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L’urbanisme de crise
Un nouvel horizon
pour les villes et les territoires ?

• Sommaire du no 13

Didier Paris Institut d’Aménagement et d’Urbanisme de Lille, laboratoire Territoires, Villes, Environnement & Société Florence Paulhiac Université du Québec Montréal

L’urbanisme de crise : un nouvel horizon pour les villes et les territoires ?, Riurba no 13, janvier 2022.
URL : https://www.riurba.review/article/13-crise/crise/
Article publié le 1er nov. 2023

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Didier Paris, Florence Paulhiac
Article publié le 1er nov. 2023
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Éditorial

Le 14 juillet 2016, une attaque terroriste au camion-bélier, à Nice, sur la promenade des Anglais, cause la mort de 86 personnes et fait 458 blessés. Le 19 décembre 2016, c’est le marché de Noël de la Breitscheidplatz à Berlin qui est visé avec le même procédé, tandis que le 11 décembre 2018 à Strasbourg, le Christkindelsmärik fait l’objet d’une attaque à l’arme à feu tuant cinq personnes et en blessant onze autres. À la suite de ces évènements, les espaces publics des grandes villes voient leurs accès limités en même temps que fleurissent les dispositifs anti-voiture-bélier.

Le 4 août 2020, deux explosions dans le port de Beyrouth se succèdent, la seconde (2 750 tonnes de nitrate d’ammonium) générant des dégâts colossaux et un terrible bilan humain : 204 morts, plus de 6 500 blessés, ainsi que neuf disparus. Le quartier du port et une partie du centre historique sont à reconstruire.

Le 2 octobre 2020, des crues liées à des intempéries exceptionnelles ont dévasté les vallées de la Vésubie et de la Roya dans l’arrière-pays niçois. Des travaux colossaux sont nécessaires pour reconstruire routes, ponts, réseaux d’eau et d’électricité, pour un montant estimé à au moins un milliard d’euros. Un préfet chargé de la reconstruction est nommé.

Printemps 2020, la pandémie liée au coronavirus implique, aux quatre coins de la planète, des mesures de confinement et de réorganisation du fonctionnement des villes, notamment des transports. Des pistes cyclables sont tracées au sol dans l’urgence pour favoriser l’usage des moyens de déplacement doux et éviter l’afflux de véhicules automobiles utilisés par leurs seuls conducteurs, au détriment des transports en commun.

Cet inventaire des crises brutales qui ont affecté des villes sur la période récente pourrait être allongé : l’incendie du vieux Lisbonne le 25 août 1988, l’ouragan Katrina à La Nouvelle-Orléans fin août 2005, la tempête Xynthia de 2010 en Europe, le séisme d’Haïti en janvier 2010, le tsunami sur la côte Pacifique du Japon, en mars 2011, des favelas qui s’effondrent dans des glissements de terrain, en 2011 également, au Brésil, etc. À chaque fois, c’est la capacité de résilience des villes, des territoires et des sociétés concernés qui est interrogée. Dans ce numéro, nous proposons de questionner la portée de l’urbanisme au sein de ces processus de résilience et de reconstruction. Mais à ces crises s’en ajoutent d’autres, de nature différente. Évoquons, par exemple, les camps de réfugiés à travers le monde, ou encore l’habitat informel et les bidonvilles, qui résultent aussi d’autres formes de crises, qu’elles soient politiques, migratoires ou sociales, mais dont les problématiques s’inscrivent dans la durée et qui confrontent tout autant l’aménagement des villes et des territoires.

Bref, l’état de crise devient une situation chronique. À la suite des dérèglements climatiques, des nouveaux enjeux de la globalisation ou des questions de géopolitique, les interrogations que pose la multiplication de ces crises locales de tout genre, par essence toujours inscrites dans un territoire, une ville, interpellent les urbanistes. Face à ces incertitudes multiformes, de quels outils disposent les acteurs de la ville ? Comment sont-ils mis en œuvre ?

Notre ambition est de questionner la pertinence de la notion « d’urbanisme de crise ». Assurément flou, le concept interroge cependant la capacité de l’urbanisme à faire émerger des pratiques nouvelles de conception et d’aménagement des villes pour anticiper les crises et y apporter des réponses, si possibles rapides.

La RIURBA propose, grâce aux contributions de plusieurs auteurs, de défricher ce nouveau territoire de réflexion, encore mal balisé mais dont tous, citoyens, élus, acteurs de l’urbanisme, chercheurs, ont conscience qu’il ne peut plus être ignoré, dans un monde de plus en plus incertain.

Éric Verdeil revient sur le cas de Beyrouth, après la catastrophe de l’explosion du 4 août 2020 sur le port, qui survient dans un contexte de crise financière, économique et de blocage politique du pays. L’auteur met en évidence que la critique des expériences précédentes de reconstruction légitime ici de nouvelles approches de l’urbanisme, plus attentives au patrimoine, à l’environnement et à la justice sociale, soucieuses d’associer les habitants aux décisions. Mais ces actions innovantes ne peuvent être institutionnalisées, à cause d’une gouvernance marquée par le retrait des autorités étatiques.

