frontispice

Renouveler les modes de faire la ville
La Belle de Mai à Marseille,
un quartier de tous les possibles ?

• Sommaire du no 8

Brigitte Bertoncello Aix-Marseille Université, IUAR, LIEU EA889 Zoé Hagel Aix-Marseille Université, LIEU EA889

Renouveler les modes de faire la ville : la Belle de Mai à Marseille, un quartier de tous les possibles ?, Riurba no 8, juillet 2019.
URL : https://www.riurba.review/article/08-acteurs/possibles/
Article publié le 1er juil. 2019

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Brigitte Bertoncello, Zoé Hagel
Article publié le 1er juil. 2019
  • Abstract
  • Résumé

Renewing “urban factory”: La Belle de Mai’s area in Marseilles, a neighborhood where everything could happen

At Belle de Mai in Marseilles, poor neighbourhood long apart from public policies, the present actors adjust logical actions and ways of doing in order to requalify or reconcile the city. In this context, a group of collectives and associations took place in the urban factory. When the programming of the Quartiers Libres urban project offers the opportunity to make the city differently, evolution in the system of actors and their practices will be analyzed from the way public spaces are understood. Based on intuition, tinkering and unforeseen to experiment, the mutations described refer in part to opportunistic urbanism. At the articulation of several perspectives and relations with the field, they question the profile of the urban planning professions.

À la Belle de Mai à Marseille, quartier pauvre longtemps à l’écart des politiques publiques, les acteurs en présence ajustent logiques d’action et modes de faire en vue de requalifier voire réconcilier la ville. Un ensemble de collectifs et associations a, dans ce cadre, pris place dans la fabrique urbaine. Au moment où la programmation du projet urbain Quartiers Libres offre l’opportunité de faire la ville autrement, les évolutions du système d’acteurs et de leurs pratiques seront analysées à partir de la façon dont les espaces publics sont appréhendés. S’appuyant sur l’intuition, le bricolage et l’imprévu pour expérimenter, les mutations décrites renvoient pour partie à un urbanisme opportuniste. À l’articulation d’une pluralité de perspectives et rapports au terrain, elles interrogent les contours des métiers de l’urbanisme.

Cet encadré technique n’est affiché que pour les administrateurs
post->ID de l’article : 3482 • Résumé en_US : 3496 • Résumé fr_FR : 3493 •

Ancien faubourg ouvrier du 3e arrondissement de Marseille, la Belle de Mai est caractérisée par la présence de friches, une forte vacance de locaux commerciaux et d’habitations. Essentiellement constitué de petits logements, le parc privé dégradé joue un rôle de « logement social de fait » accueillant, dans des situations de surpeuplement fréquentes, des populations affectées par un taux de chômage et un niveau de pauvreté prégnants. Inscrit dans les périmètres de politiques publiques (figure 1) tant à l’échelle nationale (Politique de la Ville) que locale (opération Grand Centre-Ville impulsée par la ville de Marseille), le quartier reste cependant à l’écart des interventions programmées. L’Opération d’Intérêt National (OIN) Euroméditerranée n’intervient elle-même qu’aux portes du quartier à travers la reconversion des friches de la manufacture des tabacs en pôle culturel. Se traduisant peu dans la matérialité des espaces urbains du quotidien, ces politiques génèrent un sentiment d’abandon renforcé par les transformations constatées des quartiers adjacents. L’arrivée du grand projet Quartiers Libres interpelle alors quant au devenir du quartier, à la place des populations présentes et à la prise en compte de leurs préoccupations comme de leurs besoins. Centré sur la gare Saint-Charles et ses quartiers environnants, le projet urbain initialement destiné à transformer ces territoires en entrée de ville métropolitaine inclut en effet la Belle de Mai. La mise en tension entre échelles métropolitaine et de proximité, apparaît comme un défi à relever dès le programme fonctionnel. Voyant là une opportunité pour obtenir la requalification souhaitée du quartier, certains acteurs se positionnent, d’autres n’y croient pas malgré l’annonce d’une démarche de concertation.

