frontispice

L’urbanisme de crise
et la ville informelle
Ou comment (ré)interroger l’urgence
et la fabrique urbaine contemporaine
par le prisme du bidonville

• Sommaire du no 13

Emmanuel Matteudi Laboratoire LIEU-AMIDEX-AMU

L’urbanisme de crise et la ville informelle : ou comment (ré)interroger l’urgence et la fabrique urbaine contemporaine par le prisme du bidonville, Riurba no 13, janvier 2022.
URL : https://www.riurba.review/article/13-crise/ville-informelle/
Article publié le 1er nov. 2023

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Emmanuel Matteudi
Article publié le 1er nov. 2023
  • Abstract
  • Résumé

Crisis urbanism and informal city. How to re-question the urgency and contemporary urban fabric through the prism of slum?

Still a vague concept under construction, crisis urbanism is curiously not used to characterize the situation and intervention policies in slums. And yet, the vulnerabilities there are among the greatest and the inhabitants capacity for resilience is sometimes astonishing. The article thus proposes to question crisis urbanism in the light of this unthinking side of the fabric of the city, and to observe what this omission might reveal about the living conditions of its inhabitants. In this way, it highlights a potentially excluding intention of the concept which would refuse to see urban production as a whole. But it also wonders whether we should not see it as an opportunity to fuel otherwise the debates about the ideology underlying the fabric of the city and envisage new ways of looking at the crisis and the urgency of the situation of the most precarious people.

Concept encore flou et en construction, l’urbanisme de crise n’est curieusement pas employé pour caractériser la situation et les politiques d’intervention dans les bidonvilles. Et pourtant, les vulnérabilités y sont parmi les plus grandes, et la capacité de résilience des habitants parfois étonnante. L’article propose ainsi de questionner l’urbanisme de crise à l’aune de cet impensé de la fabrique de la ville et d’observer ce que pourrait révéler cet oubli au vu des conditions de vie de ses habitants. Il met ainsi en exergue une intention potentiellement excluante du concept qui refuserait de voir la production urbaine dans sa globalité. Mais il se demande également s’il ne faut pas y voir l’opportunité d’alimenter autrement les débats sur l’idéologie sous-jacente à la fabrique de la ville et envisager de nouvelles manières de considérer la crise et le caractère urgent de la situation des plus précaires.

Cet encadré technique n’est affiché que pour les administrateurs
post->ID de l’article : 2611 • Résumé en_US : 2620 • Résumé fr_FR : 2617 •

Parler des bidonvilles dans un numéro consacré à l’urbanisme de crise peut à priori surprendre. Le bidonville, bien que très diversifié dans ses formes, son organisation, son histoire, c’est d’abord l’habitat et le territoire de vie des plus pauvres, celui qui pousse comme il l’entend ou le peut, en dehors des cadres de la fabrique moderne et planifiée de la ville. Pourquoi donc vouloir l’associer à une dénomination à la fois nouvelle et encore mal circonscrite, qu’on évoque plutôt pour la ville légale, officielle, des métropoles le plus souvent ? D’abord, parce qu’il nous parait indispensable d’embrasser les différentes réalités de la fabrique urbaine, où qu’elle soit, pour préciser ce que peut signifier le concept. Ensuite, parce que le bidonville est le lieu des fragilités et des vulnérabilités les plus grandes, et que l’urbanisme de crise, du point de vue de celles et ceux qui en ont la charge, peut y prendre une couleur singulière. Enfin, parce que les catastrophes dans bien des grandes villes du monde témoignent d’une capacité de résilience étonnante des habitants de ces poches de pauvreté parfois gigantesques et tentaculaires. Et que mettre en écho urbanisme de crise et résilience peut s’avérer fructueux pour questionner notamment les modes d’agir.

Ainsi, y a-t-il, selon nous, une façon d’éclairer l’urbanisme de crise, aussi curieusement que cela puisse paraître, par un impensé « apparent », celui du bidonville et ce qu’il signifie de certaines formes de la ville spontanée, auprès de laquelle il n’est encore pas employé. Et si l’on a à l’esprit l’urbanisme de crise à l’aune de cette forme urbaine qui n’a cessé de croître aux suds (ONU-Habitat, 2015/2016[1]ONU-Habitat. (2015/2016). Almanach des bidonvilles.) et de réémerger récemment au nord (Damon, 2017[2]Damon J. (2017). Un monde de bidonvilles, migrations et urbanisme informel, Paris, Seuil.), nous pouvons d’autant plus en mesurer les enjeux et la nécessité.

Qu’est-ce donc que ce concept en émergence quand on le met en perspective avec la ville informelle et les bidonvilles en particulier ? Comment l’expliciter au vu des vulnérabilités qui y sont endémiques et structurelles ? N’y a-t-il pas une contradiction apparente de le voir émerger dans les seules villes des pays riches quand on sait l’urgence de certaines situations dans les bidonvilles des villes des suds ? N’y a-t-il pas curieusement et paradoxalement le risque d’y observer la prégnance de nos modèles, de nos représentations et de nos préoccupations à l’égard de la fabrique urbaine ?

Si nous partons de l’idée, soumise à la discussion, que l’urbanisme de crise est à priori un urbanisme de l’instantané, en « réaction » à une situation critique qui vient d’éclater ou à un malaise profond et structurel qui va grandissant, porté par les pouvoirs publics ou par les habitants eux-mêmes, nous formulons l’hypothèse que son émergence dans la ville dite « officielle », à fortiori des pays riches, pourrait bien éclairer, par un effet miroir, les limites de la fabrique contemporaine de la ville, mais aussi, si nous n’y prenons pas garde, la construction idéologique qui sous-tend son existence.

