frontispice

Coproduire des savoirs urbains
ancrés dans un territoire local
Retour critique sur la mise en place
d’ateliers professionnels en urbanisme
et en aménagement de l’espace
dans une ville intermédiaire

• Sommaire du no 12

Florian Guérin Université Paris Saclay, UMR 8085 Printemps, Université Gustave Eiffel, EA 3482 Lab’Urba Céline Burger Université de Reims Champagne-Ardenne, Institut d’aménagement des territoires, d’environnement et d’urbanisme de Reims (IATEUR), EA 2076 Habiter Sandra Mallet Université de Reims Champagne-Ardenne, Institut d’aménagement des territoires, d’environnement et d’urbanisme de Reims (IATEUR- ESIReims), EA 2076 Habiter Magali de Raphélis Université de Reims Champagne-Ardenne

Coproduire des savoirs urbains ancrés dans un territoire local : retour critique sur la mise en place d’ateliers professionnels en urbanisme et en aménagement de l’espace dans une ville intermédiaire, Riurba no 12, juillet 2021.
URL : https://www.riurba.review/article/12-atelier-2/savoirs-urbains/
Article publié le 1er oct. 2023

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Florian Guérin, Céline Burger, Sandra Mallet, Magali de Raphélis
Article publié le 1er oct. 2023
  • Abstract
  • Résumé

Co-producing urban knowledge anchored in a local territory. Critical feedback on the establishment of professional urban planning workshops in an intermediate city

The Reims Institute of Territorial Planning, Environment and Town Planning (IATEUR) set up professional workshops as part of the pedagogical training of Masters 1 and 2 students since 1985. By proposing a reflexive analysis of the workshops as they are conducted within IATEUR, this article shows that this singular form of reverse pedagogy is a non-linear process, leading to uncertainties, complexities, and conflicts of values, but which allows the co-production of urban knowledge. By generating exchanges between students, university lecturers and local actors, the workshops represent a rare opportunity to confront and, above all, to enrich the different types of knowledge.

L’Institut d’aménagement des territoires, d’environnement et d’urbanisme de Reims (IATEUR) met en place des ateliers professionnels dans le cadre de la formation pédagogique des masters 1 et 2 depuis 1986. En proposant une analyse réflexive des ateliers tels qu’ils sont conduits au sein de l’IATEUR, cet article montre que cette forme de pédagogie inversée singulière est un processus non linéaire, menant à des incertitudes, complexités, conflits de valeurs, mais qui permet de coproduire des savoirs urbains. En donnant lieu à des situations d’échanges entre étudiants, enseignants-chercheurs et acteurs locaux, les ateliers représentent une occasion rare de faire se confronter mais aussi et surtout s’enrichir les différents savoirs.

Cet encadré technique n’est affiché que pour les administrateurs
post->ID de l’article : 1909 • Résumé en_US : 1918 • Résumé fr_FR : 1914 •

Introduction

Les « ateliers professionnels » constituent, en France, un élément pédagogique clé des formations universitaires en urbanisme et aménagement de l’espace. Ce format d’enseignement est issu des formations en architecture au sein des Beaux-Arts à partir du xixe siècle (Bastin et Scherrer, 2018[1]Bastin A, Scherrer F. (2018). « La pédagogie de l’atelier en urbanismeRevue internationale d’urbanisme, n° 5.). Les disciplines liées à l’industrie créative (Florida, 2002[2]Florida R. (2002). The rise of the creative class… and how it’s transforming work, leisure, community and everyday life, New York, Basic Books.), tels le design, l’ingénierie ou l’informatique, développent également ce format pédagogique, la dimension disciplinaire constituant l’un des principaux facteurs d’identification des formes d’enseignement (Paivandi, 2015[3]Paivandi S. (2015). Apprendre à l’université, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, p. 171-195.). En urbanisme, l’atelier correspond à « l’espace dans lequel se pratique, s’enseigne et s’étudie [l’urbanisme] » (Bastin et Scherrer, 2018[4]Op. cit., p. 4), généralement à l’occasion de la réalisation d’un diagnostic ou de la conception d’un projet urbain. Les similitudes avec l’atelier en architecture sont liées aux origines des formations en urbanisme se déroulant alors au sein de ces écoles. Cependant, le contenu des formations en urbanisme s’est progressivement autonomisé de l’architecture pour développer la planification urbaine. Suite à la progression de la critique de la planification rationalisée par les sciences humaines et sociales, l’atelier a quasiment disparu, avant de revenir au cœur de la formation en urbanisme dans les années 1980 (Bastin et Scherrer, 2018[5]Op. cit.).

L’Institut d’aménagement des territoires, d’environnement et d’urbanisme de Reims (IATEUR) participe à ce mouvement. Situé au sein de la région Grand Est (France), il a été fondé en 1971 par Roger Brunet, faisant alors partie des six institutions françaises proposant une formation pluridisciplinaire en urbanisme et aménagement de l’espace. L’IATEUR est membre de l’Association pour la promotion de l’enseignement et de la recherche en aménagement et urbanisme (APERAU) depuis 1985 et de l’Association of European schools of planning (AESOP) depuis 1989. Cela permet une reconnaissance dans les milieux académiques de l’objet d’étude du champ urbain, ainsi qu’une reconnaissance de la qualité de la formation en urbanisme et aménagement (qui associe théorie et pratique professionnelle) dans les milieux professionnels. En effet, la charte de l’APERAU précise les choix pédagogiques à suivre dans une formation en urbanisme et aménagement de l’espace, dont le fait de mettre en place « une modalité de travail collectif du type de l’atelier professionnel, de préférence sur commande ». Les étudiants de l’IATEUR réalisent trois ateliers professionnels lors de leur formation en master 1 et 2. Tous prennent la forme « d’ateliers en commande réelle » (Heumann et Wetmore, 1984[6]Heumann L. F. et Wetmore L. B. (1984) « A Partial History of Planning Workshops : The Experience of Ten Schools from 1955 to 1984 », Journal of Planning Education and Research, n°4-2, pp. 120-130, cité par Bastin A, Scherrer F. (2018), op. cit.) et sont co-encadrés par un enseignant-chercheur et un acteur professionnel du territoire où est ancré l’institut d’urbanisme, du fait de raisons pratiques (proximité géographique) et surtout de sa connaissance des jeux d’acteurs et problèmes urbains locaux. En raison de ce format, les ateliers participent à l’ancrage de l’institut dans son territoire local à travers les commandes passées en atelier.

Mais les ateliers professionnels permettent aussi d’ancrer des recherches en urbanisme dans des problématiques professionnelles, tout en incitant les professionnels à s’ouvrir à de nouvelles pratiques urbanistiques. Ces recherches sont effectuées au sein du territoire local (notamment la ville intermédiaire de Reims et le territoire du Grand Reims) alors peu investigué. C’est cette complémentarité que nous cherchons à étudier ici afin d’attirer l’attention sur le rôle qu’occupent les ateliers professionnels au sein du système d’acteurs de la production urbaine à l’échelle d’une ville intermédiaire. En quoi l’atelier professionnel participe-t-il à la transformation des rapports sociaux entre universitaires, étudiants et professionnels ? Plus largement, en quoi la production de savoirs urbains est-elle transformée par la mise en place d’ateliers professionnels qui mettent en réseau des universitaires, étudiants et professionnels agissant sur un même territoire ?

