frontispice

Les nouveaux acteurs de l’urbanisme
Renouveau ou fin de partie ?

• Sommaire du no 8

Alain Bourdin Université de Paris-Est - Lab’Urba

Les nouveaux acteurs de l’urbanisme : renouveau ou fin de partie ?, Riurba no 8, juillet 2019.
URL : https://www.riurba.review/article/08-acteurs/renouveau/
Article publié le 1er juil. 2019

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Alain Bourdin
Article publié le 1er juil. 2019
  • Abstract
  • Résumé

The new players in urban planning: renewal or end of game?

Analysts of the city's production stress the importance of the actors and their interactions, but the definitions used are generally very uncertain. This article presents theoretical proposals to clarify this issue and to reflect the emergence of new actors. In a first part it proposes a definition of actors based mainly on actionist theories in sociology. It examines (with reference to Bourdieu) how the concept of field makes it possible to understand the functioning of the system of actors in urban production, by describing the four professional spheres that constitute it and by showing how it is structurally fragile. It then shows how the "new actors" are produced on the basis of emerging themes and a transformation of the organization of work and the distribution of roles in the city's production. He concludes that the novelty lies above all in the domination of real estate players over those of urban planning.

Le monde de l’urbanisme insiste sur l’importance des « jeux d’acteurs », mais les définitions utilisées sont en général très floues. Cet article présente des propositions théoriques pour clarifier cette question et pour rendre compte de l’émergence de nouveaux acteurs. Dans une première partie, il propose une définition des acteurs en s’appuyant principalement sur les théories actionistes en sociologie. Il examine (en référence à Bourdieu) en quoi le concept de champ permet de comprendre le fonctionnement du système d’acteurs de l’urbanisme, en décrivant les quatre sphères professionnelles qui le constituent et en montrant en quoi il est structurellement fragile. Il montre ensuite comment sont produits les « nouveaux acteurs » à partir de thématiques émergentes et d’une transformation de l’organisation du travail et de la distribution des rôles dans la production de la ville. Il conclut que la nouveauté tient surtout dans la domination des acteurs de l’immobilier sur ceux de l’urbanisme.

Cet encadré technique n’est affiché que pour les administrateurs
post->ID de l’article : 3521 • Résumé en_US : 3529 • Résumé fr_FR : 3526 •

Introduction

Aux yeux de beaucoup de ses praticiens et de ses analystes, l’urbanisme serait en grande partie une affaire de « jeux d’acteurs ». Mais ce dont il est question reste souvent flou, couvert par une épaisse couche de « ça va de soi », notamment la définition de l’acteur. Ce terme rassemble des professions (comme celle d’urbaniste), des organisations et des entreprises (collectivités territoriales, entreprises, administrations), des individus et des groupes mobilisés, porteurs de projets, d’expertises spécifiques ou de contestations, et des citoyens « ordinaires », quand ils deviennent cibles de concertation. D’un autre côté, sauf si l’on se situe d’un point de vue exclusivement juridique, la frontière entre les acteurs de l’urbanisme et les autres ne fait pas l’objet d’un consensus. Y a-t-il seulement une frontière ? Tout cela a besoin d’être défini et clarifié.

En outre cette livraison de la Revue internationale d’urbanisme nous invite à considérer (ici et ailleurs) les nouveaux acteurs. C’est donc également la nouveauté (est-ce qu’elle existe et, si oui, de quelle nature est-elle ?) que l’on doit interroger.

Le présent article propose une élaboration théorique pour répondre à ces questions. Pour définir l’acteur (en s’inspirant des théories actionistes en sciences sociales), il mettra en évidence l’importance du système dans lequel celui-ci opère. Il s’efforcera (notamment en s’inspirant du concept de « champ », élaboré par Bourdieu) de rendre compte de la complexité du système et de ses mouvements contradictoires. Ce faisant, il interrogera les conséquences de l’apparition de thèmes nouveaux et d’une nouvelle distribution des rôles dans le procès de production de la ville sur la constitution et la dynamique des acteurs. Il montrera que la nouveauté ne se situe peut-être pas dans le champ de l’urbanisme lui-même, au contraire plutôt figé et en déclin, mais dans le système et le procès de production de la ville, et interrogera les conséquences d’un tel fait.

Proposition théorique, cet article n’est en rien le résultat d’une recherche mais un propos transversal à une série de démarches : des recherches menées par son auteur ou qu’il a dirigées[1]Mullon R. (2018). « La réception des modèles urbains dans la pratique urbanistique : une entrée par les références en situation de conception », thèse, université de Paris-Est, 298 p. Peynichou L. (2018). « Quand les promoteurs immobiliers produisent la ville de demain. Étude de deux projets urbains de standing en France et au Mexique », thèse, université de Paris-Est, 350 p., celles des chercheurs en urbanisme ou études urbaines (en particulier, celles menées dans le cadre du programme de recherche POPSU)[2]POPSU : Plateforme d’Observation des Projets et Stratégies Urbaines (Plan Urbanisme Construction et Architecture)., la consultation des publications les plus liées au secteur de l’urbanisme, (notamment la revue Urbanisme ou les Ateliers projets urbains), mais aussi une dizaine d’années de participation à des équipes d’études ou de conception et plus généralement au « monde » de l’urbanisme.

Qu’est-ce qu’un acteur ?

Le mot ne dispose d’aucun monopole et, dans les mêmes débats et pour qualifier les mêmes objets, on emploiera également, selon ses choix théoriques, « agent » (prisé par les économistes), « actant » (venu de la linguistique via la sémiotique) ou encore « sujet » (plus philosophique), sans parler de termes récemment apparus dans le vocabulaire de l’action : « intervenant », « partie-prenante »[3]Stake holder (porteur d’intérêts) en anglais., etc. Jean-Pierre Gaudin[4]Gaudin JP. (2001). « L’acteur, une notion en question dans les sciences sociales », Revue européenne des sciences sociales, n° 2001(2), XXXIX, p. 2 [En ligne remarque que la littérature scientifique anglophone utilise toutes sortes de mots ou circonlocutions, en fonction des orientations ou des disciplines privilégiées. Cela montre la complexité de cette notion a priori évidente.

Tout d’abord, il n’y a pas d’acteur sans action. Le spectateur n’est pas un acteur, sauf s’il envahit le stade parce que les décisions de l’arbitre lui déplaisent. Le statut de partie-prenante ne se confond pas avec celui d’acteur, même si l’on passe logiquement de l’un à l’autre. Mais qu’est-ce que l’action ? Sans vouloir résumer des débats anciens et parfois confus, admettons que tous les comportements ne justifient pas ce statut. Le réflexe constitue difficilement une action, la répétition automatique des mêmes gestes et nombre de comportements du quotidien non plus. Pourquoi ? Si l’on s’en tient à Max Weber, il n’y a pas d’action sans « sens visé »[5]Weber M. (2013) [1922]. Economy and society, Oakland, University of California Press, 1475 p., ce qui peut se traduire (dans une pure ligne weberienne) par : obtenir un résultat, respecter une tradition (et non la pratiquer de façon routinière), affirmer une valeur (éthique de la conviction), satisfaire son affectivité. Donc l’acteur agit pour réaliser des objectifs et s’inscrit volontairement ou non dans un dispositif qui lui permet de le faire.

On peut alors considérer l’acteur comme un petit dieu, ce qui correspond à la conception de l’homo economicus. Celui-ci entretient un rapport d’extériorité avec le contexte, par rapport auquel il raisonne et établit des jugements. Il subit sa contrainte mais ne se vit pas comme une composante de ce contexte. Dans le modèle classique, il décide en fonction de ses intérêts – réduits à leur dimension économique la plus étroite – par un raisonnement rationnel d’optimisation. Chez Boudon[6]Boudon R. (1999). Le sens des valeurs, Paris, PUF, 397 p., ce raisonnement procède d’une théorie construite par l’acteur dans le cadre de la rationalité axiologique (du raisonnement à partir d’un système de valeurs) dont la rationalité instrumentale (à partir de l’intérêt au sens étroit) ne constitue qu’un cas de figure particulier. Mais quelle que soit la version de la théorie, elle postule toujours une coupure entre l’acteur et le contexte. Or on peut aussi considérer l’acteur en tant qu’il appartient à un système dans lequel se construit et se déploie l’action. On insiste alors sur l’interaction entre les deux. Cette approche connaît également des versions diverses. À l’extrême, celle du déterminisme social ou économique radical : l’acteur est agi par le système, les logiques du marché, la position de classe ou – plus subtilement – l’habitus ; il « ne sait pas ce qu’il fait » ou pas vraiment et, en ce sens, il devient agent plus qu’acteur. À l’opposé, l’acteur stratège opère des choix d’objectifs (en termes d’intérêt ou de valeurs) en tant que participant à son propre contexte, donc en fonction de la distribution des ressources, des rapports de pouvoir, des idéologies partagées, etc. Il tente de structurer le système en sa faveur. Chez Crozier et Friedberg[7]Crozier M, Friedberg E. (1976). L’acteur et le système, Paris, Seuil, 512 p., l’acteur est à la fois un élément du système d’action, dont le comportement est déterminé par sa position dans ce système, et le porteur d’un libre-arbitre et d’un système de préférences et de valeurs qui élabore des choix et des stratégies qu’il va mettre en œuvre dans le système. Un détour supplémentaire par la sémiotique de Greimas et la théorie de l’acteur-réseau[8]Akrich M ., Callon M. et Latour B. ed., 2006. Sociologie de la traduction : textes fondateurs, Paris, Mines ParisTech, les Presses, « Sciences sociales », textes rassemblés par le Centre de sociologie de l’innovation, laboratoire de sociologie de Mines ParisTech., 401 p., qui y puise une partie de son inspiration, permet d’interroger la dynamique du système et la place qu’y tiennent les divers « actants » (humains ou non).