En guise de préalable, précisons bien que nous parlons volontairement d’impensé « apparent » à propos des bidonvilles, pour ne pas opposer en tous points deux fabriques de la ville, une qui serait planifiée et l’autre qui ne le serait pas, une qui serait le lieu idéalisé de la vie citadine, l’autre l’incarnation du chaos urbain. C’est donc en ayant à l’esprit les travaux de sociologues, anthropologues et urbanistes qui se sont succédé dans l’étude sur les bidonvilles depuis l’entre-deux-guerres, que l’on sait les règles qui peuvent déterminer l’ordonnancement du bâti (Noizet et Clémençon, 2021[3]Noizet H, Clémençon AS. (2021). Faire la ville, entre planifié et impensé, la fabrique ordinaire des formes urbaines, Vincennes, Presses universitaires de Vincennes.), les formes de solidarité et d’interconnaissance qui peuvent exister (Petonnet 1985[4]Petonnet C. (1985). On est tous dans le brouillard. Ethnologie des banlieues, Paris, Galilée. ; Navez-Bouchanine, 2002[5]Navez-Bouchanine F. (2002). Les interventions en bidonville au Maroc, une évaluation sociale, Rabat, ANHI.), les conditions de vie qui n’y sont pas forcément homogènes (Ecochard 1955[6]Ecochard M. (1955). Casablanca. Le roman d’une ville, Paris, Éditions de Paris, 143 p. ; Berque 1978[7]Berque J. (1978). Le Maghreb entre deux guerres, Paris, Seuil.), les capacités habitantes qui peuvent se révéler étonnantes (Dorrier Apprill et Gervais-Lambony, 2007[8]Dorrier Apprill E, Gervais-Lambony P. (dir.). (2007). Vies citadines, Belin (coll. Mappemonde), Paris. ; Deboulet, 2016[9]Deboulet A (dir.). (2016). Repenser les quartiers précaires, Paris, AFD. ; Choplin, 2016[10]Choplin A, Denis E. (2016). « Le droit au sol dans les villes du sud. Politiques de régularisation et propriété foncière dans les quartiers populaires », Métropolitiques, 24 octobre [En ligne, Clerc, 2010[11]Clerc V. (2010). « Du formel à l’informel dans la fabrique de la ville. Politiques foncières et marché immobilier à Phnom Penh », Espaces et sociétés, n° 143-144, p. 63-79.).

Mais c’est aussi en ayant à l’esprit que la ville informelle n’est pas un mode de production autonomisé, déconnecté des réalités de la ville officielle. Au contraire, il s’agit bien d’une ville née des processus d’exclusion et de relégation issus de la production urbaine « dominante » qui se déploie en vis-à-vis, dans un lien de causalité entre les deux.

Sur la base de notre questionnement et de ces préalables, cet article est ainsi scindé en trois temps : un premier qui consiste à revisiter les politiques d’intervention dans les bidonvilles pour interroger les modes de faire au regard du sujet qui nous préoccupe ici ; un deuxième qui consiste à questionner, au travers de la dimension anticipatrice et préventive, l’urbanisme de crise et ses différences observables entre ville légale et ville informelle ; un troisième consacré aux vulnérabilités présentes de longue date dans les bidonvilles qui bousculent inévitablement l’appréhension d’un urbanisme de crise naissant, mis en exergue dans le seul contexte des pays riches. Nous en profitons pour discuter ce que la résilience de populations laissées à elles-mêmes indique là encore du contenu à donner au concept discuté ci-après.

Éradiquer ou restructurer les bidonvilles :
un urbanisme de crise ?

Comme évoqué et à défaut d’une définition admise, abordons tout d’abord ce que pourrait être l’urbanisme de crise à l’aune des bidonvilles, en revenant brièvement sur les politiques qui y sont mises en œuvre. N’y a-t-il pas en effet, par un effet miroir, une première manière d’expliciter le regard porté aujourd’hui sur l’urbanisme de crise ?

Si l’on se réfère à l’histoire récente dans les pays « en développement », dont la dénomination est à reconsidérer au vu des évolutions internationales et de la crise climatique, les deux grandes politiques que l’on a vues se succéder ou se combiner au cours du temps sont l’éradication ou la restructuration, initiée par (ou avec) les acteurs de la coopération internationale, avec de nombreuses variantes à l’intérieur de chacune d’entre-elles (Navez-Bouchanine, 2007[12]Navez-Bouchanine F. (2002). Gestion du développement urbain et stratégies résidentielles des habitants, Paris, L’Harmattan, 358 p. ; Deboulet, 2016[13]Op. cit.). Dans la première, il s’agit le plus souvent de démolir et de libérer de l’espace pour de nouvelles opérations d’aménagement, cette fois « légales et autorisées ». Dans la seconde, on intervient sur l’existant, avec la perspective d’améliorer les conditions de vie, avec ou sans processus de légalisation de la propriété. Ces deux grands modes d’intervention ont bien évidemment évolué au cours du temps, mais aussi selon les lieux et les acteurs/organisations qui les portent.

L’éradication peut être ainsi plus ou moins brutale, donnant lieu à accompagnement social ou pas, relogement ou pas, recasement ou pas. À ses débuts, elle avait souvent l’allure d’opérations « bulldozer » (Davis, 2006[14]Davis M. (2006). Le pire des mondes possibles, de l’explosion urbaine au bidonville global, Paris, La Découverte.), de déguerpissements d’une population qui pouvait chercher à s’installer dans d’autres espaces laissés vacants. Les années 1960-1970 ont ainsi régulièrement défrayé la chronique des médias quand une opération « coup de poing » pouvait avoir lieu dans un faubourg, une dent creuse ou un espace urbain soumis à de fortes pressions immobilières.

Cette manière de faire n’a malheureusement pas disparu. Des opérations de déguerpissement ont ainsi eu lieu ces dernières années dans de très nombreuses villes du continent africain notamment. Elle est cependant moins systématisée, et plus souvent accompagnée ou remplacée, cela dépend des pays et des politiques, par des mécanismes de relogement des populations ou de recasement, qui permettent aux populations bidonvilloises de bénéficier d’un logement (en location ou en accès à la propriété) ou d’une parcelle de terre, avec un titre de propriété et l’accès aux réseaux, qui permettent de faciliter l’autoconstruction, avec des mécanismes d’aide ou pas.

