frontispice

La réhabilitation des favelas
à l’ordre du jour
Défis et suggestions
pour la reprise des programmes publics,
à partir de l’étude de cas
de Parque Royal (Rio de Janeiro, Brésil)

• Sommaire du no 14

Solange Araujo de Carvalho Faculté d’architecture et d’urbanisme de l’université fédérale de Rio de Janeiro - FAU/UFRJ

La réhabilitation des favelas à l’ordre du jour : défis et suggestions pour la reprise des programmes publics, à partir de l’étude de cas de Parque Royal (Rio de Janeiro, Brésil), Riurba no 14, janvier 2023.
URL : https://www.riurba.review/article/14-habitat/favelas/
Article publié le 1er mars 2024

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Solange Araujo de Carvalho
Article publié le 1er mars 2024
  • Abstract
  • Résumé

Slum upgrading on the agenda: challenges and recommendations for the resumption of public programs, based on the case study of Parque Royal (Rio de Janeiro, Brazil)

This article discusses the role of urban design in slum upgrading and the tensions that different logics exert over this habitat. Through the case study of Parque Royal, in Rio de Janeiro, Brazil, we discuss concepts and theories about what a favela would be, how and why to rehabilitate it. Observing appropriations and new occupations, we perceive the fragility of public management in the face of interference from agents and the informal market, which affects the results of the urban upgrading of this favela. We conclude that in the absence of a shared urban pact, public actions are seriously threatened by informality. Therefore, it is necessary to re-signify the role of urban design in the process as a tool to build this pact for the management of upgraded slums.

L’article analyse le rôle du projet dans le cadre de la réhabilitation des favelas, et les tensions que diverses logiques exercent sur cet habitat. Partant de l’étude de cas de Parque Royal, à Rio de Janeiro (Brésil), nous examinons les concepts et les théories sur ce que serait une favela, comment et pourquoi la réhabiliter. L’observation des appropriations et des nouvelles occupations met à jour la fragilité de la gestion publique face aux interférences d’agents et du marché informel, qui affectent les résultats de la réhabilitation. Nous concluons qu’en l’absence d’un pacte urbain partagé, les actions publiques sont gravement menacées par l’informalité. Il est donc nécessaire de redéfinir le rôle du projet comme un outil permettant d’établir ce pacte en vue de gérer les favelas réhabilitées.

Cet encadré technique n’est affiché que pour les administrateurs
post->ID de l’article : 4236 • Résumé en_US : 4263 • Résumé fr_FR : 4260 •

[Traduit du portugais par Hélène Harry Melo]

Introduction

Le présent article amène un débat autour du rôle, des possibilités et des limites du projet[1]Le terme « projet », ou « projet de réhabilitation urbaine », renvoie ici à la définition de Fiori (Fiori J. (2014). « Informal city: Design as political engagement », dans Verebes T (dir.), Master-planning the adaptable city: Computational urbanism in the twenty-first century, New York, Routledge, p. 40-47, p. 44) de « projets urbains intégrés : multidimensionnels, multisectoriels, multi-programmatiques et multiscalaires par nature, […] qui comprenaient que la requalification du site était inexorablement liée à la requalification de ses multiples articulations avec le contexte et, en fin de compte, avec la ville ». Au Brésil, la conception urbaine (urban design), qui articule les différentes disciplines nécessaires à la réhabilitation complète d’une favela, est une activité exclusive aux architectes-urbanistes. et des actions publiques en vue de réhabiliter les favelas, ainsi qu’autour des tensions que les différentes logiques exercent sur cet habitat dans le processus.

Partant de l’étude de cas de la favela Parque Royal, à Rio de Janeiro, réhabilitée dans les années 1990 dans le cadre du programme Favela Bairro (Favela Quartier), nous examinerons les théories et les concepts actuels sur ce que serait une favela, comment et pourquoi la réhabiliter. Nous envisagerons le projet comme un outil de ce processus, en cherchant à soulever les problématiques qui se posent sur le territoire analysé afin de mieux comprendre les tensions du projet avec l’informalité, ainsi que les résultats et les limites des actions publiques d’amélioration urbaine. Nous nous pencherons sur la façon dont le processus de réhabilitation sur ce territoire peut nous aider à redéfinir le projet pour les favelas.

Après un examen théorique des favelas et des processus de réhabilitation, nous montrerons comment, dans la pratique, l’antagonisme entre les différentes logiques qui régissent Parque Royal affecte le résultat de la réhabilitation. Nous partons de l’hypothèse suivante : la fragilité du processus réside dans l’idée selon laquelle le projet de réhabilitation et les actions publiques d’amélioration urbaine mettraient fin à la logique de la favela, qui serait remplacée par une gestion étatique.

Enfin, nous exposerons nos réflexions et nos recommandations pour redéfinir le projet et réexaminer le processus de réhabilitation des favelas. Notre recherche vise à présenter les réussites et à réfléchir aux défis des actions publiques dans les favelas guidées par le projet, dans le champ de l’architecture et de l’urbanisme. Nous souhaitons contribuer aux ajustements des programmes publics de réhabilitation des quartiers informels des villes du Sud Global[2]Ensemble de pays d’Afrique, d’Amérique latine et du Sud, d’Asie et d’Océanie autrefois appelés les « pays du Tiers Monde », dont les origines sont liées à l’histoire du colonialisme. Ces pays sont les principales victimes de la mondialisation : les changements économiques et sociaux maintiennent d’importantes inégalités en termes de niveau de vie, d’espérance de vie et d’accès aux ressources (Dados N, Connell R. (2012). « The Global South », Contexts, vol. 11, n° 1, p. 12-13 [En ligne et, plus particulièrement, stimuler la reprise des investissements publics en la matière au Brésil, pratiquement inexistants depuis 2018. La question est à l’ordre du jour sous le gouvernement progressiste de Lula, qui dirigera le pays au cours des prochaines années (2023-2026).

Méthodologie d’analyse

La favela dont il va être question ici est considérée comme un exemple de réhabilitation de favelas (Magalhães et Villarosa, 2012[3]Magalhães F, Villarosa F. (2012). Urbanização de Favelas : Lições Aprendidas no Brasil, Washington, BID, 184 p. [En ligne). Trois favelas, dont Parque Royal, ont fait l’objet d’études de cas dans le cadre de notre recherche doctorale finalisée en 2020, qui a réuni les voix de plusieurs acteurs (gestionnaires, architectes et autres professionnels du projet, et habitants des favelas) dans une ethnographie multisituée (Marcus, 1995[4]Marcus G. (1995). « L’ethnographie du/dans le système-monde. Ethnographie multisituée et processus de globalisation », Annual Review of Anthropology, vol. 24, p. 95-117.), afin d’examiner le rôle du projet dans le processus de réhabilitation des favelas. Notre méthodologie de recherche repose sur l’analyse des documents et des sources secondaires disponibles sur Parque Royal. Nous nous sommes notamment appuyés sur la thèse de doctorat de Magalhães (2010[5]Magalhães A. (2010). O direito da favela no contexto pós-Programa Favela-Bairro : uma recolocação do debate a respeito do ‘Direito de Pasárgada’, Rio de Janeiro, IPPUR/UFRJ, 2 vol. 564 p., 571 p.) et le mémoire de master de Kroff (2017[6]Kroff C. (2017). Integração Favela-Cidade Oficial : reflexões mais de duas décadas após o programa Favela-Bairro em Parque Royal, na cidade do Rio de Janeiro, Niterói, EAU/UFF, 306 p.), pour donner la parole aux acteurs locaux, dans la mesure où ces publications contiennent des entretiens avec des leaders et des témoignages de nombreux habitants. En 2019, nous avons interviewé l’ancien secrétaire de l’Habitat de Rio de Janeiro, des techniciens de la ville et l’architecte coordinateur de l’équipe qui a développé le projet. En 2022, nous avons actualisé notre analyse à l’aide de documents plus récents, d’observations sur le terrain, et de déclarations recueillies auprès de nos deux guides et de l’actuel président de l’association des résidents lors de notre visite à la favela, en septembre.

Le cas analysé met en évidence les succès et les échecs de la politique de réhabilitation des favelas, en vue de la confronter, de la renforcer et de l’ajuster pour améliorer son activité. Les appropriations dont il sera question ici sont mises en évidence dans la dynamique d’utilisation de l’espace public dans les favelas, décrite par Grosbaum (2012[7]Grosbaum M. (2012). O espaço público no processo de urbanização de favelas, São Paulo, FAUUSP, 189 p. [En ligne), selon une méthode déductive de signes, de traces et de pistes (Ginzburg, 1980[8]Ginzburg C. (1980). « Signes, traces, pistes : racines d’un paradigme de l’indice », Le Débat, vol. 6, n° 6, p. 3-44.), que l’on peut percevoir visuellement et éventuellement quantifier. Néanmoins, le facteur numérique nous intéresse moins que la façon dont les relations sociales s’expriment et impactent l’espace physique et la dynamique de transformation caractéristique des favelas ; ces relations présentent à la fois des aspects positifs et problématiques en termes de contrôle urbain et d’expansion continue du territoire.

