frontispice

L’hétérotopie comme invitation
à une distance critique
Par rapport aux fondamentaux
de l’enseignement du projet
architectural et urbain

• Sommaire du no 12

Florence Rudolf UR 7309, École d'Architecture, INSA de Strasbourg Lazaros Mavromatidis ICube UMR 7357, CNRS, Université de Strasbourg, École d'Architecture, INSA Strasbourg

L’hétérotopie comme invitation à une distance critique : par rapport aux fondamentaux de l’enseignement du projet architectural et urbain, Riurba no 12, juillet 2021.
URL : https://www.riurba.review/article/12-atelier-2/heterotopie/
Article publié le 1er oct. 2023

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Florence Rudolf, Lazaros Mavromatidis
Article publié le 1er oct. 2023
  • Abstract
  • Résumé

Heterotopia as an invitation to a critical distance from the fundamentals of architectural and urban design education

This article examines a critical teaching experience in the field of architecture and urbanism, focusing on a workshop for fourth-year students at INSA Strasbourg’s School of Architecture. The workshop aims to challenge the traditional transmission of project culture by encouraging the design of architectural programs while critically questioning conventional program structures in project calls. To achieve this, it draws upon two complementary theoretical concepts: Cornelius Castoriadis’ creative imagination and Michel Foucault’s heterotopias. These concepts are explored in the context of the burning issue of the climate crisis, with the goal of transforming an industrial wasteland into an innovative space, all while confronting the idea of utopia with institutionalization. The workshop seeks to answer the question of how to make a radical break while creating a grounded place. Students are thus encouraged to develop collective ethical imaginations in response to current ecological, economic, social, and political challenges and then translate these ideas into architectural and urban actions. Ultimately, the article delves into the socio-economic and political implications of these projects, warning against the interactions between spatial and social forms in the institutionalization process through design.

Cet article se penche sur une expérience d’enseignement critique dans le domaine de l’architecture et de l’urbanisme, centrée sur un atelier destiné aux étudiants en quatrième année de l’INSA Strasbourg. L’atelier vise à remettre en question la transmission traditionnelle de la culture du projet en encourageant la conception de programmes architecturaux tout en questionnant de manière critique les programmes conventionnels des appels à projets. Pour ce faire, il s’appuie sur deux concepts théoriques complémentaires : l’imagination créatrice de Cornelius Castoriadis et les hétérotopies de Michel Foucault. Ces concepts sont explorés dans le contexte brûlant de la crise climatique, avec pour objectif de transformer une friche industrielle en un lieu innovant, tout en confrontant l’idée d’utopie à l’institutionnalisation. L’atelier cherche à répondre à la question de savoir comment opérer une rupture radicale tout en créant un lieu ancré. Les étudiants sont ainsi poussés à développer des imaginaires collectifs éthiques en réponse aux enjeux écologiques, économiques, sociaux et politiques actuels, puis à traduire ces idées en gestes architecturaux et urbains. Finalement, l’article explore les implications socioéconomiques et politiques de ces projets, mettant en garde contre les interactions entre les formes spatiales et sociales dans le processus d’institutionnalisation par le design.

Cet encadré technique n’est affiché que pour les administrateurs
post->ID de l’article : 2094 • Résumé en_US : 2408 • Résumé fr_FR : 2404 •

Introduction

Dans cet article, nous revenons sur une expérience de distanciation critique des enseignements du projet architectural et urbain à partir d’un atelier proposé aux étudiant·e·s de quatrième année de l’école d’architecture de l’INSA Strasbourg. L’atelier s’entend dans un rapport cumulatif par rapport à la transmission de la culture de projet et de son apprentissage. Il vise l’exposition à une nouvelle étape – la conception d’un programme –, d’une part, et à une mise en perspective critique des programmes qui structurent généralement les appels à projets, d’autre part. Cette intention est redoublée par une invitation à la réflexivité, à partir de la mobilisation et l’entrecroisement de deux propositions théoriques complémentaires : l’imagination créatrice de Cornelius Castoriadis et l’hétérotopie de Michel Foucault. Ces deux imaginaires théoriques et les registres disciplinaires dans lesquels ils vont puiser sont travaillés à partir de l’évocation de la crise climatique envisagée dans la complexité de ses conséquences écologiques, économiques, politiques et sociales.

Ce contexte d’actualité brûlante est mobilisé au profit d’une intention de design et d’établissement en une friche industrielle. Il compose à partir de l’opposition entre rupture et utopie à laquelle l’imagination créatrice fait écho, d’une part, et l’institutionnalisation à laquelle l’établissement en un lieu renvoie, d’autre part. La référence au concept d’hétérotopie vient à propos, dans la mesure où l’hétérotopie fait place à des utopies concrètes[1]Cette proposition à elle seule pourrait faire l’objet d’un long développement. Nous nous limiterons à souligner que le concept d’utopies concrètes a été discuté par les mouvements alternatifs dans les années 1980, autour de réseaux hybrides structurés par des intellectuel.les, des praticien.nes engagée.es dans les mobilisations écologiques en réponse au déficit pragmatique des utopies.. L’enjeu de l’atelier se résume par conséquent comme suit : « Comment opérer une rupture radicale à la manière d’une utopie tout en se confrontant à l’exercice d’un ancrage de manière à faire lieu ? » En termes sociologiques, il s’agit d’un processus d’institutionnalisation de l’imaginaire ! L’hétérotopie selon Foucault et l’institution imaginaire de la société selon Castoriadis résument parfaitement ce défi. Il s’agit en d’autres mots de s’exercer à un processus de conception révolutionnaire et instituant, porté par le pouvoir de l’imagination radicale et créatrice. Cette liberté est néanmoins exposée tôt ou tard à des principes de réalité. Par ces références théoriques, l’atelier met les étudiant·e·s à l’épreuve de la formulation d’imaginaires éthiques, subjectifs et collectifs en réponse à une crise écologique, économique, sociale et politique. Cette première étape, appréhendée comme un rêve éveillé, est progressivement enrichie par le passage aux gestes architecturaux et urbains. Dans un second temps, ou plus précisément selon un aller et retour constant, l’atelier expose les étudiant·e·s aux retombées et traductions concrètes de leurs gestes architecturaux et urbains en termes socioéconomiques et politiques. C’est par une démarche itérative entre design et constitution sociale que l’atelier s’apparente à une alerte sur les processus d’entre-capture entre formes spatiales et sociales que tout processus d’institutionnalisation par le design instaure à son insu ou non.