Dans ce cadre, la Fondation Abbé Pierre (FAP), dont le siège régional se situe sur une frange de la Belle de Mai, s’interroge sur les répercussions des dynamiques de renouvellement urbain en cours : des conséquences indirectes des programmations alentour, constructions de nouveaux logements, programmes ANRU, aux éventuels effets du grand projet Quartiers Libres. L’hypothèse d’une avancée, depuis la Joliette, d’un dispositif de transformations physiques et sociales est alors formulée par certains acteurs, dont le directeur régional en fonction, Fathi Bouaroua[1]Fathi Bouaroua a quitté ces fonctions à l’été 2018, remplacé par Florent Houdmon, ancien directeur des Compagnons Bâtisseurs Provence. Il reste cependant très actif sur les questions de logement et de pouvoir d’agir des populations des quartiers populaires., soucieux du devenir des populations pauvres dans cette recomposition urbaine.

Connue pour ses actions sur le (mal)logement, la FAP s’implique également sur les questions d’habitat incluant la qualité des espaces vécus à l’échelle du quartier. Car, comme le souligne Malika Chafi, responsable du programme « promotion des habitants » : « un quartier dégradé, c’est une qualité de vie dégradée et des relations sociales dégradées ». Jean-Pierre Gilles, administrateur de la fondation, précise de son côté que « la vie de la cité ne doit pas être imposée mais décidée par tout le monde »[2] Le Ravi. (2017). « L’important c’est de participer, réagir au désengagement de l’État des quartiers populaires », 29 juin.. Ces réflexions ont notamment amené la FAP à financer la recherche-action dont cet article est issu. La demande est alors de réaliser un diagnostic à même d’éclairer les mécanismes de transformation du quartier, et ce pour redonner prise aux habitants sur l’amélioration de leur quotidien.

Afin d’analyser ce qui se joue à la Belle de Mai, nous avons développé une approche qualitative. Mobilisant les méthodes de l’enquête, 32 entretiens semi-directifs, dont quatre collectifs et sept entretiens non directifs, ont été réalisés auprès d’acteurs du territoire (services techniques des collectivités, structures et associations en liens étroits avec la population dans le domaine social, économique, culturel et de loisir, enseignants, artistes, collectifs d’habitants mobilisés sur la qualité de vie, habitants), observation des espaces, participation à des réunions de concertation autour du projet Quartiers Libres, analyse d’études et de documents relatifs au quartier (diagnostics, rapports d’observatoires, présentation de projets, documents de cadrage…), veille sur les articles parus dans la presse locale, consultation de blogs, vidéos, émissions de télévision participative et documentaires produits sur le quartier avec les habitants. Notre entrée à la Belle de Mai ne s’est pas faite par le projet urbain, ce dernier est apparu au fil de nos investigations.

Cette recherche-action privilégiant une « investigation empirique » nous a ainsi permis de découvrir un ensemble d’acteurs qui ne sont ni « exotiques », ni « inhabituels » mais dont les préoccupations et modes d’action connaissent des évolutions dans un contexte de dégradation de la situation sociale et économique de leur périmètre d’intervention. Le présent article se focalisera plus particulièrement sur deux grands types de personnes rencontrées. Parmi les acteurs conventionnels, nous nous intéresserons à ceux qui, au regard des difficultés à répondre aux dysfonctionnements diagnostiqués de longue date[3]AGAM. (1978). Fréquentation des équipements et vie de quartier, projet de note de synthèse de fin de pré-étude, documentations, notes internes ; AGAM. (1980), Plan de référence – secteur prioritaire de la Belle de Mai, note de synthèse., adoptent de nouvelles stratégies d’intervention, que ce soit en termes d’accompagnements, de financements ou encore de modes de conception du projet. Parmi les collectifs et associations, nous nous concentrerons sur ceux qui sont plus directement en prise avec la fabrique urbaine, au plus près des acteurs « conventionnels ». Leur action dépend et se nourrit cependant d’un ensemble d’interactions qui débouche sur un réseau informel composé d’une multitude de structures partageant un attachement au quartier et aux populations qui y vivent, quel que soit leur niveau social. Mus par un souci d’apporter des améliorations concrètes à la vi(ll)e des populations, et alors même que cette intention n’est pas forcément explicitement et/ou initialement dans leur mission, ce second groupe d’acteurs œuvre pour une transformation de la ville. Cette évolution amène les collectifs et les associations, d’une part, à se raccrocher à des projets d’urbanisme existants, à des programmations immobilières et d’équipements, pour participer aux débats et influencer les décisions et le contenu, et d’autre part, à conduire des actions immédiates dans les espaces publics. Ce dernier mode d’intervention vise à affiner les diagnostics en plaçant les pratiques habitantes au centre ainsi qu’à apporter des réponses aux besoins exprimés des populations et à transformer les lieux pratiqués au quotidien sans attendre tout de la concrétisation du grand projet programmé à long terme[4]Si deux écoles, Marceau et Jolie Manon, devraient voir le jour aux rentrées 2022 et 2023, les temporalités du projet Quartiers Libres renvoient davantage à une dizaine d’années, avec une mise en service de la gare souterraine à Saint-Charles prévue aux environs de 2032. Voir le calendrier en ligne. L’attention de ces « nouveaux entrants dans la production urbaine » est le plus souvent portée à ceux pour qui les espaces et équipements en question font défaut ou ne sont pas accueillants ; elle renvoie à des valeurs et des principes communs tournés vers la recherche d’une ville plus équitable, d’une « ville incluante » (Badaroux et al., 2018[5]Badaroux J, Frébault J, Ménard F. (2018). Aménager sans exclure, faire la ville incluante, Paris, Le Moniteur.).