Le projet pour la réhabilitation des favelas

La dénomination « favela » désigne, à Rio de Janeiro, un type spécifique d’établissement urbain humain informel[9]Dans le champ de l’architecture et de l’urbanisme, le terme « informel » a été appliqué à des configurations spatiales qui ne correspondaient pas aux formes attendues et souhaitées dans la ville moderne, définies par des modèles immobiliers et urbanistiques officiels de la ville dite « formelle ». Nous emploierons ici « informel » et « informalité » uniquement parce qu’il s’agit de termes internationaux qui identifient le type d’établissement humain auquel nous nous référons. Précisons toutefois que nous ne considérons pas la favela comme une anomalie simplement parce qu’elle n’est pas conforme à une norme, mais comme un territoire faisant partie intégrante des villes du Sud Global., semblable à ceux qui existent dans les métropoles brésiliennes (qualifiés par des termes locaux, tels que vilas, invasões, baixadas, mocambos, etc.), ainsi que dans d’autres villes du Sud Global (slums, bidonvilles, quebradas, comunas, kampungs, shanty town, etc.). Dans le présent article, nous proposons une approche locale brésilienne. Nous pouvons toutefois affirmer que les questions soulevées dans notre recherche et le processus de réhabilitation se posent de la façon similaire dans d’autres villes du Sud Global – en prenant en compte les divergences urbaines, culturelles et sociales, ainsi que les différents agents locaux –, ce que nous avons pu vérifier en passant en revue la littérature internationale sur le sujet (Zuquim et al., 2017[10]Zuquim M, Sánchez Mazo LM (dir.), Mautner Y (coll.). (2017). Barrios populares Medellín : favelas São Paulo, São Paulo, FAUUSP, 314 p. ; Rolnik, 2016[11]Rolnik R. (2016). Guerra dos Lugares : A colonização da terra e da moradia na era das finanças, São Paulo, Boitempo, 424 p. ; Davis, 2006[12]Davis M. (2006). Planet of Slums, Londres, Verso, 240 p.).

Plus d’un siècle après leur apparition[13]Les premières favelas de Rio de Janeiro datent de la fin du XIXe siècle., les quartiers informels tels que les favelas permettent toujours aux populations pauvres de continuer à habiter dans les villes du Sud Global. C’est là que réside la différence notable entre le Nord Global, où l’État a pu offrir un sol urbain aux plus pauvres dans le cadre de politiques préventives[14]Les politiques préventives agissent sur les terrains urbains encore non occupés de façon à anticiper le marché et l’occupation informelle. Les politiques curatives opèrent dans des aires informelles déjà consolidées et visent à pallier les problèmes résultant de l’occupation informelle (Smolka MO. (2003). « Regularização da Ocupação do Solo Urbano : a solução que é parte do problema, o problema que é parte da solução », dans Abramo P (dir.), A Cidade da Informalidade, Rio de Janeiro, Sette Letras, FAPERJ, p. 119-138.)., et le Sud Global, qui n’a pas réussi à le faire et qui en est venu à adopter, à partir des années 1990, des politiques curatives, comme la réhabilitation des favelas (slum upgrading)[15]La politique de réhabilitation des favelas entre dans l’agenda mondial à partir des années 1990, avec le document « Stratégie mondiale du logement jusqu’à l’an 2000 », signé par les pays membres de l’ONU, le 20 décembre 1988. pour tenter de donner une réponse à l’informalité urbaine.

Les politiques de réhabilitation des favelas suivent la logique d’une représentation conforme aux critères appliqués à la ville formelle et à la pensée normative – influencés par les modèles urbains et les pratiques architecturales héritées du Nord. Le rôle du projet dans le cadre de la réhabilitation urbaine des favelas est d’adapter les prescriptions proposées par ces politiques publiques à un contexte spécifique, caractérisé par de multiples acteurs, demandes et logiques propres ; le projet prend ainsi la forme d’un instrument technique pour guider l’exécution des travaux en vue d’y promouvoir des transformations urbaines. Le projet est également un instrument de médiation politique entre les demandes du territoire et d’autres forces politiques impliquées dans son exécution. Cela représente un premier défi pour le projet, dans la mesure où, des décennies durant, l’architecture et l’urbanisme sont restés en marge des quartiers informels, tandis que les normes et les représentations qui guident le projet divergent de la réalité du Sud Global. L’informalité met au défi le projet et ses traditions issues de l’urbanisme, tout en donnant la possibilité de repenser les pratiques du projet pour ces territoires (Rao, 2012, p. 672[16]Rao V. (2012). « Slum as a theory: Mega-cities and urban models», dans Crysler G, Cairns S, Heynen H (dir.), The SAGE Handbook of Architectural Theory, London, SAGE Publications Ltd, p. 671-686.). Nous examinerons plus loin la façon dont ces défis se manifestent sur le territoire pendant et après le processus de réhabilitation.

Le programme Favela Bairro (1994-2007), porté par le secrétariat municipal à l’Habitat de Rio de Janeiro, fut une importante action de réhabilitation des favelas. Il est devenu une référence et a servi de modèle à d’autres programmes au Brésil et dans le monde (Brakarz, 2002[17]Brakarz J. (2002). Ciudades para todos : la experiencia reciente en programas de mejoramiento de barrios, Washington DC, BID, 140 p. [En ligne) en raison de son changement de perspective pour traiter le problème des favelas, de ses objectifs audacieux et de ses positionnements institutionnels (Fiori et al., 2001[18]Fiori J, Riley E, Ramirez R. (2001). « Physical upgrading and social integration in Rio de Janeiro: The case of favela bairro », DISP 147, p. 48-60.). Deux aspects différencient le programme Favela Bairro : d’une part, son rôle d’articulateur de l’intégration institutionnelle pour mettre en œuvre un ensemble de politiques publiques complémentaires de lutte contre la pauvreté urbaine ; et d’autre part, le rôle donné au projet comme outil articulateur de ce processus et représentatif des demandes locales. Cette conception et cette intégration institutionnelle n’ont toutefois pas réussi à être incorporées à d’autres programmes de réhabilitation au Brésil.

La première étape du programme (1994-1996) a été lancée grâce à des ressources municipales et couvrait seize favelas, dont Parque Royal (figure 1). La ville visait un financement externe, stratégie qui a permis d’obtenir deux contrats[19]Chaque contrat avec la BID (PROAP I et PROAP II) prévoyait un investissement de 300 millions de dollars (180 millions de dollars de prêt de la BID et 120 millions de dollars de contrepartie de la municipalité de Rio de Janeiro). À la fin des contrats avec la BID, l’investissement total dans les favelas de Rio s’élevait à 619 millions de dollars. avec la Banque interaméricaine de développement (BID) pour une durée de dix ans : environ 600 millions de dollars ont ainsi été investis (Cardoso, 2002, p. 48[20]Cardoso A. (2002). « O Programa Favela Bairro – uma avaliação », dans Anais do Seminário do Instituto de Pesquisas e Planejamento Urbano e Regional – Habitação e Meio Ambiente : Assentamentos Precários, São Paulo, IPT, p. 37-50.) dans 143 favelas au profit de 556 000 habitants (Pinheiro, 2008[21]Pinheiro AI. (2008). « Políticas públicas urbanas na Prefeitura do Rio de Janeiro », Coleção Estudos Cariocas, n° 20081101.). Ces ressources ont été fondamentales pour donner à la pratique de la réhabilitation des favelas une continuité, une visibilité et une dimension politique inédite au Brésil (Cardoso, 2002[22]Op. cit.).

Les projets de la première étape ont été attribués à l’issue d’un concours public (Duarte et al., 1996[23]Voir Duarte C, Silva O, Brasileiro A. (1996). Favela, um bairro : propostas metodológicas para intervenção publique em favelas do Rio de Janeiro, São Paulo, Pro-Editores, 184 p.), qui a permis de sélectionner des équipes pluridisciplinaires coordonnées par des architectes-urbanistes. C’est ainsi que s’est ouvert un nouveau champ dans la pratique de la conception architecturale et urbanistique dans les favelas brésiliennes. Cela lui a également conféré une importance politique, dans la mesure où la « ville informelle » est devenue « cliente » des cabinets d’architecture privés : bien que les contrats pour les projets aient été signés entre la mairie et les équipes, le cahier des charges exigeait que celles-ci prennent en compte les demandes locales sur le territoire. Le plan d’urbanisme – deuxième phase du projet – ne serait validé par la municipalité qu’après avoir été officiellement validé par les résidents.