Donc, outre qu’il n’y a pas d’acteurs sans objectifs, l’importance accordée au rapport acteur/système implique que, dans le cas qui nous concerne, ces derniers doivent être indexés d’une manière ou d’une autre au domaine de l’urbanisme. L’imprimeur qui produit une brochure de présentation d’un projet urbain entre deux revues de luxe et trois tracts publicitaires n’a rien d’un acteur de l’urbanisme. Mais on verra plus loin que les frontières de l’urbanisme sont suffisamment floues pour que cela ne soit pas toujours évident. Et pour les acteurs centraux du système, la question peut devenir : comment fait-on pour « embarquer » tous ces acteurs, autrement dit pour les faire adhérer à des objectifs qui sont du domaine de l’urbanisme ?

En s’inspirant de Bourdieu et de sa théorie du champ[9]Bourdieu P. (1971). « Genèse et structure du champ religieux », Revue française de sociologie, n° XII, p. 295-334 ; Bourdieu P. (1976). « Le champ scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 2-2-3, p. 88-104 ; Bourdieu P. (2013). « Séminaires sur le concept de champ, 1972-1975 », introduction de Patrick Champagne, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 200(5), p. 4-37., on ajoute que le système s’organise autour du monopole d’une expertise et d’une ressource. Il produit des positions, et c’est en fonction de sa position que l’acteur établit ses objectifs. La notion d’écosystème (aujourd’hui « à la mode » et qui se rapproche un peu de la théorie de l’acteur réseau) permet d’envisager une situation dans laquelle les caractéristiques des échanges revêtent autant d’importance que la définition des positions.

L’urbanisme comme champ

Si l’on choisit le modèle classique ou celui de Boudon, on comprendra très bien comment l’acteur – particulièrement s’il s’agit d’un individu, d’un professionnel ou d’un petit groupe facilement réductible à un comportement individuel – se « débrouille », dans une situation (d’urbanisme) donnée, pour optimiser sa position et réaliser ses ambitions ou exprimer ses valeurs. C’est le niveau d’analyse vers lequel entraîne le fait de considérer les « nouveaux acteurs » comme des « entrants ». Mais, ce faisant, on s’interdit presque de comprendre en quoi les acteurs changent, comment se transforme leur environnement et encore moins comment fonctionne la dialectique entre le changement des acteurs et celui du système. Pour réaliser ce dernier objectif, il faut interroger les caractéristiques de ce dernier et des positions que peuvent y occuper les acteurs. Il faut également revenir à l’idée de monopole d’une ressource et d’un savoir, essentielle dans la théorie du champ : un des problèmes de l’urbanisme depuis qu’il s’est constitué en « discipline » organisée, est de préserver ou développer le monopole d’un corps de savoir et de pratiques qu’il peine cependant à définir. Ce cadre d’analyse organisera la suite de mon propos, mais en posant comme hypothèse (peu risquée) que son caractère flou lui est consubstantiel, en particulier en France. Les transformations actuelles peuvent aggraver ou radicaliser ce flou jusqu’à l’explosion mais ne l’ont pas créé.

Une ressource centrale : la « bonne ville »

L’urbanisme se définit à la base par une pratique, la production de la ville, et un enjeu, la réalisation de la « bonne ville », ainsi que par un « monopole », celui des savoirs et des savoir-faire qui permettent de « fabriquer la ville » et d’espérer qu’elle soit bonne. J’utilise cette expression « bonne ville » parce qu’elle permet une définition très large. L’urbanisme, comme ensemble de pratiques qui ne porte pas nécessairement ce nom, est intrinsèquement lié à l’idée que la ville ne se fait pas toute seule, qu’on la crée, que sa forme a un sens, et que l’une et l’autre expriment des principes religieux, politiques, philosophiques (par exemple, ceux du fengshui chinois), ou une conception de la société (comme dans le projet de ville de la saline de Chaux, élaboré par Claude-Nicolas Ledoux, dans la cité industrielle de Tony Garnier ou dans la pensée utopique) ou encore la volonté d’un monarque (Saint-Pétersbourg). Une rupture intervient lorsqu’apparaît, avec Cerda, l’ambition de donner une définition scientifique de la « bonne ville » et donc de faire de l’urbanisme une science[10]Choay F. (1996) [1988]. « Urbanisme », dans Merlin P, Choay F, Dictionnaire de l’urbanisme, Paris, PUF, p. 816-823.. Le recueil de textes établi par Françoise Choay[11]Choay F. (2014) [1965]. L’urbanisme, utopies et réalités. Une anthologie, Paris, Points, 445 p. et publié en 1965, montre très clairement l’importance de la « bonne ville » chez les fondateurs et les penseurs de l’urbanisme, qui sont fortement marqués par les utopistes du XIXe siècle. La distinction qu’elle établit entre urbanistes progressistes, culturalistes et naturalistes, définit les différentes voies adoptées au XIXe siècle et dans la première partie du XXe pour répondre à cette préoccupation. Aujourd’hui, à travers divers qualificatifs (durable, « smart », inclusive, apprenante, etc.), la « bonne ville » reste toujours l’objectif des objectifs.

La conviction que le rôle de l’urbanisme est de penser et de réaliser la « bonne ville » a constitué un ciment idéologique très fort, y compris entre acteurs ayant des points de vue différents. Un des lieux de rassemblement de ceux qui adhéraient à cette conviction, la journée mondiale de l’urbanisme, créée en 1949, a eu un succès considérable. Aujourd’hui, dans un pays comme la France, elle passe presque inaperçue[12]On pourrait également citer l’importance accordée par l’Église catholique à l’urbanisme, au-delà de la construction de nouveaux lieux de culte et même de l’analyse de la société urbaine. Un bon repère à cet égard est la semaine sociale organisée à Brest en juillet 1965, avec notamment la participation de Jean Labasse, Eugène Claudius-Petit, Paul-Henry Chombart de Lauwe, Xavier Arsène-Henry, Paul Delouvrier, etc. (Barrère A (dir.). (1965). Semaines Sociales de France, 52e Session – Brest 1965, L’homme et la révolution urbaine : citadins et ruraux devant l’urbanisation, Lyon, Chronique sociale de France, 408 p.)..

Quatre sphères constitutives

Donc, a priori, tous ceux qui, dans le cadre de la production de la ville, définissent leurs objectifs par rapport à cet idéal, sont des acteurs de l’urbanisme, alors définissable comme un champ. Un cadre juridique et des professions expriment directement ces enjeux et encadrent l’action qui leur est liée. En affinant, on repère quatre sphères constitutives du champ.

