frontispice

Les promoteurs immobiliers deviennent-ils des acteurs de la gestion urbaine ?

• Sommaire du no 8

Lorraine Peynichou Lab'Urba, atelier PPLV

Les promoteurs immobiliers deviennent-ils des acteurs de la gestion urbaine ?, Riurba no 8, juillet 2019.
URL : https://www.riurba.review/article/08-acteurs/promoteurs/
Article publié le 1er juil. 2019

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Lorraine Peynichou
Article publié le 1er juil. 2019
  • Abstract
  • Résumé

Are real estate developers becoming urban management stakeholders?

Based on the analysis of an urban development in Issy-les-Moulineaux (Ile-de-France region), the article focuses on understanding the effects of some real-estate promoters’ investment during downstream periods of urban projects. This investment result in the ambition, promoted by several French real-estate company, to encourage the development of a lively neighborhood around services, local shops, neighborhood relationships, etc. Approach that changes the stakeholder’s organization and also the role of real-estate company in the urban planning. By focusing on the relationship between stakeholders which led to an urban development situated in the Ile-de-France region, we analyze the effect of the real-estate promoters’ investment once the project and the buildings are finished and sold.

À partir de l’étude du développement d’un quartier situé à Issy-les-Moulineaux, l’article s’attache à comprendre les effets du positionnement de certains promoteurs en aval des projets urbains. Cet investissement s’articule autour de l’ambition, portée par plusieurs groupes du secteur de la promotion, de favoriser le développement d’une vie de quartier animée autour des services, des commerces, des relations de voisinage, etc. Cette démarche a une influence sur l’organisation de l’action collective mobilisée autour du projet urbain (notamment entre les promoteurs, les autres acteurs privés et les collectivités locales) ainsi que sur le rôle de ces entreprises de promotion immobilière quant à l’aménagement urbain et à la gestion urbaine. En se focalisant sur les jeux d’acteurs, cet article s’attache à analyser les effets de l’investissement de certains promoteurs, une fois le quartier et ses bâtiments livrés.

Cet encadré technique n’est affiché que pour les administrateurs
post->ID de l’article : 3446 • Résumé en_US : 3460 • Résumé fr_FR : 3457 •

Introduction

Les métiers de la promotion immobilière occupent, dès la fin du XIXe siècle, une place importante dans le paysage de la production urbaine en France. Leurs activités sont organisées autour de métiers, de compétences et de savoir-faire qui se caractérisent par une certaine diversité au sein d’une même organisation. De même, il existe de grandes disparités entre les « petits » et les « grands » promoteurs, entre les types de bâtiments réalisés (fonction, ampleur, destination, etc.) et entre les différents partenariats pour mener à bien les projets. Notre travail se concentre dans cet article sur ce que nous appelons « les grandes entreprises de promotion immobilière », c’est-à-dire celles qui réalisent, en France, les chiffres d’affaires les plus importants. De même, la focale est ajustée sur l’élaboration des projets urbains, en particulier ceux dont la fonction résidentielle est prédominante.

Les promoteurs immobiliers interviennent à différents niveaux, techniques, morphologiques et organisationnels, de la production urbaine. Une première lecture pragmatique consiste à décrire leur activité comme la recherche de profit grâce à la construction et à la valorisation d’un ou plusieurs bâtiments. Or l’intervention des promoteurs immobiliers consiste aussi à comprendre et à s’adapter, voire à anticiper, d’une part, les besoins formulés par les autorités publiques et, d’autre part, ceux qui émanent des individus, en renouvellement permanent. Les façons d’interpréter la demande mais aussi de produire certains biens immobiliers semblent évoluer et tendent à transformer une partie des activités des grandes entreprises de promotion immobilière. Ces mutations sont liées à trois facteurs principaux, que nous avons identifiés de la façon suivante :

un premier facteur « concurrentiel » lié au placement de produits au sein d’un marché compétitif et en pleine évolution ;

un deuxième facteur « prospectif », corrélé au premier, lié à la volonté d’intégrer les grandes tendances et les tendances émergentes de l’urbanisme (qui s’articulent, entre autres, autour des questions de durabilité, d’innovation, d’expérimentation, etc.) ;

un troisième facteur « organisationnel » qui répond à l’ambition d’agréger entre elles des expertises différentes (dans les domaines de l’énergie, du numérique, etc.) et des acteurs divers (les collectivités, les acteurs de la maîtrise d’œuvre, les start-up, etc.). Ce facteur place certains promoteurs en position de coordination et/ou d’intermédiaire entre les élus et les acteurs privés.

Les deux premiers facteurs sont induits par la prévalence des logiques de marché qui organisent non seulement les activités de ces entreprises mais qui dominent aussi parfois les rapports qu’elles entretiennent avec les collectivités locales. Des travaux récents proposent une approche qui s’intéresse moins à la question du profit qu’au rôle structurant des intermédiations et négociations entre les promoteurs immobiliers et les élus locaux. On comprend ainsi que les politiques publiques (locales et nationales) ainsi que les prérogatives des élus locaux (notamment la délivrance du permis de construire) sont des éléments qui encadrent fortement, voire qui infléchissent, les activités des promoteurs immobiliers (Coulondre, 2017[1]Coulondre A. (2017). « La création de profit par les promoteurs immobiliers », Revue française de sociologie, n° 58(1), p. 41‑69. ; Pollard, 2018[2]Pollard J. (2018). L’État, le promoteur et le maire. Paris, Presses de Sciences Po, 216 p. [En ligne). Cela étant dit, ces « contraintes » ne nous semblent pas remettre en question pour autant l’influence des logiques de marché sur les modalités d’action des promoteurs immobiliers. Elles sont souvent intégrées (et même instrumentalisées) par les autorités publiques, d’une part, et, d’autre part, en fonction de leur situation géographique, de leur attractivité, de leur structuration politique, les collectivités locales ne sont pas toutes dotées des mêmes compétences face aux arguments des promoteurs.

