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L’habitat en situations critiques
Actions publiques et choix résidentiels
à l’épreuve des territoires

• Sommaire du no 14

Laurent Devisme Ensa Nantes, AAU Jean-Claude Driant Lab’Urba, Écolde d’Urbanisme de Paris

L’habitat en situations critiques : actions publiques et choix résidentiels à l’épreuve des territoires, Riurba no 14, janvier 2023.
URL : https://www.riurba.review/article/14-habitat/editorial-14/
Article publié le 1er mars 2024

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Laurent Devisme, Jean-Claude Driant
Article publié le 1er mars 2024
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Retour sur un questionnement large : une actualité problématique

Avec les termes « sous tension » et « à l’épreuve », notre appel à article désignait bien une situation critique pour l’habitat aujourd’hui. Qu’il s’agisse de trajectoire résidentielle ou d’action publique, de coordination d’actions publiques entre différents niveaux, ou encore d’évolution des acteurs collectifs de la production et de la réhabilitation de logements, rien n’est simple, et la plupart des commentateurs de ces questions mobilisent le terme de crise dont témoignent de nombreuses scènes. Trois exemples récents l’illustrent : un texte de simplification pour transformer les bureaux en logements — texte adopté à l’Assemblée nationale le 7 mars dernier et permettant des permis réversibles ; une pression des normes dans le monde du logement dénoncée par une cadre de l’OPAC de l’Oise[1]Bronner, Luc. (2024). « Dans l’Oise, la crise du logement à tous les étages : ”Une catastrophe comme celle-là, je n’en ai jamais connu” », Le Monde, 27 février 2024 [En ligne ; un nouveau New deal pour le périurbain appelé de ses vœux par l’urbaniste Jean-Marc Offner proposant de renouveler d’abord son approche politique pour réorganiser les systèmes territoriaux français[2]Offner J-M. (2024). « Crise du logement : “Un ‘new deal’ pour le périurbain est à élaborer” », Le Monde, 26 février 2024 [En ligne.

Le croisement entre logement et territoire apparaît comme problématique, à l’image d’abord des marchés immobiliers en surchauffe et de la difficulté croissante à se loger pour la plupart des ménages. Il est également confronté à des injonctions contradictoires, au moins en apparence : augmenter les capacités d’accueil de territoires attractifs tout en limitant l’artificialisation des sols, favoriser un apaisement des rythmes de vie tout en restant « compétitifs »… Cela n’est pas simple et renvoie à la nécessité de compromis, d’autant plus difficiles qu’ils concernent des territoires nullement isotropes et dont les cinq textes retenus pour ce dossier témoignent largement (Brésil, Japon, différentes configurations spatiales sur le territoire français). Complexification des situations territoriales donc.

L’action publique relative au logement est fortement inscrite dans un référentiel national égalitaire, mais la décentralisation a permis de déclencher des politiques locales de l’habitat qui tendent à se différencier. Elles sont plus ou moins bien articulées aux politiques d’urbanisme, tantôt concentrées sur de grandes opérations urbaines de plus en plus contestées (sur le principe et/ou dans le détail), tantôt aux prises avec une densification permise par la réglementation urbaine et dont les effets en cascade sont difficiles à penser, notamment lorsque la promotion immobilière transforme radicalement le paysage urbain et occasionne plusieurs congestions (déplacements, services urbains). Les défis opérationnels, juridiques et transactionnels rendent cette question multidimensionnelle. Comment traiter ensemble prévention ou adaptation au changement climatique, et exigence sociale de satisfaction des besoins en logement ? Comment prioriser à la fois l’accompagnement immobilier des dynamiques métropolitaines et la prise en compte des enjeux de territoires dits « détendus » confrontés à d’autres défis ?

Dans un tel contexte, que reste-t-il aux choix résidentiels ? Contraintes de revenu et conditions de marché rendent souvent aporétique la possibilité de se projeter, d’envisager un devenir d’habitat, de parvenir à concrétiser ses aspirations à vivre en ville, près de la nature. Pandémie, crise sanitaire et urgence climatique ont partiellement rebattu les cartes, mais cela représente-t-il un changement social et de quel ordre ?