Le cas des catastrophes liées à des évènements naturels violents est abordé par Angelo Bertoni et Ornella Zaza à travers l’exemple de la vallée de la Roya à la suite des violentes intempéries d’octobre 2020. La ligne ferroviaire qui traverse ce territoire a été la seule infrastructure capable de répondre à l’urgence. Cette situation a relancé le débat sur la réutilisation des gares, un patrimoine important du XXe siècle, aujourd’hui largement abandonné. Les auteurs mettent ainsi en perspective ce qui permet à cette infrastructure ferroviaire de se révéler comme une ressource territoriale.

Au-delà des crises liées à des évènements violents, celle liée à la pandémie de Covid-19 introduit une autre problématique liée à la gestion, par les villes, d’un évènement bouleversant, dans la durée, le fonctionnement social et spatial. Philippe Hamman, Andreea Grigorovschi, Sophie Henck et Marie Fruiquière reviennent ainsi sur la création, en urgence, des pistes cyclables urbaines à travers le cas de Mulhouse, une aire urbaine particulièrement frappée par la covid-19 lors du premier confinement en 2020. Les auteurs questionnent le rôle de ces aménagements cyclables, fréquemment qualifiés de « tactiques »,  au sein de la fabrique urbaine, dans un contexte d’urbanisme de crise. Il en ressort que cela s’apparente plus à un outil de gestion d’un contexte inédit, plutôt qu’à un changement structurel dans la stratégie et les pratiques urbaines.

C’est aussi dans la durée que s’inscrit la transformation des villes, placées sous la crainte de l’attentat terroriste, à travers des aménagements sécuritaires dont la multiplication interpelle les citoyens. Angeliki Drongiti et Damien Masson abordent ainsi le sujet à travers une approche problématique qui permet de poser les termes du débat. Ils montrent comment la lutte contre le terrorisme produit désormais de l’espace urbain à des fins d’intégration de logiques sécuritaires, et comment cela modifie les cadres de l’expérience ordinaire de l’individu, ainsi que les ambiances urbaines, ce qui interroge sur l’évolution à long terme de la vie urbaine.

Mais « l’urbanisme de crise », s’il existe, constitue-t-il uniquement une réponse, institutionnelle, à des évènements violents ou bouleversant le fonctionnement social de nos villes ? En guise de réponse, Emmanuel Matteudi revient sur quelques impensés de la fabrique urbaine, à travers la question des bidonvilles et des formes d’habitat informel. Ceux-ci constituent une sorte de réponse spontanée, de la part des plus pauvres, à la nécessité de se loger, une autre crise au cœur des villes. Cependant, leur inscription dans l’histoire urbaine du monde à travers tout le XXe siècle, et même le XIXe (« la Zone », autour de Paris) les aurait banalisés. En effet, l’expression « urbanisme de crise » n’est pas souvent associée à la situation et aux politiques d’intervention dans ces quartiers informels. Et pourtant, les vulnérabilités y sont parmi les plus grandes, et la capacité de résilience des habitants parfois étonnante. Cela ne souligne-t-il pas une intention potentiellement excluante du concept qui refuserait de voir la production urbaine dans sa globalité ? Le concept d’urbanisme de crise offre ainsi l’opportunité d’envisager de nouvelles manières de considérer la crise et le caractère urgent de la situation des plus précaires.

Deux témoignages, l’un en anglais et l’autre en français, de chercheurs non francophones sollicités par la RIURBA, complètent la réflexion autour de cet urbanisme de crise multiforme.

Le premier nous vient de la National University of Singapore, grâce à Yuxin Cao et Chye Kiang Heng. Ils mettent l’accent sur l’expérience de la gestion de la Covid-19 à Singapour dans un contexte de ville très dense, de ville verticale. Les auteurs offrent un aperçu de ce qui a été mis en œuvre ici et reviennent sur les tentatives de Singapour pour renouveler les stratégies de planification et de conception, afin de mieux répondre aux menaces de futures pandémies, en particulier dans le cas des villes de grande hauteur et de haute densité.

Le second témoignage, proposé par Frank Eckardt, de la Bauhaus-Universität Weimar, s’inscrit à la suite des graves inondations de 2021 en Allemagne. Cet épisode a contribué à souligner davantage la problématique du changement climatique dans le pays. De nouvelles approches émergent, telles que celle de la « ville éponge », qui propose des solutions pour l’absorption des excès hydriques. Mais les différences quant à la mise en œuvre de ce concept, par exemple entre Hambourg et Berlin, soulignent l’importance des contextes locaux, tant du point de vue social que politique.

L’urbanisme de crise existe-t-il ? Cette livraison de la RIURBA n’épuise certainement pas le sujet mais suggère en tout cas une piste de réflexion : les crises, quelles que soient leurs origines, impactent de plus en plus l’urbanisme quant à la façon de penser la fabrique urbaine… voire de panser la ville.