Les urbanistes de la profession

Outre les affiliés aux organisations professionnelles d’urbanistes, cette sphère regroupe tous ceux qui se disent urbanistes et sont acceptés comme tels. Cela peut concerner quelques individus et rester anecdotique mais ne l’est pas du tout quand il s’agit d’au moins une partie d’une autre profession, avant-hier les architectes, aujourd’hui les landscape architects et les paysagistes. L’acceptation des premiers en tant qu’architectes-urbanistes est liée à la prééminence du projet sur la planification ; celle des seconds correspond à l’importance croissante prise par deux thématiques en urbanisme : l’espace public, d’un côté, et les « grands territoires » (l’échelle de l’agglomération, de la tache ou de l’empreinte urbaine), de l’autre. Dans une grande partie des pays où la profession d’urbaniste existe, elle entretient des relations complexes avec deux autres professions organisées : les ingénieurs civils et les architectes. Les configurations diffèrent, mais dans beaucoup de cas, l’enjeu tient dans la capacité juridique d’élaborer des plans d’usage du sol sous sa propre responsabilité et/ou d’être maître d’œuvre de travaux d’aménagement de l’espace public, ou simplement d’obtenir une reconnaissance équivalente à celle des deux autres. La spécificité française tient à ce que la plus grande partie des professionnels opère (opérait ?) dans les services de l’État et des collectivités territoriales[13]Ou d’organismes publics sous statut d’association ou d’entreprises privées ou publiques, comme les agences d’urbanisme, les conseils d’aménagement urbanisme et environnement, les sociétés d’économie mixte (d’aménagement) ou les sociétés publiques locales d’aménagement.. Sans refaire l’histoire, rappelons quelques éléments à cet égard : au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’État crée un ministère de l’Urbanisme (associé, selon les périodes, à la Reconstruction ou au Logement), qui va durer de 1944 à 1955, en fait jusqu’en 1966, date à laquelle ses services, dont les principaux cadres avaient une qualification ou le titre d’urbanistes, fusionnent avec ceux du ministère des Travaux Publics pour former les directions départementales de l’équipement[14]Thoenig JC, Friedberg E. (1970). La création des directions départementales de l’équipement. Phénomène de corps et réforme administrative, Paris, CNRS, groupe de sociologie des organisations, 302 p.. Il existe alors un corps d’urbanistes de l’État (créé en 1962) qui prend une partie des responsabilités dans les nouvelles directions, mais sous la domination du corps des Ponts et Chaussées, qui s’investit alors dans la question urbaine. Deux profils personnels illustrent cet investissement : celui de Jean-Paul Lacaze (1930-2013), qui, après avoir participé à l’aménagement de la côte du Languedoc (mission Biasini), dirigé une ville nouvelle (Le Vaudreuil) et une opération d’intérêt national (La Défense) puis l’Agence Nationale pour l’Amélioration de l’Habitat, deviendra président de la 5e section (celle qui s’occupe de l’urbanisme) du Conseil Général des Ponts et Chaussée (l’organe faîtier du corps), en même temps qu’il enseigne l’urbanisme à l’école nationale des Ponts et Chaussées et écrit une série de livres, dont un petit manuel sur les méthodes de l’urbanisme qui reste un ouvrage marquant[15]Lacaze JP. (2018). Les méthodes de l’urbanisme, Paris, PUF, Que sais-je ?, 128 p., 7e édition.. Jean Frébault (né en 1941) présidera également la 5e section du CGPC, après avoir été 18 ans directeur d’agences d’urbanisme (Toulouse et Lyon) puis directeur de l’architecture et de l’urbanisme au ministère de l’Équipement et directeur de la SEM d’aménagement de la ville nouvelle de L’Isle-d’Abeau. Depuis, les ingénieurs des Ponts se sont tournés vers d’autres domaines.

Avec la décentralisation, l’urbanisme s’installe dans les collectivités locales où il n’existait pratiquement pas (sauf à Paris)[16]Et dans les agences d’urbanisme (créées à partir de la loi d’orientation foncière de 1967) qui restaient très liées à l’État.. La spécialité est reconnue, et son nom donné à des directions de services. Mais ceux qui les occupent ou leurs collaborateurs ne sont pas nécessairement urbanistes. D’ailleurs, les textes qui régissent la fonction publique territoriale ne reconnaissent que très partiellement cette spécialité[17]D’où un long conflit avec les instituts d’urbanisme pour que leurs diplômés puissent s’inscrire au concours d’ingénieur, leur diplôme (DESS) ayant d’abord été reconnu comme qualifiant, puis exclu.. Aujourd’hui, il existe encore des directions de l’urbanisme, mais dans les grandes collectivités, elles sont habituellement regroupées dans une direction générale adjointe qui porte un autre nom : à Bordeaux, la direction de l’urbanisme du patrimoine et du paysage est incluse dans la DGA Aménagement, qui elle-même appartient à la DG Valorisation du territoire[18]Voir l’organigramme de Bordeaux Métropole [En ligne. Il arrive également que l’urbanisme soit découpé en plusieurs fonctions, sans que le mot ne soit utilisé.

Bref, la profession est faible, mais la reconnaissance de l’urbanisme comme ensemble de problèmes et de savoirs spécifiques est enracinée dans le secteur public. Cependant, la tendance est plutôt à un certain effacement.

Les urbanistes de la décision

À partir des années 1980, en France, des opérations urbaines complexes se sont développées : Euralille, Ile de Nantes, Paris Rive Gauche, Lyon-Confluence et bien d’autres. On a alors vu l’importance prise par deux catégories d’acteurs : le maire urbaniste et le « pilote »[19]Frébault J (dir.). (2006). La maîtrise d’ouvrage urbaine, Paris, Le Moniteur, coll. Club ville et aménagement, 148 p. . Pierre Mauroy à Lille, Jean-Marc Ayrault à Nantes, Alain Juppé à Bordeaux ont assuré fortement la responsabilité politique de grandes opérations urbaines et se sont assurés d’un entourage politique (adjoints au maire) et technique (conseillers ou directeurs) compétent en urbanisme. Les grands « pilotes » sont en général les dirigeants d’organismes « dédiés » (SEM, etc.) qui conduisent les projets : Jean-Paul Baietto[20]Hayer D. (2005). Fabriquer la ville autrement : Jean-Paul Baietto (1940-1998). Portrait d’un aménageur urbain, préface de Pierre Mauroy, Paris, Le Moniteur, 218 p. et Jean-Louis Subileau à Euralille, Laurent Thery à Nantes, Thérèse Cornil à Paris Rive Gauche, Jean-Michel Guenod à Euroméditerranée, pour ne citer que quelques figures emblématiques de la première génération. Les uns et les autres choisissent souvent de s’appuyer sur un grand concepteur (Koolhaas, Chemetoff), qui va jouer le rôle de coordinateur de la « fonction » urbanisme, plus que sur des équipes en interne. La logique de l’urbanisme de la décision est toujours beaucoup plus centrée sur le projet que sur la profession.

Si l’on élargit la réflexion au-delà de la période récente et de la France, il faut rappeler qu’en raison même de son objectif de base, l’urbanisme est très fortement lié à la décision et au pouvoir politique. Le Corbusier a cherché le despote éclairé à de bien mauvais endroits, mais tout urbaniste rêve d’obtenir la confiance d’un pouvoir suffisamment fort pour imposer sa vision de la ville. Les débats sur l’urbanisme sont en général très politiques.

Les intellectuels de l’urbanisme

Une des particularités de l’urbanisme est de s’appuyer sur un réseau d’intellectuels qui animent les débats internes au champ[21]Cadiou S. (2002). « La cité de l’expertise », thèse de doctorat, université de Bordeaux 4, 601 p.. Certains sont des praticiens, notamment des architectes-urbanistes ou des directeurs d’agences d’urbanisme, d’autres des journalistes, d’autres des chercheurs, d’autres des fonctionnaires, des ingénieurs, certains des politiques, etc. Certains cumulent plusieurs de ces qualifications : Jean-Marc Offner, chercheur devenu directeur d’agence d’urbanisme, Pierre Veltz, ingénieur des Ponts et Chaussées puis chercheur et auteur de livres bien connus puis aménageur de Saclay et grand prix de l’urbanisme en 2017, Ariella Masboungi, architecte-urbaniste de l’État, devenue l’animatrice d’un réseau très important (Atelier Projet Urbain) et du Grand Prix de l’urbanisme. Ce phénomène présente quelques spécificités françaises, mais dans d’autres pays (au moins en Europe) existent des débats et un réseau d’intellectuels de l’urbanisme présentant des caractéristiques proches, avec notamment la présence d’universitaires, engagés d’une manière ou d’une autre (de la critique à la maîtrise d’œuvre en passant par la recherche).

Ces intellectuels contribuent à la définition de la ressource centrale (la « bonne ville »), à celle du monopole des savoirs, à la production des références (les exemples incontournables) et à la désignation des personnalités remarquables donc, dans une certaine mesure, à l’établissement des carrières. Ils peuvent également intervenir comme une force, en faveur de l’urbanisme ou des urbanistes (ce qui est plus rare).

Les partenaires de l’urbanisme

Aujourd’hui, aucun projet urbain, aucun document de planification et presque aucune étude d’urbanisme ne peut être réalisé par les seuls urbanistes professionnels. Même si la nature de la commande n’exige pas la présence de bureaux d’études purement techniques (des travaux publics ou d’autres domaines), il faut faire appel à des spécialistes des transports ou de la mobilité, de l’environnement, du commerce, du développement local, de la concertation, etc., ou encore à des programmistes et des spécialistes des modes de vie et des usages. Certains collaborent depuis longtemps et régulièrement avec les urbanistes et ont de fait une position dans le champ, celle des personnes ressources pour les professions, qui, en tant que telles, s’inscrivent dans une hiérarchie, de ceux avec lesquels tout le monde veut travailler à ceux que personne n’attend. D’autres sont complètement étrangers au champ et se préoccupent peu de la « vocation » et des savoirs spécifiques de l’urbanisme. Ils collaborent avec des urbanistes de manière purement utilitaire. Leur nombre augmente et ils figurent parmi ceux que l’on qualifie d’entrants. Or pour qu’ils méritent cette qualification, il faut qu’ils soient effectivement en train d’entrer. Se pose donc le problème d’enrôlement évoqué plus haut, auquel les acteurs du champ essaient de répondre consciemment ou non : lorsqu’on invite de tels acteurs à prendre la parole dans des congrès ou réunions consacrés à l’urbanisme, c’est pour informer les participants de leurs activités, mais c’est également une manière d’essayer de les enrôler, ne serait-ce qu’en les faisant entrer dans le carnet d’adresses de ceux qui organisent les équipes.