L’article revient sur l’installation de l’atelier comme préalable à une discussion enchevêtrée sur les différents ressorts cognitifs, moraux-pratiques et techniques du concept d’hétérotopie appliqué à l’accueil de migrant·e·s sur une friche industrielle selon une démarche de projet inspirée de l’imagination créatrice selon Castoriadis.

L’installation de l’atelier
ou la traduction pratique et pédagogique
d’une intention théorico-politique

L’atelier est structuré autour d’un aéroport abandonné faisant écho au Tempelhofà Berlin. Il compose à partir de la crise climatique et aux flux de réfugiés qu’elle génère. Par cette définition succincte et initiale de la situation, l’atelier installe les ingrédients d’une dramaturgie sociopolitique et spatiale, intentionnellement minimaliste, pour créer un espace propice à l’activation de l’imaginaire des étudiant·e·s.

Par les caractéristiques du site comme terre d’accueil potentielle, l’exercice questionne l’établissement de populations arrachées à leurs contextes de vie d’origine et à leurs cultures, suite aux dégradations et destructions de leurs habitats. Cette problématique est intéressante à plus d’un titre. En même temps qu’elle entre en résonance avec l’actualité de la génération « Fridays for Future », elle permet de revisiter l’histoire urbaine et métropolitaine à travers ses flux migratoires, ses réponses aménagistes et les idéologies sociopolitiques[2]Les dynamiques urbaines s’accompagnent irrémédiablement de tentations disciplinaires telles qu’elles s’expriment a minima dans les opérations de renouvellement urbain et plus ostensiblement dans l’aménagement de camps et l’organisation d’institutions totales (Ervin Goffman). qu’elle révèle.

Plus proche de la réalité des étudiant·e·s de l’INSA Strasbourg, l’investissement de sites industriels délaissés prend valeur de « terrain de jeu » laissant libre cours à leurs sensibilité et créativité. La transformation de bâtiments à fort potentiel patrimonial (Contal, 2014[3]Contal M.-H. (dir.). (2014). Ré-enchanter le monde. L’architecture et la ville face aux grandes transitions, Paris, Alternatives.) constitue un exercice auquel ils/elles se frottent régulièrement en raison de leur dimension heuristique en termes d’interprétation et d’intervention. L’atelier d’analyse et de conception urbaine et architecturale diffère cependant sensiblement de ces exercices de requalification, renouvellement et réhabilitation, dans la mesure où il ne s’agit pas simplement d’offrir une nouvelle scène urbaine dédiée à une classe créative plus ou moins marginale, mais de révéler ce que ces friches peuvent proposer à des populations déplacées (Mavromatidis, 2020d[4]Mavromatidis L. (2020d). « Climatic heterotopias architectural design studio », dans Mavromatidis L. (dir.), Climatic heterotopias as spaces of inclusion: sew up the urban fabric, Hoboken (NJ), John Wiley & Sons, [DOI). Par l’invitation à penser l’établissement de populations arrachées à leurs contextes de vie d’origine et à leurs cultures, suite aux dégradations et destructions de leurs habitats, l’atelier confronte les étudiant·e·s à penser le projet urbain comme réponse à des situations catastrophiques. Cette mise en situation crée le soubassement d’une épreuve propice à la distanciation critique par rapport aux impensés de l’activité d’atelier et de la socialisation de l’architecte, relativement notamment aux constitutions sociales.

Contrairement à la pédagogie pratiquée pendant les trois premières années de formation qui organise le travail des étudiant·e·s autour d’un programme élaboré par les enseignants[5]Le masculin s’impose ici en raison de l’absence de titulaires architectes femmes dans l’École d’architecture de l’INSA Strasbourg., l’atelier « hétérotopies climatiques » part d’une dramaturgie qui sollicite l’engagement des étudiant·e·s. Les étudiant·e·s sont invité·e·s à s’engager dans le projet architectural et urbain à partir de l’expression de leurs émotions jusqu’à la formulation d’un programme architectural et urbain qui chemine en une trame narrative qui prend forme à partir de l’accueil de populations en rupture par rapport à leurs modes et lieux de vie d’origine. De ce cheminement se dégage progressivement et de manière concertée et partagée autant de programmes que d’équipes qui informent le travail de conception. Ainsi, les étudiant·e·s ne sont pas invités à concevoir des espaces en réponse à un programme bien défini et souvent très contraignant, mais à faire l’expérience des enjeux du programme, d’une part, ainsi que de l’imbrication entre la pensée et l’expression, voire de leur intrication, d’autre part. La double dramaturgie autour de laquelle s’organise l’atelier d’entrée de jeu sert cette intention : elle travaille à la déconstruction de l’illusion selon laquelle l’activité de conception pourrait être séparée de l’activité de pensée.

Une fois cette exigence formulée et posée, l’exercice procède selon les canons usuels des ateliers en architecture et urbanisme, c’est-à-dire de façon itérative à partir d’échanges informels et de présentations, à la différence de ce que l’atelier débute ici par la construction du problème. Ce dernier s’effectue autour de la confrontation entre différents points de vue et éclairages transdisciplinaires destinés à camper les enjeux sociaux, politiques et économiques de la conception urbaine à laquelle nos architectes ingénieurs en herbe s’exercent. La démarche s’impose comme un préalable à l’investigation architecturale et urbaine, cette dernière étant constamment attendue et réinterprétée au regard de l’édiction des normes qu’elle colporte et des enjeux sociétaux énoncés en amont.