Pour répondre à ces questions, nous nous appuyons sur nos propres expériences d’encadrement d’ateliers professionnels au sein de l’IATEUR, des entretiens avec des étudiants et avec des encadrants de l’IATEUR, et la consultation des archives de l’institut. Nous opérons un retour réflexif sur notre pratique pédagogique, c’est-à-dire notre rapport aux pratiques d’enseignement, sur les relations entre étudiants et avec les étudiants dans le cadre donné de l’atelier, ainsi que sur nos relations avec les commanditaires d’ateliers. Il s’agit de comprendre le rôle de la pratique pédagogique sur la transmission, l’acquisition et la création de savoirs, selon les représentations des étudiants recueillies par évaluation de la démarche durant et après les ateliers. En somme, l’article permet d’étudier la transformation des pratiques pédagogiques et de la didactique par la situation des ateliers professionnels. En effet, dans ce cadre-là, l’introduction d’un commanditaire et d’un encadrant professionnel semble modifier les rapports spécifiques entre enseignants, étudiants, acteurs locaux et savoirs, et ce, d’autant plus au sein d’un territoire où le local – par la proximité entre acteurs – joue sur les rapports de force entre eux et la construction des savoirs pour et à partir d’un territoire partagé. Ces données qualitatives sont enrichies d’un travail effectué sur les archives de l’ensemble des ateliers réalisés au sein de l’institut depuis 1986 et qui donne à lire la dimension locale des commandes. L’analyse des archives permet de cerner les sujets et orientations des commandes des ateliers, les types de commanditaires et de territoires concernés, ainsi que leurs évolutions sur 35 ans. Un entretien semi-directif avec Marcel Bazin, qui a dirigé l’IATEUR de son arrivée, en 1983, à 2009, a été réalisé afin de préciser l’analyse des archives et de l’historique de l’IATEUR[7]Entretien réalisé le 21 octobre 2021..

Cet article nous permet donc d’engager un processus de réflexivité sur la mise en place des ateliers professionnels à l’IATEUR, c’est-à-dire d’analyser les liens entre nos pratiques pédagogiques et les transformations des rapports de force qu’elles impliquent entre les différents acteurs participant à ces dispositifs. Nous montrerons que la circulation des savoirs entre ces acteurs est renforcée par la forme pédagogique spécifique de l’atelier : les étudiants s’inscrivent par l’acquisition de savoir-faire et savoir-être au cœur des enjeux de l’action urbaine, et le dialogue entre la recherche et l’opérationnel est renouvelé par des regards croisés, si bien que l’atelier constitue une occasion à la fois de diffusion des connaissances universitaires aux acteurs locaux, et de renouvellement des pratiques pédagogiques et de recherche pour les enseignants.

Une pédagogie inversée
qui permet d’inscrire les étudiants
au cœur des jeux d’acteurs locaux

Cette première partie vise à analyser l’inscription des étudiants au cœur des jeux d’acteurs locaux, par le biais des ateliers professionnels. Ces derniers induisent une relation spécifique non seulement entre les étudiants et les enseignants, mais aussi entre les étudiants et les acteurs locaux. Ils permettent ainsi d’introduire progressivement les étudiants au sein du système d’acteurs participant à produire les savoirs urbains locaux.

La proximité géographique des étudiants de l’IATEUR avec les acteurs professionnels locaux ainsi que la proximité organisationnelle du travail par la forme pédagogique de l’atelier jouent un rôle majeur pour que cette inscription ait lieu. En effet, les ateliers professionnels confrontent les étudiants en urbanisme à un problème concret du territoire, tiré d’une situation réelle. Les commandes émanent de structures privées ou publiques variées, mais visent toujours à mieux comprendre le fonctionnement du territoire local et à émettre des propositions pour agir sur celui-ci. Il en est ainsi, par exemple, de commandes portant sur la revitalisation de quartiers de gare en villes moyennes (Direction départementale des territoires de l’Aisne), la requalification de friches urbaines (groupe Frey), la gouvernance de projets durables (EPCI du Grand Reims) ou la prise en compte de la nuit au sein de projets urbains (ANR Smartnights). Ces problèmes sont présentés sous la forme de commandes ouvertes que les étudiants doivent reformuler avant de proposer des réponses sous la forme de diagnostics territorialisés ou de scénarios innovants.

Le déroulé de l’atelier n’est pas figé ; il évolue en fonction de l’appropriation de la commande par les étudiants, de leurs analyses de terrain, mais aussi des retours effectués par les professionnels. La première étape de l’atelier consiste, pour les étudiants, à proposer un document rappelant la « réponse à appel d’offres » des bureaux d’études, dans lequel ils reformulent la commande et détaillent la méthode qu’ils suivront pour y répondre. Cette première étape se retrouve dans la plupart des ateliers en urbanisme et vise à inciter les étudiants à s’approprier les enjeux du sujet en les confrontant à un problème « de la manière dont il leur serait présenté dans la vie professionnelle », c’est-à-dire de manière incomplète (Bastin et Scherrer, 2018[8]Op. cit., p. 6). Plusieurs réunions jalonnent ensuite l’atelier, comme c’est le cas lors de la réalisation d’une étude : une première réunion de lancement au cours de laquelle le commanditaire présente ses attentes, et qui permet de se mettre d’accord sur l’étude à réaliser et la méthode à adopter ; une ou plusieurs réunions intermédiaires de suivi des avancées de l’étude pour ajuster le travail en cours de route en fonction des premiers résultats ; et une restitution finale à laquelle sont généralement conviées d’autres personnes que le commanditaire (certains de ses collègues, des élus, d’autres structures intéressées par le sujet, etc.). De fait, les étudiants sont amenés à adapter le mode de communication au commanditaire et au public visé (élus, services techniques, universitaires, acteurs économiques, etc.).

Dans ce cadre, l’acquisition de connaissances est dépendante de l’environnement des étudiants, tant socioculturel que professionnel, car ils sont confrontés à un problème réel identifié par les commanditaires. Ces ateliers constituent une forme de pédagogie inversée : ce ne sont pas les enseignants qui transmettent directement un savoir, mais les étudiants qui construisent leurs savoirs entre eux, en collaborant et en étant guidés par les enseignants (par des recommandations de lecture, de pistes à explorer, de méthodes à éprouver). Le travail produit par les étudiants est régulièrement présenté aux encadrants qui effectuent des retours critiques et de nouvelles recommandations. Cette posture pédagogique, qui centre « l’apprentissage sur l’apprenant » (Schellens et Rozencweig, 2018[9]Schellens P, Rozencweig E. (2018). « L’Inspection inversée », Les Cahiers internationaux de psychologie sociale, n° 119-120, p. 319‑337.), s’enrichit d’une mise en situation professionnelle.

Ainsi, les professionnels encadrants (travaillant au sein de structures locales tel, par exemple, le bailleur social Le Foyer rémois ou l’EPCI du Grand Reims) peuvent aider les étudiants à identifier des acteurs de terrain à interroger, et les enjeux liés à la commande, du fait de leur connaissance du territoire. Les acteurs locaux proposent aux étudiants une certaine lecture du territoire et les incitent à réaliser des comptes-rendus qualitatifs, comme cela peut être effectué au sein des comités de pilotage lors de la réalisation d’une étude. L’apport pédagogique est significatif, tant par l’optimisation du savoir-être vers une attitude relative aux attentes du monde professionnel local de l’urbanisme, que par l’acquisition de savoir-faire spécifiques. L’atelier forme donc à la conduite de projets, c’est-à-dire à la rédaction d’une réponse à appel d’offres, à la planification d’un projet, à la réalisation de tableaux de bord, de calendriers prévisionnels, d’outils de prise de décision collective, de coordination des tâches entre les membres du groupe pour la réussite du projet. Au-delà des compétences techniques (tels le recueil et l’analyse de données), les étudiants doivent mobiliser des savoir-faire liés aux dynamiques du travail collectif, à l’écoute de l’autre, au respect de points de vue différents et à la capacité à effectuer des choix légitimés collectivement.

Cette dimension collaborative est liée à la construction des groupes d’atelier, qui se fait par les enseignants-chercheurs en fonction des profils des étudiants : leurs origines socioculturelles, géographiques et disciplinaires sont prises en compte pour créer des groupes composés de profils complémentaires. Cela doit permettre aux étudiants de comprendre qu’un urbaniste est moins un expert qu’un créateur de connaissances à la frontière de diverses expertises, à la frontière des différentes disciplines d’origine des étudiants et de leurs savoir-faire, pour mieux appréhender la complexité d’un problème. Ainsi, certains étudiants vont apporter leurs savoirs en termes de géographie physique et sociale, tandis que d’autres vont mobiliser les méthodes de la sociologie, de la psychologie, de l’histoire, etc., ainsi que leur savoir-faire en cartographie, en analyse de données, en dessin ou en design. Des étudiants vont partager leurs connaissances du territoire en question (enjeux, acteurs, évolutions, etc.), tandis que d’autres étudiants – venus d’ailleurs – vont encourager à décentrer le regard à partir de références externes au territoire local. Les étudiants peuvent ainsi apprendre par leurs semblables, et prendre conscience de leurs propres connaissances et compétences.