Cet aspect que nous qualifions « d’organisationnel » se retrouve dès les années 1990 au cœur des travaux de Dominique Lorrain, autour du « modèle ensemblier ». L’analyse de celui-ci permet d’appréhender les mécanismes d’action de ces professions et leurs organisations avec une démarche proche de la monographie d’entreprise (Lorrain, 1992[3]Lorrain D. (1992). « Le modèle ensemblier en France », dans Campagnac E, Les grands groupes de la construction, Paris, L’Harmattan, p. 71‑82.). Les travaux de Nadia Arab, de Julie Pollard et d’Aurélien Taburet, respectivement sur les évolutions du système d’acteurs qui concourent à la production de la ville (Arab, 2007[4]Arab N. (2007). « Activité de projet et aménagement urbain : les sciences de gestion à l’épreuve de l’urbanisme », Management & Avenir, n° 12, p. 147‑164.), sur les promoteurs immobiliers et les politiques du logement (Pollard, 2007[5]Pollard J. (2007). « Les grands promoteurs immobiliers français », Flux, n° 69, p. 94‑108 [En ligne ; 2018[6]Op. cit.) et sur l’intégration du développement durable au sein des entreprises de promotion immobilière (Taburet, 2012[7]Taburet A. (2012). « Promoteurs immobiliers privés et problématiques de développement durable urbain », thèse, université du Maine. [En ligne) font partie des recherches qui ont participé à envisager l’intervention de ces entreprises sur des champs plus vastes que ceux liés à la construction et à la commercialisation d’un ou de plusieurs bâtiments. Les thèses d’Emmanuel Trouillard, de Paul Citron, et d’Anne-Laure Jourdheuil se sont pour leur part focalisées sur les stratégies de localisation développées par les promoteurs immobiliers (Trouillard, 2014[8]Trouillard E. (2014). « La production de logements neufs par la promotion privée en Ile-de-France (1984-2012) : marchés immobiliers et stratégies de localisation », thèse, université Paris 7.), sur l’émergence d’un modèle de production de la ville en zone dense (Citron, 2016[9]Citron P. (2016). « Les promoteurs immobiliers dans les projets urbains. Enjeux, mécanismes et conséquences d’une production urbaine intégrée en zone dense », thèse, université Paris I-Panthéon Sorbonne. [En ligne) et sur la production du logement social par les promoteurs privés (Jourdheuil, 2017[10]Jourdheuil AL. (2017). « Le logement social produit par les promoteurs immobiliers privés. L’émergence d’une coopération déséquilibrée entre bailleurs sociaux et promoteurs », Métropoles, n° 20 [En ligne).

Dans cet article, nous nous intéressons au projet urbain et à la temporalité d’action de certains promoteurs immobiliers. Les opérations développées par ces derniers, qu’elles se déploient à l’échelle d’un bâtiment ou d’un quartier, sont inscrites dans une durée donnée. Cette durée est mouvante à plusieurs titres ; elle n’est pas vécue de la même manière par tous les acteurs du projet et elle peut fluctuer en fonction des besoins et des aléas. On distingue généralement trois phases dans la « vie » d’un projet, la phase amont, celle de la conception et enfin celle de la réalisation (Arab, 2007[11]Op. cit.). Sandra Mallet et Thomas Zanetti évoquent l’émergence d’une phase supplémentaire, en aval, qu’ils associent à l’intégration du développement durable dans la réalisation des projets urbains. Cette phase est selon eux celle de l’évaluation, par les pouvoirs publics, de la qualité de l’opération par rapport au cahier des charges initial (Mallet et Zanetti, 2015[12]Mallet S, Zanetti T. (2015). « Le développement durable réinterroge-t-il les temporalités du projet urbain ? », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, n° 15(2) [En ligne). Il s’agit ici de questionner un autre type d’intervention en aval : celui de l’allongement de la temporalité d’action des promoteurs immobiliers après la livraison des biens, auprès des acquéreurs.

La temporalité en aval que nous étudions s’articule autour de l’idée que certaines grandes entreprises de promotion immobilière française, comme Nexity ou Bouygues Immobilier, revendiquent désormais la capacité, non pas seulement à favoriser, mais à garantir l’animation et l’attractivité des quartiers qu’ils construisent. L’aspect marketing de ces revendications pose la question de leur véracité et de l’aptitude de ces entreprises à produire effectivement des ensembles urbains plus vivants, mieux appropriés, etc. L’enjeu de cet article n’est pas de trancher cette question, puisqu’il nous apparaît que cela dépend d’autres facteurs que celui des compétences de ces entreprises, liés plutôt à l’investissement des acteurs publics et de la société civile, par exemple, mais aussi au temps incompressible nécessaire pour la prise d’une nouvelle « greffe urbaine ». En revanche, nous avons observé que ces revendications entraînent des évolutions significatives qui tendent à transformer l’aménagement urbain en général et le projet urbain en particulier, en termes de matérialité de l’espace (émergence de services nouveaux, intégration de dispositifs innovants, etc.), de rapports aux habitants (développement des intranets dédiés aux résidents, importance de l’animation de la vie de quartier, etc.), et enfin d’organisation des acteurs (réorganisations internes au sein des grandes entreprises de promotion immobilière, partenariats avec des start-up, etc.). Dans cet article, nous nous intéressons en particulier à ce troisième aspect, c’est-à-dire aux processus organisationnels qui participent d’une refonte partielle des modalités d’action de certaines grandes entreprises de promotion immobilière. L’allongement de l’investissement de ces dernières, en aval des projets, serait en partie lié à la revendication d’un élargissement de leurs compétences au-delà de celles dédiées à la construction et à la revente de biens immobiliers. Ainsi, la gestion urbaine (en particulier les questions de qualité du cadre de vie et de vitalité des commerces et des services implantés) est intégrée au discours et aux modalités d’action de certaines entreprises.

La question que nous posons est de savoir si cet allongement, tel qu’il est affiché par ces entreprises, est corrélé à un glissement des métiers de la promotion immobilière classique vers l’aménagement urbain et la gestion urbaine. Certaines de ces évolutions ont déjà largement été analysées (notamment au travers des relations qu’entretiennent les promoteurs immobiliers avec les autres acteurs de la production de la ville). Qu’en est-il de leur volonté d’investir les temps en aval du projet, c’est-à-dire des « moments » et des modalités d’action qu’ils n’avaient jusque-là pas ou peu intégrés à leurs pratiques ? Nous nous attachons à analyser la façon dont ces « nouvelles » prérogatives s’organisent, après l’achèvement d’un projet urbain, en termes organisationnels au sein d’une entreprise de promotion immobilière et de ses différents services, mais aussi en externe, au travers de partenariats mis en place avec une collectivité territoriale et des opérateurs privés.

L’article s’appuie sur une enquête qualitative de terrain menée dans le cadre d’une recherche doctorale sur des projets urbains coordonnés par des grandes entreprises de promotion immobilière (en France et au Mexique). Nous mobilisons ici le cas de l’écoquartier du Fort situé en France à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine, Ile-de-France). Cet écoquartier du Fort est un projet conçu autour des nouvelles technologies et de l’innovation. Quartier situé dans la proche périphérie sud de la capitale, il s’étend sur une emprise de 12,5 hectares, au sein d’un ancien fort de Vauban dont l’enceinte a été conservée. L’idée d’en faire un « quartier numérique » était dès le début portée par le maire de la ville, André Santini, et par la SEMADS[13]La SEMADS est une société d’économie mixte du département des Hauts-de-Seine très investie à Issy-les-Moulineaux. Selon la directrice juridique de la SEMADS, la structure est le véritable « bras armé » du maire en matière d’aménagement (entretien réalisé le 6 avril 2016)., suivie par l’entreprise coordinatrice du projet, Bouygues Immobilier.