La fragilité du champ

Cependant, cette construction reste fragile, pour plusieurs raisons structurelles, qui concernent la ressource centrale, le monopole des savoirs et les positions.

La première se définit-elle comme la capacité de « faire de la ville » ? Certainement pas : l’urbanisme se fonde sur la différenciation entre ceux qui produisent de la ville pour répondre à leurs besoins (ou à ceux des autres), sans se préoccuper de la ville elle-même, et ceux qui pensent la ville en gardant toujours en tête l’idée d’un ensemble, d’une totalité. Aux yeux des urbanistes, les ingénieurs qui ont construit les grands ensembles français des années 60-70, avec pour objectif de produire très vite un grand nombre de logements en s’appuyant sur une modernisation complète du secteur du bâtiment et sur la maîtrise de grandes emprises foncières enlevées à l’agriculture périurbaine, n’étaient pas des urbanistes, car il leur manquait la vision d’ensemble et une quelconque idée de la « bonne ville » pour l’alimenter[22]Le cas des villes nouvelles est plus complexe, la volonté de penser l’ensemble y a fortement existé (pour le meilleur ou pour le pire), ce que traduisait la présence d’équipes d’urbanistes significatives dans certaines d’entre elles, par exemple Cergy-Pontoise. Voir à ce sujet les différents travaux issus du programme d’histoire des villes nouvelles et notamment : Vadelorge L (dir.). (2004). Eléments pour une histoire des villes nouvelles, Paris, Le Manuscrit, 261 p.. Mais dans quelle mesure cette conception de la ressource centrale comme totalité (souvent définie comme organique), tient-elle encore ? Les urbanistes n’ont-ils pas tendance à se préoccuper avant tout de créer de la valeur urbaine (au-delà de la valeur pour le marché immobilier), à travers des domaines particuliers (environnement, mobilité, développement économique) ou des territoires délimités (ceux des projets urbains) ?

De quels savoirs les urbanistes ont-ils le monopole ? Dans certains pays, en particulier la Grande-Bretagne, les choses sont très claires : il existe une profession d’urbaniste dont le monopole est protégé par la loi, mais il se réduit à la planification urbaine. Cela déjà représente beaucoup, car la planification nécessite de toucher une diversité de domaines et de faire appel à des savoirs variés. En France, ce type de protection n’existe pas – n’importe qui peut afficher sur sa porte « urbaniste » ou « psychanalyste ». Les urbanistes français ont longtemps défini leur rôle comme celui d’un chef d’orchestre capable de faire la synthèse des différents savoirs qui concourent à la production de la ville. Position élitaire mais fragile car elle ne dit pas quels sont les outils qui permettent d’opérer cette synthèse. On en voit l’illustration très nette dans le titre (auto-attribué) d’ « architecte-urbaniste ». Une génération d’architectes-urbanistes, qui arrive aujourd’hui en fin de carrière, a pris cela très au sérieux, en acquérant une culture large dans différentes disciplines techniques et en sciences humaines. Mais n’importe quelle star de l’architecture qui n’a rien fait de cela – sans parler des inconnus – n’hésite pas à se qualifier d’urbaniste. Cela n’est pas seulement dû à la non-protection du titre mais aussi au caractère très flou du (noble) savoir de la synthèse. D’autres identifient des domaines de compétence mais au sein d’une définition très large de l’urbanisme : le référentiel métiers de l’OPQU[23]OPQU : Office Professionnel de Qualification des Urbanistes, créé en 1998, et qui inscrit les professionnels qui le souhaitent sur des listes de qualification et a élaboré une déontologie des urbanistes. compte sept domaines d’activité de l’urbaniste, dont quatre spécifiques, qui sont : l’analyse et la prospective territoriale, la conception urbaine, la production d’opérations, la gestion urbaine. D’autres, enfin, essaient de raisonner en termes différents, par exemple en considérant que ce qui caractérise les savoirs de l’urbanisme, c’est avant tout leur organisation concourante[24]Arab N. (2002). « Vers un urbanisme concourant : une lecture des thèses de François Ascher », Urbanisme, n° 324, mai-juin, 3 p., c’est-à-dire leur permettant un dialogue permanent avec d’autres savoirs. Dans les deux derniers cas, les savoirs concernés sont nécessairement partagés avec des professionnels ou acteurs qui n’ont pas du tout la préoccupation globale qui se trouvait aux sources de l’urbanisme.

Enfin, le champ de l’urbanisme peine à définir des positions et des acteurs. Qu’est-ce qu’une « carrière » d’urbaniste ? Certes, il existe en France une sorte de cursus honorum, avec le Palmarès des Jeunes Urbanistes, le Grand Prix de l’urbanisme (tous deux donnés par l’État s’appuyant sur des jurys dans lesquels les professionnels – en particulier concepteurs – sont fortement représentés), la présence dans la revue Urbanisme et quelques publications dédiées au domaine. Mais la réputation, en ce qui concerne les concepteurs (architectes-urbanistes, paysagistes, etc.), est surtout faite de l’extérieur (élus locaux, fonctionnaires, monde éditorial de l’architecture). Encore peut-on dire qu’il existe un ensemble de « gens » (acteurs de l’urbanisme ou clients) qui connaissent bien le monde des concepteurs, sont sensibles à la réputation et contribuent à son établissement. Les grands « technocrates » de l’urbanisme – même quand ils y sont reconnus, par exemple par le Grand Prix de l’urbanisme (Jean-Louis Subileau, Jean Frébault, Pierre Veltz, Nathan Starkman, Laurent Thery) – ont d’autres ancrages : le corps des Ponts et Chaussées, la Caisse des Dépôts, les milieux gouvernementaux, le gouvernement de Paris ou de grandes métropoles. Les filières de la fonction publique – avec la possibilité d’y faire carrière – existent mais restent relativement faibles. Pour les autres, qu’ils travaillent dans des bureaux d’études ou dans des agences d’urbanisme, leur identification et leur carrière se font surtout à partir de leur spécialité, qu’elle soit thématique (transport, habitat, environnement) ou disciplinaire (géographie, économie, droit), et pas du tout de la capacité à penser une totalité.

Tout cela existe depuis longtemps et n’a pas empêché l’urbanisme de s’affirmer comme une construction institutionnelle et cognitive spécifique présentant les caractéristiques d’un champ, et ce en particulier en France pendant la période marquée par le renouveau de la planification urbaine (à partir de la loi d’orientation foncière en 1967) puis par le projet urbain (années 1990- 2000)[25]Pour avoir une idée des préoccupations et élaborations théoriques liées au projet urbain à la française, en particulier à ses origines, voir : Devillers C. (1994). Le projet urbain, Paris, Éditions du Pavillon de l’Arsenal, Collection Les mini PA ; ou encore les premiers Atelier Projet Urbain, dirigés par Ariella Masboungi (depuis 1993).. Mais la situation actuelle fait passer de la fragilité au déséquilibre, voire à l’explosion, et il faut se demander si l’arrivée de « nouveaux acteurs » n’exprime pas un délitement paradoxal du champ.

La fabrique des nouveaux acteurs

Les incertitudes sur la ressource centrale ne suffiraient sans doute pas à mettre le champ en danger[26]Il serait plus correct de dire : « à rendre inefficace la conceptualisation de l’urbanisme en termes de champ ».. En effet, « ajouter de la valeur » à la ville, à partir du moment où l’on se situe bien au-delà de la valeur immobilière, n’est pas si éloigné de la recherche de la « bonne ville », et surtout, les urbanistes sont obligés de raisonner quand même en termes de totalité car ils doivent – c’est une injonction qui s’exerce fortement sur eux – se situer par rapport à la ville « durable » et à la ville « intelligente ». Les savoirs et les rôles se transforment, et cela produit de nouveaux acteurs. Mais il convient d’établir une distinction entre ceux qui sont liés à une thématique émergente en occupant des positions ou des rôles habituels en urbanisme (par exemple, les experts) et ceux qui correspondent à l’apparition de nouveaux rôles, même si les deux catégories se recouvrent parfois.