De façon concrète, l’atelier suit une forme d’apprentissage par projet. L’enseignement de l’atelier est doté par 72 heures de face à face pédagogique/an[6]Le nombre d’heures d’accompagnement de face à face est très réduit par rapport à un projet classique architectural ou urbain auquel est d’habitude alloué un minimum de 120 heures de face à face pédagogique/an.. Ainsi, les étudiants conçoivent l’espace en commençant à travailler par composer un texte qui s’apparente à un journal « intime » à partir de leur ressenti initial, et par la confection d’images qui résultent de croquis et photomontages, de manière à produire de façon poétique leurs intentions conceptuelles, sans qu’elles soient encore spatialisées par le dessin. Cette dramaturgie iconique et verbale est implicite et constitue la matière fondamentale du processus conceptuel. Le projet commence à s’esquisser peu après, c’est-à-dire après avoir reconnu et posé l’autonomie des étudiant·e·s pris individuellement comme « être vivant » qui manifeste son autonomie pendant l’acte (πράξις en grec) conceptuel – que ce soit à l’échelle urbaine ou à l’échelle architecturale — à travers un mode de « clôture organisationnelle, informationnelle et cognitive » (Castoriadis, 1975[7]Castoriadis C. (1975) L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil. ; Maturana et Varela, 1980[8]Maturana H, Varela F. (1980). Autopoiesis and cognition: The realization of the living, Dordrecht, D. Reidel Publishing Company.). Cet acte procède d’opérations cognitives, sensibles, résultant de ce qui est significatif pour chacun·e, en fonction de son monde respectif. C’est par ce processus d’interprétation que s’invente une réalité nouvelle qui obtient une dimension hétérotopique. Suite à la discussion de Matura et Varela (idem) sur l’autonomie, Castoriadis (1997a[9]Castoriadis C. (1997a). « The logic of magmas and the question of autonomy », dans Curtis DA (dir.), The Castoriadis reader, Oxford, Blackwell Publishers, p. 290-318. et 1997c[10]Castoriadis C. (1997c). World in fragments: writings on politics, society, psychoanalysis, and the imagination, Stanford University Press.) propose que cette fermeture (l’autonomie vue comme « clôture organisationnelle, informationnelle et cognitive ») soit un principe commun qui traverse à la fois les domaines biologique et social de l’être. C’est sur la base de ce principe de fermeture en ce qui concerne la nature humaine, que « chaque société, comme chaque être vivant ou espèce, établit, crée, son propre monde, au sein duquel, bien sûr, il inclut lui-même » (Mac Morrow, 2019[11]Mac Morrow S. (2019). « The power to assume form: Cornelius Castoriadis and regulative regimes of historicity », thèse de doctorat, Monash University, 181 p. (traduit en français par les auteurs)., p. 110).

Ce préalable étant posé, le projet se déroule selon trois restitutions qui ont lieu tout au long de l’année académique, selon le schéma récapitulatif (figure 1). La première, qualifiée de subjectivation, laisse entièrement libre cours à l’imaginaire des étudiant·e·s. Ce dernier s’organise autour de mots « valise » évocateurs associés à des images, des musiques, des assemblages. Par ce jeu, les étudiant·e·s cheminent peu à peu vers la deuxième étape qui consiste à extraire de ces assemblages, à l’image des cadavres exquis des surréalistes, une proposition qui fasse sens. Cette dernière offre une vision intégratrice à partir de laquelle l’exploration de projets urbains et architecturaux peut concrètement commencer.

Figure 1. Dynamique de l’atelier (source : Mavromatidis).

Par l’invitation à penser le projet urbain en réponse à une situation catastrophique et à composer avec cette dramaturgie en repensant un site, selon un contexte de conception qui implique l’accueil par la spatialisation et par conséquent par des prises potentielles pour l’établissement de formes de vie, de sujets, d’un « soi », etc., l’atelier convoque tout un ensemble d’impensés auquel les étudiant·e·s échappent généralement. Les correspondances d’un établissement avec un (des) « extérieur(s) » notamment, tout comme le fait que l’acte de conception ne saurait faire l’impasse d’un rapport à des principes éthiques, voire à des règles et des lois sociales, politiques, économiques et écologiques, participent de la définition de l’atelier. Ce faisant, l’atelier invite à composer entre une fiction et des formes de vraisemblances. En proposant un tel sujet de réflexion aux étudiant·e·s, nous les mettons à l’épreuve des significations sociopolitiques du changement, de la réception sociale d’un évènement climatique, migratoire, etc.

Le paradigme de l’imagination créatrice, qui peut également se décliner comme la dialectique de la vie et des formes d’Henri Bergson à Georg Simmel en sociologie, ou encore comme une tension créatrice entre l’instituant et l’institué, accompagne l’atelier sur toute sa durée. Il en est structurant, tant dans son organisation que dans les réflexions théoriques auxquelles il invite. Ces dernières sont cadrées à proprement parlé par l’imagination créatrice de Castoriadis et le concept d’hétérotopie de Foucault. Le retour sur l’intérêt de ce cadrage, qui précise la démarche et l’expérience, est détaillé ci-dessous.

L’exploration d’un imaginaire radical instituant à travers le concept/projet « d’hétérotopies climatiques »

L’atelier d’architecture et d’urbanisme offre un cadre pour explorer via un espace dramaturgique la relation dialectique entre le transcendantal (au sens de Kant) et l’empirique. L’espace dramaturgique est élaboré sous la forme d’un scénario de vie – réel et/ou fictif – destiné à évoluer vers un programme qui accueille l’espace du projet à proprement parlé. C’est sur cette base instituante que peuvent progressivement se greffer des points plus techniques, récurrents de la pratique du projet en architecture et en urbanisme, comme les jeux d’échelles et de couture, par exemple, mais également des aspects plus politiques. Ainsi, la question des constitutions sociales et de l’institution de la société – qui n’est généralement pas mentionnée dans les ateliers d’architecture parce que posée d’emblée par les programmes –, gagne-elle en visibilité et pertinence par la discussion, et prend toute sa place dans la pratique de projet.