La méthodologie repose principalement sur l’analyse du discours des acteurs interrogés lors d’entretiens menés en 2015 et en 2016. Plusieurs acteurs investis dans l’élaboration et le développement du fort d’Issy ont été interrogés : du côté des acteurs publics et parapublics locaux (services de la ville d’Issy-les-Moulineaux, intercommunalité Grand Paris Seine Ouest, SEMADS, SEM Issy Média[14]Issy Media est une société d’économie mixte isséenne dédiée au numérique.) et des acteurs privés en charge du projet (différents services au sein du groupe Bouygues Immobilier, un spin-off[15]Une corporate spin off désigne la scission entre une structure mère et une structure pilote qui développera ses propres activités mais dont l’actionnariat reste identique., une agence d’architecture). L’ensemble des commerçants ainsi que des usagers et habitants du quartier ont également été interrogés afin d’appréhender le fonctionnement et l’ambiance au sein de ce nouvel ensemble mixte livré en 2012. Il faut préciser que l’entreprise Bouygues Immobilier, au cœur de cette enquête, est la filiale d’un groupe coté en bourse et aux activités variées (téléphonie, multimédias, construction, infrastructure, etc.).

La question de l’investissement des promoteurs en aval des projets est apparue à plusieurs reprises dans les différents entretiens ; cet article est l’occasion de la considérer spécifiquement en questionnant les évolutions des modalités d’action des grands groupes de promotion immobilière et en particulier de l’entreprise Bouygues Immobilier. Organisé en trois parties, la réflexion porte d’abord sur les évolutions des grandes entreprises de promotion immobilière en France. Centrée sur l’écoquartier du Fort, la deuxième partie questionne le glissement que certaines entreprises de promotion immobilière, comme Bouygues Immobilier, cherchent à opérer vers l’aménagement urbain. Enfin, nous abordons ce glissement au prisme de plusieurs facteurs explicatifs qui explorent les questions d’image, de positionnement et de diversification des actions de la promotion immobilière.

De la promotion classique à l’aménagement urbain
ou comment s’adapter aux fluctuations du marché de l’immobilier

À partir de la deuxième moitié du XXe siècle, les entreprises immobilières sont marquées par l’intervention des banques et par des mouvements de concentration d’activités qui vont avoir tendance à grossir la taille de certains établissements (Pollard, 2007[16]Op. cit.). La période d’après-guerre en France se caractérise, entre autres, par une impressionnante production de logements qui participe de la croissance des villes. Avec la production de logements en série, on passe de près de 130 000 logements construits sur cinq ans dans les années 1930, à près de 270 000 logements construits en 1954 (Driant, 2012[17]Driant JC. (2012). « 1850-1995. Les étapes de la politique du logement en France », Réalités Familiales, (98/99). [En ligne)[18]L’objectif national annuel (qui est loin d’être atteint) est aujourd’hui porté à 500 000 logements.. On assiste alors au développement de l’habitat collectif, porté par deux types d’acteurs, d’un côté, des acteurs publics ou parapublics et, de l’autre, un ensemble de promoteurs issus du secteur privé qui vont mettre à profit les aides et prêts développés par la puissance publique. Dès le milieu des années 1970, une évolution s’amorce avec l’émergence des phénomènes de périurbanisation et le succès de l’habitat individuel. Ceux-ci conduisent au développement de diverses entreprises dans le secteur de la construction de maisons individuelles (Taburet, 2012[19]Op. cit.). Les promoteurs immobiliers commencent à organiser une partie de leur activité autour de cette nouvelle donne et de ces nouvelles aspirations (mode de vie périurbain, rejet des méfaits des centres vétustes). Peu à peu, le secteur du logement s’oriente également vers la réhabilitation du bâti ancien (et la reconquête des centres), ce qui ouvre de nouvelles possibilités pour le secteur du marché immobilier (en locatif et en accession à la propriété). Aujourd’hui, les promoteurs immobiliers sont des acteurs centraux de la production de logements tant privés que sociaux (Pollard, 2018[20]Op. cit.).

On assiste aussi au développement de projets immobiliers de plus grande ampleur, notamment dans le cadre de vastes opérations de renouvellement urbain. À l’échelle du quartier, certaines entreprises vont aussi chercher à assurer la réalisation de morceaux de villes entiers. Cela implique, en fonction des cas, un changement d’échelle (du bâtiment vers le quartier), l’intégration de nouvelles compétences (avec, par exemple le développement des smart grid), ainsi que la valorisation d’un accompagnement des collectivités dans la durée. Cette montée en puissance des acteurs de l’immobilier est visible depuis les années 2000 avec la création, au sein de nombreuses entreprises de promotion immobilière, de pôles, de services et de profils spécifiques, plutôt orientés vers des questions propres à l’aménagement urbain (la mixité des fonctions, la vie de quartier et même le rôle des initiatives bottom up dans l’animation des villes, etc.[21]Voir, par exemple, l’ambition de l’exposition « Décloisonnons la ville ! » organisée par l’Observatoire de la ville à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine en 2019.). C’est le cas du service Urban Era au sein de Bouygues Immobilier, présenté comme une structure destinée à aider les collectivités au développement de quartiers mixtes. Les think tank créés par certaines grandes entreprises de promotion immobilière révèlent aussi cette ambition portée vers l’aménagement d’espaces urbains dans leur complexité et leur temporalité propres. L’observatoire de la ville de Bouygues Immobilier s’organise, par exemple, autour de la valorisation d’évènements (expositions thématiques bisannuelles à la Cité de l’architecture et du Patrimoine, par exemple), de documents (rapports, plaquettes de communication, supports de vulgarisation, etc.), qui associent chercheurs et professionnels de l’urbain autour de sujets tels que l’innovation, le développement durable, la mixité sociale, etc.

Ces nouvelles orientations ainsi que la conquête de nouveaux secteurs géographiques comme les quartiers en politique de la ville ou les quartiers de gare (en Ile-de-France notamment), témoignent d’un positionnement qui se distingue des métiers « classiques » de la promotion immobilière. Ainsi, certaines entreprises seraient-elles passées de leur métier d’origine à celui d’ « opérateurs urbains»[22]Selon les termes employés par les personnes rencontrées au sein de Bouygues Immobilier dans le cadre de l’enquête sur l’écoquartier du Fort.. Ce terme rappelle celui de l’ensemblier urbain, étudié par Dominique Lorrain, de prestation d’une offre globale « clés en main» assurée par certaines grandes entreprises des services et du bâtiment (Lorrain, 2002[23]Lorrain D. (2002). « Capitalismes urbains : la montée des firmes d’infrastructures », Entreprises et histoire, n° 30(3), p. 7 [En ligne). La notion d’ensemblier urbain permet d’insister sur l’articulation des compétences durant les différentes phases du projet et avec les différents acteurs. Celle d’ « opérateur urbain » met davantage l’accent sur l’action d’aménager la ville, sur les fonctions de coordination et de gestion des projets urbains. La question de l’aval du projet urbain est à cet égard particulièrement éclairante, dans la mesure où elle marque un avant/après pour certaines grandes entreprises de promotion immobilière.