Les ateliers professionnels permettent d’opérer une synthèse des connaissances théoriques et compétences pratiques acquises par les étudiants, donc de rendre opérationnelles leurs connaissances. En effet, nombre d’ateliers ont pour finalité de produire une étude aidant les acteurs locaux à mieux comprendre et aménager leur territoire. Les sujets traités sont variés : proposer des solutions de réaménagement d’une zone commerciale en déclin, étudier l’impact de l’éclairage public sur la biodiversité d’un territoire, analyser l’accessibilité temporelle à des services locaux, comprendre les leviers pour une transition des mobilités, etc. Les ateliers ressemblent ainsi en de nombreux points à des travaux de bureaux d’études. L’objectif final de l’atelier est en effet la production d’une étude intéressant un commanditaire qui finance le plus souvent le travail. Ces similitudes avec les bureaux d’études s’expliquent par le fait que l’un des objectifs des ateliers est précisément de former les étudiants au travail au sein de ce type de structure, en leur transmettant les normes de l’exercice. Ce format permet de fournir une réponse à la commande et conduit l’enseignant-chercheur à se projeter dans une démarche de recherche-action tant sur la forme à proposer au commanditaire que sur la manière de restituer l’analyse critique produite. 

Dans la mesure où l’atelier s’inscrit dans un parcours de formation universitaire, le processus de conception et la mise en valeur des enjeux du territoire et des jeux d’acteurs comptent tout autant que le résultat de la production, à l’inverse des ateliers en architecture qui accordent plus d’importance à la production de l’atelier (Senbel, 2012[10]Cité par Bastin et Scherrer, 2018, op. cit.). En formant à la conduite de projets (planifier, décider, coordonner…), à la dynamique du travail collectif, à l’écoute de l’autre, au respect de points de vue différents, à la capacité de faire des choix et de les négocier collectivement, l’atelier contribue indéniablement au développement de « l’autonomie politique » (Lahire, 2001[11]Lahire B. (2001). « La construction de “l’autonomie” à l’école primaire : entre savoirs et pouvoirs », Revue Française de Pédagogie, n° 134, p. 151-161.) de l’étudiant (vie collective, règles communes, discipline…), tout comme à son autonomie cognitive. Pour ces raisons, l’enseignement par atelier professionnel se démarque du mode de transmission classique des connaissances dans l’enseignement supérieur. Les étudiants construisent leurs propres savoirs en tentant de formuler eux-mêmes une réponse à une commande précise. L’enseignant adopte alors une posture de maïeuticien, d’accompagnateur ou de facilitateur pour faire émerger ces savoirs en proposant des outils de gestion de projet et en discutant les éléments proposés par les étudiants. Cette démarche de coproduction transforme la relation entre enseignants et apprenants, qui se positionnent chacun comme des experts coopérant. Cela fait référence à la formation des adultes (Jobert, 2003[12]Jobert G. (2003). « Formation », dans Barus-Michel J, Enriquez E, Lévy A (dir.), Vocabulaire de psychosociologie, Ramonville-Saint-Agne, Érès, p. 353-359.), les étudiants en master souhaitant retrouver de l’autonomie dans leur apprentissage et être reconnus dans la relation pédagogique.

Il s’agit donc d’une démarche inductive : les apprenants interprètent une commande issue d’un acteur local, planifient leur travail et construisent collectivement des savoirs, qui sont sans cesse adaptés par les allers-retours menés avec les encadrants, avant de créer des formes de représentations de ces savoirs coconstruits. Ils produisent des connaissances à partir de situations concrètes immersives, ce qui nécessite une méthode pédagogique active. Les petits groupes d’étudiants (entre 10 et 20 apprenants) sont au cœur du système. Ils collaborent entre eux pour découvrir par problème appliqué (Shepherd et Cosgriff, 1998[13]Shepherd A, Cosgrif B. (1998). « Problem-based learning: a bridge between planning education and planning practice”, Journal of Planning Education and Research, vol.17, n° 4, p. 348-357. ; Gomes et Bognon, 2018[14]Gomes P, Bognon S. (2018). « L’atelier pédagogique en urbanisme : apport des commanditaires à l’apprentissage par problèmes appliqués », Territoire en mouvement. Revue de géographie et aménagement, n° 39-40.) et expérimentation (Tilman et Grootaers, 2006[15]Tilman F, Grootaers D. (2006). Les chemins de la pédagogie. Guide des idées sur l’éducation, la formation et l’apprentissage, Charleroi, Chroniques Sociales.) les enjeux du territoire et le rôle d’un urbaniste. L’apprentissage par l’expérience, le learning-by-doing (Dewey, 1938[16]Dewey, J. (1938). Experience and Education, Illinois, Kappa Delta Pi.), leur permet de mieux saisir leur rôle professionnel en l’incarnant de manière temporaire. Les encadrants se retirent alors progressivement du dispositif d’apprentissage afin de favoriser l’autonomie des apprenants. L’autonomie est ici comprise au sens d’Ivan Illich (1973[17]Illich I. (1973). La Convivialité, Paris, Le Seuil.) : la situation d’atelier permet à l’étudiant de s’approprier des « outils conviviaux », c’est-à-dire efficients mais qui ne diminuent pas la capacité des étudiants à maîtriser le monde dans lequel ils sont inscrits. Ces outils fournis par l’enseignant ne remplacent pas le travail des étudiants en aliénant leur créativité et ne créent pas de rapport de domination. Leur maîtrise permet aux étudiants d’élargir leur champ d’action sans créer de dommages collatéraux. Il ne s’agit donc pas d’être au service d’une technique, tel un logiciel informatique relatif aux systèmes d’informations géographiques ou un process spécifique de programmation urbaine, mais bien de comprendre les fondements de ces outils pour les maîtriser et faire évoluer la réflexion. L’identité personnelle des étudiants se trouve renforcée d’une confiance en soi, d’un respect de soi et d’une estime de soi, soit une reconnaissance de sa légitimité (et de ses capacités) en tant que personne devenant autonome, en tant qu’urbaniste responsable et en tant que membre de la communauté de valeurs des professionnels de l’urbain.

À l’occasion des ateliers, les étudiants acquièrent ainsi les dispositions à agir, sentir et penser relatives au monde professionnel des urbanistes. Il s’agit de « familiarise[r] les étudiants aux normes, mais aussi aux valeurs de la profession, et contribue[r] à forger un habitus professionnel qui permet in fine une meilleure intégration sur le marché du travail » (Brandt et al., 2011[18]Brandt CB et al. (2013). “A theoretical framework for the studio as a learning environment”, International Journal of Technology and Design Education, n° 23(2), p. 329-348, cité par Bastin et Scherrer, 2018, op. cit.). Ces compétences développées lors des ateliers peuvent être remobilisées par les étudiants dans le cadre de leur insertion professionnelle, l’atelier étant une mise en situation concrète. Les étudiants ont l’occasion d’observer les jeux d’acteurs au sein de ce milieu ; ils adoptent une posture réflexive par rapport au positionnement d’un urbaniste et acquièrent des savoirs en urbanisme. Ils expérimentent et articulent ces savoirs à la pratique urbanistique, ce qui provoque régulièrement des débats sur le rôle de l’urbaniste et ses missions, chacun faisant appel à ses propres représentations issues de ses expériences personnelles. De fait, les étudiants apprennent le métier d’urbaniste en l’expérimentant sous une forme particulière.

Les ateliers constituent ainsi un apport non négligeable pour l’insertion professionnelle des étudiants, qui se trouve facilitée par l’ancrage territorial de l’institut. En raison de leur format spécifique, les ateliers font partie des rares exercices universitaires qui font office d’expérience professionnelle. S’ils décident de postuler à un emploi portant sur un sujet proche de celui traité au cours d’un atelier, les étudiants peuvent ainsi arguer d’une première expérience réelle sur le sujet et mieux envisager les attentes de l’employeur. Les ateliers permettent aux étudiants d’enrichir leur curriculum vitae et de se distinguer. Ils constituent en outre des occasions de rencontre pour les étudiants avec les acteurs locaux qui peuvent par la suite devenir leurs futurs employeurs, ce qui revient à constituer un début de réseau professionnel.