La favela Parque Royal et son processus de réhabilitation

La favela Parque Royal, située dans le quartier Portuguesa (Zone Nord de Rio de Janeiro) (figure 2), est apparue à l’époque du développement de l’Ilha do Governador, dans les années 1970, sous l’effet de l’extension de l’aéroport et de la construction qui en a découlé de lotissements formels, destinés aux classes les plus aisées. Ces lotissements excluaient les populations à faibles revenus. De manière générale, la ville formelle est façonnée à l’attention des élites selon la logique du marché et de l’État, tandis que la ville informelle (populaire) obéit à la « logique de la nécessité »(Abramo, 2007[24]Abramo P. (2007). « A cidade COM-FUSA – A mão inoxidável do mercado e a produção da estrutura urbana nas grandes metrópoles latinoamericanas », Revista Brasileira de Estudos Urbanos e Regionais, vol. 9, n° 2, ANPUR, p. 25-54 [En ligne) : elle émane d’actions individuelles ou collectives d’occupation informelle du sol urbain et contribue à l’émergence du marché informel qui opère sur ce territoire. Selon Abramo, c’est le fonctionnement des deux logiques modernes (marché formel et État) avec la logique de la nécessité (occupation et marché informel) qui façonne les villes latino-américaines. Ainsi, nous le voyons, les favelas ne sont pas une anomalie qui émerge de façon autonome de la ville formelle ; elles font partie intégrante du projet qui fabrique[25]Du concept « fabriquer la ville » (Noizet H. (2013). « Fabrique urbaine », dans Lévy J, Lussault M (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, p. 389-391), qui revêt un sens large avec sa triple dimension matérielle, sociale et temporelle. les villes du Sud Global. À l’instar de la plupart des favelas, Parque Royal est née de la logique de la nécessité, à partir de l’occupation d’un terrain public vide, inadapté à des fins résidentielles, voire vulnérable sur le plan environnemental.

L’occupation de Parque Royal s’est intensifiée dans les années 1980-1990 à travers les comblements successifs pour créer du sol sur la mangrove, en bord de mer, et de part et d’autre des deux canaux. Son processus de formation s’est déroulé de manière spontanée, selon le concept de Rapoport (1988[26]Rapoport A. (1988). « Spontaneous settlements as vernacular design », dans Patton CV (dir.), Spontaneous shelter: International perspectives and prospects, Philadelphia, Temple University Press, p. 51-77.) par rapport à la nature de l’espace construit : dans un premier temps, on occupe en bâtissant des habitations, très souvent sans avoir préalablement défini la voirie et les espaces collectifs[27]Nous sommes conscients que l’expression « espaces publics » donne l’illusion d’espaces démocratiques de « coexistence pacifique et harmonieuse au regard de la dimension hétérogène de la société » (Delgado M. (2011). El espacio público como ideologia, Madrid, Catarata, 96 p., p. 20), alors qu’il cache en réalité une politique de contrôle d’exploitation et de ségrégation issue du capitalisme. Nous préférons adopter l’expression « espaces collectifs », compris comme des aires de libre accès non bâties qui peuvent favoriser les relations avec les pouvoirs publics, ainsi que certains liens sociaux. ; dans un second temps, on se soucie de l’infrastructure. Si ce processus d’occupation a souvent engendré une précarité en matière de logements, de services et d’infrastructure, il a également conduit à une spatialité particulière des dynamiques urbaines, le système des espaces collectifs étant complété par un « système d’espaces privés de dimension publique » (Pizarro, 2016, p. 206[28]Pizarro E. (2016). « Open space system and public dimensions of space in the favela: The cases of Paraisópolis, Linha and Nove, in São Paulo », Paisagem e Ambiente, vol. 1, n° 38, p. 183-208 [En ligne).

Les descriptions officielles au Brésil et dans le monde (UN-Habitat, 2003[29]UN-Habitat. (2003). « The challenge of slums : Global report on human settlements 2003 », Nairobi, ONU, 345 p.) définissent les favelas comme des lieux de précarité urbaine et résidentielle, et d’irrégularité foncière ; en un mot, comme un habitat temporaire qui devrait être éradiqué ou transformé en quartier selon le modèle actuel de ville formelle. Ces descriptions nient le fait que les favelas font partie du projet qui fabrique les villes du Sud Global, où État et aménagement urbain contribuent à produire de l’informalité ou – pour reprendre les mots de Roy – du « non planifié et du non planifiable »[30]L’autrice utilise les termes « unplanned »et« unplannable » ; ce dernier est également un néologisme en anglais, la langue originale du texte. (Roy, 2005, p. 156[31]Roy A. (2005). « Urban informality: Toward an epistemology of planning », Journal of the American Planning Association, vol. 71, n° 2, p. 147-158.). Le problème est lié à la présence perverse de l’État dans l’informalité urbaine et dans l’état d’exception associé, qui la laisse dans un « état transitoire permanent » – phénomène identifié par Rolnik (2016[32] Op. cit.) dans son analyse des habitats informels du Sud Global –, et non à l’absence de l’État, comme nombre d’auteurs l’affirment à tort. L’État a participé et participe encore à la vie dans les favelas. Néanmoins, en considérant la favela comme informelle, il en rejette les attributs réels et impose une définition à partir de ce qu’elle n’a pas au regard de l’« architecture formelle ». En d’autres termes, qualifier la favela de « non planifiée » permet à l’État de se décharger de ses responsabilités, puisque, en niant la force de cet habitat, il le considère en réalité comme « non planifiable » et perpétue l’absence de droits fondamentaux, qu’il a pourtant le devoir de garantir (Roy, 2005[33] Op. cit.). Il s’agit d’une approche urbanistique obsolète. Or les programmes de réhabilitation des favelas des trente dernières années ont adopté ce positionnement, qui reste de vigueur dans la façon de traiter les favelas, y compris celles que l’État a réhabilitées. Si l’on veut renverser le paradigme de l’anormalité et de l’informalité qui exclut ces populations et ces territoires de la ville, il est essentiel de comprendre la favela pour son potentiel.

Contrairement à ce que les descriptions officielles dépeignent, l’informalité a offert des qualités à l’environnement urbain de la favela, avec des caractéristiques physiques particulières. Selon Valladares, la favela serait une invention née du résultat plus ou moins cumulatif de représentations des acteurs sociaux (aussi bien les habitants que les chercheurs qui étudient ces territoires), invention qui serait à son tour une stratégie pour définir la favela. La sociologue montre que dans les ouvrages sur le sujet, les favelas de Rio de Janeiro sont considérées comme un « espace spécifique et tout à fait singulier » (Valladares, 2005, p. 49[34]Valladares LP. (2005). A invenção da favela : Do mito de origem a favela.com, Rio de Janeiro, Fundação Getúlio Vargas, 204 p.), dans la mesure où elles ont connu une occupation et une croissance différentes des autres quartiers[35]Outre ce consensus dogmatique que Valladares a découvert dans les ouvrages sur les favelas, l’autrice en identifie deux autres : compte tenu de la caractérisation sociale de ses habitants, la favela est le « locus de la pauvreté », tandis qu’il existe une « unité de la favela » construite par une représentation sociale qui la considère comme une unité et non comme une diversité (p. 151).. Il n’en reste pas moins que les favelas brésiliennes sont marquées par une grande diversité de paysages urbains, de topographie, de taille, de morphologie et d’insertion urbaine (Bueno, 2000[36]Bueno L. (2000). Projeto e favela : metodologia de projetos de urbanização, São Paulo, FAUUSP, 176 p.). L’hétérogénéité des favelas peut varier de ville en ville et dans la même ville. Pourtant, la favela « typique » de la Zone Sud de Rio de Janeiro – située sur une colline, coincée entre des immeubles et la forêt, particulièrement visible dans le paysage – se maintient encore dans l’imaginaire mondial comme l’image de la favela brésilienne, à laquelle Parque Royal ne correspond pas. En effet, la favela s’étend sur un terrain plat, présentant une qualité paysagère, au bord de la baie de Guanabara ; elle est relativement éloignée de l’environnement formel, autrement dit des ensembles résidentiels de bâtiments isolés (figure 3).

L’informalité a également généré des tensions dans la favela. L’histoire de la construction de ce type d’habitat montre une occupation progressive des aires non bâties pour répondre à des besoins spécifiques en matière d’habitation ou pour construire un nouveau logement dont la mise en location viendra compléter les revenus. Tout en créant un espace urbain particulier, l’informalité peut nuire à la qualité de l’habitation et de l’environnement de la favela (Carvalho, 2009[37]Carvalho S. (2009). « Favelas en Rio de Janeiro, Brasil : Interferencias del Proceso de Urbanismo Informal en la Vivienda », dans Padilla Galicia S (dir.), Urbanismo Informal, México, Universidad Autónoma Metropolitana-Azcapotzalco, p. 223-241. [En ligne). Les zones non occupées sont susceptibles d’être l’objet de disputes, et les emplacements vacants ne sont pas considérés comme des espaces publics. On observe dans la dynamique de construction de la favela les deux formes typiques d’expansion – horizontale et verticale – de l’habitation, résultat de l’effort individuel des habitants. Des processus spéculatifs de petits entrepreneurs urbains participent également de ces expansions, surtout lorsque les pouvoirs publics investissent dans les quartiers. Ce phénomène ne peut être ignoré ; il constitue un défi pour le projet de réhabilitation urbaine.

En 1994, le terrain public de Parque Royal était déjà largement occupé, et la pratique de la construction sur pilotis en bord de mer s’est généralisée. Au tout début du programme de réhabilitation, 2 805 personnes vivaient à Parque Royal dans 701 logements (Archi5, 1994[38]Archi5. (1994). Favela-Bairro : estudo preliminar, Document technique, 35 p.). La favela disposait d’une bonne infrastructure routière et de deux grandes aires non bâties – deux terrains de foot. Signalons d’ailleurs que le nom Parque Royal vient du Royal Futebol Clube, qui gérait l’un des terrains de foot en bordure de la favela. En revanche, une partie de la favela était vulnérable sur le plan environnemental, en raison de la fragilité du terrain limoneux, sujet aux inondations.