Par-delà la dialectique entre l’institué et l’instituant, comme argument pédagogique principal du processus de conception, l’accueil de réfugiés climatiques et politiques en un lieu qualifié d’hétérotopie illustre parfaitement les relations entre l’urbanisme et l’aménagement du territoire, l’architecture, les sciences de l’ingénieur et la philosophie, la sociologie et les sciences sociales. La séquence évoquée précédemment à propos de l’installation de l’atelier, qui part d’une dramaturgie sociopolitique, iconographique et spatiale à l’élaboration d’un programme en passant par l’expression de subjectivités ayant vocation à faire commun, illustre la porosité entre les disciplines et le nécessaire travail d’interdisciplinarité. Ce faisant, l’atelier met les étudiant·e·s à l’épreuve de la question des établissements humains, de la constitution d’identités collectives et territoriales qui se déclinent en identifications sociales, politiques, mais également en architectures et organisation du territoire.

Plus concrètement, la convocation de populations arrachées à leurs lieux et modes de vie, d’une part, et la question de l’accueil en des hétérotopies, d’autre part, invitent à la déconstruction du concept d’identité, généralement peu questionné dans les projets architecturaux. L’argument de l’identité à travers l’évocation de l’accueil des migrant·e·s, consécutivement à des drames réels et virtuels associés à des guerres, des crises climatiques, des pandémies, etc., fonctionne véritablement comme un piège, piège que la rencontre entre le concept d’hétérotopie et la théorie de l’auto-poésie de Castoriadis permet de déjouer.

La théorie des formes de Castoriadis est incompréhensible si on ne la restitue pas dans ses rapports avec les sources grecques. Le principe de la création ex nihilo et de l’être comme interaction entre le chaos et le cosmos se nourrit des visions présocratiques de l’être auto-animé et l’ontologie poétique d’Hésiode. Cette conception postule que l’être n’est ni entièrement ordonné ni entièrement rationnel, comme le supposent les sciences occidentales. Elle favorise une redécouverte des aspects créateurs de la physis, en particulier tels qu’ils ont été pensés par Aristote. Cette filiation confère une impulsion à la pensée ontocosmologique, c’est-à-dire à une interprétation philosophique alternative de l’ordre mondial qui substitue à une insistance sur la création sociohistorique des formes une interprétation qui insiste sur la création et la destruction de formes en tant que caractéristique générale de l’être. Cette substitution est indissociable de la réflexion que Castoriadis consacre à la « flèche du temps » via la dimension de l’altérité selon Suzi Adams (2007[12]Adams S. (2007). « Castoriadis and Autopoiesis », Thesis Eleven, n° 88, p. 76-91, doi: 10.1177/0725513607072458.).

Par la référence à la philosophie de Castoriadis, l’atelier vise à établir une activité pédagogique s’apparentant à ce que Marx avait qualifié de praxis, soit une théorie en acte, concrète et ouverte. Le projet architectural multi-échelle se présente, selon nous (Mavromatidis, 2020c[13]Mavromatidis L. (2020c). « Of other climates: glocal climatic constructal heterotopias », dans Mavromatidis L. (dir.), Climatic heterotopias as spaces of inclusion: sew up the urban fabric, Hoboken (NJ), John Wiley & Sons [DOI), comme l’occasion de relever ce défi à partir d’un cadre théorique qui exaspère un imaginaire radical instituant. Cette proposition s’offre comme une parade à la transformation inconsciente des limites réelles des connaissances des élèves en un bord absolu (Castoriadis, 1975[14]Op. cit. ; 1997a[15]Op. cit. ; 1997b[16]Castoriadis C. (1997b). « Radical imagination and the social instituting imaginary », dans Curtis DA (dir.), The Castoriadis reader, Oxford, Blackwell Publishers, p. 319-337. ; Mavromatidis, 2020a[17]Mavromatidis L. (2020a). « Climatic heterotopias or the obscure element of architectural creation: introducing a tangible alternative pedagogy within a global climate regime », dans Çaglar NT, Curulli IG, Ruhi Sipahioglu I, Mavromatidis L (dir.), Thresholds in Architectural Education, ISTE Ltd, London, p. 57-68. ; 2020b[18]Mavromatidis L. (2020b). « The auto-poetic spirit of a creative learning society within a multifaceted context of crises », dans Mavromatidis L. (dir.), Climatic heterotopias as spaces of inclusion: sew up the urban fabric, Hoboken (NJ), John Wiley & Sons [DOI). C’est-à-dire que l’atelier a la vocation au lieu d’institutionnaliser une méthodologie classique en conception architecturale (programme, chiffrage du programme, recherche des références architecturales et/ou urbaines, application des concepts préétablis à la problématique traitée, etc.) de mettre l’accent sur l’apprentissage de l’autonomie dans l’acte de conception, à travers la formulation d’un programme notamment. Conformément aux principes systémiques, chaque individu en tant « qu’être naturel » ou « entité spécifique » suit ses propres lois, et rien ne peut apparaître dans son monde qui ne soit conforme à ces lois d’une manière ou d’une autre, cognitivement parlant (Morin, 1973[19]Morin E. (1973). Le paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Seuil. ; Castoriadis, 1975[20]Op. cit.).

Une telle « médiation pédagogique » (Micha et Vaiou, 2019[21]Micha I, Vaiou D. (dir.). (2019). « Introduction », Alternative takes to the City, Londres, ISTE Ltd. ; Mavromatidis, 2020a[22]Op. cit.) est généralement alternativement interprétée et référencée dans la tradition occidentale dans une perspective réversible (Brubaker et Cooper, 2000[23]Brubaker R, Cooper F. (2000). Beyond “Identity”, Theory and Society, vol. 29, n° 1, p. 1-47.), privilégiant soit le processus qui va de l’extérieur vers l’intérieur (esthésie), soit l’inverse (poiesis) (Aristote, 1908[24]Aristote. (1908). Works, Oxford, Clarendon Press.).