Cependant, ce format pédagogique soulève un ensemble de questions. Il en est ainsi, tout d’abord, de la difficile autonomisation de l’étudiant : la dynamique de groupe est un élément clé pour la réussite d’une telle pédagogie, une émulation collective à travers la mise en place d’un apprentissage horizontal, où chacun apporte au groupe en fonction de son parcours sociobiographique. Cependant, des problèmes relatifs au fonctionnement d’un groupe apparaissent rapidement : mise en place d’un leadership qui n’est pas forcément reconnu par l’ensemble des membres du groupe, communication partielle des informations qui réduit la maîtrise de la situation, etc. Cela amène l’enseignant à redéfinir les rôles au sein du groupe et à être très disponible pour assurer une bonne dynamique interne, ayant une connaissance fine des jeux d’acteurs tels qu’ils ont été développés par Crozier et Friedberg (1977[19]Crozier M, Friedberg E. (1977). L’Acteur et le système, Paris, Le Seuil.), notamment sur la circulation des informations donc la maîtrise des zones d’incertitude qui fait que certains groupes peuvent détenir une marge de liberté plus importante que d’autres. Le rôle de l’enseignant est de rendre les informations disponibles accessibles à tous, de favoriser la prise de contact avec les acteurs du territoire utiles aux étudiants et de donner les outils aux étudiants pour s’organiser. Certains dévient du cadre posé par la situation d’atelier en ne produisant pas suffisamment, en n’étant pas honnêtes sur les tâches effectuées, en se mettant dans une posture compétitive avec leurs camarades ou en les agressant verbalement, donc en opérant des déviances contre l’organisation ou les personnes qui la constituent (Robinson et Bennett, 1995[20]Robinson SL, Benett RJ. (1995). « A typology of deviant workplace behaviors: a multidimensional-scaling study », Academy of Management Journal, vol. 38, n° 2, p. 555-572.). Ces comportements peuvent amener à une reformulation de la posture de l’enseignant, voire à faire évoluer les règles.

De plus, certains étudiants peuvent se sentir perdus car ils n’ont pas l’habitude de ce format pédagogique, étant coutumiers d’une pédagogie classique lors de leur cursus scolaire. Dès le départ, le rapport à la commande est ambigu car celle-ci n’est pas complète, et la méthode à mettre en place ne fait pas l’objet d’enseignements préalables. La période d’appropriation de la commande est compliquée pour beaucoup, étant dans un contexte d’incertitude par rapport à l’exercice et à ses finalités, donc ne comprenant pas les enjeux proposés à l’étude. De fait, la commande évolue tout au long de l’atelier, contrairement aux consignes habituelles lors de cours classiques. Ainsi, certains étudiants, habitués à répondre à des consignes précises, perçoivent initialement cette démarche comme un exercice universitaire classique et moins comme une mise en situation professionnalisante, ce qui peut les déstabiliser. Pour autant, certains étudiants sont formés par l’atelier dès les premières années, tels les étudiants issus de formations en IUT carrières sociales option gestion urbaine qui leur permettent d’être plus à l’aise dans la mise en place et le déroulé d’un atelier, et mieux habitués au sentiment d’incertitude lié. 

Enfin, ce type d’atelier est particulier car un commanditaire réel est présent, et le problème posé est guidé par la demande sociale, contrairement à d’autres ateliers qui peuvent être directement liés aux cours suivis (ce qui correspond à une mise en situation fictive créée par l’enseignant) ou à la réalisation d’une production synthétisant les acquis (tel un exercice de réalisation d’une stratégie urbaine). Ainsi, le livrable doit se rapprocher d’une qualité professionnelle pour les commanditaires qui financent l’atelier. Or les étudiants sont en phase d’apprentissage et ne sont pas des professionnels de l’urbanisme, ils apprennent encore à se placer dans le jeu d’acteurs sans connaître ce monde professionnel. L’enseignant joue donc un rôle de médiateur et rappelle les positions sociales de chacun dans l’exercice. Il négocie avec le commanditaire, alors que les étudiants sont amenés à développer une réflexivité critique pour sortir des routines professionnelles, à innover dans les réponses à apporter pour décaler le regard des commanditaires.

Les ateliers professionnels à l’IATEUR représentent ainsi une forme pédagogique spécifique où les étudiants apprennent en se confrontant au territoire et à ses acteurs. Dans le même temps, le territoire apprend des ateliers à travers la diffusion des connaissances universitaires récentes.

Les ateliers : une occasion rare
de diffusion des connaissances universitaires
aux acteurs locaux

Au-delà de l’apport pédagogique pour les étudiants, les ateliers professionnels permettent d’installer un dialogue entre l’université et les acteurs des territoires locaux, et sont ainsi une occasion rare pour les territoires de bénéficier des connaissances universitaires les plus récentes.

La proximité de l’IATEUR avec des professionnels de l’urbanisme est liée à l’ancrage de l’institut sur son territoire, une construction facilitée dans les villes intermédiaires. Lors de leur formation, les étudiants de l’institut sont fréquemment en contact avec des décideurs locaux et avec des services techniques (agence d’urbanisme, bailleurs sociaux, bureaux d’étude, etc.). En effet, ces professionnels participent pleinement à la vie de l’IATEUR en intervenant lors de cours, en participant aux séminaires et en co-encadrant des ateliers professionnels. Il en est ainsi du responsable du renouvellement urbain au sein du bailleur social Le Foyer rémois qui intervient auprès des étudiants, réalise la visite de lieux, telle la cité du Chemin-Vert, ou de la présidente de l’Établissement public de coopération intercommunale du Grand Reims qui a présenté les enjeux du territoire en termes d’urbanisme aux étudiants. De plus, une part significative des professionnels de la production urbaine locale sont issus de la formation de l’IATEUR. Du fait de cet ancrage territorial de l’institut, des allers-retours constants ont lieu avec le milieu professionnel. La construction de ce réseau d’acteurs est utile à la professionnalisation des étudiants, en termes d’insertion professionnelle, mais aussi à ces acteurs pour opérer une réflexion sur leurs pratiques (Dubosson, Pasquier, Probst, 2017[21]Dubosson M, Pasquier M, Probst G. (2017). « Chapitre 11. Pourquoi et comment faire appel à une étude de cas “locale” pour évaluer la mise en pratique des connaissances théoriques par les étudiants ? », dans Roulin V (dir.), Comment évaluer les apprentissages dans l’enseignement supérieur professionnalisant. Regards d’enseignants, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, p. 153-170.).

Depuis la mise en place des commandes réelles au milieu des années 1980, les commanditaires des ateliers professionnels de l’IATEUR sont très implantés localement. Plus de 50 % des ateliers ont pour terrain d’étude un espace situé au sein de la Marne, et près de 80 % un espace situé au sein de l’ancienne région Champagne-Ardenne (dans la ville de Reims elle-même dans 28 % des cas, mais aussi des villes comme Épernay, Troyes, Vitry-le-François ou des territoires ruraux). Seules 3 % des commandes portent sur un espace situé en France en dehors des régions Champagne-Ardenne et Picardie, et 5 % des commandes sont issues d’un territoire extranational (figure 1). Ces dernières commandes peuvent d’ailleurs être liées à l’implantation locale du commanditaire : par exemple, l’entreprise Frey, foncière à mission d’immobilier commercial, a commandé à plusieurs reprises des ateliers dans différentes villes françaises. Surtout, la diversification des territoires d’étude est impulsée par les enseignants-chercheurs de l’institut, en lien avec leurs terrains de recherche. Ainsi, huit ateliers se sont déroulés dans des pays du monde arabe et du Proche-Orient, entre les années universitaires 1997-1998 et 2006-2007 (dont cinq en Turquie), co-encadrés par un enseignant-chercheur spécialiste de ces régions[22]Voir par exemple Bazin M. (1997). « D’Athènes à Tachkent, métropoles et espaces métropolisés », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, n° 24 ; Bazin M. (2000). « Méditerranée orientale et monde turco-iranien : une aire productrice de diasporas ? », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, n° 30 ; Bazin M, Tapia (de) S. (2012). La Turquie : géographie d’une puissance émergente, Paris, Armand Colin..

Figure 1. Des ateliers implantés localement : localisation des terrains d’étude des ateliers réalisés à l’IATEUR depuis leur mise en place.