Défini par le cahier des charges des programmes, le projet vise à résoudre l’environnement physique d’une favela, plus précisément les espaces dits « publics », et à fournir des infrastructures urbaines, des équipements publics, et des unités résidentielles pour reloger les familles[39]Selon le cahier des charges du projet, les nouvelles unités résidentielles doivent être conçues à seule fin de reloger les familles dont il est nécessaire de démolir les maisons pour résoudre des problèmes urbanistiques, d’infrastructure et/ou environnementaux. La précarité du logement n’est pas abordée par les programmes de réhabilitation.. La réhabilitation de la favela Parque Royal a été coordonnée par le cabinet d’architecture Archi5 Arquitetos Associados Ltda[40]Archi5 Favela Bairro. Par la suite, Archi5 a développé plusieurs projets urbains dans les favelas de Rio de Janeiro et dans d’autres villes brésiliennes.. L’équipe d’Archi5 a non seulement mené des recherches sur le terrain auprès de la population, mais a pris en compte un plan d’urbanisme élaboré en 1992 par des étudiants de la faculté d’architecture et d’urbanisme de l’université fédérale de Rio de Janeiro, qui se sont appuyés sur les demandes des habitants de Parque Royal dans le cadre d’un processus participatif. La dimension politique du projet dans le processus est indéniable : les habitants ont compris que le plan de 1992 était représentatif des demandes locales et qu’il s’agissait d’un document qui servait de base aux discussions dans le Favela Bairro.  Le point de départ du projet fut la valorisation de l’existant, la réappropriation du paysage et la récupération environnementale. Pour y parvenir, des solutions ont été apportées avec, comme axe articulateur et intégrateur du territoire, le système routier (figure 4). De nouveaux espaces collectifs et des équipements publics ont été proposés. La canalisation des cours d’eau a également été prise en compte. Enfin, à la suite de l’éradication des baraques sur pilotis, des familles ont été relogées dans des immeubles d’habitation. À leur place, une piste cyclable a été construite, ainsi qu’une nouvelle rue en bord de mer afin, d’une part, de résoudre les questions liées à l’environnement, à l’urbanisme et à l’assainissement, et d’autre part, de contrôler l’expansion de la favela en bord de mer.

Le processus participatif est inhérent à la méthodologie des programmes de réhabilitation des favelas. Rapprocher l’équipe de projet du territoire est une stratégie permettant de reconnaître les structures physiques et sociales et d’être à l’écoute des usagers. Après tout, ces derniers ne sont-ils pas les véritables clients du projet ? Portas (2004, p. xxv[42]Portas N. (2004). « Programa Favela-Bairro : lições de uma experiência alternative », dans Conde LP, Magalhães S, Favela-Bairro : uma outra história da cidade do Rio de Janeiro, Rio de Janeiro, Vivercidades, p. xxiv-xxvii.) affirme que les interventions urbanistiques dans les favelas ne résolvent pas les problèmes sociaux ou la violence urbaine ; en revanche, ils contribuent à « créer des environnements plus propices aux relations quotidiennes […], d’autant plus si les communautés reconnaissent les retombées de leurs propres efforts de participation ». Mais comment articuler l’écoute et le savoir technique avec un savoir local lorsque la politique publique qui pilote le projet cherche à remplacer la logique préexistante sur le territoire par la logique de l’État qui régit le reste de la ville ? De même, les architectes sont-ils prêts à écouter sans chercher à imposer leur conception idéale de l’environnement urbain ? Face à ces paradoxes, le projet remplit-il son rôle social et mobilise-t-il son potentiel dans le processus d’écoute des populations faveladas bénéficiaires ?

Un épisode concernant le terrain de foot du Royal Futebol Clube nous permettra de comprendre la complexité de la participation au processus du projet. Il a fallu attendre la demande d’un groupe de femmes de la favela avant d’entrevoir le potentiel de cet espace pour restructurer le territoire. L’idée romancée que la zone n’avait pas été occupée en raison de son usage populaire consacré a été battue en brèche : ce terrain de foot avait en réalité un « propriétaire » – un trafiquant de drogue d’une favela voisine (Magalhães, 2010, p. 303[43] Op. cit.). Cela pourrait expliquer pourquoi cette demande ne figurait pas dans le projet de 1992, mais il semble également que les femmes n’aient pas réussi à se faire écouter dans le processus local. Les négociations visant à modifier le projet ont abouti grâce à la pression que les habitantes ont exercée sur les architectes et les techniciens de la ville : le terrain de foot a été transformé en place et en aires sportives ; en contrepartie, la ville a dû construire un autre terrain de foot non loin de la favela, donnant ainsi naissance au centre sportif Parque Royal. Soulignons que cette solution n’a été possible que grâce à l’articulation et à l’intervention du secrétaire de l’Habitat de Rio de Janeiro, l’architecte Sérgio Magalhães, qui s’est montré à l’écoute et a obtenu des investissements supplémentaires par le biais d’autres secteurs de la ville. De ce point de vue, le projet a été un outil d’articulation entre les différents acteurs ; il a rempli son rôle social et mobilisé son potentiel dans le processus d’écoute des populations faveladas bénéficiaires. Parallèlement, des négociations avec le « propriétaire » ont été nécessaires, ce qui n’a pas été sans créer des tensions dans la favela et la réalisation même du projet. La médiation politique également était présente dans le cadre du projet, qui a servi d’instrument, à la fois pour aider à ajuster les forces politiques dans la favela et pour mettre en lumière les forces cachées qui la contrôlent. Nous considérons que de telles attitudes et procédures sont exemplaires pour les futurs programmes de réhabilitation des favelas.

Le processus de construction des favelas a apporté des spécificités en termes d’organisation sociale ; des forces et des acteurs locaux y ont imprimé une logique propre. La médiation est l’une des caractéristiques des relations dans les favelas, notamment à leurs débuts. Ainsi, la démarcation des parcelles, les autorisations de construire et les conflits entre voisins étaient et sont toujours gérés par les associations de résidents dans plusieurs favelas. La légitimité de cette médiation reposait sur le rôle politique des associations dans les luttes contre les expulsions, qui leur conféraient une certaine autorité dans la résolution des conflits. Cette légitimité a été le plus souvent sapée par le vide politique progressif des associations, par l’interférence du trafic de drogue à partir des années 1980 (Burgos, 1998[44]Burgos M. (1998). « Dos Parques Proletários ao Favela Bairro : as políticas públicas nas favelas do Rio de Janeiro », dans Zaluar A, Alvito M (dir.), Um Século de Favela, Rio de Janeiro, Fundação Getúlio Vargas, p. 25-60.), qui a imposé des contraintes aux organisations politiques locales, et par la cooptation pratiquée par les partis traditionnels. Certaines associations de résidents se sont mises à représenter ces groupes criminels. Selon Magalhães (2010[45] Op. cit.), c’est le cas de l’Association des résidents de Parque Royal, très active à ses débuts et dirigée de manière collégiale. En exigeant un interlocuteur unique dans le cadre de la réhabilitation, la marie a affaibli l’association des résidents et a « fait de la figure du président une prolongation du pouvoir de l’État », à rebours des idées défendues par le programme Favela Bairro (idem, p. 288-289). Magalhães rapporte également les suspicions de certains habitants et leaders communautaires, selon lesquelles l’association de résidents aurait été impliquée avec les groupes criminels qui contrôlaient la favela après le programme.

Bien qu’étant moins représentative et apparemment soumise à la coercition, l’association des résidents de Parque Royal est toujours reconnue sur le territoire comme l’institution qui sert de médiateur, et légitime l’achat et la vente de logements, en fournissant le contrat de transfert de logement contre rémunération, similaire au système notarial officiel. Dans les favelas réhabilitées (Lobosco, 2014[46]Lobosco T. (2014). « Direito alternativo : a juridicidade nas favelas », Revista Brasileira de Estudos Urbanos e Regionais, vol. 16, n° 1, p. 203-2020 [En ligne ; Nisida, 2017[47]Nisida V. (2017). Desafios da regulação urbanística no território das favelas, São Paulo, FAUUSP, 241 p.), comme à Parque Royal (Magalhães, 2010[48] Op. cit.), il existe une autorégulation structurée par un réseau complexe d’acteurs, de principes et de règles propres, qui semble plus adapté aux conditions et aux spécificités des favelas que l’ordre étatique. Magalhães (2009[49]Magalhães A. (2009). « O direito das favelas no contexto das políticas de regularização : a complexa convivência entre legalidade, norma comunitária e arbítrio », Revista Brasileira de Estudos Urbanos e Regionais, vol. 11, n° 1, p. 89-103 [En ligne) qualifie l’ordre juridique dans les favelas de « juridification hybride », construit en conflit, en dialogue et en contradiction avec l’ordre étatique. Dans ces habitats, les conflits sont vite résolus avec les médiateurs et les agents reconnus sur le territoire, soit de manière consensuelle soit par la force et la violence. Il est plus rapide d’acheter, de construire, de vendre, de louer, d’ouvrir ou de fermer un commerce, d’organiser des fêtes et de s’approprier des espaces collectifs que dans la ville dite formelle. Une telle agilité génère une dynamique propre d’occupation, de croissance et de vie quotidienne, qui fait des favelas un territoire en transformation permanente. Ce processus de fabrication du territoire, disposant de sa propre organisation sociale, basé sur la médiation et régi par des règles propres en marge de l’État et du marché formel, constitue ce que nous appelons la « logique de la favela » (Carvalho, 2020[50]Carvalho S. (2020). Entre a Ideia e o Resultado : o papel do projeto no processo de urbanização de uma favela, Rio de Janeiro, PROURB/FAU/UFRJ, 334 p.). Ce système puissant et agile peut aussi devenir fragile et pervers lorsque des groupes criminels contrôlent le territoire en spéculant sur le sol urbain (figure 5). La question se pose de savoir si la réhabilitation urbaine est prête à faire face aux constantes transformations qui caractérisent la favela, ainsi qu’aux puissants agents qui tirent profit de la spéculation immobilière dans la favela.