La reconnaissance et la déconstruction des cadres stéréotypés qui s’offrent à l’expérience des architectes en herbe et des typifications aliénantes des publics auxquelles s’adressent les projets constitue un des moments privilégiés de l’atelier « hétérotopies climatiques ». Le concept d’hétérotopie proposé par Foucault invite à penser une « utopie concrète » puisqu’il est question d’imaginer des lieux hors sol et hors temps, échappant à des expériences ordinaires et héritées, sans s’épargner cependant l’exigence de la cristallisation, propre tant aux institutions et organisations qu’aux lieux. Ces derniers se caractérisent par leur consistance et leur caractère tangible, nécessairement situés et concrets. À ce titre, l’hétérotopie évoque le paradoxe d’un lieu hors du temps et d’institutions hors sol qu’on ne devrait pas confondre et qu’on ne peut confondre avec les non-lieux de Marc Augé (Augé, 1992[25]Augé M. (1992). Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil.), notamment, ces derniers étant plus proches de la ville générique et par conséquent de la négation de l’art de faire monde et lieu. À ce titre, l’hétérotopie n’est pas le déni des lieux mais leur célébration ultime. Inédits, singuliers, uniques par définition, ils ne sauraient se représenter ou s’illustrer au risque d’un réductionnisme, d’une réification qui les feraient basculer du côté d’un agencement déjà expérimenté et défini, etc., et non du côté d’une hétérotopie.

On pourrait s’interroger enfin en quoi le concept d’hétérotopie servirait mieux la cause des migrant·e·s que d’autres imaginaires ?

L’hétérotopie s’affirme, pour commencer, contre une conception naturaliste positiviste de l’identité et préserve de la réification ou de l’aliénation telle que la tradition marxiste a pu en rendre compte (de Marx à Honneth). Cette thématique a été explorée par d’autres penseurs, philosophes ou sociologues, à partir de la dialectique entre l’énergie créatrice et/ou des principes de vie (de Bergson à Simmel) et des cristallisations et/ou des formes qui s’offrent à la fois comme des réceptables et des actualisations de la vie. Bien qu’indispensables à la vie, ces formes peuvent se révéler à l’usage des fossoyeurs de l’énergie vitale que l’imagination créatrice permet de réanimer. En débordant les formes dans laquelle la vie s’épanouit et s’éteint, l’imagination créatrice offre de nouvelles occasions de manifestations de la culture. Ces formes, en revanche, sans lesquelles la vie ne serait que flux et diffuse, offrent des lieux et des « espaces temps » dans lesquels la vie peut trouver ancrage et consistance… au risque de s’épuiser dans ces dernières, épuisement que l’imagination créatrice contre inlassablement en retour.

Dans cette filiation de pensée, on peut avancer que l’hétérotopie s’avère une possible inspiration pour l’accueil de réfugié·e·s, selon un acte puissant d’hospitalité, en raison de la distance qu’elle instaure avec les projets qui présupposent des identités sans en questionner ni le concept ni les contenus. La référence à l’identité, pensée comme arrière-plan non problématique du projet architectural et urbain, et l’acte de conception en général, tend un piège incontournable dans lequel toute « bonne » intention se mue quasi inévitablement en son contraire. Le détour par l’imaginaire de l’hétérotopie permet la déconstruction de cet impensé. Cette alchimie opère parfois simplement, ne serait-ce qu’en jouant de différentes sémantiques, par la substitution de l’emploi du pluriel au singulier (identités versus identité), voire par la référence à des identifications multiples en dialogue plutôt qu’à des identités qui resteraient irrémédiablement rétives les unes aux autres. Ces jeux de langage constituent une précaution a minima contre les formes de réification et d’aliénation propres aux pratiques d’institutionnalisation. L’hétérotopie crée un horizon de précautions, permettant à défaut d’éviter les écueils, les raccourcis, les poncifs et les stéréotypes, de les reconnaitre a minima et d’en discuter. La composition pluridisciplinaire de l’atelier permet ces échanges dans une perspective enrichissante.

L’hétérotopie entre ville hospitalière, et ses rapports avec les institutions totales et l’idéologie disciplinaire

Par-delà cette ouverture, dont l’hétérotopie est garante, il demeure que le projet architectural et urbain ne peut s’affranchir d’une pratique instituante propice à des prises physiques, des expressions sociales, des associations entre humains et non humains qui fécondent les lieux. La dramaturgie à laquelle les étudiant·e·s travaillent d’entrée de jeu, à partir de laquelle l’atelier prend corps et définition, est d’emblée confrontée au défi de l’accueil de populations déplacées, meurtries et en perte de repères… La sociologie vient ici apporter son concours à ce défi, que ce soit en référence aux conférences de Simmel consacrées à la figure de l’étranger (Simmel, 1908, p. 685-691[26]Simmel G. (1908). Soziologie. Leipzig, Duncker & Humblot, ; Simmel, 1984[27]Simmel G. (1984). « Digressions sur l’étranger », dans Joseph I, Grafmeyer Y (dir.), L’École de Chicago, Paris, Aubier, p. 53-59.) ou encore aux textes réunis par Anne Gotman (Gotman, 1997[28]Gotman A. (dir.). (1997). « L’hospitalité », Communications, n° 65.) à propos de la ville hospitalière. L’étranger, défini comme la personne arrivée aujourd’hui et susceptible de s’installer durablement, met l’accent sur le caractère dynamique tant des identités humaines et individuelles que sur les environnements propices à cette dynamique. Les villes et métropoles de la fin du XIXe siècle ont été perçues par leurs contemporains comme le creuset de cette alchimie possible, contrairement aux villages qui incarnaient les communautés et la tradition, soit des versions statiques et aliénantes de l’identité.