L’écoquartier du Fort :
l’émergence de la posture d’opérateur urbain

Le cas de l’écoquartier du Fort et de Bouygues Immobilier démontre bien cette évolution. On peut schématiser les activités de l’entreprise Bouygues en ajoutant deux « temps » : le premier, en amont, d’ordre général, s’exprime depuis plusieurs années au travers de la production d’expertises dédiées (notamment via des structures telles que l’observatoire pour la ville) qui sont censées légitimer l’entreprise dans sa capacité à « produire la ville ». Le second, en aval et plus récent, concerne un investissement diffus et informel (auprès des élus d’Issy-les-Moulineaux, de la SEMADS, des habitants et des commerçants) pour garantir une « qualité et puis une grande satisfaction » auprès des habitants du quartier[24]Entretien avec le directeur de l’agence locale Bouygues Immobilier, le 14 octobre 2016..

Les ronds représentent les interventions de Bouygues Immobilier, alors que les croix s’intéressent à celles de la ville où à celles, plus partenariales, qui réunissent la collectivité, la SEM et les opérateurs privés.
Figure 1. Schéma du déroulement du projet de l’écoquartier du Fort : Bouygues Immobilier en amont et en aval de la commande publique (source : auteur).

L’entreprise Bouygues Immobilier occupe un rôle central quant à la conception et au développement de ce projet. Elle intervient en 2000, avant même que les terrains ne soient acquis auprès de l’État par la collectivité. En effet, la ville lance avec la SEMADS une consultation « promoteur-architecte » avant d’être propriétaire du site de cet ancien fort de Vauban.

Lauréate du concours avec l’agence Architecture Studio et l’agence de paysage Méristème, Bouygues Immobilier va chercher à donner corps aux ambitions du maire en matière d’innovation urbaine (domotique dans les logements, architecture avant-gardiste des résidences, gestion des déchets par aspiration, géothermie, etc.). En 2009, lorsque la mairie acquiert les terrains, des négociations s’engagent avec l’équipe dans un contexte où le maire fait le choix du cadre juridique du lotissement plutôt que de créer une Zone d’Aménagement Concertée (ZAC). Cela s’explique, selon l’architecte en charge du projet, de la façon suivante : « c’est là tout l’art politique du maire d’Issy-les-Moulineaux : il a plutôt joué la confiance avec les promoteurs en disant “sur cette partie-là, c’est vous qui avez la maîtrise de l’aménagement, nous ce qu’on veut, c’est maîtriser, contrôler” (…), c’est le fait que les commerces installés sur la place seront contrôlés par la SEMADS. C’était un certain nombre de règles comme ça, mais le reste, c’était à la charge des promoteurs : tout le traitement des espaces verts, des trottoirs, tous ces éléments. Je suppose que c’est tous les éléments de cet ordre-là qui ont justifié le fait de faire ce cadre juridique qui, en fait, est moins contraignant pour les promoteurs ». Sont négociées également les réalisations, par l’équipe lauréate, de certains équipements et l’intégration des normes Bâtiment Basse Consommation (BBC), en échange de la capacité à augmenter la densité du programme de logement afin d’équilibrer le montage financer du projet[25]Entretien avec un chef de projet de l’agence Architecture Studio, le 18 avril 2016..

Une deuxième étape s’amorce, après le dépôt de permis et les travaux de dépollution du site pris en charge par la SEMADS, durant laquelle la ville impose à Bouygues Immobilier de laisser une partie des lots à d’autres opérateurs immobiliers. L’ensemble est divisé de la façon suivante, selon la directrice juridique de la SEM : « Quand on a acquis le terrain, on a revendu quasiment immédiatement aux promoteurs. Le fort était divisé en 5 lots, nous, on est restés propriétaires du lot 1 et 2, Bouygues a eu le lot 3, Kaufmann a eu le lot 4, et BNP et Vinci avaient le lot 5. Le lot 2 était réservé à la construction de l’école Louise Michel, et le lot 1, c’est tout ce qui est autour du fort, le chemin de ronde. La voirie, c’est les promoteurs ». Le rôle de l’équipe lauréate est de rédiger, avec la ville et la SEMADS, un cahier des charges à destination de l’ensemble des autres opérateurs privés. Bouygues Immobilier est alors en charge de coordonner le travail des équipes au sein de ce lotissement, de veiller au respect du cahier des charges et de réaliser ses propres bâtiments (Bouygues Construction). L’équipe lauréate se charge également de la voirie et des espaces verts (dont un verger planté au cœur du quartier). Cette période s’organise autour d’un investissement important d’une des agences locales de Bouygues Immobilier pour la gestion de la phase chantier, afin notamment de pacifier les relations avec les riverains et les autres habitants de la ville[26]Assez réfractaires au départ, face à l’avènement de ce quartier numérique encore fortifié, certains riverains se sont mobilisés contre le projet. Petit à petit, et notamment grâce à l’intermédiation des équipes de Bouygues Immobilier sur le terrain, les relations se sont apaisées, au point que l’association de riverains créée au départ avec un objet plutôt vindicatif est devenue aujourd’hui le support des initiatives menées au sein du quartier..

Selon les personnes interrogées au sein de différents services de l’entreprise, Bouygues Immobilier adopte véritablement avec ce projet la posture de « chef d’orchestre » de l’opération et coordonne non seulement les architectes et les autres promoteurs mais aussi les start-up et spin-off spécialistes de sujets techniques comme celui des smart-grids, ainsi que les grands opérateurs de service venus implantés des dispositifs présentés comme innovants.

Enfin, après la livraison des logements, l’entreprise a continué de veiller pendant plusieurs années au fonctionnement général de l’ensemble, à la vitalité des commerces en partenariat avec la ville et la SEMADS, au service après-vente des dispositifs domotiques implantés dans les logements, à la prise en charge ou à la redirection vers les opérateurs concernés des plaintes, des litiges ou des dysfonctionnements. Nous verrons dans la dernière partie de cet article comment s’est organisée la gestion du projet en aval[27]Le terme de « gestion » tel que nous l’employons ici se distingue du champ des métiers de la gestion des syndicats de copropriétés investis par certains grands promoteurs immobiliers comme Nexity. avec les exemples du stationnement (implantation d’une solution créée par une start-up) et du smart grid (intégration d’un réseau intelligent par un spin-off). Enfin, des méthodes de mesures du degré de satisfaction ont été mises en place à cette occasion, d’ordre formel (enquêtes de satisfaction) ou informel (suivi régulier des commentaires sur le blog interne dédié aux résidents du quartier).

Avec cette étude de cas, on voit que le positionnement de Bouygues Immobilier, autour de la définition du projet (production d’expertise en amont de la commande publique, participation à l’élaboration d’un cahier des charges), de la coordination (rôle de « chef d’orchestre ») et de la veille (investissement en aval), participe d’une transformation de l’activité de promotion immobilière en amont et en aval de la réalisation d’un projet urbain. En amont, ce positionnement serait lié à la production d’expertise dans le domaine de l’aménagement urbain mais aussi au développement des partenariats entre les promoteurs et les aménageurs. Ces partenariats concourent à la définition des projets urbains, parfois avant qu’ils n’aient fait l’objet d’une maîtrise foncière, d’une viabilisation ou d’intentions élaborées par la collectivité (Baraud-Serfaty et Trautmann, 2016[28]Baraud-Serfaty I, Trautmann F. (2016). « Vers de vrais partenariats aménageur promoteurs ? », La Revue Foncière, n° 9.).