Les cinq textes retenus pour ce dossier apportent leurs contributions à ces questionnements. Tous reposent sur des enquêtes récentes, issues de recherches doctorales ou de leurs extensions, et dont la majorité émane de jeunes chercheuses et chercheurs impliqués dans le réseau Recherche Habitat Logement (Rehal). Ils illustrent la vivacité de la jeune recherche française en la matière et sa capacité à se confronter à l’échange international.

Promesses d’enquêtes au long cours et d’objets habités mis en contexte

Nous avons choisi de mettre d’abord en avant un texte qui permet de réfléchir depuis les Sud. Il met en avant les enseignements qu’évoquent des transactions sociales au sein des favelas, d’une part, et les logiques de projet de réhabilitation qui se sont succédé dans le contexte brésilien, d’autre part. L’article permet de bien camper l’intérêt d’une analyse conjointe de la production de l’habitat et de l’espace public, trop souvent dissociés dans la plupart des analyses disciplinaires.

Le texte sur la favela Parque Royal à Rio, de Solange Araujo de Carvalho, combine une étude de cas issue d’une recherche doctorale et une réflexion sur la « logique de la favela ». L’autrice y examine centralement une tension existant depuis des décennies entre informalité et projet. L’ajustement de différents programmes publics de réhabilitation montre, depuis la fin du XXe siècle, à la fois des logiques prometteuses, via l’équivalent de ce que l’on pourrait nommer en France des maîtrises d’œuvre urbaines et sociales, et des logiques plus inquiétantes liées au développement de la spéculation, du trafic de drogue et des milices, qui font du crime organisé un facteur de surdétermination des occupations sociales. Les grands spéculateurs du marché informel occultent ainsi de nombreuses dynamiques sociales pourtant éminemment instructives pour des logiques de projet urbain qui cherchent à articuler action spatiale, gestion publique et promotion d’une citoyenneté active. À cet égard, comme l’écrit l’autrice, « les favelas font partie du projet qui fabrique les villes du Sud Global », et il faut reconnaître, dans le prolongement des travaux d’Ananya Roy, que les acteurs étatiques contribuent à produire de l’informalité, du non-planifié et du non planifiable[3]Roy A. (2005). « Urban informality: Toward an epistemology of planning », Journal of the American Planning Association, vol. 71, n° 2, p. 147-158.. Outre une plongée dans les environs immédiats de l’aéroport de Rio, ce texte permet de réfléchir aux ressorts de ce que l’autrice nomme une « juridification hybride » et que l’on peut retrouver dans d’autres contextes. C’est une pièce réflexive sur les portées possibles du projet en tant qu’outil d’articulation entre différents acteurs.

Mikaël Dupuy Le Bourdelles, à partir d’une thèse réalisée en alternance, propose pour sa part une réflexion sur l’état des rapports entre l’État et le local depuis le cas de la France. À partir du dispositif étatique Action cœur de ville, et plus précisément sur deux terrains observés de près, son analyse porte principalement sur le cadre institutionnel des contractualisations. Il s’intéresse aux nombreux obstacles à la mise en place concrète d’un urbanisme de projet, en dépit de l’injonction à son apprentissage, à destination des villes moyennes. Si le mode projet est censé permettre la transversalité de l’action publique, les dossiers suivis montrent un retour de la sectorisation via des bureaux d’études mandatés tantôt par la ville centre, tantôt par l’agglomération, et l’importance prise par des référents préfectoraux, maîtres des horloges, pour tenir le calendrier des programmes de redynamisation des cœurs de ville, le tout ponctué d’incessants appels à projets et manifestations d’intérêts nationaux. La complexité est encore amplifiée si l’on considère le travail des agences de l’État et celui, quotidien, des techniciens dans leurs collectivités locales respectives, où se mettent en place de nombreuses dynamiques d’évitement d’une négociation claire entre elles, et de contournement de la conflictualité inhérente à tout projet. On se retrouve finalement loin d’une maîtrise des processus qui exigent notamment d’associer finement les questions commerciales d’animation du rez-de-chaussée de la ville et celles liées à l’amélioration et au renouvellement de l’habitat. Le décalque des logiques de l’architecture institutionnelle du Programme national de rénovation urbaine (PNRU) accrédite en tous cas l’hypothèse d’un gouvernement à distance par l’État[4]Epstein R. (2013). La rénovation urbaine : démolition-reconstruction de l’État, Paris, Les Presses de Sciences Po..