À cet égard, les travaux rassemblés par Gotman autour de l’hospitalité s’avèrent d’une grande inspiration potentielle pour les architectes et urbanistes, en particulier celui d’Isaac Joseph (Joseph, 1997[29]Joseph I. (1997). « Prises, réserves, épreuves », dans Gotman A (dir.), « L’hospitalité », Communications, n° 65, p. 131-142.) qui s’apparente à un éloge du « moins » ou du « petit » en matière d’aménagement à partir de la notion de prises physiques et de réserves sociales. Ces valeurs faisant écho au passage aux économies de la grandeur (Boltanski et Thévenot, 1991[30]Boltanski L, Thevenot L. (1991). De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard. ; Godard, 1989[31]Godard O. (1989). « Jeux de nature : quand le débat sur l’efficacité des politiques publiques contient la question de leur légitimité », dans Mathieu N, Jollivet M (dir.), Du rural à l’environnement. La question de la nature aujourd’hui, ARF Éditions/L’Harmatan, p. 303-342.) à partir desquelles des mondes peuvent voir le jour. Quand le geste de l’architecte et de l’urbaniste opère par touches, de manière polyphonique, invitant de la sorte chacun, chacune à prendre place selon ses dispositions et à sa manière, il contribue à l’habitabilité des lieux. L’art de faire advenir la ville hospitalière ne se mesure pas aux équipements : il s’éprouve dans le dialogue sans heurts des corps en mouvement dans la ville, par les chorégraphies qui s’y livrent (Rudolf et Taverne, 2018[32]Rudolf F, Taverne D. (2018). « La métropolisation au filtre de la controverse entre modernes et postmodernes », dans Guay L, Hamel P (dir.), Les aléas du débat public. Action collective, expertise et démocratie, Québec, Les Presses de l’Université Laval, p. 25-46.). Les lieux accueillants seraient discrets par leurs aménagements et par les échanges sociaux qu’ils suscitent, mais sophistiqués par les compétences spatiales et sociales qu’ils requièrent. Cet art mineur s’éprouve dans la manière de faire place à la diversité et à toutes les formes d’altérité.

La mobilisation de ces investigations de sociologie urbaine sert à l’exacerbation de la vigilance des étudiant·e·s quant aux effets d’entre-capture qui menacent l’acte de conception et les gestes architecturaux et d’aménagement. Cet appel à la vigilance ne vaut pas dissuasion, bien au contraire, car si les formes et les institutions, même les plus réussies et les plus attractives, s’exposent toujours au risque d’un basculement dans la réification et la fétichisation, elles demeurent la condition nécessaire et indispensable à l’expression civique. Si les institutions sont toujours menacées par la perte de sens et d’agentivité, elles demeurent le soubassement de la vie sociale et politique.

Appliquée aux migrant·e·s – dont les formes de vie ont été bafouées et détruites –, l’errance peut enfin prendre fin avec la germination de nouvelles prises physiques et sociales. Ces dernières ont souvent lieu autour du travail de la terre, mais également autour de la construction de maisons. Les étudiant·e·s valorisent de la sorte le faire, propre à homo faber, et le collectif. L’accueil passe a minima par l’expression d’ « espaces-temps » ouverts à de possibles formes et manifestations culturelles. Pour les déraciné·e·s, les « sans terre » et les rebuts (Baumann, 2006[33]Bauman Z. (2006). Vies perdues. La modernité et ses exclus, Paris, Payot.), l’instituant hospitalier résonne non comme une privation de liberté et une aliénation, mais comme une promesse de reconnaissance et de vie pleine et accomplie. Une vie avec une majuscule ; au sens où il ne serait plus simplement question de survie, mais d’une vie qui s’accomplit dans des formes, au risque de s’exposer à des effets d’entre-capture. La vie accomplie participe de la dialectique de l’instituant et de l’institué, au risque des réifications, dont il est possible de prendre distance, qu’il est possible de critiquer, de révolutionner ou de réformer. Seuls les peuples qui disposent de constitutions sociales et politiques ad hoc peuvent mésestimer la richesse de l’apport de l’activité instituante et de l’imagination créatrice à la condition de l’humanité, voire de tomber dans le déni de cette richesse, en dépit de toutes les critiques et distances légitimes à l’égard des institutions.

Toutes ces interrogations travaillent en parallèle la relation entre « expérimenter » et « faire » la matérialité de la ville sans perdre de vue la portée des interactions immatérielles, ne serait-ce que de manière performative, via les programmes. Par leurs recherches, tâtonnements, bricolages, questionnements, les travaux des étudiant·e·s témoignent de l’imbrication entre institutions totales et hétérotopies. Comment ne pas verser dans l’hyper-organisation, comment ne pas céder à l’indétermination totale ? Le geste architectural et urbain est redoutable car il met à l’épreuve de l’engagement, d’un engagement concret, à la fois source de possibles, mais aussi de fermetures en raison des bifurcations sinon irréversibles mais robustes qu’il implique. Enfin, le « changement » auquel le geste architectural incite ainsi que le temps comme dimension essentielle de la conception architecturale sont considérés comme une condition contextuelle fondamentale de la pratique du projet. Selon ce contexte d’hétérotopie et d’hétérochronie propre à l’architecture, cette pratique pourrait commencer à penser la question des médiations entre l’environnement bâti et les gens qui l’occupent.

La contribution du concept d’hétérotopie à un retour critique
sur les fondamentaux de la culture de projet.
Indétermination et créativité
dans le processus de conception spatiale

De façon complémentaire, la philosophie de l’atelier est basée sur la proposition de Castoriadis selon laquelle l’indétermination – qui est la condition ontologique fondamentale de tous « nos » étudiant·e·s – soit à la fois audacieuse et profonde, en reconnaissant que ses implications créatives ne pourront pas être pleinement explorées uniquement au sein de cet atelier. Ainsi, notre défi pédagogique, en comparaison avec un enseignement traditionnel, porte-t-il sur l’interprétation créative de l’être et sur la manière dont l’« être » est traditionnellement interprété comme « à déterminer » et « en devenir », en relation étroite avec un travail de conception spatiale à différentes échelles de la ville.