En aval, après la livraison du projet, nous formulons l’hypothèse, à partir de l’exemple de l’écoquartier du Fort et des entretiens avec des représentants de différents services de l’entreprise, que cet investissement émane des relations partenariales nouées entre la ville, l’aménageur et le promoteur. Cette dimension partenariale oblige l’entreprise Bouygues Immobilier à s’assurer, par une forme de veille en continu, que les promesses sont tenues et surtout qu’elles pourront être renouvelées dans le cadre de potentiels nouveaux partenariats. Concrètement, l’interprétation de l’allongement de la durée de présence et d’action est considérée en référence aux temporalités propres à la « garantie de parfait achèvement ». Ce dispositif permet aux acquéreurs de solliciter le constructeur pour des défauts ou des dérèglements un an après la livraison du bien. Or cette disposition est, dans le cas du Fort, doublée d’un investissement des promoteurs, qui est à la fois plus long et aussi plus divers en termes d’actions, de moyens humains, matériels et relationnels. Plus qu’un simple étirement dans la longueur du dispositif de la garantie de parfait achèvement, il s’agit pour les promoteurs d’un positionnement singulier qui interroge les compétences et les critères de rentabilité d’un projet au sein de l’entreprise.

De manière particulièrement significative, le groupe Bouygues Immobilier ainsi que divers partenaires ont mis en place en aval de l’achèvement du Fort, des services et dispositifs dont le but était de perfectionner et d’animer l’ensemble du projet. Nous avons retenu trois exemples qui montrent la diversité des modes d’implication et de partenariats possibles.

Une mobilisation inédite pour l’agence locale
de Bouygues Immobilier

Avec le projet du Fort d’Issy, les équipes de l’agence locale de Bouygues Immobilier sont restées mobilisées bien au-delà de la garantie de parfait achèvement, comme l’explique le directeur : « Il a fallu qu’il y ait un accompagnement de Bouygues Immo extrêmement fort. Alors même, j’avais envie de dire, que notre job était pour ainsi dire terminé. Donc ça a été un accompagnement client assez long. En même temps, il faut comprendre que les équipes, ça faisait déjà deux ou trois ans qu’elles travaillent sur le dossier donc elles commençaient à être un peu essoufflées sur le truc. Pourtant, la course n’est pas finie parce qu’on commence à rentrer non pas dans des problèmes rationnels, c’est-à-dire “j’ai un problème de construction de truc”, mais irrationnels, c’est-à-dire une famille qui n’est pas contente parce que…, et il fallait pouvoir être réactif et puis être précis, voilà. » L’agence s’est ainsi positionnée pour répondre aux questions et aux demandes des résidents et des commerçants, souvent en posture d’intermédiaire entre la ville, l’intercommunalité, les prestataires de services (gestion des déchets par aspiration, système domotique, etc.) et les occupants du Fort. Plusieurs entretiens convergent pour indiquer que les autorités publiques locales redirigeaient volontairement les résidents vers Bouygues Immobilier. Une explication pourrait être que les partis pris audacieux de certains aménagements (le verger, par exemple) auraient complexifié la livraison du quartier achevé auprès des autorités compétentes (l’Établissement Public Territorial dans le cas des espaces verts).

Be Park : une solution numérique de gestion
des places de stationnement qui fait du quartier
et de la ville un territoire de déploiement

Le Fort est un écoquartier et, à ce titre, le nombre de place de stationnement est limité. Or il est situé sur les hauteurs d’Issy-les-Moulineaux et il est relativement éloigné de la station de métro « Mairie d’Issy » sur la ligne 12 du métro parisien. De nombreux résidents se sont mobilisés, dès les premiers moments de la vie du quartier, pour dénoncer le manque de places de stationnement. Selon la responsable du service urbanisme de la ville, la question du stationnement est celle qui cristallisait le plus les mécontentements des habitants du Fort[29]Entretien avec la responsable du service urbanisme, commerce et développement durable de la ville d’Issy-les-Moulineaux, le 21 janvier 2016.. C’était donc le point faible de ce quartier érigé en « projet-vitrine » tant pour les promoteurs que pour les élus de la ville. Ce contexte spécifique ainsi que l’ampleur des revendications des résidents ont donc incité le promoteur et la ville à collaborer avec Be Park, une start-up spécialisée dans la mutualisation des espaces de stationnement. Créée en 2011 en Belgique puis importée en France, elle permet aux particuliers de réserver et de louer en ligne, via une application sur smartphone, des places de parking. Cette start-up avait bénéficié, en amont, d’un financement de la part du fond d’investissement BIRD, une filiale de Bouygues Immobilier, qui apporte un soutien financier aux initiatives jugées innovantes. Au final, l’ensemble des opérateurs bénéficiera de l’opération : la ville qui fait de son territoire un espace d’expérimentation pour ce type de start-up, le promoteur qui améliore l’image du quartier, ainsi que la start-up qui assure son développement.

Issy-grid : un réseau de smart grid
qui fait du quartier et de la ville
des démonstrateurs en matière de gestion de l’énergie

À l’initiative de Bouygues Immobilier, plusieurs structures sont réunies au sein d’un consortium privé (Sopra Steria, Microsoft, EDF, ERDF, Schneider, Alstom, Bouygues Télécom, Bouygues Énergie Service, Total avec Sun Power, etc.) pour participer à l’élaboration d’un smart grid. Issy Grid est un réseau qui produit de l’énergie (photovoltaïque), qui en stocke une partie et qui se transforme en tableau de bord à destination des usagers dans le but de réduire les factures énergétiques et d’éviter les pics de consommation. Il est d’abord installé dans le quartier Seine-Ouest à Issy-les-Moulineaux (2012) puis au sein du Fort (2015) et étendu à d’autres quartiers de la ville, plus récemment, dans le cadre d’une phase de déploiement du réseau. La mise en place de ce réseau coïncide avec la création d’Embix, un spin-off émanant de Bouygues Immobilier et d’Alstom, plus agile que ses géniteurs et dédiée au développement des smart grids[30]La notion d’agilité renvoie dans ce cas à un fonctionnement plus flexible ainsi qu’à une capacité d’action plus rapide que certaines grandes entreprises.. Le choix du Fort, comme quartier résidentiel existant, devait permettre un retour d’expérience rapide de l’expérimentation. Comme le directeur d’Embix l’explique, il s’agissait de « regarder ce que ça coûte finalement, d’installer toutes ces solutions-là. Et on va aussi apprendre d’un quartier neuf, mais d’un quartier qui n’avait pas été pensé smart grid au début[31]Entretien avec le directeur d’Embix, le 20 octobre 2015. ».