La politique publique de Rio de Janeiro à l’origine du programme Favela Bairro a fait le choix du contrôle urbain pour régulariser[51]Au Brésil, la régularisation d’un logement passe par le régime foncier (propriété du sol urbain sur lequel il est construit), urbanistique (qui détermine les aires publiques et privées) et du bâti (qui détermine l’édification)., en complément du processus de réhabilitation des favelas (Carvalho, 2008, p. 8-15[52]Carvalho S. (2008). Avaliação da Aplicabilidade do Conceito de Habitabilidade nas Moradias das Favelas Cariocas : O Caso de Vila Canoas, Rio de Janeiro, PROARQ/FAU/UFRJ, 117 p.). Les cahiers des charges orientent le projet vers le contrôle urbain. On imaginait que le projet serait respecté, et que la favela se stabiliserait ou se développerait peu en attendant d’être régularisée. À cette fin, la ville a créé le Poste d’orientation urbanistique et sociale (POUSO)[53]L’équipe technique locale du POUSO, composée d’un architecte ou d’un ingénieur et de travailleurs sociaux, est basée dans la favela ; sa fonction est de superviser le nouveau « quartier » réhabilité et de guider les habitants dans leurs travaux de construction., en 1997, dans les favelas réhabilitées. Bien que dépourvu de force institutionnelle, le dispositif a donné de bons résultats, dans la logique du contrôle urbain : là où le POUSO était présent, on a observé un taux de croissance de la population plus faible que dans les favelas qui n’avaient pas d’équipe municipale (Vial et Cavallieri, 2009[54]Vial A, Cavallieri F. (2009). « O efeito da presença governamental sobre a expansão horizontal das favelas do Rio de Janeiro : Os Pouso’s e o Programa Favela-Bairro », Coleção Estudos Cariocas, vol. 9.). Après sa réhabilitation, Parque Royal a bénéficié d’un POUSO, qui n’a toutefois pas suffi à contenir la croissance démographique, pas plus que l’expansion verticale et horizontale de la favela. Les deux canaux à l’est et à l’ouest de Parque Royal semblaient à même de contenir l’expansion de la favela, dans la mesure où ils constituent des limites claires. Cependant, en 2010, les berges du canal d’Infraero, l’entreprise d’infrastructure aéroportuaire, étaient occupées par une cinquantaine de bâtiments de plain-pied destinés à servir de « garages », mais dont la dalle supérieure laissait présager une future verticalisation (figure 6). Les techniciens du POUSO savaient qu’un spéculateur se trouvait derrière ces constructions, sans pour autant avoir le moyen de le notifier, car ils étaient isolés sur le territoire et dépourvus de force politique ou d’outils permettant de combattre efficacement les irrégularités qui s’y produisaient. D’après des témoignages d’habitants publiés par Magalhães (2010, p. 323[55]Op. cit.), des autorisations ont probablement été données par l’association de résidents, sous la contrainte des trafiquants de drogue. Aujourd’hui, le canal a disparu du paysage, car ses berges et toute la zone jouxtant l’aéroport sont entièrement occupées. Dans ce secteur de Parque Royal, le projet de réhabilitation a permis le contrôle visuel de l’expansion de la favela, mais ni la conception ni la gestion politiquement affaiblie, qui ne s’appuie pas sur un pacte urbain partagé[56]Nous n’apportons pas de réponse au format de ce pacte urbain partagé, encore inexistant dans le processus de réhabilitation d’une favela. Nous pensons cependant que ce nouvel accord urbain ne peut être construit que conjointement entre les acteurs locaux, qui impriment la logique de la favela, et la gestion publique urbaine, qui entend accompagner ces territoires après leur réhabilitation. Pour cela, il serait important de recréer de nouveaux instruments qui fonctionnent, qui soient respectés par les uns et les autres, qui régulent efficacement les favelas dans une nouvelle logique partagée, et qui soient capables d’apporter des solutions aux transformations successives qui caractérisent ces territoires., n’ont pu la contenir physiquement.

Figure 6. Images de l’évolution de l’occupation de Parque Royal (source : intervention de l’autrice sur les images de IplanRio/1975 et 1999 ; IPP/2010, 2018).

À l’occasion de notre visite de terrain en 2022, nous avons observé une maison sur pilotis récemment construite au bord du canal à l’est de Parque Royal. À côté, il y avait un canapé au milieu de la rue, tourné vers l’une des entrées de la favela – un signe reconnu sur le territoire comme étant un poste de contrôle. Cette baraque sur pilotis annonçait-elle une nouvelle expansion du territoire de la favela ? Ou un point d’appui pour les agents qui contrôlent le territoire ? Sur la place où autrefois se trouvait le terrain de foot du Royal Futebol Clube – fruit de la demande des femmes de la favela à l’époque du programme de réhabilitation, comme nous l’avons évoqué –, on observe aujourd’hui la présence ostentatoire de groupes armés, qui auraient même permis la construction d’établissements commerciaux dans l’espace collectif. La place constitue un espace sous tension dépourvu d’usage collectif consacré. La discontinuité des politiques publiques complémentaires au programme Favela Bairro qui s’appuyaient sur les espaces collectifs a dû y contribuer. Ces deux situations montrent la présence ostentatoire d’agents, qui génèrent de l’insécurité, affaiblissent l’usage collectif d’espaces bâtis dans le cadre du programme de réhabilitation et mettent le territoire sous tension.

Le processus de régularisation de Parque Royal se prolonge depuis plus de vingt ans, à un rythme opposé à celui de l’informalité. La régularisation foncière ne s’est pas encore concrétisée. Les règles d’urbanisme s’appliquant spécifiquement à la favela sont également devenues obsolètes peu après leur approbation, en 2000. La favela avait changé, s’était développée verticalement, et la régularisation des bâtiments n’était pas possible. Le territoire souffre d’une densification incontrôlée qui surcharge le système d’assainissement mis en place, dans un cycle sans fin de « favélisation » (figure 7). À Parque Royal, la verticalisation des bâtiments est restreinte du fait de la proximité de l’aéroport (figure 8) ; non pas que l’État impose des règles, mais les habilitants prennent tous les jours conscience du risque à chaque fois qu’un avion décolle ou atterrit (Magalhães, 2010, p. 528[57]Op. cit.). Cela a donné lieu à une pratique curieuse à Parque Royal, cartographiée dans le cadre d’une recherche comparative par échantillonnage entre 2006 et 2017 (Fonseca, 2018[58]Fonseca M. (2018). « Parque Royal : desafios da regularização urbanística e fundiária pós-urbanização », dans III Seminário Nacional Sobre Urbanização de Favelas – URBFAVELAS, Salvador, 22 p.), en vue de permettre de nouvelles unités résidentielles : le fractionnement interne de l’habitation et la construction d’escaliers externes donnant un accès indépendant aux nouveaux logements. Le résultat fut l’augmentation des studios et des biens mis en location.

Figure 7. Graphique de croissance de la population et augmentation du nombre de logements à Parque Royal (source : autrice, à partir des données : 1994 : ARCHI5 / 2000 et 2010 : SABREN / 2017 : Estimation de la population de Fonseca (2018) basée sur des enquêtes de terrain menées par la ville).

La bataille menée par les mouvements sociaux des années 1980 pour la régularisation des favelas ne semble plus intéresser les habitants des zones réhabilitées. La réhabilitation a remplacé les politiques de relogement, permettant de consolider les favelas et de stabiliser les populations (Cavallieri, 2003[60]Cavallieri F. (2003). « Favela-Bairro : Integração de Áreas Informais no Rio de Janeiro », dans Abramo P (dir.), A Cidade da Informalidade, Rio de Janeiro, Sette Letras, FAPERJ, p. 265-296.). La monnaie d’échange de l’État est l’entrée sur le marché formel par le biais de la régularisation, mais cela ne semble pas intéresser les habitants au regard des avantages de la logique de la favela et d’un marché informel en surchauffe. Dans deux témoignages recueillis par nos soins, on observe à Parque Royal un autre facteur externe qui réduit à néant les garanties que la régularisation de l’État pourrait apporter : « Ici, personne ne possède quoi que ce soit. Si le bandit te donne quatre jours pour quitter la favela, à quoi ça te sert d’avoir le titre de propriété de ta maison ? Tu dois partir ! »[61]Déclaration de l’un de nos guides lors de la visite sur le terrain en septembre 2022.