Les études réalisées sont principalement destinées à des acteurs publics : des municipalités, des EPCI ou des services de l’État (DREAL, DDT, ANRU, etc.). Certains opérateurs de droit privé, notamment les bailleurs sociaux ainsi que des associations (agences d’urbanisme, associations investies dans les domaines du logement social ou de l’environnement) participent également à cet exercice. Enfin, quelques commandes sont issues de programmes de recherche, financés par l’Agence Nationale de la Recherche française ou le Plan Urbanisme Construction Architecture (PUCA). L’analyse des archives des ateliers de l’IATEUR depuis 1986 montre une évolution des commanditaires des ateliers. Depuis le début, les communes et les intercommunalités constituent des commanditaires majeurs. Les années 1990 et le début des années 2000 sont marqués par la constitution de nombreuses intercommunalités, à la suite de la loi du 6 février 1992 instituant les communautés de communes et les communautés de villes. Les commandes d’ateliers de l’IATEUR reposent alors sur de nombreux diagnostics de territoires et propositions afin de préparer et de nourrir la création des nouvelles intercommunalités. Les commanditaires sont alors à la recherche d’un regard extérieur et d’une ingénierie spécifique, mais aussi d’un organisme capable de mettre en contact différents interlocuteurs (entretien avec Marcel Bazin).

À partir du milieu des années 2000, les commanditaires se diversifient : les associations sont davantage présentes, de même que la DREAL (Champagne-Ardenne puis Grand Est), les bailleurs sociaux, l’université de Reims Champagne-Ardenne, les laboratoires de recherche ainsi que des entreprises. Cette évolution va de pair avec le fort renouvellement de l’équipe enseignante de l’institut, les commandes étant souvent issues de relations existantes et en lien avec les préoccupations scientifiques des enseignants. Si elle pouvait être visible auparavant, l’imbrication entre les thématiques d’atelier et celles des encadrants est devenue plus forte.

Les ateliers permettent ainsi aux territoires de bénéficier d’études réalisées par des étudiants formés par l’université aux problématiques les plus actuelles de l’aménagement des territoires et sur des sujets variés. Déjà en 1991, Marcel Bazin, alors directeur de l’IATEUR, soulignait cet apport pour les territoires concernant les ateliers portant sur des problèmes environnementaux en milieu rural : « Les étudiants intéressés par ce qu’ils découvraient ont su se faire prendre au sérieux. Certes ils n’ont pas toujours pu produire des documents directement applicables, tout simplement parce qu’ils intervenaient alors que des procédures de révision du POS étaient déjà bien engagées. La confrontation avec les élus a d’ailleurs permis à chaque fois de comparer les conclusions des groupes d’atelier aux documents officiels. Mais les élus eux-mêmes ont apprécié la liberté de jugement des étudiants affranchis des pesanteurs sociologiques et politiques locales, ce qui ne les empêche pas de les percevoir. Leurs positions ont pu contribuer à conforter les élus dans certaines de leurs décisions ou inversement infléchir leurs points de vue en élargissant la gamme des possibles. Ainsi à Aÿ, les étudiants ont exprimé leurs doutes sur les possibilités d’implantation d’une zone d’activités dans la plaine inondable et ont formulé une contre-proposition qui a éveillé l’intérêt des responsables municipaux » (Bazin, 1991[23]Bazin M. (1991). « Le thème de l’Environnement dans les ateliers d’urbanisme en milieu rural », Aménagement et Nature, n° 101, p. 15-17., p. 17). Les ateliers en urbanisme et aménagement peuvent ainsi contribuer à « la publicisation d’un problème au sein d’une institution ou parmi la société civile » ou à relancer une « dynamique de dialogue » sur un territoire (Carriou, 2018[24]Carriou C. (2018). « Former “hors les murs”. L’expérience des “commandes financées” au sein du master d’urbanisme de l’université Paris Nanterre », Cahiers RAMAU,n° 9, Éditions de la Villette, p. 74-86., p. 4).

Si les résultats de l’atelier sont convaincants, ils peuvent amener les collectivités à s’engager dans une réflexion approfondie en confiant une étude à une agence professionnelle. Les résultats de l’atelier peuvent alors aider les commanditaires à préciser leur cahier des charges pour l’étude en question. À titre d’exemple, cela a été le cas d’un atelier réalisé à l’IATEUR en 2014 sur l’hospitalité des espaces publics à Reims, qui a amené les étudiants à proposer un réaménagement de la place de l’Hôtel-de-Ville. Plusieurs années après, la ville de Reims a confié une étude à une agence professionnelle pour le réaménagement de cette place. Le travail d’atelier précédemment réalisé a ainsi constitué un élément complémentaire de réflexion sur le réaménagement de cette place.

Le faible coût de l’atelier confère également davantage de liberté aux étudiants et à leurs encadrants dans les solutions proposées. Dans le cas d’une étude professionnelle, les commanditaires ont généralement tendance à baliser les éléments de manière précise dès le cahier des charges, afin de s’assurer d’une réponse adéquate à leurs attentes, donc d’un « retour sur investissement ». Dans le cas des ateliers réalisés dans le master en urbanisme et aménagement, les attentes des commanditaires sont moindres puisqu’il s’agit d’un travail réalisé par des étudiants. Les ateliers permettent généralement aux collectivités de prendre plus de risques pour investiguer des sujets plus novateurs qu’elles ne le font dans le cas d’études confiées aux bureaux d’études. Les contraintes budgétaires et techniques des propositions sont ainsi généralement mises de côté, alors qu’elles sont centrales dans le cas de missions confiées à des bureaux d’études, qui s’associent généralement avec des ingénieurs, des juristes, etc., pour s’assurer de la faisabilité des solutions proposées. En sollicitant le monde universitaire, les commanditaires ne cherchent pas à obtenir une solution « réaliste », mais sont plutôt en attente d’un regard distancié sur leurs pratiques, de pistes de réponses inventives, différentes de celles qu’ils ont pour habitude de lire. Bien souvent, les cahiers des charges sont volontairement peu précis afin de laisser les étudiants proposer des réponses variées, et la commande se trouve régulièrement reformulée, entraînant l’instauration d’un dialogue entre universitaires, étudiants et commanditaires (Carriou, 2018[25]Op. cit.). Les commanditaires d’un atelier attendent ainsi « un travail qui oscille entre impertinence et expertise » (Zepf et Roux, 2014[26]Zepf M, Roux JM. (2014). « L’atelier, un outil de formation innovant : méthodologie et attendus », dans Bensahel L, Zepf M, Roux JM, Révéler, projeter, partager le territoire: l’étudiant acteur de sa formation, Paris, L’Harmattan, p. 75‑81.).

Par conséquent, les ateliers ont de nombreux points communs avec les travaux des bureaux d’études, mais ils recouvrent une dimension davantage exploratoire. Ils incitent les commanditaires à lancer par la suite des études plus approfondies du sujet si les résultats escomptés les convainquent. Afin d’éviter la méprise de la part du commanditaire, l’encadrant doit bien baliser les potentiels et contours de l’étude au moment de la signature de la convention, et éventuellement inciter le commanditaire à réduire ses attentes, en lui expliquant les contraintes liées au travail étudiant (les attentes pédagogiques pour les apprenants soumis à des contraintes de temps). Cela a par exemple été le cas d’un atelier organisé sur la pollution lumineuse, pour lequel le commanditaire (EPCI du Grand Reims) s’attendait initialement à ce que les étudiants réalisent un Schéma directeur d’aménagement lumière (SDAL). Après échange avec le commanditaire, la commande a été transformée en une étude de la pollution lumineuse sur trois sites de l’EPCI du Grand Reims. Ainsi redéfini, cet atelier a démontré aux élus l’intérêt qu’il peut y avoir à réaliser ce type d’étude, puis à passer commande auprès d’un bureau d’études pour la réalisation du SDAL.