Nouvelles thématiques et nouveaux acteurs

Depuis les années 2000, quelques grands sujets appellent de nouveaux savoirs. D’abord, l’augmentation et la transformation des services, en particulier à la personne, à commencer par ceux que crée le monde du numérique (la « ville intelligente »), un monde totalement étranger à celui de l’urbanisme, et qui pourtant s’y mêle. Sur les questions d’organisation urbaine, avec la régulation des mobilités ou la conception des smart grids[27]Le smart grid utilise les technologies de l’information pour optimiser la consommation et la production d’énergie sur un territoire. Il développe des dispositifs de régulation concernant la consommation d’énergie. En principe le smart grid est une unité de production d’énergie renouvelable (éolienne, solaire) utilisée le plus possible en circuit fermé., qui a un fort impact sur les programmes des opérations urbaines (ne serait-ce que parce que le smart grid préfère très nettement la mixité fonctionnelle), ou bien à travers des applications diverses qui changent les usages de la ville et permettent des inflexions significatives (par exemple liées à la simplification des mutualisations en matière de parking), sans parler de la domotique. L’évolution des services prend des formes très diverses avec l’ « ubérisation » de la société, et leur multiplication constitue l’une des composantes de la mode de l’innovation actuellement très prégnante.

Cette dernière porte aussi bien sur les technologies (dans la construction, les transports, l’énergie, etc.) que sur les usages et les services, et même sur l’innovation sociale. On trouve cela en particulier dans certains appels à projets (innovants !) comme celui sur les espaces souterrains parisiens[28]Appel à projet innovant : Réinventer Paris. « Les dessous de Paris », 2017.. Le technologique et le social se mêlent dans les projets liés à l’économie circulaire, et plus modestement dans la lente et économiquement problématique mise au point des conciergeries résidentielles.

L’innovation peut contribuer – mais pas toujours – à créer des expériences fortes, et la thématique de « l’expérientiel » n’a cessé de prendre de l’importance dans les projets urbains. Elle associe souvent des questions d’ordre sensoriel (fabriquer des sensations) et la dimension ludique (le jeu, le plaisir, le fun). Du coup, cela entraîne la recherche de lieux « extraordinaires », quand Macao imite Las Vegas qui imite Venise, ou plus simplement quand le cadre qui suit un cycle de formation continue dans les installations d’un grand stade peut aller, pendant les pauses, fouler la pelouse où jouent les vedettes du football[29]D’après une gestionnaire de stade, cette autorisation permet d’augmenter le prix de location des salles.. On en vient à fabriquer une géographie urbaine augmentée (au sens de la réalité augmentée), qui marque les lieux de manière forte. Aujourd’hui, les sons (les objets ou les ambiances sonores)[30]Sur lesquels le laboratoire CRESSON de Grenoble travaillait depuis fort longtemps. semblent se faire une place plus importante sur scène, après une période de domination de l’éclairage (et l’invention du métier de concepteur lumière). Plus généralement, les ambiances deviennent une préoccupation forte. En même temps, les spécialistes de l’entertainment ont affirmé leur présence dans les programmes des centres commerciaux et se retrouvent de plus en plus souvent – avec les artistes – dans les équipes de conception. La thématique alimentaire s’y ajoute, qui fait se multiplier les centres gastronomiques (dans le style de la cité internationale de la gastronomie, qui se met en place à Lyon au Grand Hôtel Dieu) ainsi que les spécialistes de leur conception et de leur gestion. Les savoirs appelés par ces nouvelles thématiques s’éloignent considérablement de ceux dont l’urbanisme revendiquait le monopole.

Tout cela s’inscrit également dans une autre thématique : celle de l’animation, désormais très présente dans les projets urbains, notamment à travers les interventions artistiques et ce que l’on appelle « urbanisme provisoire » (ou « temporaire »). Ce dernier ne se réduit pas à cette seule dimension, mais les interventions d’acteurs spécialisés dans ce domaine – aujourd’hui importants, comme Plateau Urbain ou Yes We Camp[31]« Plateau Urbain propose la mise à disposition d’espaces vacants pour des acteurs culturels, associatifs et de l’économie sociale et solidaire » (source en ligneen ligne – se situent difficilement dans le champ de l’urbanisme : l’occupation provisoire d’espaces de travail ou l’animation d’un lieu peut opérer de manière totalement indépendante de la ressource centrale et encore plus des savoirs de l’urbanisme.

C’est là toute l’ambigüité du place making[32]Ponzini D, Palermo PC. (2014). Place-Making and Urban Development. New Challenges for Contemporary Planning and Design, London, Routledge, 266 p. ; Relph E. (2008) [1976]. Place and Placelessness, New York, Sage, (rééd. avec une nouvelle préface), 174 p. ; Bourdin A. (2019). Faire centre, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 243 p.. Comme gestionnaires de site, artistes ou associations de voisins, ses acteurs interviennent pour pacifier un lieu, lui donner du sens, le rendre plus facile à pratiquer. Cela peut se faire (ou non) dans le cadre d’un projet d’urbanisme, mais de toute façon, les objectifs, les savoirs et les acteurs restent souvent extérieurs à ceux de l’urbanisme. Ou alors il faut admettre qu’existe un « urbanisme des lieux », qui ignore la planification presque totalement et en grande part les techniques classiques du projet urbain, et vise le « bon lieu » plutôt que la « bonne ville », ce qui n’est pas du tout la même chose.

La participation a également considérablement progressé. Elle prend des tournures différentes en fonction de ceux qui la portent. Des équipes issues d’un militantisme ancien (d’origine communiste ou chrétienne) s’ancrent volontiers dans des disciplines telles que l’ethnologie ou la sociologie, d’autres fonctionnent sur une adhésion convaincue à la démocratie participative et ont contribué au développement de tout un corps de techniques autour de ses pratiques, d’autres enfin appartiennent avant tout au monde de la communication, désormais fort présent et parfois leader dans l’urbanisme, ce qui n’empêche d’ailleurs pas les précédents d’utiliser plus ou moins des techniques venues de la communication. Dans cet ensemble flou, apparaissent de nouveaux intervenants qui proposent non la participation mais la création de lien social, un travail d’animation qui jusque-là restait très extérieur à l’urbanisme[33]Il existe, par exemple, une entreprise créée par des professionnels du sport qui, à partir de cette compétence, a développé un ensemble de techniques pour créer du lien social dans des nouveaux quartiers..

Mais le développement durable reste le plus important des thèmes montés en puissance depuis vingt ans. Il pourrait apparaître comme un moyen de redonner corps à la définition de la ressource centrale et aux savoirs spécifiques de l’urbanisme, dans la mesure où sa dimension systémique ramène à la globalité de la ville, mais il n’en est rien. Car la technique l’emporte, et il fait une très forte place à des savoirs directement issus des sciences de la nature et de celles de l’ingénieur. Et même si le sujet de la ville durable devient majeur, ce n’est plus la ville des urbanistes : travailler sur le métabolisme urbain se fait très bien sans leurs compétences et dans une perspective qui peut être très normative mais qui diffère fortement de l’idée de la « bonne ville » des urbanistes.

Outre l’apparition de nouveaux spécialistes (au sein d’équipes d’urbanistes ou complètement en dehors), ce thème entraîne l’émergence d’une série d’intervenants, militants, pédagogues ou « ayatollahs » du développement durable, qui peuvent rester aux frontières du militantisme tout en développant une compétence technique précise, et qui souvent se professionnalisent dans des petites structures sur des missions d’études plus que de conception.

Nouvelle organisation du travail et nouveaux rôles

L’émergence de « nouveaux acteurs » tient aussi à l’évolution des rôles, en raison des transformations de l’organisation du travail chez les professionnels de l’urbanisme, d’une part, de la transformation des rôles qui structurent l’action d’urbanisme, d’autre part.

L’organisation du travail

L’apparition de thématiques et de préoccupations nouvelles conduit à introduire de nouveaux profils (qui ne sont pas seulement des spécialistes des thèmes émergents) dans les équipes. Par exemple, chez les promoteurs, les spécialistes des « grands projets » ont souvent ajouté à leur palette, à côté de leurs compétences sur les questions de construction, de finances et de droit, un intérêt pour différentes questions qui relèvent des sciences humaines ou encore de la communication. Des évolutions équivalentes existent dans les agences d’urbanisme ou chez les concepteurs. L’impact des technologies numériques s’évalue difficilement. La réalisation d’objets architecturaux se transforme avec le développement du BIM (Building Information Modeling) mais sans forcément que le « jeu d’acteurs » en soit affecté[34]Marie JB. (2019). Ingénieurs et architectes face au projet, Paris, Le Moniteur, 224 p.. En urbanisme, la possibilité de partager un très grand nombre de documents, l’accès à d’immenses viviers de références (Mullon, 2018[35] Op. cit.), exemples, bonnes pratiques, la communication très rapide via Internet ne sont pas neutres, mais on a plus de mal à dire ce que cela change exactement dans le mode de travail et la production.