À l’inverse, la restructuration ne conduit pas à la suppression du bidonville. Elle peut être ainsi chirurgicale, en s’attachant à des portions de l’espace, aux réseaux ou aux équipements de base ; mais elle peut être aussi plus globale, donnant lieu à expropriation partielle, à partir d’une approche croisée des problématiques existantes : le logement, l’électricité, l’assainissement, l’activité économique, l’éducation, etc.

C’est ainsi ce qui se passe quand il s’agit de faciliter l’accès à l’eau potable, par la construction de bornes fontaines ou de réseaux d’eau, d’installation de latrines comme de réseaux d’assainissement, ou encore de penser l’accompagnement social par la création de services de proximité de santé et d’éducation, et/ou d’actions à visée économique, en construisant un marché, en accompagnant les plus démunis vers le salariat ou l’auto-emploi, etc.

La Banque mondiale, principal opérateur des Nations unies dans les politiques de restructuration, développe ainsi depuis 1972, date de sa première opération à Pikine, dans la banlieue de Dakar au Sénégal (Osmont, 1995[15]Osmont A. (1995). La Banque mondiale et les villes. Du développement à l’ajustement, Paris, Karthala.) des actions dont le contenu et les approches ont évolué au cours du temps.

Centrée sur l’idée d’accompagner les effets de l’exode rural en milieu urbain, la Banque a d’abord favorisé la création de parcelles assainies destinées aux nouveaux arrivants, avant de favoriser des programmes de restructuration visant à améliorer les conditions de vie des habitants, voire de trouver parfois des mécanismes de légalisation du foncier pour celles et ceux qui vivaient déjà dans des quartiers d’habitat spontané (Canel, 2004[16]Canel P. (2004). « La Banque mondiale et le développement urbain », dans « Inventer la ville : œuvre collective », Poïesis, n° 15, p. 161-205.).

Parle-t-on dans ce cadre d’urbanisme de crise ? De manière étonnante, plutôt pas. Pour justifier les politiques en question, la parole des décideurs, des aménageurs comme des développeurs, si elle varie selon les contextes et les époques, évoque le plus souvent la pauvreté et la vulnérabilité des habitants des lieux. C’est ainsi par ce biais que l’on justifie l’action menée, même si les enjeux fonciers de l’espace urbain libéré sont également et très souvent présents sans être pour autant avoués.

Pour justifier son intervention, la Banque mondiale parle, à ses débuts, de la nécessité d’améliorer les conditions de vie des plus démunis, pour s’assurer du bon fonctionnement de la ville et de son système productif. De la croissance et de la production accélérée de richesses, doit ensuite dépendre le développement (Rist, 2013[17]Rist G. (2013) [1996]. Le développement : histoire d’une croyance occidentale, Paris, Presses de Sciences Po. ; Stiglitz, 2002[18]Stiglitz JE. (2002). La grande désillusion, Fayard, Paris.). C’est d’ailleurs par cette représentation de la ville qu’elle justifie ses premières opérations dans les années 1970 (Canel, 2004[19]Op. cit.).

Les ONG de développement, de leur côté, insistent sur les difficiles conditions de vie et la nécessité d’améliorer le quotidien des populations sans que la bonne santé économique de la ville en soit forcément la condition première. Toutes n’ont bien évidemment pas les mêmes modes d’intervention. En fonction de leur histoire, de leur cœur de métier, de leurs moyens, elles vont avoir des approches spécialisées dans un domaine (l’éducation, l’assainissement, l’emploi, la santé, etc.) ou une manière plus transversale et généraliste d’agir. Dans la grande majorité des cas, c’est d’abord la solidarité qui guide l’action, comme on l’évoquera plus loin.

La seule parenté potentielle des interventions en bidonville avec ce que semble suggérer le concept, tel qu’il a été défini au départ, serait donc plutôt la situation d’urgence, au lendemain d’une catastrophe, par exemple, qui nécessite d’intervenir au plus vite pour sauver des vies. Dans ce cas, l’urbanisme d’urgence est donc potentiellement assimilable à un urbanisme de crise, une opération décidée du jour au lendemain qui permet aux habitants de retrouver un toit, puis un environnement urbain répondant plus ou moins bien aux besoins les plus vitaux. Cette manière de faire, si nous devions la mettre en comparaison avec la situation des pays « riches », pourrait être assimilée aux « politiques de l’exception » (Lipsky et Smith, 2011[20]Lipsky M, Smith SR. (2011). « Traiter les problèmes sociaux comme des urgences », Tracés, n° 20, p. 125-149.) quand il s’agit de répondre à des situations d’urgence ou de non-recours (travaux de l’ODENORE) : sans-abrisme, faim, roms, femmes victimes de violence, etc., en confiant les actions d’assistance à des associations dans le cadre d’appels à projets à durée déterminée (Bourgois, 2021[21]Bourgois L. (2021). « Résorber à bas-bruit, ethnographie de l’action publique lyonnaise de résorption des squats et bidonvilles de migrants roumains précaires », thèse de doctorat en sciences politiques, université Grenoble-Alpes.), qui évitent d’en faire des politiques publiques inscrites dans le temps long tout en s’adressant à des publics restreints.

Reste que la comparaison ne peut être poussée jusqu’à les assimiler, notamment parce que les contextes ne sont pas les mêmes dans chacun des cas, et que les politiques publiques, délibérément remplaçées par des dispositifs d’accompagnement ponctuels et ciblés dans les pays riches, ne peuvent être accusées d’être présentes mais inefficiences dans les pays « pauvres ». Appréhender l’urgence quand les politiques sociales ne sont pas là, comme c’est le cas dans un grand nombre de pays en développement, n’est assurément pas la même chose que lorsqu’elles existent, mais que l’on décide de s’en extraire (Matteudi et Martin, 2018[22]Matteudi E, Martin E (dir.). (2018). Social issue in the global world. Seeking an Effective Paradigm, Cambridge, Cambridge Scholars Publishing, 322 p.), comme dans les pays riches.