Les conditions plus récentes de production des favelas passent par le marché informel (Abramo, 2003[62]Abramo P. (2003). « A Teoria Econômica da Favela : quatro notas sobre a localização residencial dos pobres e o mercado imobiliário informal », dans Abramo P (dir.), A Cidade da Informalidade, Rio de Janeiro, Sette Letras, FAPERJ, p. 189-223.), qui est devenu particulièrement lucratif. Selon le chercheur, cela s’explique par le fait que ce marché, fondé sur l’informalité urbaine et économique, présente des avantages par rapport au marché formel, telles que la liberté d’urbanisme, de construction et d’occupation du sol en dehors des normes de l’État, ainsi que des relations communautaires de biens et de services par le biais du troc qui existent dans ces habitats. La production de l’informalité à travers le marché informel a modifié les relations sociales sur ces territoires. La solidarité reste une caractéristique majeure dans les favelas, même si le sentiment d’appartenance n’est pas une question centrale pour le nouvel habitant[63]Nous appelons ici « nouvel habitant »la personne qui n’a pas de liens familiaux dans la favela ou de relations avec les lieux (Abramo, 2003, op. cit.).. D’après ce qu’Abramo a identifié, les habitants des favelas de Rio de Janeiro n’entrent généralement pas dans le marché formel après avoir déménagé ; ils demeurent dans le marché informel en choisissant leur nouveau lieu de vie dans une autre favela. Ainsi, le choix résidentiel dans les favelas est basé sur les possibilités offertes par le marché informel et des préférences en matière d’emplacement, comme l’accès et la proximité de l’emploi et des services (santé, éducation, loisirs, commerce, etc.), les relations de voisinage et le « style de vie » (Abramo, 2003[64]Op. cit.). Dans une étude de Magalhães et al. (2013[65]Magalhães A, Cezar LF, Coccaro SE, Fonseca P (2013). « O mercado imobiliário de aluguel em favelas do Rio de Janeiro : ‘informalidade’ ou outras formas de formalidade? », dans Anais do XV Encontro da Associação Nacional de Pós-Graduação e Pesquisa em Planejamento Urbano e Regional (XV ENANPUR), vol. 15 n° 1, 17 p. [En ligne), des témoignages ont souligné les raisons expliquant le dynamisme du marché immobilier de Parque Royal depuis les années 1990 : il s’agit d’une « petite favela », sans « guerre entre trafiquants de drogue », caractérisée par une topographie plane et une bonne insertion urbaine. Les travaux d’amélioration urbaine ont également stimulé le marché immobilier local. En 2013, les prix de vente ont flambé, tandis que la demande de location était très forte, les logements se louant dans les vingt-quatre heures suivant la publication de l’annonce. Le contexte actuel s’est encore complexifié dans les favelas, puisque les grands spéculateurs du marché informel sont les trafiquants de drogue, les milices[66]Les milices sont des groupes paramilitaires constitués de membres des forces de l’ordre (policiers, pompiers et militaires), en activité ou non. Leur fonctionnement est similaire à celui du crime organisé et des mafias. et les narcomiliciens[67]En 2019, un rapport public montrait que trafiquants de drogue et milices s’étaient associés. Ces narcomiliciens contrôlaient 180 zones formelles et informelles de l’État de Rio de Janeiro, englobant près de 4 millions de personnes (voir « Narcomilícias: traficantes e milicianos se unem em 180 áreas do Rio, segundo investigação » [En ligne (Benmergui et Gonçalves, 2019[68]Benmergui L, Gonçalves RS. (2019). « Rio de Janeiro : orages et urbanisme milicien », Métropolitiques, 24 octobre [En ligne ; Manso, 2020[69]Manso B. (2020). A República das Milícias: dos esquadrões da morte à era Bolsonaro, São Paulo, Todavia, 304 p.). Les milices, protégées par les politiciens, envahissent les terres et vendent des parcelles, soit en se mettant d’accord avec les associations de résidents, soit par la contrainte, et expulsent les résidents en les menaçant de mort afin de construire des bâtiments à vendre et à louer sur leurs parcelles (GENI/IPPUR, 2021, p. 26-33[70]GENI/UFF – Grupo de Estudos de Novos Ilegalismos,  IPPUR/UFRJ – Observatório das Metrópoles. (2021).  « Relatório Final : janeiro/2021 », Hirata D et al., Rio de Janeiro, 38 p. [En ligne). Ce processus de croissance urbaine est à l’opposé de la logique de la favela. Compte tenu de l’histoire de coercition subie par les associations des résidents des favelas cariocas (Burgos, 1998[71] Op. cit. ; Benmergui et Gonçalves, 2019[72] Op. cit. ; GENI/IPPUR, 2021[73] Op. cit.), nous nous demandons par conséquent si ces organisations doivent continuer à jouer le rôle d’interlocuteur officiel de l’État dans de futurs programmes de réhabilitation urbaine.

Le programme de réhabilitation a apporté à Parque Royal de nombreux éléments positifs qui sont encore présents et reconnaissables sur le territoire. L’infrastructure urbaine et les espaces collectifs conservent leur configuration d’origine ; Parque Royal dispose aujourd’hui d’un ensemble urbain ancré dans un paysage privilégié. Les services et les institutions publiques installés dans les bâtiments construits par le programme Favela Bairro continuent de fonctionner, à l’exception du POUSO, dont l’équipe n’est plus présente en permanence sur le territoire. Il n’en reste pas moins que les bénéfices environnementaux, obtenus par la mise en place de réseaux d’infrastructure et par l’évacuation des rives des canaux et du bord de mer, sont menacés par le manque d’efficacité du contrôle urbain sans un pacte urbain partagé. L’entretien sporadique de l’infrastructure et des zones publiques, ainsi que l’absence de continuité des programmes liés aux sports, à la culture, aux activités génératrices de revenus, qui étaient opérationnels après la réhabilitation, sont également un problème à Parque Royal.

Par un phénomène d’appropriation, les trottoirs deviennent une extension du commerce local, générant des problèmes de circulation, en plus des voitures garées partout et n’importe comment. Les détritus et les meubles que les habitants abandonnent sont source de conflits entre voisins. En l’absence d’une gestion publique capable de résoudre le problème, les habitants s’approprient les trottoirs devant chez eux et les transforment en jardins (figure 9), afin d’essayer de maintenir l’environnement propre et visuellement agréable. Si une telle créativité génère une richesse urbaine qui pourrait difficilement exister dans une ville régie par les normes de l’État, il s’agit d’un type d’appropriation constituant une tentative de contrôle urbain par l’habitant lui-même, qui éprouve un malaise devant la discontinuité de la gestion publique dans la favela.

À partir de l’étude de cas de Parque Royal, nous concluons que si les actions publiques apportent des améliorations physiques à l’environnement urbain de la favela, la gestion publique reste fragile et sporadique après la réhabilitation. Des problèmes liés à la citoyenneté sont encore plus graves, car l’État permet à d’autres acteurs d’opérer et de contrôler ce territoire. Or ce contrôle, qui passe par l’imposition de règles et l’usage de la violence, étouffe la voix des habitants et la propre relation de médiation dans l’organisation sociale de la logique qui a fondé et constitué les favelas.

Considérations sur le projet de réhabilitation urbaine
et sur le processus

En nous basant sur l’étude de cas de Parque Royal, nous avons examiné les concepts théoriques et la pratique du projet dans le processus de réhabilitation des favelas. Nous avons aussi montré les résultats et les pistes concernant les défis des actions publiques face à la logique de la favela et d’autres agents qui imposent leurs règles. S’il est indéniable que la réhabilitation a apporté des améliorations urbaines à Parque Royal, les limites de la gestion publique sont évidentes. La différence d’attitude envers la favela et le reste de la ville formelle, qui se traduit par la gestion discontinue des espaces construits par le programme de réhabilitation, contribue au maintien du stigmate de la favela. Nous avons observé à Parque Royal des dynamiques et des pratiques, comme les appropriations créatives qui insufflent de la vitalité urbaine, des petits agrandissements de la propre habitation et de nouveaux logements dont la mise en location permet de compléter les revenus. Ces aspects contribuent à l’expansion selon la logique de la favela et sont représentatifs des avantages de l’informalité, à laquelle la seule réhabilitation sans un pacte urbain partagé pourra difficilement mettre fin.

D’autre part, puisque la logique de la favela continue d’exister après sa réhabilitation et apporte des avantages et des qualités à l’environnement réhabilité, pourquoi ne pas l’assumer comme faisant partie du processus et travailler de concert avec elle dans le projet et la gestion du territoire ? La solution ne passe pas par l’interdiction, que l’on a essayé d’instaurer, mais par la médiation pour l’équilibre entre les règles, qui n’exempte pas la présence constante des pouvoirs publics. Le défi consiste à élaborer avec les habitants des pactes et des règles qui soient respectés. Nous pensons qu’en prenant en considération les processus de la logique de la favela, le projet pourrait contribuer à la construction d’une nouvelle logique partagée permettant de guider les transformations urbaines caractéristiques des habitats informels sans menacer les résultats positifs des actions publiques dans le cadre de la réhabilitation des favelas.