Outre les nouveaux spécialistes évoqués plus haut (ceux liés aux thèmes émergents), qui peuvent rester totalement indifférents aux processus d’enrôlement, on observe le développement de fortes spécialisations dans les professions existantes. Les programmistes se spécialisent sur des objets sophistiqués (théâtres, musées, jardins botaniques, parc zoologiques…). Les bureaux d’études des transports élargissent leurs compétences dans les divers domaines de la mobilité. Il ne s’agit dans tout cela que de la multiplication des spécialités et de l’instauration de nouveaux équilibres au sein du « champ traditionnel » de l’urbanisme.

Une autre catégorie apparaît : celle des prestataires, auxquels ont recours des acteurs de l’urbanisme. D’abord, le monde de la sous-traitance. Bien peu d’architectes-urbanistes réalisent les images en perspective – qui jouent un rôle très important dans les dossiers de concours – en interne. Il existe des sous-traitants spécialisés, que l’on va chercher en France ou à l’étranger. Les divers professionnels de la communication appartiennent à cette même catégorie.

À côté du monde de la sous-traitance, apparaît une catégorie qui pourrait s’appeler le « vivier ». Chacun à leurs manières, les grands groupes de l’immobilier, les aménageurs et les collectivités, ou encore les professionnels de la conception et les professionnels les plus classiques de l’urbanisme, cherchent à repérer des pratiques ou des acteurs innovants, pour qu’ils les aident à comprendre comment évolue le monde, pour avoir en réserve des exemples qui serviront à définir des éléments de programmes ou tout simplement un portefeuille d’intervenants possibles.

Enfin, les « tiers acteurs » montent en puissance : au-delà des intervenants, qui sont soit des professionnels établis, soit en cours de professionnalisation, il faut maintenant considérer ceux qui ont acquis une compétence, une technicité par eux-mêmes – ou dans une activité professionnelle antérieure – et interviennent presque de la même manière que les précédents, mais pour des raisons plus conjoncturelles et personnelles. Mais les uns se tournent vers la création d’entreprise – et l’on note que beaucoup de ceux-là sortent de Sciences Po ou d’une grande école, ce qui est nouveau –, alors que d’autres restent fortement dans le cadre du militantisme associatif (et parfois de mouvements artistiques) voire dans le cadre personnel (je suis devenu spécialiste de telle chose et j’aide les autres sur Internet sans vouloir constituer une association ou quoi que ce soit). Cela impacte également l’organisation du travail, car il faut désormais compter avec eux, alors qu’ils bousculent très sérieusement la distinction entre les « sachant » et « le public », facilement réductible à la catégorie de Nimby quand il ne va pas dans le « bon » sens.

La transformation des rôles

Les rôles qui structurent la pratique de l’urbanisme, qu’on les considère ou non comme faisant partie du champ, connaissent également des transformations qui produisent de nouveaux acteurs, dans les domaines de la décision, de la réalisation et de la concertation.

En ce qui concerne les décideurs, le « retour de l’État » suscite de nombreux débats autour de l’idée de « recentralisation »[36]Epstein R. (2008). Gouverner à distance : la rénovation urbaine, démolition-reconstruction de l’appareil d’État, thèse, ENS Cachan, 472 p.. Mais sans doute est-ce moins significatif que la montée en puissance de nouveaux décideurs bénéficiant d’un réel pouvoir – par exemple, en raison de l’importance de leurs patrimoines fonciers et immobiliers – mais dont le cœur de métier reste très éloigné de l’urbanisme et qui, jusque-là, restaient en retrait. La SNCF en donne une démonstration spectaculaire, avec la transformation des grandes gares en lieux de vie – pour ne pas dire en centres commerciaux –, mais les universités, les hôpitaux, les ports, des grandes entreprises ou La Poste tendent avec plus ou moins de timidité à se comporter comme des acteurs urbains. Dans ces divers organismes, de nouveaux professionnels de l’urbain apparaissent.

Surtout, l’organisation de la décision se trouve bouleversée, en raison d’une évolution qui trouve son origine dans les années 1980 avec le « tournant libéral »[37]Jobert B (dir.). (1994). Le tournant néo-libéral en Europe, Paris, L’Harmattan, 328 p. ; Desjardins X. (2008). « Le logement social au temps du néolibéralisme », Métropoles, n° 4 [En ligne : l’autonomisation du secteur immobilier. En effet, pendant l’après-guerre, dans de nombreux pays européens (dont les pays nordiques, la RFA, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, la France), le logement a été « administré » donc organisé par des politiques publiques mises en œuvre par des organismes d’État et/ou des partenaires appartenant au monde syndical ou associatif (en particulier religieux). Il existait bien un marché mais contrôlé, et son dynamisme se limitait à des segments assez étroits. L’urbanisme territorialisait les politiques du logement et définissait la localisation des grands équipements et des infrastructures. Les acteurs de l’immobilier jouaient dans un jeu dont ils ne commandaient en rien les règles. Dès l’avènement de la distribution en grandes ou très grandes surfaces, l’amorce de la « désindustrialisation »[38]Je mets ce mot entre guillemets car il appelle la discussion. Cf. Veltz P. (2017). La Société hyper-industrielle, Paris, Le Seuil, coll. La République des idées, 128 p. et le développement foudroyant du tertiaire, de nouveaux marchés s’ouvrent, et les acteurs de l’immobilier prennent plus d’importance. La libéralisation des politiques du logement (dont Margaret Thatcher donne le signal en 1979-80) élargit fortement leur champ d’intervention. Depuis, diverses évolutions (notamment dans les systèmes de financement) ont renforcé la place des acteurs de l’immobilier. Ces derniers deviennent les maîtres du jeu ou du moins contribuent de plus en plus à en définir les règles. À cela correspond la multiplication des procédures dans lesquelles les promoteurs (et les opérateurs qui leur sont associés, notamment les enseignes commerciales) ne viennent pas acheter des droits à bâtir dans un projet déjà conçu et monté, mais interviennent dans le processus de conception et de montage. Aujourd’hui, cela s’est banalisé dans les diverses procédures d’appels à projet ou à manifestation d’intérêt. Les promoteurs se conçoivent comme des opérateurs urbains, ce qui est nouveau, et globalement l’écosystème de l’immobilier (avec ses juristes, ses financiers, ses commerciaux, ses techniciens du bâtiment, ses spécialistes du foncier, ses grandes agences d’architecture, ses inventeurs de produits, etc.) se renforce. Le décideur du marché de l’immobilier se transforme en décideur urbain. Cela conduit, par exemple, à ce que certaines expertises portant sur le contexte urbain, l’évolution des villes ou des sociétés, qui autrefois intéressaient (et n’intéressaient que) l’État, sont aujourd’hui réclamées par les promoteurs, ce qui, au moins en France, représente un changement significatif. On voit ainsi apparaître (en particulier dans les directions des grands projets des promoteurs évoqués plus haut) des professionnels nouveaux, en partie parce que le contenu de leurs tâches est différent et encore plus par ce qu’ils l’exercent à partir d’un point de vue différent, non celui de la puissance publique mais celui de l’opérateur immobilier privé.

À cela s’ajoute le poids de la fonction financière, lié notamment au fait que les investisseurs sont habituellement extérieurs au système de production de la ville : l’analyste financier ou le cost killer (spécialiste de la réduction des coûts) impose peu à peu ses démarches à l’urbanisme[39]Espaces et sociétés. (2019). « Financer la ville », n° 174..

En ce qui concerne la réalisation, une grande partie des changements observés passe par la position d’intervenant. Antérieurement existaient des positions bien définies, par exemple, les concessionnaires (télécom, distributeurs d’eau, etc.) en ce qui concerne l’occupation de l’espace public, et chaque acteur se rangeait facilement dans une de ces catégories. On aurait pu représenter l’urbanisme en tant qu’action organisée par un schéma radioconcentrique : d’un côté, un noyau, le cœur de métier, alors compris comme planification, projet et production d’espace urbain, de l’autre des quartiers (comme ceux d’une orange) correspondant aux différents domaines associés, notamment les services urbains, le logement social, l’immobilier proprement dit et l’architecture, ou le développement économique local. Chacun trouvait sa place dans un de ces quartiers et y occupait une position précise par rapport à la logique de fonctionnement dudit quartier. Cela permettait de le désigner, et il n’y avait alors pas besoin d’utiliser le mot flou d’ « intervenant ». Au fil des années, les « électrons libres » se sont multipliés, de moins en moins assimilables à l’un de ces quartiers : où pourrait-on placer l’intervention de Yes We Camp à l’Estaque lors de MP 2013 ? D’autant qu’il peut tout aussi bien s’agir d’acteurs ayant pignon sur rue dans d’autres domaines et intervenant dans des affaires d’urbanisme ; ainsi, quand le journal Libération organisait des forums locaux autour d’un projet d’urbanisme, par exemple, le campus ARTEM à Nancy. Beaucoup d’acteurs du place making se trouvent en position d’intervenants (cf. supra). Ils restent souvent extérieurs au système global de production de l’espace, et des outsiders dans le jeu des spécialistes de l’espace public. En résumé, la place des spécialistes de toutes sortes, qui interviennent dans l’urbanisme sans faire partie de son système de production, a beaucoup augmenté, ces « intervenants » étant de plus en plus divers.