Une fois le temps de l’intervention d’urgence passé, se pose alors et éventuellement la question des suites à donner, pour penser l’amélioration durable des conditions de vie. Mais ce n’est pas toujours le cas, notamment parce qu’il ne s’agit pas du même type d’intervention, ni des mêmes acteurs pour s’en occuper. Pour les bidonvilles des pays en développement, c’est alors la difficile articulation entre urgence et développement dont il est ici question. Comment sortir d’un urbanisme de l’urgence pour agir dans la durée et sortir de la situation de crise ? C’est bien le lien aux politiques publiques qui semble ici en jeu, à la volonté et aux moyens associés pour inscrire l’action dans la durée.

Si l’on se réfère maintenant à la notion même de crise. De quoi est-il question ? De la crise qui surgit à la suite d’une catastrophe ou de celle qui était déjà là, du fait des conditions de vie des personnes bidonvilloises ? Si l’on s’arrête pour l’instant à celle issue d’une catastrophe (nous parlerons de la seconde par la suite), retenons que la difficile articulation entre urgence, crise et développement est récurrente, qu’elle est là depuis que le monde de l’humanitaire existe (Pérouse de Montclos, 2015[23]Pérouse de Montclos M.-A. (2015). Pour un développement humanitaire ? Les ONG à l’épreuve de la critique, IRD Éditions.), un monde qui s’est construit dans les années 1970 et 1980 autour de la seule dimension urgentiste. Ainsi en est-il des débats qui ont longtemps opposé les « tiers-mondistes » aux « sans-frontiéristes » qui se nourrissaient de désaccords fort anciens sur les mérites de la solidarité ou de la charité, de la mutualité ou de l’assistance (Kabou, 1991[24]Kabou A. (1991). Et si l’Afrique refusait le développement ?, Paris, L’Harmattan. ; Rist, 2013[25]Op. cit.). Les clivages de la guerre froide ont ensuite exacerbé la dimension politique des controverses entre « progressistes » et « pragmatiques », jusqu’à ce que les ONG humanitaires investissent le champ du développement par la réhabilitation de foyers sinistrés après une catastrophe, la construction d’abris, le rétablissement de l’alimentation en eau ou en électricité, etc. Un consensus a même fini par émerger pour réconcilier humanitaire et développement, et faire qu’il y ait, au moins sur le papier, un continuum temporel entre les deux. Mais reconnaissons que dans bien des contextes – le tremblement de Port-au-Prince de 2010 étant une des catastrophes les plus emblématiques des ratés de l’aide humanitaire en milieu urbain – les avancées restent très marginales, révélant une fois de plus la difficulté d’articuler politiques de l’urgence et politiques de développement et d’urbanisme, dont les actions devraient pourtant se compléter et s’enrichir de ce qu’elles apportent respectivement (Boyer, 2013[26]Boyer B. (2013). « Ville et catastrophe naturelle, responsabilités et opportunités ? Cas du séisme de Port-au-Prince », Urbanités, n° 2. ; Matteudi, 2019[27]Matteudi E. (2019). « L’humanitaire au cœur des enjeux de la ville de demain », « Alternatives humanitaires », La bombe urbaine, n° 10, p. 38-47.).

Dès lors, ce qui ressort des interventions de restructuration dans la ville spontanée des pays en développement, au lendemain d’une catastrophe tout particulièrement, ce sont certes les modes d’intervention et l’importance des moyens engagés qui diffèrent de la ville légale, mais c’est aussi la question de l’anticipation, et donc de l’articulation potentielle entre urgence et développement. Il est donc essentiel de questionner cette double perspective au regard de ce que pourrait signifier l’urbanisme de crise.

Prévenir et anticiper :
des oubliés des modes opératoires dans les bidonvilles ?

Dès lors qu’il s’agit de prendre en compte l’anticipation et la prévention comme des éléments potentiellement constitutifs de toute politique d’urbanisme, le fossé entre les contextes ici observés est la plupart du temps immense. D’un côté, celui de la « ville légale », on inscrit parfois, dans la démarche de l’urbanisme de crise, la volonté et les outils pour éviter que la catastrophe ne se reproduise ou que la situation empire. Et on génère sans le dire ou forcément l’avoir pensé des hybridités au modèle urbain préexistant. De l’autre, celui des bidonvilles, on intervient en urgence, mais sans combiner nécessairement l’action aux mécanismes d’anticipation et de prévention. De fait, l’urbanisme de crise, tel qu’il prend forme en France, par exemple, à la différence du bidonville de bien des pays du sud, se révèle par ses deux dimensions potentielles : une première réparatrice, qui « panse » les conséquences de ce que l’on n’imaginait pas (une catastrophe, un tremblement de terre, un attentat, un défaut de participation habitante, etc.) comme nous venons de le voir, mais, aussi potentiellement une seconde, qui révèle des manières de faire qui anticipent et initient de nouveaux modèles.

Que suggèrent alors les deux perspectives évoquées ? Dès lors qu’on a affaire à un dysfonctionnement soudain dans une ville pourtant planifiée et régulée (marque essentielle de distinction entre ville légale et ville informelle), c’est à la fois le type d’urbanisme qui est interrogé, revisité, mais aussi les politiques mises en œuvre pour répondre à la crise qui vient de naître. Sur les modèles de la ville légale, en vis-à-vis de la ville informelle, rappelons que le phénomène urbain a toujours été concerné par la nécessité de protéger les habitants. Ainsi en est-il des villes qui ont été marquées de tous temps dans leur conception ou leur développement, par les guerres, les pandémies, les intempéries, les nécessités du climat. Aujourd’hui, il en est de même, avec le réchauffement climatique, les cyclones ou les attentats, notamment. Parallèlement à une fabrique nécessairement évolutive des modèles d’urbanisme, rappelons aussi que nous avons affaire à des fabriques de la ville, qui, par leurs évolutions récentes (en termes de réglementation, de planification, d’études préalables, d’ouvrages protecteurs, etc.) sont censées protéger des accidents, et donc prévenir des risques et des crises potentielles liés à un glissement de terrain, un incendie, la crue d’un fleuve, un cyclone, etc.