Cet objectif de démonstration de la légitimité d’un sujet auprès des élus était également central dans le cadre des ateliers réalisés au sein de l’École d’Urbanisme de Paris pour le compte de la ville de Paris. Tel que l’indiquent Pedro Gomes et Sabine Bognon (2018[27]Gomes P, Bognon S. (2018). « L’atelier pédagogique en urbanisme : apport des commanditaires à l’apprentissage par problèmes appliqués », Territoire en mouvement. Revue de géographie et aménagement, n° 39-40.), les commanditaires trouvent une certaine forme d’utilité des ateliers pour développer des sujets alors mineurs au sein de l’action publique, telle la prise en compte d’enjeux de santé dans le cas parisien et des temporalités dans notre cas. Ainsi, les ateliers peuvent amener les acteurs locaux à se saisir d’enjeux qui n’étaient pas à l’agenda politique, si le moment est opportun pour les acteurs concernés. Cependant, ces enjeux ne sont pas nécessairement instrumentalisés par les acteurs locaux de la production urbaine pour valider un projet déjà bien engagé, comme ont pu le vivre P. Gomes et S. Bognon (2018[28]Op. cit.) dans le cas parisien. En effet, dans une ville intermédiaire, les services techniques sont moins nombreux que dans un espace métropolitain, ce qui laisse de côté de nombreux sujets émergeant dans le champ de l’urbanisme, pour lesquels les ateliers constituent une bonne occasion de défrichage (telles les mobilités alternatives à l’énergie fossile, la mise en place d’une politique publique de la nuit, etc.).

Les apports pour le territoire viennent également de la relation instaurée avec les enseignants-chercheurs, qui peuvent inciter les acteurs du territoire à élargir leurs sujets de travail en diffusant les résultats récents de la recherche. En effet, au fur et à mesure des ateliers réalisés, une relation de confiance se noue entre les enseignants-chercheurs de l’université et les différents acteurs du territoire commanditaires d’études. La satisfaction des professionnels vis-à-vis des premiers ateliers réalisés peut les conduire à renouveler la commande d’un atelier sans qu’ils n’aient de besoins spécifiques. Cela peut alors être l’occasion pour l’enseignant-chercheur de proposer un sujet en lien avec ses thématiques de recherche. Cela a souvent été le cas à l’IATEUR. Les acteurs locaux ont ainsi pu être sensibilisés aux enjeux temporels de l’aménagement des territoires par les recherches menées par certains enseignants-chercheurs et portant pour partie sur le territoire local. Les recherches sur le dimanche en ville et les politiques urbaines qui y sont associées ont – par exemple – amené à proposer un atelier sur le dimanche dans le centre-ville de Reims au directeur de l’urbanisme de Reims Métropole, en 2014. Il en fut de même en 2017 où diverses conversations avec des acteurs locaux ont conduit à proposer un atelier portant sur les enjeux liés à l’éclairage urbain, notamment en matière de développement durable. Alors que la direction du développement durable était peu convaincue de l’intérêt du sujet au départ, un deuxième atelier a finalement été organisé l’année suivante sur le traitement de la pollution lumineuse dans plusieurs communes de l’agglomération. Cette méthode de définition des sujets d’ateliers n’est pas spécifique à l’IATEUR mais se retrouve au sein d’autres formations, comme cela a été souligné pour le cas de l’université de Nanterre où « la grande majorité [des commanditaires] entretient, de près ou de loin, des relations de proximité avec les enseignants de la formation » (Carriou, 2018[29]Op. cit.). La place de l’enseignant dans la formulation des sujets d’études est telle que Claire Carriou se considère comme une « encadrante et négociatrice de commandes » (Carriou, 2018[30]Op. cit.). Notre expérience ne peut que nous inciter à confirmer ces propos.

Les ateliers professionnels représentent donc un moyen particulièrement efficace pour diffuser des résultats de la recherche au sein de l’action publique et en faire bénéficier le territoire dans lequel l’institut est implanté. En retour, ils permettent également à l’enseignant-chercheur de tirer des apprentissages de l’atelier, à la fois pour son travail d’enseignant et pour son travail de chercheur.

L’enseignant-chercheur apprenant :
trouver la bonne posture
pour apprendre des ateliers professionnels

Cette troisième partie vise à montrer ce que produit l’évolution des dispositifs pédagogiques liés à l’urbanisme pour l’enseignant-chercheur considéré à la fois comme un accompagnant pour les étudiants dans l’élaboration d’un travail collaboratif d’analyse et de proposition, et un chercheur acteur du territoire. S’il trouve la bonne posture à adopter, l’enseignant-chercheur peut lui-même apprendre dans le cadre de l’atelier pour faire évoluer ses pratiques pédagogiques ainsi que ses recherches.

Dans le cadre de l’atelier, l’enseignant accompagne et encourage l’étudiant pour qu’il développe, en groupe, sa propre compréhension des enjeux du territoire et propose des solutions. Il ne s’agit pas pour l’enseignant de proposer directement des notions à assimiler (ce qui relève typiquement du cours magistral), puis des exercices de mise en application (en travaux dirigés) avant une évaluation. La séquence pédagogique est relative à une confrontation des étudiants à un problème, les amenant à rechercher les informations adéquates liées à ce problème (au sein des cours, sur le terrain, à travers leurs lectures) et à proposer une solution. Le savoir n’est donc pas délivré par l’enseignant, mais coconstruit par les étudiants entre eux et à partir des retours des encadrants.

La mise en place de ce type de séquence pédagogique constitue un format inhabituel pour des enseignants habitués à la pédagogie universitaire classique et peut à certains égards s’avérer perturbant dans la mesure où il incite les enseignants à adopter une posture réflexive quant à leurs pratiques pédagogiques. En effet, les enseignants observent les étudiants en situation réelle et saisissent les difficultés auxquelles ils sont confrontés ainsi que les questionnements qu’ils se posent. Aborder seulement la théorie apparaît trop abstrait aux étudiants, sans l’articuler avec l’expérimentation et l’illustration par les pratiques urbanistiques, comme le soulignent P. Gomes et S. Bognon : « En atelier, les influences réciproques entre théorie et pratique apparaissent dans un processus d’apprentissage ”piloté par les étudiants, collaboratif et réflexif” (Shepherd, Cosgrif, 1998[31]Op. cit., p. 348). L’atelier se distingue ainsi par la valorisation de l’expérience comme point central de la formation » (Gomes et Bognon, 2018[32]Op. cit.), une démarche remobilisée à l’occasion d’autres situations d’enseignement. Ce dispositif permet donc aux étudiants de mettre en pratique les apprentissages théoriques. Il en est ainsi du cours « Acteurs et gouvernance » (qui vise à présenter les processus décisionnels liés à la production du territoire), dont l’apprentissage théorique peut être complexe. Les enseignements de ce cours deviennent plus limpides aux yeux des étudiants par la mise en situation concrète lors des ateliers professionnels.

De plus, la relation de confiance qui se noue entre l’enseignant et les étudiants dans le cadre d’un atelier amène ces derniers à se livrer plus facilement auprès des enseignants. Les angoisses et craintes parfois exprimées peuvent être délicates à gérer, mais ces moments d’échanges constituent une ressource pour l’enseignant en lui permettant de mieux comprendre les blocages des étudiants, puis d’opérer les réajustements nécessaires dans sa pratique pédagogique. L’atelier constitue donc un moment privilégié dans le « contrat pédagogique » entre l’étudiant et l’enseignant, c’est-à-dire dans les engagements informels et implicites établis entre étudiants et enseignants du supérieur. La réussite de ce contrat pédagogique nécessite un engagement des étudiants et un accompagnement adéquat de l’enseignant. Cet accompagnement favorise la connaissance des capacités différenciées des étudiants et permet d’identifier des lacunes dans la formation, en particulier en matière de méthodologie. Ces lacunes peuvent être comblées directement au cours de l’atelier, de manière personnalisée ou de façon globale, si elles sont récurrentes (en ajustant le contenu de la formation). De cette manière, l’enseignant accompagne les étudiants dans la compréhension de la commande et la mise en place des outils de planification de projet pour pouvoir y répondre (les étapes à suivre, le calendrier à mettre en place, etc.), amenant aussi les étudiants à définir les rôles au sein de leur groupe pour permettre la mise en place d’une véritable dynamique (rôle de chef de projet, par exemple). L’enseignant accompagne également les étudiants dans la recherche des informations, en leur proposant d’effectuer des liens avec des notions étudiées dans le cadre d’autres cours et en les accompagnant dans la mise en place des outils méthodologiques pour effectuer le travail de terrain, puis l’analyse des données. Enfin, l’encadrant s’assure de la qualité du livrable en discutant du plan et de la forme avec les étudiants qui deviennent responsables de celui-ci, étant amenés à le défendre devant les commanditaires. 