Sur ce territoire, où les politiques publiques sont à la fois faiblement présentes et peu réparatrices, comment les acteurs en place, qu’ils soient « conventionnels » ou pas, font évoluer, pour certains leurs logiques d’action, pour d’autres leurs modes de faire en vue de requalifier voire réconcilier la ville ? Il ne s’agit pas tant de constater que les acteurs s’organisent eux-mêmes par défaut mais de s’intéresser à la manière dont les modifications de leurs pratiques contribuent à faire évoluer la fabrique urbaine et interrogent les contours des métiers de l’urbanisme. Nous nous appuierons sur les figures d’aménageurs proposées par Jean Badaroux, Jean Frébault, François Ménard et Gwenaëlle d’Aboville à partir d’une réflexion initiée autour du groupe de travail « Précarité et aménagement, fabriquer la ville incluante » du Club Ville-Aménagement. Les modes d’approches dépeints à travers ces portraits nous semblent tout autant mobilisables pour appréhender les évolutions des professionnels de l’urbanisme.

Cet article présentera tout d’abord comment, au-delà des acteurs conventionnels de l’urbanisme, un ensemble de collectifs et associations agit et s’articule dans un quartier pauvre, longtemps délaissé par les politiques publiques. Si la programmation du projet urbain « Quartiers Libres Saint-Charles – Belle de Mai » offre l’opportunité de faire la ville autrement, la deuxième partie exposera les évolutions et ajustements du projet, de la démarche et du « jeu d’acteurs en action » (Bertoncello et Romeyer, 2018[6]Bertoncello B, Romeyer B. (2018). « Enseigner le projet par l’étude de cas : une valeur ajoutée à la formation des urbanistes ? », Territoire en mouvement, n° 39-40 [En ligne), à partir de la manière dont les espaces publics y sont traités. La nécessité d’intervenir sur ces derniers est en effet soulignée dans les diagnostics réalisés tant par les habitants que par les acteurs du projet qui en font une des entrées principales et un axe d’« interventions immédiates ». Enfin, la troisième partie analysera, au-delà des intentions, les principes et logiques d’action sur lesquels se fonde cette recomposition.

Apporter des améliorations concrètes à la vi(ll)e des populations :
l’entrée en scène de nouveaux acteurs