De tels événements, parfois prévisibles et pourtant dévastateurs, posent assurément la question de la responsabilité des décideurs et des planificateurs. Comment se fait-il qu’on n’ait pas su faire face ? Comment se fait-il qu’on n’ait pas pu prévoir ? Analyser l’urbanisme de crise à l’aune des maux de la seule ville officielle, légale, revient ainsi à se pencher sur un organisme, dont les dysfonctionnements semblaient inattendus, à la différence des bidonvilles, où les problèmes sont endémiques, chroniques, et donc, à leur manière, en dehors de ce que l’état de crise laisse généralement entendre du caractère éphémère de ce genre de situation. Une telle perspective conduit donc à apprécier l’urbanisme de crise par ce qu’il suggère des limites de nos modèles de la ville organisée et planifiée.

Elle suggère aussi, comme le révèle l’histoire, que l’urbanisme de crise constitue potentiellement les signaux de l’urbanisme de demain. Né en réaction, il peut générer des changements, qui distinguent là encore cet urbanisme singulier des modes opératoires évoqués plus haut à propos des bidonvilles. Dès lors qu’il s’agit de joindre à la réparation un urbanisme de l’anticipation, c’est potentiellement une manière d’hybrider le modèle urbain qui préexistait.

Ainsi, lorsque la ville de Nice repense l’aménagement de la promenade des Anglais suite à l’attentat suicide qui a causé la mort de 66 personnes le 14 juillet 2016, par la plantation de palmiers protecteurs, l’installation de câbles et de piliers anti-intrusion, tout en inscrivant cet aménagement sécuritaire dans une perspective plus globale de surveillance de la ville avec l’installation de 3 490 caméras et 1 306 boitiers d’alerte[28]Données issues du centre de supervision urbain de Nice [En ligne, c’est bien les signaux d’un nouveau visage de l’urbanisme que l’on voit émerger. Quand les espaces résidentiels fermés se multiplient en périphérie de certaines grandes métropoles mondialisées, c’est là encore pour se protéger des menaces et participer d’un urbanisme qui marque plus que jamais dans l’espace l’impossible de la mixité sociale.

Ainsi, et pour exemple à notre propos, l’urbanisme sécuritaire est sans doute l’une des formes de l’urbanisme de crise les plus emblématiques de ce que peut signifier l’hybridation et l’évolution à terme de la fabrique urbaine contemporaine. Mais bien d’autres aménagements ou réactions à un danger existent, montrant eux et elles aussi, les signes avant-coureurs des changements en cours.

Dans ce que suggère l’urbanisme de crise aujourd’hui, ce sont bien des deux perspectives dont il est question, qui renvoient, non pas au retour à l’état initial, mais à la prise en compte d’un corps, ici la ville, qui doit guérir et protéger. C’est la production du modèle urbain qui est alors en jeu, renvoyant à la pensée que l’on peut chercher à promouvoir dans la fabrique de la ville : la ville sécuritaire, la ville apaisée, la ville nature, etc. Au-delà de la seule action réparatrice, les enjeux sont essentiels. L’urbanisme de crise, contrairement à ce que suggère l’état de crise lui-même, est un potentiel accélérateur de nouveaux modèles, qui lui confèrent une dimension inévitablement politique. Le comparer à la ville informelle permet là encore de le vérifier.

Ainsi, à ne pas considérer la situation des bidonvilles comme une situation de crise, et à n’attribuer l’urbanisme de crise qu’aux difficultés soudaines de la ville formelle, on voit bien comment on considère la ville légale comme la seule à connaître cette nouvelle pratique de l’urbanisme, et donc à connaître des maux qu’on n’évoque pas de la même manière pour la ville informelle.

Vulnérabilités et résilience :
des réalités différenciées pour de nouvelles perspectives ?

Que peut-on en déduire de la manière de considérer la situation des deux formes d’urbanisation ? Que le bidonville n’est visiblement pas perçu comme le symptôme des difficultés montantes et qu’il n’a donc pas lieu d’être considéré par ces nouvelles pratiques. Et pourtant, la situation de ses habitants n’est-elle pas une situation de crise en tant que telle ? Ce que porte l’urbanisme de crise aujourd’hui situe donc bien l’urbanisme de la ville officielle, légale, dans un tout autre paradigme que celui de la ville informelle des plus pauvres, comme si la seconde n’avait pas de lien avec la première, comme si elle n’en n’était pas la potentielle conséquence (voir l’analyse marxiste de la production urbaine) ou le revers des politiques publiques foncières et d’urbanisme (Clerc, 2010[29]Op. cit.). Et si l’on regarde ce qui s’est passé récemment avec la crise sanitaire, exemple le plus emblématique de ce que pourrait être l’urbanisme de crise du fait qu’il concerne la planète dans son entier, que constatons-nous ? Que la distanciation physique imposée par le protocole sanitaire et les possibles manières de repenser la densification ne sont pas des pistes de réflexion qui concernent la production urbaine spontanée ici étudiée. C’est encore l’humanitaire à l’œuvre – quand humanitaire il y a – pour sauver des vies. Mais pas davantage.

Quant aux vulnérabilités, envisageons ici que celles de la ville officielle ne sont pas celles, dans les représentations surtout, des bidonvilles, que la pauvreté n’y résonne pas de la même manière, que les conditions de vie ne soulèvent pas les mêmes réactions, que les risques n’y ont pas la même dimension. Dans les bidonvilles, elles sont là, exacerbées, démultipliées, pour les raisons que l’on connait : la pauvreté de ses habitants, la nature du logement, l’instabilité foncière, l’accès aux réseaux et services de base, la localisation, etc. Et ce n’est pas forcément une affaire de pays pauvres contre des pays riches. Preuve en est : le retour récent des bidonvilles dans l’hémisphère nord, notamment en France, (même si la comparaison mérite d’être discutée), suggère l’étrange similitude des problématiques sociales des populations qui y vivent, mais aussi – chose étonnante – la faiblesse des politiques publiques pour résoudre le problème et le rôle essentiel de l’acteur associatif pour compenser les déficiences (Bourgois, 2021[30]Op. cit.). Ce sont des vulnérabilités que l’on néglige ou que l’on cherche à faire disparaître, mais en les associant principalement à un seul agent responsable, l’habitant lui-même, marqué par les stigmates de la pauvreté. Une telle perspective pose là encore la question de l’idéologie sous-jacente à l’urbanisme de crise et à la manière qu’il pourrait avoir de penser la ville de demain, une ville dont les crises qui risquent de se succéder peuvent être des accélérateurs du/des modèle.s à venir.