Dans le domaine de la concertation, deux positions prennent de l’importance. D’abord, celle de partie prenante. Elle repose sur l’idée que toute action d’urbanisme concerne un ensemble d’entités de quelque nature qu’elles soient, qu’elles y participent ou non, qu’elles se manifestent ou pas, comme les « personnes publiques associées » dans les démarches de planification. Les entités concernées appartiennent à tous les domaines. On les approche à travers des organisations (entreprises, associations, organisations publiques, entités politiques), des groupes constitués ou des catégories d’habitants ou d’usagers. À titre d’exemple, dans beaucoup de projets urbains en France, des écoles, des établissements secondaires ou même des universités sont concernés. On oublie encore souvent de consulter ces parties prenantes. Mais peu à peu, ce statut prend de la consistance, et la liste de ceux que l’on met autour de la table s’allonge. Cela ne crée pas (ou peu) de nouveaux professionnels mais change les manières de travailler.

La deuxième est celle des usagers[40]Je n’évoquerai pas ici le rôle du citoyen. On lui accorde plus d’importance, mais il a peu changé dans sa nature. Par ailleurs, la concertation fait souvent appel au rôle d’usager, plus qu’à celui de citoyen.. Accorder de l’importance à leurs attentes est devenu banal depuis longtemps, mais la présence croissante des gestionnaires dans le système de l’urbanisme et leur insistance sur les usages concrets – donc les usagers – est bien plus nouvelle ; elle accompagne l’émergence de la « maîtrise de l’usage »[41]Fixot AM. (2014). « Vers une nouvelle pratique de l’urbanisme, la maîtrise d’usage ou l’art de vivre ensemble le quotidien », Revue du MAUSS permanente, 28 mai [En ligne. En d’autres termes, les usagers, en particulier les copropriétaires dans l’habitat, vont avoir de grandes responsabilités dans le fonctionnement quotidien de ce qui est produit. Ils seront aussi les premiers bénéficiaires des agréments et des dysfonctionnements. Cela suffirait à justifier leur prise en compte. Mais la maîtrise de l’usage repose sur une idée supplémentaire : comme les vieux paysans qui savaient si un champ était « gélif » ou non, ce que le rédacteur du POS ignorait presque toujours, les usagers peuvent avoir accès à des savoirs spécifiques qui alimentent la maîtrise de l’usage. La reconnaissance de ces savoirs et de la maîtrise de l’usage, parfois médiatisée par des associations d’usager et plus souvent par des gestionnaires, entraîne l’arrivée – parfois tonitruante – de deux types d’acteurs : les usagers eux-mêmes et ceux qui parlent en leur nom.

Qui gagne la partie ?

Que reste-t-il de tout cela ? Si l’on s’en tient à une définition rigoureuse du champ de l’urbanisme, on s’aperçoit que la plupart des éventuels « entrants » mentionnés se trouvent « hors champ » car ils n’adhèrent pas ou très peu à la définition de la ressource centrale et de l’expertise et ne font pas « carrière » dans le champ. Lorsqu’ils sont recrutés par des équipes d’urbanisme, certains « nouveaux spécialistes » (de la ville durable, de la smart city, de la concertation, de l’économie de la connaissance, de l’animation, etc.) peuvent se convertir et entrer dans le jeu du champ de l’urbanisme. Mais si je parle de conversion, c’est pour insister sur l’importance de l’enrôlement, qui concerne tout autant ceux qui, sans être dans les équipes d’urbanisme – mais, par exemple, plutôt dans des bureaux d’études spécialisés –, collaborent avec elles. C’est cette capacité qui peut permettre au champ de l’urbanisme de survivre ou de se renouveler. Un enjeu qui paraîtra dérisoire si l’on ne considère que l’aspect corporatif mais qui porte également sur les objectifs de la production de la ville et sur l’existence de savoirs spécifiques de sa production, au-delà des savoirs techniques et/ou disciplinaires spécialisés.

Les différents éléments d’information mobilisés au cours de cet article mettent donc en évidence un paradoxe : d’un côté, il y a de plus en plus d’acteurs, de l’autre, le champ de l’urbanisme s’affaiblit et semble se rétrécir.

Pour bien comprendre cela, il faut prendre pleinement en compte la distinction entre champ de l’urbanisme, système de production et procès de production de la ville :

– Le système de production de la ville associe les ressources (cognitives, normatives, financières, matérielles) et les acteurs qui font la ville, qu’ils se considèrent ou non comme producteurs de ville et quelle que soit la manière dont se définissent leurs objectifs et leurs compétences. Il s’est considérablement enrichi en ressources diverses et en acteurs au cours des dernières décennies. C’est à ce niveau que se situent les nouveautés évoquées au cours de cet article, en particulier en ce qui concerne les acteurs : ceux qui sont en position d’intervenants ou ceux qui sont portés par des nouvelles thématiques liées à de grandes transformations sociétales (technologies numériques, développement durable, participation des citoyens, etc.). Ce dispositif ne repose pas sur une volonté de coopérer et plus sur l’interdépendance que sur l’interaction[42]Pour reprendre une distinction utilisée par R. Boudon.. De ce fait, il nécessite une forte régulation : par le marché, par l’État, par les pouvoirs locaux. Les trois peuvent se combiner, mais leur importance respective commande la position des différents acteurs. Lorsque la régulation par le marché occupe la première place, les acteurs du marché, donc les promoteurs et les investisseurs, tiennent une position clé. En France, actuellement, les autorités publiques ont gardé le pilotage de la régulation, mais les moyens sont du côté du marché et de ses acteurs.

– Le champ de l’urbanisme présente les caractéristiques décrites plus haut. Il s’est trouvé au centre du système de production de la ville et de sa régulation, au moins pendant la période qui a suivi la loi d’orientation foncière (1967), la fin étant plus difficile à définir[43]Cela ne s’est pas fait en une seule fois, mais l’arrivée du gouvernement Balladur (1993) est un bon point de repère.. Il n’y est en tout cas plus.

– Le procès de production diffère du système. Il correspond à l’ensemble de la démarche qui, à travers des projets, produit de la ville. Il fonctionne sur la mobilisation et l’organisation, et sur le partage d’objectifs opérationnels précis. Beaucoup des acteurs évoqués dans cet article interviennent dans ce processus. Certains ne font qu’y passer sans avoir la moindre préoccupation d’urbanisme. Ici, l’acteur central devient l’entrepreneur d’urbanisme, capable de penser un projet, de mobiliser des acteurs, de les organiser et de produire des résultats. Cette figure mériterait une longue analyse spécifique. Les triades constituées d’un grand élu passionné, d’un technocrate converti à l’objectif de réussir la ville (donc de faire la « bonne ville ») et d’un concepteur ouvert à la diversité des problèmes et des savoirs ont joué ce rôle au temps des grands projets urbains. En Allemagne, les IBA également. Aujourd’hui, il devient souvent l’apanage des promoteurs. Lorsqu’ils l’exercent pleinement, cela les rapproche des précédents, hormis que les contraintes à court terme du marché pèsent beaucoup plus fortement sur eux, ce qui change beaucoup de choses. Ou alors il se réinvente dans des configurations militantes qui se cherchent encore.

Conclusion

Les nouveaux acteurs de l’urbanisme sont avant tout ceux que l’on mobilise dans le cadre du procès de production de la ville ou ceux qui entrent dans un système de production de plus en plus vaste.

Cette évolution se fait plutôt au détriment de l’urbanisme en tant que système d’acteurs et d’action constitué, que l’on a ici caractérisé à l’aide du concept de champ. Elle est favorable aux acteurs qui peuvent enrôler, fédérer, entreprendre. En France, comme ailleurs en Europe, ceux-ci se trouvent rarement du côté de l’État, quelquefois du côté des pouvoirs locaux et plus souvent des grands groupes de l’immobilier. Ce qui signifie deux choses : d’une part, que le privé gagne de l’importance par rapport au public, mais aussi, que l’immobilier – c’est-à-dire une collection de produits par opposition à une configuration organique (la ville) – devient plus structurant de la production urbaine qu’il ne le fut. C’est du moins l’hypothèse que je formule, avec la possibilité que demain le champ de l’urbanisme cède la place à celui de l’immobilier.


[1] Mullon R. (2018). « La réception des modèles urbains dans la pratique urbanistique : une entrée par les références en situation de conception », thèse, université de Paris-Est, 298 p. Peynichou L. (2018). « Quand les promoteurs immobiliers produisent la ville de demain. Étude de deux projets urbains de standing en France et au Mexique », thèse, université de Paris-Est, 350 p.

[2] POPSU : Plateforme d’Observation des Projets et Stratégies Urbaines (Plan Urbanisme Construction et Architecture).

[3] Stake holder (porteur d’intérêts) en anglais.