Nonobstant ce constat, cet acte pédagogique envisage de consacrer également du temps et des efforts à inverser la narrative pédagogique dominante actuelle qui, justement, montre comment le contraire de ce qu’on essaie d’appliquer est également vrai. C’est-à-dire, dans un système pédagogique classique « être indéterminé » signifie « ne pas être » puisque la formalisation du projet architectural ou urbain est considérée comme une finalité pédagogique qui est évaluée. En revanche, selon une méthode d’enseignement interdisciplinaire, on essaie de persuader les étudiants que les phénomènes humains de la « psyché » et de la « société » sont des foyers particuliers de créativité (Kli, 2018[34]Kli M. (2018). « Auto-poiesis: The self and the principle of creativity in the philosophical anthropology and psychoanalysis of Cornelius Castoriadis », Cosmos and History: The Journal of Natural and Social Philosophy, n° 14(3), p. 125-146.), comme des formes d’être, ignorées dans leur particularité essentielle.

Dans un premier temps donc, l’atelier se concentre sur le récit psychanalytique fondamental de l’individu selon Castoriadis (1997c[35]Op. cit.). Si l’être humain doit être considéré comme caractérisé par une sorte d’« essence », cette essence ne doit pas être comprise comme une identité préexistante et solide, mais plutôt comme un principe inné de créativité qui attribue à la personne la capacité d’auto-poésie et/ou d’auto-constitution (Castoriadis, 1997a[36]Op. cit.; 1997b[37]Op. cit.; Kli, 2018[38]Op. cit.). L’acte pédagogique essaie ainsi de le corréler avec l’architecture et l’urbanisme à travers une approche philosophico-anthropologique. Cette compréhension est à nouveau mise en relation avec un certain degré d’indétermination qui est fondamental dans l’ontologie castoriadique (Kli, 2018[39]Op. cit. ; Klooger, 2017[40]Klooger J. (2017). « Ontological anti-naturalism and the emergence of life and mind: Castoriadis and Deacon », Critical Horizons, n° 18(2), p. 136-153.) ainsi que dans diverses traditions sociophilosophiques qui prennent distance avec des formes de pensées réifiantes et naturalisantes. L’enjeu commun de ces épistémologies est associé à une exigence de pensée qui consiste à relever le défi de la construction de concepts, de figures, de propositions robustes sans se piéger pour autant dans la croyance en des fétiches/faitiches (Latour, 1991[41]Latour B. (1991). Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte.).

L’atelier « hétérotopies climatiques » vise à montrer de façon concrète que l’accent mis par Castoriadis sur le potentiel créatif de la subjectivité (Kaika, 2011[42]Kaika M. (2011). « Autistic architecture: The fall of the icon and the rise of the serial object of architecture », Environment and Planning D: Society and Space, n° 29(6), p. 968-992. ; Mavromatidis, 2020a[43]Op. cit.) ne néglige pas l’aspect illusoire ou irrationnel de l’être humain, et ne s’exprime pas comme une affirmation romancée de la positivité, comme elle a parfois été maintenue. En comparaison à Lacan qui insiste sur l’aspect aliénant de toute construction sociale et des limites humaines inhérentes, Castoriadis vise à combler le vide entre l’individu et le social (Kli, 2018[44]Op. cit.).

Pour ceci, l’atelier « hétérotopies climatiques » s’est donné comme objectif d’aborder des questions de recherche complexes et abstraites, de manière concrète, et s’est saisi de la sorte d’un potentiel très prometteur de la pratique du projet, pour autant qu’elle ne se limite pas à une activité technique. Contrairement aux séminaires dialogiques, l’atelier architectural et urbain se caractérise par son investissement dans des opérations de traduction de principes à la fois théoriques, politiques et normatifs sur un site. Le principal objectif de cet exercice pédagogique est de permettre aux étudiant·e·s de comprendre rétrospectivement les enjeux culturels et politiques sur le développement bâti comme préalable à une intelligibilité plus fine du travail de conception. L’atelier alimente une réflexion sur comment l’acte conceptuel, la transformation et l’urbanisation devraient répondre à des objectifs mondiaux de durabilité ainsi qu’aux multiples crises contemporaines.

La déconstruction, analyse des textes et des concepts, ne figure pas au cœur de l’exercice. Ces derniers servent de déclic créateur, de sources d’inspiration à un engagement sur un site déterminé et documenté, destiné à l’accueil de réfugié·e·s ou de migrant·e·s. Ces évocations, sources de stéréotypes et de poncifs, sont à double tranchant. Elles visent à la fois à faire appel aux émotions, au risque de raccourcis faillibles, pour faire place à la sensibilité des étudiant·e·s, comme préalable à des déconstructions qui se feront au fur et à mesure du projet et des échanges au sein des équipes et avec les référents de l’atelier et leurs invité·e·s. Peu à peu, la question de l’accueil de populations éprouvées, voire désespérées, gagne en universalité autour de l’interrogation morale-pratique et à la fois technique suivante : comment produire des lieux ouverts aux interactions instituantes et critiques à la fois ? Comme à l’époque de Simmel, ce questionnement procède de la reformulation du problème circonscrit à la situation des exclu·e·s. La reformulation permet de dépasser le problème singulier des migrant·e·s et des réfugié·e·s vers une question plus large qui est celle de l’habitabilité de la planète et de nos villes. Comment penser des lieux et des institutions habilitantes plutôt qu’aliénantes ? Cette interpellation résonne avec la logique de l’atelier et de l’enseignement du projet. Comment créer à travers la pédagogie les conditions conceptuelles pour se remettre du dualisme qui est en partie provoqué par l’aliénation des gens (y compris les créateurs et les usagers des espaces fabriqués) qui participent à la création sociale et en partie par leurs inclinations psychologiques. Comment rétablir le lien entre le psychisme et le social, et le réinterpréter spatialement afin de répondre aux multiples enjeux et crises contemporaines ?