L’article de Claire Fonticelli et Grégoire Fauconnier reste au contact des agencements et ruses institutionnelles. Il propose une réflexion à partir de deux thèses achevées il y a environ cinq ans et qui concernaient le territoire périurbain francilien, et se focalise ici sur la production du logement social. Le contexte est celui de l’extension spatiale du périmètre de mise en œuvre de l’obligation de production de logements sociaux issue de l’article 55 de la loi Solidarité et renouvellement urbains (SRU) depuis plus de 20 ans, puis de l’assouplissement du dispositif, notamment avec la loi Élan de 2018. La focale est resserrée sur le contexte du département francilien des Yvelines qui connaît une importante ségrégation résidentielle entre quelques villes populaires (Trappes ou Mantes-la-Jolie) et d’autres écrins de verdure en frange urbanisée, sans oublier l’importance de quelques figures urbaines repoussoir locales comme Grigny, très présent dans les discours des élus. Les petites communes périurbaines partent parfois de zéro. L’idéologie anti-urbaine ou les amalgames entre logement social et déviance sociale sont fréquemment à l’œuvre et montrent l’intérêt de tels observables pour qui s’intéresse à l’évolution des référentiels d’action spatiale et aux compromis qui s’élaborent à de petites échelles afin de trouver le bon opérateur. Typologie des logements, panachage des catégories de logement social, petite échelle des opérations sont bien sûr des leviers, de même que la nature des opérations (une recrudescence de résidences intergénérationnelles plus faciles à faire accepter). La sémantique joue aussi un rôle considérable, quitte à ce que, dans certaines communes, les termes « social » et « HLM » soient proscrits pour ne retenir que « conventionné » ou « aidé », par exemple. Bien entendu, c’est par l’architecture et l’urbanisme qu’il est possible d’invisibiliser, notamment dans le recours à la figure du « néo-village » également pointé dans les travaux de Soline Nivet[5]Nivet S. (2006). « Architecture d’auteur versus produit commercial ? L’immeuble-villas et les Villas suspendues® : deux stratégies de communication », thèse de doctorat, université de Paris 8 [En ligne. Aussi, l’article s’achève-t-il sur des considérations plus « micro », relatives à l’homogénéisation architecturale et à l’insertion dans le patrimoine qui font alors bon ménage. « Construire du logement social en périurbain » apparaît au final comme la fable d’une certaine conservation sociale.

Luisa Salieri s’est pour sa part intéressée à une figure repoussoir type pour les urbanistes : la maison individuelle vendue sur plan. Elle nous propose un récit d’ordre ethnographique en restituant le travail des vendeurs de maisons. L’autrice nous le rappelle d’emblée, de telles maisons supposent a minima deux ingrédients pour se réaliser : un terrain et un financement. À partir de cette triade, l’autrice propose de voir l’habitat individuel neuf comme relevant de « projets sociotechniques en mouvement » et sollicite largement le travail théorique élaboré notamment par Michel Callon relatif à la sociologie de la traduction. Ethnographier les pratiques professionnelles des vendeurs permet de montrer que la quête de standardisation des groupes de construction de maisons individuelles rencontre des aspérités fortes. En se focalisant sur la relation commerciale, l’enquêtrice montre notamment comment s’élabore un attachement au projet préfiguré. Elle montre ce à quoi renvoie la pratique du closing, de la mobilisation de cartes foncières ou de celle du « calcul à l’envers » : le caractère décisif de l’échelle locale, de l’agencement, de la proximité, et le déploiement d’une logique de confiance pour la recherche d’un terrain constructible et l’atterrissage d’un projet de maison individuelle sur ce terrain.