Il s’agit de guider les étudiants afin de faire émerger au sein du groupe les manières dont le projet doit être mené et d’assurer la qualité du travail pour assurer le lien de confiance établi entre les acteurs du territoire et l’IATEUR. En conséquence, l’atelier repose sur l’alternance entre des propositions par les étudiants et un retour critique par les encadrants (enseignant et professionnel), puis des reformulations des propositions par les étudiants. Les séances d’atelier constituent donc des moments de partage et de réflexions. L’intelligence pédagogique intervient particulièrement à ce stade où l’étudiant doit se sentir suffisamment à l’aise pour défendre son point de vue : l’enseignant doit l’amener à décaler son regard afin de laisser une part de créativité aux étudiants dans leur travail. L’atelier repose donc sur un véritable processus itératif, chaque fois singulier du fait des dynamiques spécifiques du contrat pédagogique.

Cependant, la question de l’évaluation de l’exercice pose problème, entre une notation individuelle ou collective (Dürrenberger, 2017[33]Dürrenberger Y. (2017). « Chapitre 4. L’évaluation sommative en groupe : comment valoriser le travail collectif sans faire l’impasse sur les contributions individuelles ? », dans Roulin V (dir.), Comment évaluer les apprentissages dans l’enseignement supérieur professionnalisant. Regards d’enseignants, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, p. 65-75.). Il apparaît délicat de proposer une note commune pour un investissement différencié des étudiants, ces derniers pouvant ressentir cela comme une injustice. Ceci peut amener à différencier les notations selon les perceptions des encadrants. Or c’est bien le groupe qui est responsable de la bonne réalisation de l’atelier. De son côté, la note individuelle ne reflète pas nécessairement l’investissement réel de l’étudiant, certains étant peu à l’aise à l’oral mais investis dans le travail « dans l’ombre ». De plus, la notation individuelle peut nuire à la coopération et au travail de groupe, amenant à une posture compétitive plutôt que solidaire. De fait, c’est la diversité des compétences mises en œuvre qui est notée à travers une démarche cohérente, la note découlant du suivi important des diverses étapes réalisées par les étudiants. Cela constitue un apprentissage pour l’encadrant – mobilisé dans le cadre des autres cours –, la grille d’évaluation pouvant être revue à l’aune de ces problématiques de coopération et d’acquisition progressive des savoirs et savoir-faire. De plus, la participation d’un professionnel aux séances de restitution permet aux enseignants d’observer d’éventuels changements quant aux compétences attendues à la sortie du master et aux points de vigilance privilégiés par les structures professionnelles recrutant les étudiants. L’enseignant-chercheur dans l’atelier adopte ainsi un rôle pivot et multiple, à la fois référent professionnel pour le commanditaire et enseignant pour l’étudiant. Mais l’atelier permet aussi d’alimenter ses recherches pour d’autres projets.

Les ateliers professionnels ont également des répercussions sur les recherches menées par les encadrants qui sont aussi chercheurs. Ils peuvent en effet être utilisés comme un moment de terrain pour observer les pratiques professionnelles des urbanistes en train de se faire, comprendre les logiques d’action des urbanistes, relever les enjeux qu’ils considèrent comme prioritaires, et saisir les jeux d’acteurs dans lesquels ils sont impliqués. Il ne s’agit pas de mener une recherche-action ou recherche-intervention – telle que mise en place par les premiers sociologues de l’École de Chicago (notamment R. E. Park) – au sens de réforme sociale, de recherche d’effets pratiques à partir de méthodologies académiques. Cela ne revient pas non plus à la réalisation de grands programmes institutionnels de recherche (telle la sociologie urbaine critique des Trente Glorieuses en France (Le Breton, 2012[34]Le Breton É. (2012). Pour une critique de la ville : la sociologie urbaine française, 1950-1980, Rennes, Presses universitaires de Rennes.)). Les ateliers permettent plutôt de mener une recherche ancrée dans une situation réelle (les doutes des acteurs de la production urbaine), qui est nourrie de la coopération de ces acteurs et analysée par suite d’abstractions théoriques. Ce processus permet de modifier la focale sur la situation donnée, avec une visée pratique. Ce type de recherche est axé sur la compréhension des formes de l’action collective ; il vise à déconstruire les univers de sens construits en situation et leurs impacts en termes de rapports sociaux et de transformations urbaines, pour modifier progressivement les rapports entre acteurs de la production urbaine.

La relation de confiance établie avec le professionnel permet d’obtenir des informations que la personne ne livrerait pas dans le cadre d’un seul entretien, et donne une occasion d’observation participante. Les relations nouées dans le cadre de l’atelier peuvent également lui permettre d’obtenir plus facilement des contacts pour de futurs entretiens. Les ateliers favorisent le travail au sein de terrains de recherche qui seraient autrement inaccessibles. Au-delà de l’aspect pratique d’accès au terrain, l’atelier peut également représenter un moment d’ouverture pour l’enseignant-chercheur, en le contraignant à sortir de ses questionnements habituels pour travailler sur des thématiques qui lui sont peu familières. Ils lui apportent alors des connaissances nouvelles, qui peuvent l’inciter par la suite à élargir ses thématiques de recherche ou à proposer de nouvelles interprétations de ses résultats de recherche. 

Dans un mouvement de réciprocité, les ateliers peuvent ainsi servir à la recherche tout autant que la recherche peut leur servir. Mais il nous semble que l’atelier peut aussi à l’inverse constituer un frein à la recherche du fait de ces relations spécifiques nouées entre le chercheur et le commanditaire. Le chercheur – en se faisant le relais de pratiques professionnelles – peut s’interroger sur sa légitimité (Dupuy, Lacroix et Naro, 2006[35]Dupuy Y, Lacroix M, Naro G. (2006). « Identités et dilemmes de l’enseignant-chercheur en sciences comptables », Comptabilité Contrôle Audit, n° 2, p. 9-26.) et son rôle critique dans cette diffusion. Une fois la relation interpersonnelle établie, il peut en effet paraître délicat pour le chercheur de solliciter un entretien avec cet acteur, dans la mesure où la relation d’entretien sera modifiée par l’existence d’une relation antérieure. La relation entre l’informateur et l’enquêteur n’est certes jamais neutre dans le cadre d’un entretien, mais des enjeux spécifiques entrent en considération ici pour la structure d’enseignement (reconnaissance et financements) et pour les relations entre le chercheur et le territoire local (potentielle fermeture du terrain de recherche du fait de la promiscuité des acteurs et donc de phénomènes d’interconnaissance importants). Aborder des sujets sensibles ou critiques avec une telle relation professionnelle apparaît délicat et peut froisser l’interlocuteur. Plus encore, en proposant des analyses critiques des politiques mises en place ou des actions menées par certaines structures commanditaires d’ateliers, le chercheur peut être confronté à un problème éthique. L’encadrant peut se retrouver dans une position délicate de conflit entre ses deux fonctions d’enseignant et de chercheur. On peut, par conséquent, se demander si les ateliers professionnels peuvent désinciter les enseignants-chercheurs à proposer des analyses critiques des politiques afin de maintenir de bonnes relations entre l’institut et les acteurs du territoire. Autrement dit, les ateliers peuvent-ils nuire à l’indépendance de la recherche ?

Conclusion

La situation d’atelier donne à voir des pratiques sociales en réunissant trois types d’acteurs différents : l’étudiant, l’universitaire, le praticien. Ces trois acteurs partagent le même territoire local et sont mis en réseau à l’occasion des ateliers pour créer des situations de dialogue inédites de par la promiscuité de la situation partagée. Cette dimension localiste permet aux étudiants issus du territoire de faire appel à une connaissance préalable de celui-ci pour accéder plus facilement à des ressources, mais le regard décalé d’étudiants extérieurs au territoire enrichit la réflexion en évitant le biais du singularisme. L’ancrage territorial de l’institut facilite l’insertion professionnelle des étudiants du fait de l’intervention de praticiens connaissant cette formation ; ces derniers partagent leur regard professionnel sur les enjeux locaux et donnent accès à leurs ressources locales pour répondre à la commande. La localisation de formations universitaires en ville intermédiaire permet aussi l’ancrage territorial d’enseignants-chercheurs et la réalisation de programmes de recherche liés à ce territoire, la situation d’atelier facilitant le transfert des savoirs entre mondes académique et professionnel.