La ville sécuritaire, la ville fermée, ghettoïsée, qui se protège d’un danger extérieur, essentiellement d’origine sociale, constitue le versant le plus inquiétant de cette perspective, mais la ville participative, celle dont l’urbanisme tactique est le révélateur, représente aussi l’un des visages les plus enthousiasmants des évolutions en cours, comme le suggèrent également la ville nature ou la ville des mobilités douces, que le réchauffement climatique impose.

Que révèle maintenant la situation de crise observée dans les bidonvilles ? C’est d’abord la résilience que l’urbanisme de crise conduit nécessairement à observer et questionner. Ainsi, depuis les années 2000, et face aux guerres comme aux événements naturels (tremblements de terre, cyclones, etc.), le concept de résilience a progressivement pris de l’importance dans le vocabulaire des décideurs et l’exercice de la recherche. Dans le monde de l’urbanisme, il a d’abord été associé aux villes en guerre (Grünewald, 2004[31]Grünewald F, Levron E (dir.). (2004). Guerres en ville et villes en guerre : crises urbaines et défis humanitaires face aux conflits armés, Paris, Karthala.), puis aux villes soumises à des événements naturels ou climatiques (Toubin et al., 2012[32]Toubin M, Lhomme S, Diab Y, Serre D, Laganier R. (2012). « La résilience urbaine : un nouveau concept opérationnel vecteur de durabilité́ urbaine ? », Développement durable et territoires, vol. 3, n° 1. [En ligne ; Quenault, 2014[33]Quenault B. (2014). « La résurgence/convergence du triptyque « catastrophe-résilience-adaptation pour (re)penser la fabrique urbaine face aux risques climatiques », Développement durable et territoire, vol. 5, n° 3.). Le tremblement de Port-au-Prince évoqué plus haut constitue à ce propos un des temps forts de son émergence et de la réalisation de travaux qui visent à mieux le comprendre. En effet, l’importance de la catastrophe, mais aussi les difficultés rencontrées par l’aide humanitaire puis par la reconstruction officielle de la ville, ont été mises en avant par la capacité habitante pour faire face à la destruction de la capitale, inscrivant par là même la réflexion dans le prolongement de ce que les sociologues et anthropologues pouvaient dire par ailleurs de la quotidienneté et des capacités habitantes (Navez-Bouchanine F. 2002[34]Op. cit. ; Berry-Chikhaoui et Deboulet, 2003[35]Berry-Chikhaoui I, Deboulet A. (2003). Les compétences citadines dans le monde arabe : penser, faire et transformer la ville, Paris, Karthala.) observées dans les bidonvilles. De telles observations constituent à nos yeux des indicateurs essentiels de ce que les habitants peuvent signifier aux politiques et de la manière de penser l’urbanisme de crise.

Observer ainsi la capacité des habitants à faire face à une catastrophe, mettre en exergue les manières d’agir et les solidarités, voire même les actions qui visent à se prémunir d’un autre événement, vient questionner l’urbanisme de crise par un biais très intéressant à nos yeux. La résilience montre en effet la capacité des individus et des communautés à survivre et à s’adapter, et suggère la relativité ou la non-prise en compte de cette dimension dans les actions mises en œuvre par les pouvoirs publics pour rétablir la situation antérieure et/ou se prémunir d’autres épisodes.

L’histoire de l’humanité témoigne à cet égard de la force et de l’ingéniosité de certaines communautés à faire face aux aléas climatiques, aux spécificités naturelles d’un territoire, aux dangers extérieurs potentiels. Les événements que nous connaissons aujourd’hui rappellent également, dans bien des contextes, la capacité des populations à réagir collectivement pour surmonter la catastrophe qui vient de leur arriver. Ce qui diffère, d’hier à aujourd’hui dans le rapport à la catastrophe et donc à la résilience, c’est l’évolution du rapport à la nature, né avec le naturalisme (Descola, 2005[36]Descola P. (2005). Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard.) et le choix de l’homme d’avoir accordé à la science et à la technologie la capacité à maîtriser les éléments et à faire face aux aléas. Sur bien des aspects de cette dimension, l’urbanisme de crise ne fait d’ailleurs pas autre chose que de s’inscrire dans cette veine. Faire appel aux ouvrages protecteurs et « continuer comme avant » pour se protéger des événements climatiques d’envergure comme les tsunamis et la montée du niveau des mers, c’est précisément croire à la capacité de l’homme de poursuivre l’aventure de la révolution technologique pour dompter la nature. Croire que la smart city constitue la solution de demain pour faire face aux évolutions de notre monde, c’est précisément s’inscrire dans la perspective d’un monde maitrisé par l’homme, indépendamment de ce que la nature lui impose.

Or la résilience, telle que l’histoire et la réaction des populations aux catastrophes nous l’enseignent, se révèle souvent par d’autres biais que celles des prouesses technologiques. En cela, l’urbanisme de crise, s’il est, pour une de ses facettes, celui qui cherche à apporter une réponse technique aux problèmes rencontrés, poursuivant ainsi l’aventure de la ville contemporaine, il peut être aussi, pour l’autre de ses visages, celui de l’implication et de la mobilisation habitante pour faire face aux difficultés rencontrées et s’emparer de ce qui faisait défaut jusqu’alors. C’est à ce propos un des enjeux majeurs de l’urbanisme tactique et frugal que de chercher à répondre aux ratés de la fabrique actuelle de la ville par des interventions pensant l’inclusion et l’évolution permanente des aménagements conçus.