[1] Cette proposition à elle seule pourrait faire l’objet d’un long développement. Nous nous limiterons à souligner que le concept d’utopies concrètes a été discuté par les mouvements alternatifs dans les années 1980, autour de réseaux hybrides structurés par des intellectuel.les, des praticien.nes engagée.es dans les mobilisations écologiques en réponse au déficit pragmatique des utopies.

[2] Les dynamiques urbaines s’accompagnent irrémédiablement de tentations disciplinaires telles qu’elles s’expriment a minima dans les opérations de renouvellement urbain et plus ostensiblement dans l’aménagement de camps et l’organisation d’institutions totales (Ervin Goffman).

[3] Contal M.-H. (dir.). (2014). Ré-enchanter le monde. L’architecture et la ville face aux grandes transitions, Paris, Alternatives.

[4] Mavromatidis L. (2020d). « Climatic heterotopias architectural design studio », dans Mavromatidis L. (dir.), Climatic heterotopias as spaces of inclusion: sew up the urban fabric, Hoboken (NJ), John Wiley & Sons, [DOI].

[5] Le masculin s’impose ici en raison de l’absence de titulaires architectes femmes dans l’École d’architecture de l’INSA Strasbourg.

[6] Le nombre d’heures d’accompagnement de face à face est très réduit par rapport à un projet classique architectural ou urbain auquel est d’habitude alloué un minimum de 120 heures de face à face pédagogique/an.

[7] Castoriadis C. (1975) L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil.

[8] Maturana H, Varela F. (1980). Autopoiesis and cognition: The realization of the living, Dordrecht, D. Reidel Publishing Company.

[9] Castoriadis C. (1997a). « The logic of magmas and the question of autonomy », dans Curtis DA (dir.), The Castoriadis reader, Oxford, Blackwell Publishers, p. 290-318.

[10] Castoriadis C. (1997c). World in fragments: writings on politics, society, psychoanalysis, and the imagination, Stanford University Press.

[11] Mac Morrow S. (2019). « The power to assume form: Cornelius Castoriadis and regulative regimes of historicity », thèse de doctorat, Monash University, 181 p. (traduit en français par les auteurs).

[12] Adams S. (2007). « Castoriadis and Autopoiesis », Thesis Eleven, n° 88, p. 76-91, doi: 10.1177/0725513607072458.

[13] Mavromatidis L. (2020c). « Of other climates: glocal climatic constructal heterotopias », dans Mavromatidis L. (dir.), Climatic heterotopias as spaces of inclusion: sew up the urban fabric, Hoboken (NJ), John Wiley & Sons [DOI].

[14] Op. cit.

[15] Op. cit.

[16] Castoriadis C. (1997b). « Radical imagination and the social instituting imaginary », dans Curtis DA (dir.), The Castoriadis reader, Oxford, Blackwell Publishers, p. 319-337.

[17] Mavromatidis L. (2020a). « Climatic heterotopias or the obscure element of architectural creation: introducing a tangible alternative pedagogy within a global climate regime », dans Çaglar NT, Curulli IG, Ruhi Sipahioglu I, Mavromatidis L (dir.), Thresholds in Architectural Education, ISTE Ltd, London, p. 57-68.

[18] Mavromatidis L. (2020b). « The auto-poetic spirit of a creative learning society within a multifaceted context of crises », dans Mavromatidis L. (dir.), Climatic heterotopias as spaces of inclusion: sew up the urban fabric, Hoboken (NJ), John Wiley & Sons [DOI].

[19] Morin E. (1973). Le paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Seuil.

[20] Op. cit.

[21] Micha I, Vaiou D. (dir.). (2019). « Introduction », Alternative takes to the City, Londres, ISTE Ltd.

[22] Op. cit.

[23] Brubaker R, Cooper F. (2000). Beyond “Identity”, Theory and Society, vol. 29, n° 1, p. 1-47.

[24] Aristote. (1908). Works, Oxford, Clarendon Press.

[25] Augé M. (1992). Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil.

[26] Simmel G. (1908). Soziologie. Leipzig, Duncker & Humblot,

[27] Simmel G. (1984). « Digressions sur l’étranger », dans Joseph I, Grafmeyer Y (dir.), L’École de Chicago, Paris, Aubier, p. 53-59.

[28] Gotman A. (dir.). (1997). « L’hospitalité », Communications, n° 65.

[29] Joseph I. (1997). « Prises, réserves, épreuves », dans Gotman A (dir.), « L’hospitalité », Communications, n° 65, p. 131-142.

[30] Boltanski L, Thevenot L. (1991). De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard.

[31] Godard O. (1989). « Jeux de nature : quand le débat sur l’efficacité des politiques publiques contient la question de leur légitimité », dans Mathieu N, Jollivet M (dir.), Du rural à l’environnement. La question de la nature aujourd’hui, ARF Éditions/L’Harmatan, p. 303-342.

[32] Rudolf F, Taverne D. (2018). « La métropolisation au filtre de la controverse entre modernes et postmodernes », dans Guay L, Hamel P (dir.), Les aléas du débat public. Action collective, expertise et démocratie, Québec, Les Presses de l’Université Laval, p. 25-46.

[33] Bauman Z. (2006). Vies perdues. La modernité et ses exclus, Paris, Payot.

[34] Kli M. (2018). « Auto-poiesis: The self and the principle of creativity in the philosophical anthropology and psychoanalysis of Cornelius Castoriadis », Cosmos and History: The Journal of Natural and Social Philosophy, n° 14(3), p. 125-146.

[35] Op. cit.

[36] Op. cit.

[37] Op. cit.

[38] Op. cit.

[39] Op. cit.

[40] Klooger J. (2017). « Ontological anti-naturalism and the emergence of life and mind: Castoriadis and Deacon », Critical Horizons, n° 18(2), p. 136-153.

[41] Latour B. (1991). Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte.

[42] Kaika M. (2011). « Autistic architecture: The fall of the icon and the rise of the serial object of architecture », Environment and Planning D: Society and Space, n° 29(6), p. 968-992.

[43] Op. cit.

[44] Op. cit.