2023.

[35] Entretien du 9 avril 2020.

[36] Centre d’études et expérience en risques, environnement, mobilité et aménagement.

[37] Par exemple, par le coordinateur de l’association Vélo-cité. Entretien mené le 25 janvier 2021.

[38] Entretien mené le 7 janvier 2021.

[39] Entretien mené le 25 janvier 2021

[40] Selon l’adjoint au maire chargé de la nature en ville et des quartiers apaisés. Entretien mené le 19 novembre 2021.

[41] Idem.

[42] Interview de Bernard Louis Blanc, alors adjoint à l’urbanisme, Sud-Ouest, 13 janvier 2021.

[43] L’analyse de la circulation et de l’appropriation des modèles appellerait des investigations complémentaires. Il s’agit là, d’ailleurs, d’un chantier de recherche encore peu défriché concernant l’urbanisme temporaire (Dubeaux, 2017; Krzysztof & Rodgers, 2020), alors même qu’il existe un vaste champ de recherche sur la circulation des modèles et les policy mobilities (McCann & Ward, 2011).

[44] Rappelons d’ailleurs que la plus grande maîtrise de l’urbanisme temporaire par les pouvoirs publics et autres grands acteurs de la fabrique urbaine n’exclut pas d’autres formes d’actions temporaires, à commencer par les squats. Bien que nous n’ayons pas intégré ces derniers dans la figure 1, nous les avons recensés dans le cadre de notre enquête et il en ressort que leur nombre a augmenté à la fin des années 2010.