Au final, et à bien y regarder, un des indicateurs potentiels de l’urbanisme de crise dans la ville légale, dès lors qu’on le regarde du côté de l’urbanisme tactique et frugal, c’est l’implication habitante et la résilience spontanée des populations concernées, qui, pour répondre à un problème ou à un besoin, trouvent par elles-mêmes la solution. Et c’est sur ce point précis que la ville légale rencontre le bidonville, celui qui, pour le coup, est un accoutumé de la débrouille, de l’initiative habitante, de l’éphémère et de la réparation spontanée.

Conclusion

Au terme de notre mise en perspective de l’urbanisme de crise à partir d’une approche comparée de la ville officielle et de la ville informelle des plus démunis, nous avons pu mettre en exergue plusieurs facettes du concept en cours de construction. Il y a d’abord son émergence, dans un seul des deux contextes, qui n’est pas sans signification sur le sens à donner à la notion de crise et à la ville informelle, visiblement peu ou pas concernée par cette dénomination, alors que les vulnérabilités de ses habitants y sont endémiques. Un tel concept en émergence, sans qu’il fasse référence à cette dimension de la fabrique urbaine, pourtant marquée par les stigmates d’une crise récurrente et structurelle, ne signifie-t-il pas, au-delà des évènements nouveaux ou revisités que nous rencontrons (réchauffement climatique, attentats, crise sanitaire), la crise de la ville contemporaine et des modèles qui ont prévalu jusqu’alors ? Ne s’agit-il pas d’aller au-delà de l’inattendu de la crise et de la manière d’y répondre ?

Assurément l’absence ou la présence de l’anticipation dans les crises évoquées ci-dessus permet à leur manière d’éclairer le débat. Il y a certes de l’inattendu dans ce qui peut arriver, mais il y a aussi des ratés que l’urbanisme de crise vient compenser, réparer. Et par ce à quoi il donne naissance, il permet des hybridités et indique des signaux de la ville de demain. On voit donc comment, à partir des questions soulevées, il y a de quoi nourrir les débats sur la crise de notre fabrique urbaine contemporaine. Mais pour la ville informelle, confrontée à des difficultés récurrentes, si on l’exclut des débats associés à ce concept naissant, ne risque-t-on pas de voir sa marginalisation une fois de plus renforcée, et la symbolique de cet oubli, là encore, marquée plus que jamais dans sa signification ? Alors que les vulnérabilités y sont récurrentes et structurelles, parler d’urbanisme de crise sans qu’elle y soit conviée est susceptible, une fois de plus, de la renvoyer, de manière presque indécente, à ce qu’on ne veut pas voir des conditions d’existence de ses habitants. Et pourtant, la résilience, qui est au cœur de ce que l’urbanisme de crise peut parfois suggérer, y est là, présente, plus que jamais. Elle en est même constitutive.

Si l’on met ainsi de côté l’urbanisme de crise, porté par les pouvoirs publics en réaction à un attentat (qui renvoie à la création d’ouvrages de protection, l’installation de caméras de surveillance, de piliers anti-intrusions rétractables, etc.) (Emsellem et al., 2021[37]Emsellem K, Jeanjean A, Vinot F, Noûs C. (2021). « Pertes et modifications spatiales : la promenade des Anglais après l’attentat du 14 juillet 2016 », Revue urbanités, n° 15. ; Coafee et al., 2009[38]Coaffee J, O’hare P, Hawkesworth M. (2009). « The visibility of (in)security: The aesthetics of planning urban defences against terrorism », Security Dialogue, vol. 40, n° 4-5, p. 489-511. ; Benbouzid, 2011[39]Benbouzid B. (2011). « La prévention situationnelle. Genèse et développement d’une science pratique », thèse de doctorat en géographie, université Lyon 2, 341 p.) ou un événement naturel (digues protectrices, système d’alerte, etc.), et que l’on pense à un urbanisme tactique, initié par les habitants, des collectifs, des associations, pour penser autrement l’espace public, répondre aux impacts de la crise sanitaire, à la crise de la participation citoyenne, à la montée des températures et aux ilots de chaleur urbains, à l’inertie des pouvoirs publics, c’est bien aussi de résilience dont il est ici question.

En d’autres termes, et à l’égard de l’urbanisme de crise, nous voyons bien comment, sur un des versants possibles du concept, la ville légale et la ville informelle se rejoignent, notamment par ce qu’elles disent de la capacité habitante, mais aussi par ce qu’elles suggèrent des limites de la fabrique de la ville officielle et légale, celle qui n’a pas su anticiper, mais aussi celle qui a exclu, dans son processus historique, la ville informelle et les bidonvilles qui poussent à ses faubourgs ou dans ses dents creuses. Ainsi, à ne pas vouloir considérer la ville informelle comme l’envers de la fabrique contemporaine de la ville ou sa continuité directe, ce qui revient au même du point de vue du lien qu’il faut établir entre les deux, nous voilà rattrapés par l’urbanisme de crise et ce qu’il indique de sa logique potentiellement excluante ou, à l’inverse, de sa capacité intégratrice.

Ainsi, et pour mettre en débat une fois encore les représentations qui pourraient perdurer, l’urbanisme de crise constitue une des occasions de rebattre les cartes. Même si des travaux mettent aujourd’hui en évidence l’existence ou le retour de l’informel au nord, notamment –mais pas que – dans des villes en déclin (Roy, 2011[40]Roy A. (2011). « Slumdog cities: Rethinking subaltern urbanism”, International Journal of Urban and Regional Research, vol. 35, n° 2, p. 223-238.), c’est aussi curieusement et souvent par le prisme du retour dans l’histoire (ce serait une trace du passé) ou par celui d’une approche culturaliste (l’informel concerne des populations spécifiques) que l’on regarde et analyse le rapport entre formel et informel. Mais est-ce bien de cela dont il est finalement question ? Ne serait-ce pas un nouveau stade du capitalisme lié à l’accroissement des inégalités (Jacquot et Morelle, 2018[41]Jacquot S, Morelle M. (2018). « Comment penser l’informalité dans les villes du nord à partir des théories urbaines du sud ? », Métropoles, n° 22.) ? Dans une telle perspective, l’urbanisme de crise ne peut se passer de considérer toutes les facettes de la fabrique urbaine, en s’attachant aux vulnérabilités structurelles comme émergentes ou subites, et en dépassant l’opposition (encore trop prégnante) entre « villes globales » situées au nord, et « megacities », situées au sud. Espérons donc que ce concept naissant soit l’occasion d’alimenter autrement les débats théoriques et qu’il permette de réfléchir à ce que cela révèle, une fois de plus, de la fabrique de la ville et de l’idéologie sous-jacente à sa construction au cours du temps.