Cependant, un autre processus a contribué à faire disparaître le projet et a mis en péril les investissements urbains à Parque Royal. Il s’agit des occupations d’espaces collectifs et d’aires protégées exploités à des fins de spéculation immobilière par des agents puissants qui contrôlent le territoire en recourant à la force et à la violence. Ces mêmes agents agissent comme des tyrans et apportent de l’insécurité aux habitants. Plutôt que de recourir à la violence, sur laquelle ont reposé les politiques de sécurité publique et dont les principales victimes sont les habitants des favelas, il serait souhaitable de mettre en place d’autres stratégies qui dépassent les champs de l’architecture et de l’urbanisme afin de faire obstacle aux profits des groupes criminels qui spéculent et exploitent les territoires informels, et, de cette façon, provoquer leur désintérêt pour le marché informel. Le projet possède un potentiel, mais il ne peut agir seul. De telles stratégies pourraient être discutées et articulées à travers le projet et les processus de réhabilitation, avec les acteurs sociaux des favelas.

L’émergence de nouvelles stratégies de gouvernance et d’autogouvernance dans les habitats informels est un fait avéré (Appadurai, 2001[74]Appadurai A. (2001). « Deep democracy: Urban governmentality and the horizon of politics », Environment&Urbanization, vol. 13, n° 2, p. 23-43.). Plusieurs actions menées par des collectifs de favelas[75]Coletivos em ação contra coronavírus [En ligne ont pris de l’ampleur lors de la pandémie de Covid-19, parmi lesquelles Redes da Maré[76]Voir la série Boletim Conexão Saúde: de olho no corona et autres recherches publiées sur le site de l’éditeur (Réseaux de la Maré), à Rio de Janeiro ; cette expérience a montré comment des agents locaux peuvent surmonter la faiblesse de la gestion de l’État, et articuler de nouvelles solutions pour mettre en place des services et prendre en considération des demandes urgentes, comme l’alimentation et la santé. La favela actuelle ne peut pas être un espace administré par l’État à travers des actions ponctuelles sporadiques. La reprise des investissements publics dans les favelas serait l’occasion de mettre en œuvre de nouvelles stratégies de gouvernance dans ces territoires. L’État devrait considérer comme des partenaires les acteurs qui, bénéficiant d’une représentation locale effective, ne peuvent être sous-estimés, mais plutôt valorisés en les incluant dans le processus de transformation urbaine et de gestion du territoire sur lequel ils habitent.


[1] Le terme « projet », ou « projet de réhabilitation urbaine », renvoie ici à la définition de Fiori (Fiori J. (2014). « Informal city: Design as political engagement », dans Verebes T (dir.), Master-planning the adaptable city: Computational urbanism in the twenty-first century, New York, Routledge, p. 40-47, p. 44) de « projets urbains intégrés : multidimensionnels, multisectoriels, multi-programmatiques et multiscalaires par nature, […] qui comprenaient que la requalification du site était inexorablement liée à la requalification de ses multiples articulations avec le contexte et, en fin de compte, avec la ville ». Au Brésil, la conception urbaine (urban design), qui articule les différentes disciplines nécessaires à la réhabilitation complète d’une favela, est une activité exclusive aux architectes-urbanistes.

[2] Ensemble de pays d’Afrique, d’Amérique latine et du Sud, d’Asie et d’Océanie autrefois appelés les « pays du Tiers Monde », dont les origines sont liées à l’histoire du colonialisme. Ces pays sont les principales victimes de la mondialisation : les changements économiques et sociaux maintiennent d’importantes inégalités en termes de niveau de vie, d’espérance de vie et d’accès aux ressources (Dados N, Connell R. (2012). « The Global South », Contexts, vol. 11, n° 1, p. 12-13 [En ligne]).

[3] Magalhães F, Villarosa F. (2012). Urbanização de Favelas : Lições Aprendidas no Brasil, Washington, BID, 184 p. [En ligne].

[4] Marcus G. (1995). « L’ethnographie du/dans le système-monde. Ethnographie multisituée et processus de globalisation », Annual Review of Anthropology, vol. 24, p. 95-117.

[5] Magalhães A. (2010). O direito da favela no contexto pós-Programa Favela-Bairro : uma recolocação do debate a respeito do ‘Direito de Pasárgada’, Rio de Janeiro, IPPUR/UFRJ, 2 vol. 564 p., 571 p.

[6] Kroff C. (2017). Integração Favela-Cidade Oficial : reflexões mais de duas décadas após o programa Favela-Bairro em Parque Royal, na cidade do Rio de Janeiro, Niterói, EAU/UFF, 306 p.

[7] Grosbaum M. (2012). O espaço público no processo de urbanização de favelas, São Paulo, FAUUSP, 189 p. [En ligne].

[8] Ginzburg C. (1980). « Signes, traces, pistes : racines d’un paradigme de l’indice », Le Débat, vol. 6, n° 6, p. 3-44.

[9] Dans le champ de l’architecture et de l’urbanisme, le terme « informel » a été appliqué à des configurations spatiales qui ne correspondaient pas aux formes attendues et souhaitées dans la ville moderne, définies par des modèles immobiliers et urbanistiques officiels de la ville dite « formelle ». Nous emploierons ici « informel » et « informalité » uniquement parce qu’il s’agit de termes internationaux qui identifient le type d’établissement humain auquel nous nous référons. Précisons toutefois que nous ne considérons pas la favela comme une anomalie simplement parce qu’elle n’est pas conforme à une norme, mais comme un territoire faisant partie intégrante des villes du Sud Global.

[10] Zuquim M, Sánchez Mazo LM (dir.), Mautner Y (coll.). (2017). Barrios populares Medellín : favelas São Paulo, São Paulo, FAUUSP, 314 p.

[11] Rolnik R. (2016). Guerra dos Lugares : A colonização da terra e da moradia na era das finanças, São Paulo, Boitempo, 424 p.

[12] Davis M. (2006). Planet of Slums, Londres, Verso, 240 p.

[13] Les premières favelas de Rio de Janeiro datent de la fin du XIXe siècle.

[14] Les politiques préventives agissent sur les terrains urbains encore non occupés de façon à anticiper le marché et l’occupation informelle. Les politiques curatives opèrent dans des aires informelles déjà consolidées et visent à pallier les problèmes résultant de l’occupation informelle (Smolka MO. (2003). « Regularização da Ocupação do Solo Urbano : a solução que é parte do problema, o problema que é parte da solução », dans Abramo P (dir.), A Cidade da Informalidade, Rio de Janeiro, Sette Letras, FAPERJ, p. 119-138.).

[15] La politique de réhabilitation des favelas entre dans l’agenda mondial à partir des années 1990, avec le document « Stratégie mondiale du logement jusqu’à l’an 2000 », signé par les pays membres de l’ONU, le 20 décembre 1988.

[16] Rao V. (2012). « Slum as a theory: Mega-cities and urban models», dans Crysler G, Cairns S, Heynen H (dir.), The SAGE Handbook of Architectural Theory, London, SAGE Publications Ltd, p. 671-686.

[17] Brakarz J. (2002). Ciudades para todos : la experiencia reciente en programas de mejoramiento de barrios, Washington DC, BID, 140 p. [En ligne].

[18] Fiori J, Riley E, Ramirez R. (2001). « Physical upgrading and social integration in Rio de Janeiro: The case of favela bairro », DISP 147, p. 48-60.

[19] Chaque contrat avec la BID (PROAP I et PROAP II) prévoyait un investissement de 300 millions de dollars (180 millions de dollars de prêt de la BID et 120 millions de dollars de contrepartie de la municipalité de Rio de Janeiro). À la fin des contrats avec la BID, l’investissement total dans les favelas de Rio s’élevait à 619 millions de dollars.

[20] Cardoso A. (2002). « O Programa Favela Bairro – uma avaliação », dans Anais do Seminário do Instituto de Pesquisas e Planejamento Urbano e Regional – Habitação e Meio Ambiente : Assentamentos Precários, São Paulo, IPT, p. 37-50.

[21] Pinheiro AI. (2008). « Políticas públicas urbanas na Prefeitura do Rio de Janeiro », Coleção Estudos Cariocas, n° 20081101.

[22] Op. cit.

[23] Voir Duarte C, Silva O, Brasileiro A. (1996). Favela, um bairro : propostas metodológicas para intervenção publique em favelas do Rio de Janeiro, São Paulo, Pro-Editores, 184 p.

[24] Abramo P. (2007). « A cidade COM-FUSA – A mão inoxidável do mercado e a produção da estrutura urbana nas grandes metrópoles latinoamericanas », Revista Brasileira de Estudos Urbanos e Regionais, vol. 9, n° 2, ANPUR, p. 25-54 [En ligne].

[25] Du concept « fabriquer la ville » (Noizet H. (2013). « Fabrique urbaine », dans Lévy J, Lussault M (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, p. 389-391), qui revêt un sens large avec sa triple dimension matérielle, sociale et temporelle.

[26] Rapoport A. (1988). « Spontaneous settlements as vernacular design », dans Patton CV (dir.), Spontaneous shelter: International perspectives and prospects, Philadelphia, Temple University Press, p. 51-77.

[27] Nous sommes conscients que l’expression « espaces publics » donne l’illusion d’espaces démocratiques de « coexistence pacifique et harmonieuse au regard de la dimension hétérogène de la société » (Delgado M. (2011). El espacio público como ideologia, Madrid, Catarata, 96 p., p. 20), alors qu’il cache en réalité une politique de contrôle d’exploitation et de ségrégation issue du capitalisme. Nous préférons adopter l’expression « espaces collectifs », compris comme des aires de libre accès non bâties qui peuvent favoriser les relations avec les pouvoirs publics, ainsi que certains liens sociaux.