C’est donc cette dimension localiste qui permet de créer des situations de dialogue inédites et de les pérenniser du fait de la relation de confiance nouée dans ce partenariat (visible à travers le renouvellement des commandes de certaines structures et interventions de certains professionnels). Cette dernière amène chacun à casser ses routines et à modifier ses pratiques, qu’elles soient pédagogiques, professionnelles ou scolaires, c’est-à-dire à « opérer un léger déplacement par rapport à sa sphère d’origine » (Carriou, 2018, p. 8). Les étudiants sont formés aux enjeux spécifiques et aux jeux d’acteurs du territoire, ce qui leur sera utile pour la suite de leur parcours professionnel afin de saisir les contextes territoriaux sur leur lieu d’exercice. Les professionnels peuvent quant à eux prendre conscience d’enjeux du territoire qu’ils n’avaient pas encore identifiés en tirant profit des avancées de la recherche. Enfin, l’enseignant-chercheur peut enrichir ses recherches en observant les pratiques professionnelles au plus près de celles-ci. En donnant lieu à des échanges entre étudiants, enseignants-chercheurs et acteurs locaux, les ateliers représentent ainsi une occasion rare de faire se confronter – mais aussi et surtout s’enrichir – les différents savoirs (savoir-faire et savoir-être, savoir pratique et savoir théorique) afin de bénéficier au territoire, en améliorant, d’une part, le cadre de vie et, d’autre part, la qualité de vie des habitants. Notre expérience nous laisse penser que le petit nombre d’acteurs traitant de l’urbanisme dans une ville intermédiaire et l’interconnaissance qui existe entre ces acteurs créent des situations d’échange spécifiques lors des ateliers, en renforçant notamment l’interdépendance des enseignants-chercheurs et des acteurs locaux.

En dépit de ces nombreux apports, ce mode de production d’études urbaines « décalées » pose toutefois une question éthique et interroge quant à ses effets sur l’indépendance de la recherche et sa capacité à porter une analyse critique. En effet, si l’atelier professionnel est un moment privilégié pour que la recherche contribue à faire évoluer l’action publique, il a également des répercussions sur les recherches menées par les encadrants. Ces répercussions peuvent être positives, par exemple en élargissant les sujets de recherche des encadrants. L’atelier peut également être une source d’informations pour le chercheur en lui offrant un accès à des données confidentielles du fait d’une relation de confiance nouée entre l’encadrant et le commanditaire. Mais il nous semble qu’il peut aussi, à l’inverse, constituer un frein à la recherche par les relations spécifiques nouées entre le chercheur et le commanditaire, tous les deux ancrés localement, et l’effacement d’une certaine distance sociale.


[1] Bastin A, Scherrer F. (2018). « La pédagogie de l’atelier en urbanisme : une revue de la littérature scientifique internationale », note de recherche, Revue internationale d’urbanisme, n° 5.

[2] Florida R. (2002). The rise of the creative class… and how it’s transforming work, leisure, community and everyday life, New York, Basic Books.

[3] Paivandi S. (2015). Apprendre à l’université, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, p. 171-195.

[4] Op. cit.

[5] Op. cit.

[6] Heumann L. F. et Wetmore L. B. (1984) « A Partial History of Planning Workshops : The Experience of Ten Schools from 1955 to 1984 », Journal of Planning Education and Research, n°4-2, pp. 120-130, cité par Bastin A, Scherrer F. (2018), op. cit.

[7] Entretien réalisé le 21 octobre 2021.

[8] Op. cit.

[9] Schellens P, Rozencweig E. (2018). « L’Inspection inversée », Les Cahiers internationaux de psychologie sociale, n° 119-120, p. 319‑337.

[10] Cité par Bastin et Scherrer, 2018, op. cit.

[11] Lahire B. (2001). « La construction de “l’autonomie” à l’école primaire : entre savoirs et pouvoirs », Revue Française de Pédagogie, n° 134, p. 151-161.

[12] Jobert G. (2003). « Formation », dans Barus-Michel J, Enriquez E, Lévy A (dir.), Vocabulaire de psychosociologie, Ramonville-Saint-Agne, Érès, p. 353-359.

[13] Shepherd A, Cosgrif B. (1998). « Problem-based learning: a bridge between planning education and planning practice”, Journal of Planning Education and Research, vol.17, n° 4, p. 348-357.

[14] Gomes P, Bognon S. (2018). « L’atelier pédagogique en urbanisme : apport des commanditaires à l’apprentissage par problèmes appliqués », Territoire en mouvement. Revue de géographie et aménagement, n° 39-40.

[15] Tilman F, Grootaers D. (2006). Les chemins de la pédagogie. Guide des idées sur l’éducation, la formation et l’apprentissage, Charleroi, Chroniques Sociales.

[16] Dewey, J. (1938). Experience and Education, Illinois, Kappa Delta Pi.

[17] Illich I. (1973). La Convivialité, Paris, Le Seuil.

[18] Brandt CB et al. (2013). “A theoretical framework for the studio as a learning environment”, International Journal of Technology and Design Education, n° 23(2), p. 329-348, cité par Bastin et Scherrer, 2018, op. cit.

[19] Crozier M, Friedberg E. (1977). L’Acteur et le système, Paris, Le Seuil.

[20] Robinson SL, Benett RJ. (1995). « A typology of deviant workplace behaviors: a multidimensional-scaling study », Academy of Management Journal, vol. 38, n° 2, p. 555-572.

[21] Dubosson M, Pasquier M, Probst G. (2017). « Chapitre 11. Pourquoi et comment faire appel à une étude de cas “locale” pour évaluer la mise en pratique des connaissances théoriques par les étudiants ? », dans Roulin V (dir.), Comment évaluer les apprentissages dans l’enseignement supérieur professionnalisant. Regards d’enseignants, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, p. 153-170.

[22] Voir par exemple Bazin M. (1997). « D’Athènes à Tachkent, métropoles et espaces métropolisés », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, n° 24 ; Bazin M. (2000). « Méditerranée orientale et monde turco-iranien : une aire productrice de diasporas ? », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, n° 30 ; Bazin M, Tapia (de) S. (2012). La Turquie : géographie d’une puissance émergente, Paris, Armand Colin.

[23] Bazin M. (1991). « Le thème de l’Environnement dans les ateliers d’urbanisme en milieu rural », Aménagement et Nature, n° 101, p. 15-17.

[24] Carriou C. (2018). « Former “hors les murs”. L’expérience des “commandes financées” au sein du master d’urbanisme de l’université Paris Nanterre », Cahiers RAMAU,n° 9, Éditions de la Villette, p. 74-86.

[25] Op. cit.

[26] Zepf M, Roux JM. (2014). « L’atelier, un outil de formation innovant : méthodologie et attendus », dans Bensahel L, Zepf M, Roux JM, Révéler, projeter, partager le territoire: l’étudiant acteur de sa formation, Paris, L’Harmattan, p. 75‑81.

[27] Gomes P, Bognon S. (2018). « L’atelier pédagogique en urbanisme : apport des commanditaires à l’apprentissage par problèmes appliqués », Territoire en mouvement. Revue de géographie et aménagement, n° 39-40.

[28] Op. cit.

[29] Op. cit.

[30] Op. cit.

[31] Op. cit.

[32] Op. cit.

[33] Dürrenberger Y. (2017). « Chapitre 4. L’évaluation sommative en groupe : comment valoriser le travail collectif sans faire l’impasse sur les contributions individuelles ? », dans Roulin V (dir.), Comment évaluer les apprentissages dans l’enseignement supérieur professionnalisant. Regards d’enseignants, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, p. 65-75.

[34] Le Breton É. (2012). Pour une critique de la ville : la sociologie urbaine française, 1950-1980, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

[35] Dupuy Y, Lacroix M, Naro G. (2006). « Identités et dilemmes de l’enseignant-chercheur en sciences comptables », Comptabilité Contrôle Audit, n° 2, p. 9-26.