[4] Gaudin JP. (2001). « L’acteur, une notion en question dans les sciences sociales », Revue européenne des sciences sociales, n° 2001(2), XXXIX, p. 2 [En ligne].

[5] Weber M. (2013) [1922]. Economy and society, Oakland, University of California Press, 1475 p.

[6] Boudon R. (1999). Le sens des valeurs, Paris, PUF, 397 p.

[7] Crozier M, Friedberg E. (1976). L’acteur et le système, Paris, Seuil, 512 p.

[8] Akrich M ., Callon M. et Latour B. ed., 2006. Sociologie de la traduction : textes fondateurs, Paris, Mines ParisTech, les Presses, « Sciences sociales », textes rassemblés par le Centre de sociologie de l’innovation, laboratoire de sociologie de Mines ParisTech., 401 p.

[9] Bourdieu P. (1971). « Genèse et structure du champ religieux », Revue française de sociologie, n° XII, p. 295-334 ; Bourdieu P. (1976). « Le champ scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 2-2-3, p. 88-104 ; Bourdieu P. (2013). « Séminaires sur le concept de champ, 1972-1975 », introduction de Patrick Champagne, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 200(5), p. 4-37.

[10] Choay F. (1996) [1988]. « Urbanisme », dans Merlin P, Choay F, Dictionnaire de l’urbanisme, Paris, PUF, p. 816-823.

[11] Choay F. (2014) [1965]. L’urbanisme, utopies et réalités. Une anthologie, Paris, Points, 445 p.

[12] On pourrait également citer l’importance accordée par l’Église catholique à l’urbanisme, au-delà de la construction de nouveaux lieux de culte et même de l’analyse de la société urbaine. Un bon repère à cet égard est la semaine sociale organisée à Brest en juillet 1965, avec notamment la participation de Jean Labasse, Eugène Claudius-Petit, Paul-Henry Chombart de Lauwe, Xavier Arsène-Henry, Paul Delouvrier, etc. (Barrère A (dir.). (1965). Semaines Sociales de France, 52e Session – Brest 1965, L’homme et la révolution urbaine : citadins et ruraux devant l’urbanisation, Lyon, Chronique sociale de France, 408 p.).

[13] Ou d’organismes publics sous statut d’association ou d’entreprises privées ou publiques, comme les agences d’urbanisme, les conseils d’aménagement urbanisme et environnement, les sociétés d’économie mixte (d’aménagement) ou les sociétés publiques locales d’aménagement.

[14] Thoenig JC, Friedberg E. (1970). La création des directions départementales de l’équipement. Phénomène de corps et réforme administrative, Paris, CNRS, groupe de sociologie des organisations, 302 p.

[15] Lacaze JP. (2018). Les méthodes de l’urbanisme, Paris, PUF, Que sais-je ?, 128 p., 7e édition.

[16] Et dans les agences d’urbanisme (créées à partir de la loi d’orientation foncière de 1967) qui restaient très liées à l’État.

[17] D’où un long conflit avec les instituts d’urbanisme pour que leurs diplômés puissent s’inscrire au concours d’ingénieur, leur diplôme (DESS) ayant d’abord été reconnu comme qualifiant, puis exclu.

[18] Voir l’organigramme de Bordeaux Métropole [En ligne], dernière consultation le 24/06/2019.

[19] Frébault J (dir.). (2006). La maîtrise d’ouvrage urbaine, Paris, Le Moniteur, coll. Club ville et aménagement, 148 p.

[20] Hayer D. (2005). Fabriquer la ville autrement : Jean-Paul Baietto (1940-1998). Portrait d’un aménageur urbain, préface de Pierre Mauroy, Paris, Le Moniteur, 218 p.

[21] Cadiou S. (2002). « La cité de l’expertise », thèse de doctorat, université de Bordeaux 4, 601 p.

[22] Le cas des villes nouvelles est plus complexe, la volonté de penser l’ensemble y a fortement existé (pour le meilleur ou pour le pire), ce que traduisait la présence d’équipes d’urbanistes significatives dans certaines d’entre elles, par exemple Cergy-Pontoise. Voir à ce sujet les différents travaux issus du programme d’histoire des villes nouvelles et notamment : Vadelorge L (dir.). (2004). Eléments pour une histoire des villes nouvelles, Paris, Le Manuscrit, 261 p.

[23] OPQU : Office Professionnel de Qualification des Urbanistes, créé en 1998, et qui inscrit les professionnels qui le souhaitent sur des listes de qualification et a élaboré une déontologie des urbanistes.

[24] Arab N. (2002). « Vers un urbanisme concourant : une lecture des thèses de François Ascher », Urbanisme, n° 324, mai-juin, 3 p.

Ascher F. (2001). « La nouvelle révolution urbaine : de la planification au management stratégique urbain », dans Masboungi A (dir.), Fabriquer la ville, Paris, La Documentation française, p. 21-32.

[25] Pour avoir une idée des préoccupations et élaborations théoriques liées au projet urbain à la française, en particulier à ses origines, voir : Devillers C. (1994). Le projet urbain, Paris, Éditions du Pavillon de l’Arsenal, Collection Les mini PA ; ou encore les premiers Atelier Projet Urbain, dirigés par Ariella Masboungi (depuis 1993).

[26] Il serait plus correct de dire : « à rendre inefficace la conceptualisation de l’urbanisme en termes de champ ».

[27] Le smart grid utilise les technologies de l’information pour optimiser la consommation et la production d’énergie sur un territoire. Il développe des dispositifs de régulation concernant la consommation d’énergie. En principe le smart grid est une unité de production d’énergie renouvelable (éolienne, solaire) utilisée le plus possible en circuit fermé.

[28] Appel à projet innovant : Réinventer Paris. « Les dessous de Paris », 2017.

[29] D’après une gestionnaire de stade, cette autorisation permet d’augmenter le prix de location des salles.

[30] Sur lesquels le laboratoire CRESSON de Grenoble travaillait depuis fort longtemps.

[31] « Plateau Urbain propose la mise à disposition d’espaces vacants pour des acteurs culturels, associatifs et de l’économie sociale et solidaire » (source en ligne, dernière consultation le 24/06/2019). « Depuis 2013, Yes We Camp met en place des processus de transformation d’espaces définis en micro-territoires ouverts, généreux et créatifs. Selon le contexte, ces lieux empruntent les qualités de ce que peuvent être un parc, une école, un centre de soins, un fablab, une place publique ou une plage. Nous réunissons autour de ces projets temporaires les envies d’implication d’êtres humains d’horizons multiples. Nous souhaitons affirmer la ville comme un terrain fertile, où les espaces sont partagés avec confiance et constituent une source de réalisation et d’épanouissement individuel, avec un bénéfice collectif » (source en ligne, dernière consultation le 24/06/2019).

[32] Ponzini D, Palermo PC. (2014). Place-Making and Urban Development. New Challenges for Contemporary Planning and Design, London, Routledge, 266 p. ; Relph E. (2008) [1976]. Place and Placelessness, New York, Sage, (rééd. avec une nouvelle préface), 174 p. ; Bourdin A. (2019). Faire centre, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 243 p.

[33] Il existe, par exemple, une entreprise créée par des professionnels du sport qui, à partir de cette compétence, a développé un ensemble de techniques pour créer du lien social dans des nouveaux quartiers.

[34] Marie JB. (2019). Ingénieurs et architectes face au projet, Paris, Le Moniteur, 224 p.

[35] Op. cit.

[36] Epstein R. (2008). Gouverner à distance : la rénovation urbaine, démolition-reconstruction de l’appareil d’État, thèse, ENS Cachan, 472 p.

[37] Jobert B (dir.). (1994). Le tournant néo-libéral en Europe, Paris, L’Harmattan, 328 p. ; Desjardins X. (2008). « Le logement social au temps du néolibéralisme », Métropoles, n° 4 [En ligne, consulté le 10 janvier 2019].

[38] Je mets ce mot entre guillemets car il appelle la discussion. Cf. Veltz P. (2017). La Société hyper-industrielle, Paris, Le Seuil, coll. La République des idées, 128 p.

[39] Espaces et sociétés. (2019). « Financer la ville », n° 174.

[40] Je n’évoquerai pas ici le rôle du citoyen. On lui accorde plus d’importance, mais il a peu changé dans sa nature. Par ailleurs, la concertation fait souvent appel au rôle d’usager, plus qu’à celui de citoyen.

[41] Fixot AM. (2014). « Vers une nouvelle pratique de l’urbanisme, la maîtrise d’usage ou l’art de vivre ensemble le quotidien », Revue du MAUSS permanente, 28 mai [En ligne, dernière consultation le 21/01/2019].

[42] Pour reprendre une distinction utilisée par R. Boudon.

[43] Cela ne s’est pas fait en une seule fois, mais l’arrivée du gouvernement Balladur (1993) est un bon point de repère.