[28] Pizarro E. (2016). « Open space system and public dimensions of space in the favela: The cases of Paraisópolis, Linha and Nove, in São Paulo », Paisagem e Ambiente, vol. 1, n° 38, p. 183-208 [En ligne].

[29] UN-Habitat. (2003). « The challenge of slums : Global report on human settlements 2003 », Nairobi, ONU, 345 p.

[30] L’autrice utilise les termes « unplanned »et« unplannable » ; ce dernier est également un néologisme en anglais, la langue originale du texte.

[31] Roy A. (2005). « Urban informality: Toward an epistemology of planning », Journal of the American Planning Association, vol. 71, n° 2, p. 147-158.

[32] Op. cit.

[33] Op. cit.

[34] Valladares LP. (2005). A invenção da favela : Do mito de origem a favela.com, Rio de Janeiro, Fundação Getúlio Vargas, 204 p.

[35] Outre ce consensus dogmatique que Valladares a découvert dans les ouvrages sur les favelas, l’autrice en identifie deux autres : compte tenu de la caractérisation sociale de ses habitants, la favela est le « locus de la pauvreté », tandis qu’il existe une « unité de la favela » construite par une représentation sociale qui la considère comme une unité et non comme une diversité (p. 151).

[36] Bueno L. (2000). Projeto e favela : metodologia de projetos de urbanização, São Paulo, FAUUSP, 176 p.

[37] Carvalho S. (2009). « Favelas en Rio de Janeiro, Brasil : Interferencias del Proceso de Urbanismo Informal en la Vivienda », dans Padilla Galicia S (dir.), Urbanismo Informal, México, Universidad Autónoma Metropolitana-Azcapotzalco, p. 223-241. [En ligne].

[38] Archi5. (1994). Favela-Bairro : estudo preliminar, Document technique, 35 p.

[39] Selon le cahier des charges du projet, les nouvelles unités résidentielles doivent être conçues à seule fin de reloger les familles dont il est nécessaire de démolir les maisons pour résoudre des problèmes urbanistiques, d’infrastructure et/ou environnementaux. La précarité du logement n’est pas abordée par les programmes de réhabilitation.

[40] Archi5 Arquitetos Associados Ltda. est un cabinet d’architecture fondé à Rio de Janeiro en 1987. Avec d’autres spécialistes, ils ont formé l’équipe 103, l’une des quinze équipes lauréates du concours Favela Bairro. Par la suite, Archi5 a développé plusieurs projets urbains dans les favelas de Rio de Janeiro et dans d’autres villes brésiliennes.

[41] Conde LP, Magalhães S. (2004). Favela-Bairro : uma outra história da cidade do Rio de Janeiro, Rio de Janeiro, Vivercidades, p. 98.

[42] Portas N. (2004). « Programa Favela-Bairro : lições de uma experiência alternative », dans Conde LP, Magalhães S, Favela-Bairro : uma outra história da cidade do Rio de Janeiro, Rio de Janeiro, Vivercidades, p. xxiv-xxvii.

[43] Op. cit.

[44] Burgos M. (1998). « Dos Parques Proletários ao Favela Bairro : as políticas públicas nas favelas do Rio de Janeiro », dans Zaluar A, Alvito M (dir.), Um Século de Favela, Rio de Janeiro, Fundação Getúlio Vargas, p. 25-60.

[45] Op. cit.

[46] Lobosco T. (2014). « Direito alternativo : a juridicidade nas favelas », Revista Brasileira de Estudos Urbanos e Regionais, vol. 16, n° 1, p. 203-2020 [En ligne].

[47] Nisida V. (2017). Desafios da regulação urbanística no território das favelas, São Paulo, FAUUSP, 241 p.

[48] Op. cit.

[49] Magalhães A. (2009). « O direito das favelas no contexto das políticas de regularização : a complexa convivência entre legalidade, norma comunitária e arbítrio », Revista Brasileira de Estudos Urbanos e Regionais, vol. 11, n° 1, p. 89-103 [En ligne].

[50] Carvalho S. (2020). Entre a Ideia e o Resultado : o papel do projeto no processo de urbanização de uma favela, Rio de Janeiro, PROURB/FAU/UFRJ, 334 p.

[51] Au Brésil, la régularisation d’un logement passe par le régime foncier (propriété du sol urbain sur lequel il est construit), urbanistique (qui détermine les aires publiques et privées) et du bâti (qui détermine l’édification).

[52] Carvalho S. (2008). Avaliação da Aplicabilidade do Conceito de Habitabilidade nas Moradias das Favelas Cariocas : O Caso de Vila Canoas, Rio de Janeiro, PROARQ/FAU/UFRJ, 117 p.

[53] L’équipe technique locale du POUSO, composée d’un architecte ou d’un ingénieur et de travailleurs sociaux, est basée dans la favela ; sa fonction est de superviser le nouveau « quartier » réhabilité et de guider les habitants dans leurs travaux de construction.

[54] Vial A, Cavallieri F. (2009). « O efeito da presença governamental sobre a expansão horizontal das favelas do Rio de Janeiro : Os Pouso’s e o Programa Favela-Bairro », Coleção Estudos Cariocas, vol. 9.

[55] Op. cit.

[56] Nous n’apportons pas de réponse au format de ce pacte urbain partagé, encore inexistant dans le processus de réhabilitation d’une favela. Nous pensons cependant que ce nouvel accord urbain ne peut être construit que conjointement entre les acteurs locaux, qui impriment la logique de la favela, et la gestion publique urbaine, qui entend accompagner ces territoires après leur réhabilitation. Pour cela, il serait important de recréer de nouveaux instruments qui fonctionnent, qui soient respectés par les uns et les autres, qui régulent efficacement les favelas dans une nouvelle logique partagée, et qui soient capables d’apporter des solutions aux transformations successives qui caractérisent ces territoires.

[57] Op. cit.

[58] Fonseca M. (2018). « Parque Royal : desafios da regularização urbanística e fundiária pós-urbanização », dans III Seminário Nacional Sobre Urbanização de Favelas – URBFAVELAS, Salvador, 22 p.

[59] Op. cit.

[60] Cavallieri F. (2003). « Favela-Bairro : Integração de Áreas Informais no Rio de Janeiro », dans Abramo P (dir.), A Cidade da Informalidade, Rio de Janeiro, Sette Letras, FAPERJ, p. 265-296.

[61] Déclaration de l’un de nos guides lors de la visite sur le terrain en septembre 2022.

[62] Abramo P. (2003). « A Teoria Econômica da Favela : quatro notas sobre a localização residencial dos pobres e o mercado imobiliário informal », dans Abramo P (dir.), A Cidade da Informalidade, Rio de Janeiro, Sette Letras, FAPERJ, p. 189-223.

[63] Nous appelons ici « nouvel habitant »la personne qui n’a pas de liens familiaux dans la favela ou de relations avec les lieux (Abramo, 2003, op. cit.).

[64] Op. cit.

[65] Magalhães A, Cezar LF, Coccaro SE, Fonseca P (2013). « O mercado imobiliário de aluguel em favelas do Rio de Janeiro : ‘informalidade’ ou outras formas de formalidade? », dans Anais do XV Encontro da Associação Nacional de Pós-Graduação e Pesquisa em Planejamento Urbano e Regional (XV ENANPUR), vol. 15 n° 1, 17 p. [En ligne].

[66] Les milices sont des groupes paramilitaires constitués de membres des forces de l’ordre (policiers, pompiers et militaires), en activité ou non. Leur fonctionnement est similaire à celui du crime organisé et des mafias.

[67] En 2019, un rapport public montrait que trafiquants de drogue et milices s’étaient associés. Ces narcomiliciens contrôlaient 180 zones formelles et informelles de l’État de Rio de Janeiro, englobant près de 4 millions de personnes (voir « Narcomilícias: traficantes e milicianos se unem em 180 áreas do Rio, segundo investigação » [En ligne]). Plusieurs reportages des grands médias et des articles font état de l’existence de ce rapport, qui n’est aujourd’hui plus disponible.

[68] Benmergui L, Gonçalves RS. (2019). « Rio de Janeiro : orages et urbanisme milicien », Métropolitiques, 24 octobre [En ligne].

[69] Manso B. (2020). A República das Milícias: dos esquadrões da morte à era Bolsonaro, São Paulo, Todavia, 304 p.

[70] GENI/UFF – Grupo de Estudos de Novos Ilegalismos,  IPPUR/UFRJ – Observatório das Metrópoles. (2021).  « Relatório Final : janeiro/2021 », Hirata D et al., Rio de Janeiro, 38 p. [En ligne].

[71] Op. cit.

[72] Op. cit.

[73] Op. cit.

[74] Appadurai A. (2001). « Deep democracy: Urban governmentality and the horizon of politics », Environment&Urbanization, vol. 13, n° 2, p. 23-43.

[75] Coletivos em ação contra coronavírus [En ligne].

[76] Voir la série Boletim Conexão Saúde: de olho no corona et autres recherches publiées sur le site de l’éditeur.