Il y a donc plusieurs types d’investissement en aval. En premier lieu, le rôle d’écoute et parfois de gestion des dysfonctionnements, assuré par l’agence locale, auprès des résidents pour un ensemble de problématiques qui ne relevaient pas toujours de ses compétences. D’autres demandes relèvent plus directement d’une implication du promoteur, c’est le cas du stationnement qui, dans le plan d’ensemble du projet, aurait fait défaut et serait en partie compensé par l’offre de Be Park (même si cela prête à caution tant les demandes en matière de stationnement au sein du quartier semblent importantes). Enfin, une troisième modalité concerne plus précisément les stratégies de l’entreprise avec la mobilisation d’expertises dédiées, comme le montre la création du spin-off Embix.

L’implication en aval du projet urbain :
quelles motivations et quelles perspectives pour l’entreprise ?

Le fonctionnement général de l’entreprise Bouygues Immobilier en aval des projets reste assez peu formalisé. Cet investissement n’est pas organisé autour d’un contrat qui lierait la ville et le promoteur, de même, il peut être parfois indirect, le promoteur n’étant que l’entremetteur entre la ville et un autre opérateur privé, par exemple. Quel est le statut du promoteur vis-à-vis de la collectivité territoriale en aval d’un projet ? La marge de manœuvre des élus locaux – mais aussi des promoteurs immobiliers – génère des incertitudes dont la régulation dépend du type de relations nouées entre les acteurs du projet. L’enjeu relationnel et organisationnel est dès lors structurant, il conditionne, par exemple, le type et l’ampleur des éléments qui pourront être « injectés » en aval du projet. Les entretiens avec certains cadres de l’entreprise Bouygues Immobilier montrent que cela renforce le positionnement de l’entreprise auprès de certaines collectivités en particulier, c’est-à-dire auprès de celles qui sont les plus réceptives à ces méthodes[32]Entretien avec la directrice de la communication et du développement durable au sein de Bouygues Immobilier, le 20 janvier 2016.. Certaines collectivités territoriales sont donc disposées à mettre en place des collaborations permettant aux promoteurs d’intervenir en aval des projets. Dans le cas d’Issy-les-Moulineaux, cela aurait permis, entre autres, d’optimiser certains éléments du projet (comme la gestion des stationnements, par exemple) mais aussi d’assurer le bon fonctionnement du quartier en général. Or cela représente des coûts pour le promoteur et l’on peut se demander pourquoi un tel intérêt vis-à-vis d’un projet une fois livré ? Les évolutions du projet dans le temps, les potentiels problèmes administratifs, les retards sur les chantiers, etc. sont parfois désavantageux, et il peut sembler paradoxal que des structures mues par le profit soient disposées à étirer encore un peu plus le temps en aval d’un projet. D’autant que cet investissement semble diffus : il s’agit de favoriser la vie de quartier, notion floue s’il en est, qui concerne tantôt la vitalité des commerces, tantôt celle des services ou encore les relations de voisinage. Plusieurs facteurs explicatifs peuvent être explorés.

L’image et la légitimité de l’entreprise

À l’instar des démarches d’évaluation mises en place par les collectivités locales lorsqu’un projet urbain est achevé, l’entreprise Bouygues Immobilier élabore parfois des dispositifs d’appréciation de leurs réalisations. C’est le cas, par exemple, de l’enquête de satisfaction réalisée pour le projet du Fort d’Issy, comme l’explique la directrice du service dédié à la communication et au développement durable : « On a fait une étude auprès des habitants et des commerçants et puis aussi auprès des gens qui vivent autour, parce qu’on s’est dit : “c’est quand même intéressant de savoir finalement s’il y a de la perméabilité ou pas et si on n’est pas en train de faire des ghettos de bobos”. Sur le Fort d’Issy, on l’a fait parce qu’encore une fois, c’est le seul qui est fini, où toute la vie est là, voilà, où il y a tout. On s’aperçoit qu’on a des scores qui sont énormes, 95 % des gens qui disent qu’ils sont fiers d’habiter là (…). Donc nous on a voulu faire ça parce qu’il y a pas mal de questions sur les “qu’est-ce que ça devient ?”, “comment ça vit ?”, celui-là, il était livré depuis presque 3 ans, tout est fini, les gens y vivent, donc ça nous semblait pertinent de faire le bilan, on en fera d’autres au fur et à mesure qu’on aura des quartiers qui sont finis. C’est vrai que l’alchimie après, elle n’est pas facile, avec toutes ces composantes-là, ce n’est pas facile à quantifier, ce n’est pas facile d’être sûrs qu’on va réussir, que ça marche. »[33]Ibid.

Ces enquêtes ont, pour l’entreprise, plusieurs vertus. Elles sont d’abord des outils de communication, qui vont être diffusés et éventuellement devenir des arguments de vente pour le projet en question mais aussi – auprès des collectivités territoriales – pour les projets à venir. Réalisées en interne sans méthodologie propre, elles sont difficilement objectivables et semblent avoir plutôt vocation à valider et à valoriser le projet. Il s’agit donc d’un argument marketing qui met en scène la capacité de l’entreprise dans la perspective de nouveaux projets et de nouvelles collaborations. Nous avons vu qu’elles étaient aussi des instruments de l’action en aval des projets, dans la mesure où elles permettent d’identifier et d’agir sur les potentielles défaillances du quartier. Ainsi, la réalisation d’enquête de satisfaction et la promotion du quartier et de son animation sont autant de « garanties » qui permettent à l’entreprise de conforter son positionnement et sa légitimité dans le contexte de glissement de la promotion classique vers la figure, en construction, de « l’opérateur urbain ». Cependant, la question qui se pose est celle du fondement juridique mais aussi du modèle économique : mobiliser des équipes en aval représente un coût, comment est-il amorti ? Si la visibilité et la légitimité sont des notions importantes pour une entreprise, elles ne semblent pas pouvoir justifier ces évolutions à elles seules.

Se positionner sur un segment
de marché haut de gamme

Une autre possibilité pourrait être celle d’un amortissement dirigé in fine sur le prix des logements, commerces ou bureaux réalisés. Le cas du Fort d’Issy montre effectivement que les logements ont été commercialisés bien au-dessus des prix pratiqués dans les autres secteurs d’Issy-les-Moulineaux. Seulement, construire la rentabilité économique de l’investissement en aval des projets sur une estimation des prix de commercialisation impliquerait de considérer les critères et les comportements des acheteurs comme une variable absolument fiable. Or, même dans le cas du fort d’Issy, les promoteurs avaient initialement des incertitudes quant à la commercialisation des logements et ont d’abord fixé des prix au m2 similaires à ceux des autres secteurs de la commune, autour de 6 000 ou 6 500 € pour monter à 10 000 €/m2 face à l’engouement des acheteurs. Nous avons également vu que les relations nouées avec les collectivités en amont de la commande publique et pendant le projet pouvaient permettre d’influer sur le type de densité des logements et donc sur les surfaces à vendre aux acquéreurs finaux.