Enfin, Camille Picard clôt le dossier en nous décalant dans le contexte vieillissant du Japon à partir d’une thèse en cotutelle avec l’université de Kyoto, récemment terminée et dont le style académique imprègne l’article. Après une discussion de différentes théories de l’innovation sociale, l’autrice s’intéresse à deux arrondissements de Tokyo, l’un proposant plutôt une innovation organisationnelle, l’autre un nouveau service. Mettre en regard le maintien à domicile et l’innovation sociale a d’importantes résonances dans le contexte européen de vieillissement démographique de même que dans le contexte français de législation émergente sur la fin de vie. L’analyse dans le temps long du cas nippon montre ce que peuvent être des politiques favorables à la mise en place d’un système de soins intégré communautaire. En prenant au sérieux l’espace-temps de marche de 30 minutes pour définir des quartiers ou des communautés, le Japon semble inspirant pour aller vers des réponses à des besoins non satisfaits : cours de sensibilisation au vieillissement, dans un cas, combinaison de services sociaux, de santé et de logement, dans un autre. Les logiques de marché sont peu présentes dans cette organisation, et l’articulation entre le cadrage national et le gouvernement local apparaît vertueuse.

Enjeux transversaux et inspirations

Il ressort de ces différents textes l’importance d’une jeune recherche urbaine attentive à une grande variété de facteurs impactant les possibilités de se (bien) loger. Dans tous les cas, on trouve des complexités territoriales, des marges de manœuvre pour les acteurs mais aussi des référentiels d’action publique contrastés. Dans tous les cas, la proximité temporelle avec le moment de la recherche doctorale permet un lest significatif d’empirie qui donne de nombreux éléments d’analyse de première main.

Concernant les approches de recherche mobilisées, au-delà de cadres théoriques différents, il est possible d’insister sur l’intérêt d’en passer par les situations concrètes et de restituer ce qui se trame à l’échelle des interactions : au rez-de-chaussée de la ville, dans les rapports entre espace public et espace privé, dans le travail des professionnels en charge de déployer des actions publiques de redynamisation ou d’accompagnement du vieillissement, dans celui des vendeurs de biens qu’il s’agit de faire « atterrir » en leur donnant une dimension spatiale.

Outre un intérêt de connaissance, ces approches portent plus ou moins explicitement des perspectives de transformation. Qu’il s’agisse de s’inspirer de ce qui se déploie dans un autre contexte national, de repérer des rouages décisionnels qui se logent dans l’interterritorialité ou encore d’identifier les décalages entre repères idéologiques et besoins fondamentaux, les textes de ce numéro reflètent l’une des spécificités d’un champ de recherche marqué par des sciences de, vers, pour l’action[6]Scherrer F. (2010). « Le contrepoint des études urbaines et de l’urbanisme : ou comment se détacher de l’évidence de leur utilité sociale », Tracés. Revue de sciences humaines, n° 10, Hors‑série, p. 187-195.. C’est dans cet esprit que, s’agissant des articulations entre urbanisme, habitat et logement, ces textes contribuent à montrer en quoi les tensions générées par les crises écologique, sociale, urbaine et immobilière portent en elles des facteurs de transformations conjointes des référentiels et des outils de l’action publique, qu’elle soit locale, nationale, voire internationale.


[1] Bronner, Luc. (2024). « Dans l’Oise, la crise du logement à tous les étages : ”Une catastrophe comme celle-là, je n’en ai jamais connu” », Le Monde, 27 février 2024 [En ligne].

[2] Offner J-M. (2024). « Crise du logement : “Un ‘new deal’ pour le périurbain est à élaborer” », Le Monde, 26 février 2024 [En ligne].

[3] Roy A. (2005). « Urban informality: Toward an epistemology of planning », Journal of the American Planning Association, vol. 71, n° 2, p. 147-158.

[4] Epstein R. (2013). La rénovation urbaine : démolition-reconstruction de l’État, Paris, Les Presses de Sciences Po.

[5] Nivet S. (2006). « Architecture d’auteur versus produit commercial ? L’immeuble-villas et les Villas suspendues® : deux stratégies de communication », thèse de doctorat, université de Paris 8 [En ligne].

[6] Scherrer F. (2010). « Le contrepoint des études urbaines et de l’urbanisme : ou comment se détacher de l’évidence de leur utilité sociale », Tracés. Revue de sciences humaines, n° 10, Hors‑série, p. 187-195.