[1] ONU-Habitat. (2015/2016). Almanach des bidonvilles.

[2] Damon J. (2017). Un monde de bidonvilles, migrations et urbanisme informel, Paris, Seuil.

[3] Noizet H, Clémençon AS. (2021). Faire la ville, entre planifié et impensé, la fabrique ordinaire des formes urbaines, Vincennes, Presses universitaires de Vincennes.

[4] Petonnet C. (1985). On est tous dans le brouillard. Ethnologie des banlieues, Paris, Galilée.

[5] Navez-Bouchanine F. (2002). Les interventions en bidonville au Maroc, une évaluation sociale, Rabat, ANHI.

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[8] Dorrier Apprill E, Gervais-Lambony P. (dir.). (2007). Vies citadines, Belin (coll. Mappemonde), Paris.

[9] Deboulet A (dir.). (2016). Repenser les quartiers précaires, Paris, AFD.

[10] Choplin A, Denis E. (2016). « Le droit au sol dans les villes du sud. Politiques de régularisation et propriété foncière dans les quartiers populaires », Métropolitiques, 24 octobre [En ligne].

[11] Clerc V. (2010). « Du formel à l’informel dans la fabrique de la ville. Politiques foncières et marché immobilier à Phnom Penh », Espaces et sociétés, n° 143-144, p. 63-79.

[12] Navez-Bouchanine F. (2002). Gestion du développement urbain et stratégies résidentielles des habitants, Paris, L’Harmattan, 358 p.

[13] Op. cit.

[14] Davis M. (2006). Le pire des mondes possibles, de l’explosion urbaine au bidonville global, Paris, La Découverte.

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[16] Canel P. (2004). « La Banque mondiale et le développement urbain », dans « Inventer la ville : œuvre collective », Poïesis, n° 15, p. 161-205.

[17] Rist G. (2013) [1996]. Le développement : histoire d’une croyance occidentale, Paris, Presses de Sciences Po.

[18] Stiglitz JE. (2002). La grande désillusion, Fayard, Paris.

[19] Op. cit.

[20] Lipsky M, Smith SR. (2011). « Traiter les problèmes sociaux comme des urgences », Tracés, n° 20, p. 125-149.

[21] Bourgois L. (2021). « Résorber à bas-bruit, ethnographie de l’action publique lyonnaise de résorption des squats et bidonvilles de migrants roumains précaires », thèse de doctorat en sciences politiques, université Grenoble-Alpes.

[22] Matteudi E, Martin E (dir.). (2018). Social issue in the global world. Seeking an Effective Paradigm, Cambridge, Cambridge Scholars Publishing, 322 p.

[23] Pérouse de Montclos M.-A. (2015). Pour un développement humanitaire ? Les ONG à l’épreuve de la critique, IRD Éditions.

[24] Kabou A. (1991). Et si l’Afrique refusait le développement ?, Paris, L’Harmattan.

[25] Op. cit.

[26] Boyer B. (2013). « Ville et catastrophe naturelle, responsabilités et opportunités ? Cas du séisme de Port-au-Prince », Urbanités, n° 2.

[27] Matteudi E. (2019). « L’humanitaire au cœur des enjeux de la ville de demain », « Alternatives humanitaires », La bombe urbaine, n° 10, p. 38-47.

[28] Données issues du centre de supervision urbain de Nice [En ligne].

[29] Op. cit.

[30] Op. cit.

[31] Grünewald F, Levron E (dir.). (2004). Guerres en ville et villes en guerre : crises urbaines et défis humanitaires face aux conflits armés, Paris, Karthala.

[32] Toubin M, Lhomme S, Diab Y, Serre D, Laganier R. (2012). « La résilience urbaine : un nouveau concept opérationnel vecteur de durabilité́ urbaine ? », Développement durable et territoires, vol. 3, n° 1. [En ligne].

[33] Quenault B. (2014). « La résurgence/convergence du triptyque “catastrophe-résilience-adaptation” pour (re)penser la fabrique urbaine face aux risques climatiques », Développement durable et territoire, vol. 5, n° 3.

[34] Op. cit.

[35] Berry-Chikhaoui I, Deboulet A. (2003). Les compétences citadines dans le monde arabe : penser, faire et transformer la ville, Paris, Karthala.

[36] Descola P. (2005). Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard.

[37] Emsellem K, Jeanjean A, Vinot F, Noûs C. (2021). « Pertes et modifications spatiales : la promenade des Anglais après l’attentat du 14 juillet 2016 », Revue urbanités, n° 15.

[38] Coaffee J, O’hare P, Hawkesworth M. (2009). « The visibility of (in)security: The aesthetics of planning urban defences against terrorism », Security Dialogue, vol. 40, n° 4-5, p. 489-511.

[39] Benbouzid B. (2011). « La prévention situationnelle. Genèse et développement d’une science pratique », thèse de doctorat en géographie, université Lyon 2, 341 p.

[40] Roy A. (2011). « Slumdog cities: Rethinking subaltern urbanism”, International Journal of Urban and Regional Research, vol. 35, n° 2, p. 223-238.

[41] Jacquot S, Morelle M. (2018). « Comment penser l’informalité dans les villes du nord à partir des théories urbaines du sud ? », Métropoles, n° 22.