Le travail de Virginie Silberstein sur les labels énergétiques favorisés en France et en Suisse par les promoteurs immobiliers montre que les comportements des acquéreurs sont plutôt imprévisibles : « En France, certaines déclarations témoignent du fait que les acheteurs sous-estiment les avantages du label BBC et du faible niveau de prix supplémentaire que consentent à payer les acheteurs pour une performance énergétique plus élevée. (…) L’hypothèse de la rationalité économique de l’homo-economicus (…) qui consiste à supposer que les investisseurs se renseignent le mieux possible pour maximiser leur bien-être, a rapidement été levée avec le constat que de nombreuses imperfections empêchaient les investisseurs de réaliser les choix les plus efficaces, i.e. fondement de la littérature sur le paradoxe de la performance énergétique (…). D’une part, l’ensemble de l’information n’est pas disponible (information incomplète) et d’autre part, les acteurs ne disposent pas de la même quantité d’informations, ce qui peut engendrer des comportements opportunistes » (Silberstein, 2014[34]Silberstein V. (2014). Choix d’un label énergétique par les promoteurs immobiliers en France et en Suisse, Lausanne, École polytechnique fédérale de Lausanne.). On peut établir un parallèle entre la performance énergétique et la question de l’animation de la vie de quartier même s’il s’agit de sujets très différents en supposant que les entreprises de promotion immobilière sont bien conscientes de ce phénomène d’investissement davantage opportuniste que rationnel. En d’autres termes, si la valorisation d’un quartier sur le plan de l’animation est un argument qui permet aux promoteurs immobiliers d’influer sur les prix de commercialisation, il ne semble pas être le seul facteur de détermination d’un investissement en aval des projets, tant le comportement des acheteurs est imprévisible.

De la promotion classique aux « néo services »

Une autre piste se dégage des entretiens, celle de la multiplication des secteurs d’activité de l’entreprise. Avec le projet de coworking Nextdoor, par exemple, Bouygues Immobilier conçoit et teste au sein de la ville d’Issy-les-Moulineaux (où les relations entre la collectivité et l’entreprise semblent permettre le développement d’expérimentations de ce type) un nouveau type d’activité. Présenté comme la « marque déposée » de l’entreprise, Nextdoor est un produit (location d’espaces de coworking) pour lequel Bouygues Immobilier s’investit directement. Au-delà du positionnement qui consiste à produire des espaces tertiaires, l’entreprise va proposer une offre de gestion. L’offre immobilière classique est ici corrélée à une offre d’animation et d’organisation de l’espace dans la perspective d’offrir un « service complet »[35]Entretien avec le directeur de la branche aménagement (Urban Era) de Bouygues Immobilier, le 14 janvier 2016.. Celui-ci peut ensuite être implanté dans un nouveau projet ou tout simplement dans l’espace urbain. Le cas de Nextdoor est marquant car il a été conçu par des personnes qui travaillent dans le service d’immobilier d’entreprise, comme l’explique l’un des dirigeants de Bouygues Immobilier : « De façon très classique, ils faisaient des bureaux et puis, en discutant avec des clients, ils se sont rendu compte qu’il y avait des demandes un peu bizarres, des entreprises qui commençaient à faire des demandes… qui étaient très peu classiques (…). Ici, on fait des gros bureaux, 50 000 m2 (…) Sauf que ces 2 500 m2 sont l’émergence d’une nouvelle tendance qui va inonder les 10 ans qui viennent. Donc si on n’est pas dedans, on ne va pas la comprendre. »[36]Entretien avec l’un des dirigeants de Bouygues Immobilier, le 4 novembre 2016.

Espaces de coworking, conciergeries de quartier, applications smartphone, smart grid, etc., tous ces services ne sont pas « nouveaux » mais ils sont intégrés ou sponsorisés et présentés comme innovants par l’entreprise car ils correspondent à des évolutions des modes de vie et de la société que l’entreprise souhaite capter. Dans ce contexte de multiplication des domaines d’action et intérêt de l’entreprise Bouygues Immobilier, la maille du quartier et la réalisation de projets phares, réalisés en étroite collaboration avec les collectivités territoriales, présentent les conditions idéales pour tester, accompagner et soutenir le lancement de services « nouveaux ». Bouygues Immobilier n’est pas seul sur ce marché. Des opérateurs immobiliers dont l’ADN est plutôt marquée par les activités commerciales, comme Altarea Cogedim, vont eux aussi participer au développement de projets mixtes (logements, bureaux, commerces) avec l’affirmation d’une posture qui consiste à intégrer les usages et la vie de quartier dans la conception des projets.

Ce changement de modalité d’action et de temporalité ne s’articule pas tant autour d’un passage du court terme vers le long terme comme pourrait le suggérer l’investissement de la période en aval des projets. Si l’on assiste à un allongement de la temporalité d’action des promoteurs, il n’est pas pour le moment structuré par des bornes temporelles précises. De la même manière, cet investissement n’est pas forcément linéaire : il dépend des projets, des problèmes rencontrés, des opportunités « d’injection » d’un nouveau service (comme Nextdoor, Be Park ou Issy Grid) et des dynamiques organisationnelles en place. En revanche, on assiste bien à une implication nouvelle, qui démontre, dans le cas de Bouygues Immobilier, la volonté d’infléchir le destin des quartiers qu’ils ont participé à construire. Cet infléchissement s’organise, entre autres, autour d’une recherche de solutions conçues bien souvent soit en interne, soit par des structures associées à l’entreprise (notamment les start-up ou spin-off).

Il s’agit d’un processus tâtonnant quant à la recherche d’un modèle économique qui convienne face aux évolutions de la fabrique urbaine (contexte d’incertitudes écologiques et économiques, intégration de données techniques de plus en plus complexes, etc.) mais aussi des usages (en lien, par exemple, avec l’importance croissante du numérique au quotidien). Cet investissement en aval témoigne de l’ambition de favoriser l’attractivité et l’animation de la vie de quartier dans la perspective de réaliser des opérations « vitrine » permettant de remporter de nouveaux marchés.

Conclusion

La question de la temporalité, en aval des projets urbains, permet d’interroger celle de la responsabilité des promoteurs immobiliers : si l’entreprise Bouygues Immobilier s’est positionnée en aval du projet une fois le quartier du Fort d’Issy livré, c’est notamment dans une perspective de développement pour l’entreprise. Premier quartier de cette ampleur réalisé par Bouygues Immobilier, il fait aussi office de « carte de visite » pour l’entreprise. Les bénéfices de cet investissement sont opportunément collatéraux pour la ville d’Issy-les-Moulineaux mais aussi pour d’autres opérateurs privés comme les start-up et les spin-off impliqués. Cependant, la généralisation du positionnement en aval des projets de la part d’entreprises telles que Bouygues Immobilier interpelle.

Lorsqu’il s’agit d’une implication directe, l’entreprise s’appuie sur des modalités d’action encore peu stabilisées. Pour ce qui est d’implications plus indirectes, on assiste au déploiement de services ou de dispositifs souvent présentés comme innovants, « injectés » après-coup par des structures telles que des start-up. La vitalité de ces initiatives dépend en grande partie du soutien dont elles disposent auprès des promoteurs immobiliers. Ce soutien peut prendre plusieurs formes : participation financière, incubation, mises en relation, appui logistique, etc. Cela pose la question des types de services ou dispositifs favorisés : souvent liés à l’univers des start-up (composé à 83 % de fondateurs-trices issus des filières les plus sélectives[37]Selon une étude réalisée pour la Conférence des grandes écoles en 2016.), ils ont tendance à s’adresser aux catégories les plus favorisées de la population. Ces initiatives sont aussi caractérisées par leur fragilité : elles ont vocation à tester et à développer des produits, pas tant à s’inscrire dans la durée. Dans la perspective de la promotion de quartiers toujours plus « durables » et « désirables » les « néoservices » implantés et/ou soutenus par les promoteurs immobiliers présentent un risque non négligeable d’artificialisation de la production urbaine.

L’ambition, au sein des entreprises concernées, n’est pas de faire disparaître la promotion immobilière au profit de l’aménagement urbain et de la gestion urbaine. Les dispositions qui sont mises en place ont plutôt pour objectif de légitimer une activité nouvelle, encore peu formalisée et peu stabilisée. Elle s’inscrit dans l’élaboration et le développement de projets urbains en complément des activités de promotion et de construction. Cela se manifeste de plusieurs manières : production d’expertises dans le domaine de l’aménagement, développement des fonctions de coordination au sein des projets urbains, investissement en aval de ceux-ci pour tenter de garantir la « greffe urbaine » du quartier. Cependant, ces dispositions n’entraînent pas un réel changement de paradigme, ce que suggère pourtant la dénomination d’opérateur urbain (censée remplacer celle de promoteur immobilier), ou bien encore la création de services dédiés, ainsi que les recrutements ciblés. Une des questions corollaires à ce constat pourrait être celle du cadre que cet investissement en aval implique. Quel serait le socle juridique et organisationnel qui permettrait de garantir les prérogatives publiques face aux revendications de certains promoteurs immobiliers en matière d’aménagement et de gestion urbaine ? Qu’est-ce que cela implique en termes d’évolution de la commande publique et de contractualisation dans la durée ?


[1] Coulondre A. (2017). « La création de profit par les promoteurs immobiliers », Revue française de sociologie, n° 58(1), p. 41‑69.

[2] Pollard J. (2018). L’État, le promoteur et le maire. Paris, Presses de Sciences Po, 216 p. [En ligne].

[3] Lorrain D. (1992). « Le modèle ensemblier en France », dans Campagnac E, Les grands groupes de la construction, Paris, L’Harmattan, p. 71‑82.

[4] Arab N. (2007). « Activité de projet et aménagement urbain : les sciences de gestion à l’épreuve de l’urbanisme », Management & Avenir, n° 12, p. 147‑164.

[5] Pollard J. (2007). « Les grands promoteurs immobiliers français », Flux, n° 69, p. 94‑108 [En ligne].

[6] Op. cit.

[7] Taburet A. (2012). « Promoteurs immobiliers privés et problématiques de développement durable urbain », thèse, université du Maine. [En ligne].

[8] Trouillard E. (2014). « La production de logements neufs par la promotion privée en Ile-de-France (1984-2012) : marchés immobiliers et stratégies de localisation », thèse, université Paris 7.

[9] Citron P. (2016). « Les promoteurs immobiliers dans les projets urbains. Enjeux, mécanismes et conséquences d’une production urbaine intégrée en zone dense », thèse, université Paris I-Panthéon Sorbonne. [En ligne].

[10] Jourdheuil AL. (2017). « Le logement social produit par les promoteurs immobiliers privés. L’émergence d’une coopération déséquilibrée entre bailleurs sociaux et promoteurs », Métropoles, n° 20 [En ligne].

[11] Op. cit.

[12] Mallet S, Zanetti T. (2015). « Le développement durable réinterroge-t-il les temporalités du projet urbain ? », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, n° 15(2) [En ligne].

[13] La SEMADS est une société d’économie mixte du département des Hauts-de-Seine très investie à Issy-les-Moulineaux. Selon la directrice juridique de la SEMADS, la structure est le véritable « bras armé » du maire en matière d’aménagement (entretien réalisé le 6 avril 2016).

[14] Issy Media est une société d’économie mixte isséenne dédiée au numérique.

[15] Une corporate spin off désigne la scission entre une structure mère et une structure pilote qui développera ses propres activités mais dont l’actionnariat reste identique.

[16] Op. cit.

[17] Driant JC. (2012). « 1850-1995. Les étapes de la politique du logement en France », Réalités Familiales, (98/99). [En ligne].

[18] L’objectif national annuel (qui est loin d’être atteint) est aujourd’hui porté à 500 000 logements.

[19] Op. cit.

[20] Op. cit.

[21] Voir, par exemple, l’ambition de l’exposition « Décloisonnons la ville ! » organisée par l’Observatoire de la ville à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine en 2019.

[22] Selon les termes employés par les personnes rencontrées au sein de Bouygues Immobilier dans le cadre de l’enquête sur l’écoquartier du Fort.

[23] Lorrain D. (2002). « Capitalismes urbains : la montée des firmes d’infrastructures », Entreprises et histoire, n° 30(3), p. 7 [En ligne].

[24] Entretien avec le directeur de l’agence locale Bouygues Immobilier, le 14 octobre 2016.

[25] Entretien avec un chef de projet de l’agence Architecture Studio, le 18 avril 2016.

[26] Assez réfractaires au départ, face à l’avènement de ce quartier numérique encore fortifié, certains riverains se sont mobilisés contre le projet. Petit à petit, et notamment grâce à l’intermédiation des équipes de Bouygues Immobilier sur le terrain, les relations se sont apaisées, au point que l’association de riverains créée au départ avec un objet plutôt vindicatif est devenue aujourd’hui le support des initiatives menées au sein du quartier.

[27] Le terme de « gestion » tel que nous l’employons ici se distingue du champ des métiers de la gestion des syndicats de copropriétés investis par certains grands promoteurs immobiliers comme Nexity.

[28] Baraud-Serfaty I, Trautmann F. (2016). « Vers de vrais partenariats aménageur promoteurs ? », La Revue Foncière, n° 9.

[29] Entretien avec la responsable du service urbanisme, commerce et développement durable de la ville d’Issy-les-Moulineaux, le 21 janvier 2016.

[30] La notion d’agilité renvoie dans ce cas à un fonctionnement plus flexible ainsi qu’à une capacité d’action plus rapide que certaines grandes entreprises.

[31] Entretien avec le directeur d’Embix, le 20 octobre 2015.

[32] Entretien avec la directrice de la communication et du développement durable au sein de Bouygues Immobilier, le 20 janvier 2016.

[33] Ibid.

[34] Silberstein V. (2014). Choix d’un label énergétique par les promoteurs immobiliers en France et en Suisse, Lausanne, École polytechnique fédérale de Lausanne.

[35] Entretien avec le directeur de la branche aménagement (Urban Era) de Bouygues Immobilier, le 14 janvier 2016.

[36] Entretien avec l’un des dirigeants de Bouygues Immobilier, le 4 novembre 2016.

[37] Selon une étude réalisée pour la Conférence des grandes écoles en 2016.