Quartier populaire en mal de transformations, la Belle de Mai abrite un peu moins de 15 000 habitants (Insee, 2014) dont une forte concentration de populations précaires. À l’image de l’ensemble du 3e arrondissement (Secrétariat social, 2018[7]Secrétariat Social. (2018). Marseille, un besoin urgent de fraternité.), elle connaît une dynamique de paupérisation[8]Les données INSEE corroborent la situation décrite en 2009 dans l’observatoire des quartiers (AGAM/GIP Politique de la Ville, (2009)Observatoire des quartiers, St-Lazare-St-Mauront-Belle de Mai. État initial, mai 2009), mettant même en lumière une dégradation des indicateurs démographiques et socio-économiques. En 2013, plus de la moitié de la population reste sans diplôme ou détentrice du brevet des collèges. En 2014, le taux de chômage est de 29 % à l’échelle du quartier contre 19 % sur l’ensemble de la ville. 30,8 % des familles sont monoparentales (contre 23,4 % à l’échelle de la ville), 44 % des ménages sont constitués de personnes isolées (41 % à l’échelle de la ville). Le taux de familles nombreuses est en constante augmentation (de 13,7 % en 2011 à 17,4 % en 2014). « Le nombre de populations couvertes par un dispositif de lutte contre la pauvreté augmente » p. 22.. Au regard de la disproportion entre la faible présence d’un parc social institutionnel (12,4 % à l’échelle du quartier en 2015 contre respectivement 20,5 % et 16,7 % à l’échelle du 3e arrondissement et de la ville de Marseille dans son ensemble) et de la forte demande, une majorité de la population vit dans du logement privé dégradé jouant un rôle de « logement social de fait ». Dans un appel commun, lancé le 9 novembre 2018 par un « collectif d’acteurs issus de la société civile et d’associations spécialisées dans la lutte contre le logement indigne et le droit à la ville »[9]Ce collectif est composé de l’agence régionale PACA, de la Fondation Abbé Pierre, l’AMPIL, les Compagnons bâtisseurs Provence, Un Centre-Ville pour Tous et Destination Famille., la Belle de Mai fait partie des secteurs pour lesquels sont réclamées des mesures d’urgence en réponse au caractère à la fois vétuste et indigne de l’habitat, suite à l’effondrement, quelques jours plus tôt, de trois immeubles dans le quartier Noailles. Pourtant, avant cet évènement, la question du logement émerge difficilement lors des entretiens avec les acteurs de la Belle de Mai : « c’est du registre de l’intime. Les gens en parlent dans la conversation, parce qu’on les connaît. On sait qu’il y a d’énormes besoins par rapport au logement mais pas beaucoup de demandes. […] À l’accueil, on a déjà rempli quelques dossiers d’insalubrité, mais ça s’arrête là » (centre social, 16/04/2018). L’invisibilité du sujet pose question au regard de l’état de forte dégradation du bâti et de son niveau d’insalubrité, auquel font écho les mots employés par les acteurs pour qualifier le logement : « pourri », « taudis », « miteux ». Ces qualitatifs s’accompagnent de traductions matérielles concrètes : fissures, trous qui préoccupent jusqu’aux voisins quant au possible effondrement de murs d’immeubles mitoyens, remontées d’égouts dans les cages d’escalier, absence de chauffage intégré, protection bricolée contre les rats, affaissement de plafonds… Malgré ce constat et de manière paradoxale, à « la Belle de Mai, ce sont des bas prix à l’achat mais des locations très chères et des marchands de sommeil » (Brouettes & Compagnie, 13/07/2018). Le statut fragile d’une grande part de la population, sans papier ou dans l’impossibilité de fournir des garanties financières exigées, les conduit à venir s’installer, souvent par défaut, à la Belle de Mai, où il est « facile » d’obtenir un logement en dehors des circuits classiques « quand tu payes, tu as l’appartement dans la journée » sans dossier ni caution à déposer (association, 31/05/2018).

Pour le reste, le diagnostic est partagé par l’ensemble des acteurs. Proche du centre-ville, la Belle-de-Mai est caractérisée par une accessibilité problématique, des équipements et des espaces publics déficients en qualité et en nombre. Bordée et traversée par des infrastructures routières et ferroviaires (figure 1), elle subit en outre des effets de coupure (Héran, 2011[10]Héran F. (2011). La ville morcelée. Effets de coupure en milieu urbain, Paris, Économica, 217 p.) que vient renforcer l’emprise de certains îlots et équipements délimités par de hauts murs d’enceinte pour la plupart aveugles : anciennes casernes (figure 2) et manufactures du XIXe siècle, couvent de religieuses vivant cloîtrées et même La Friche (figure 3), pôle culturel d’envergure internationale par lequel le quartier est connu.

Figure 2. Effets de coupure et murs d’enceinte aveugle (cliché : Brigitte Bertoncello).
Figure 3. Entrée de la Friche Belle de Mai depuis la rue Guibal (cliché : Zoé Hagel).

À la différence de l’image véhiculée à travers les médias, la Friche de la Belle de Mai a été et reste parfois encore perçue comme « un bunker culturel au milieu d’un quartier populaire »(actif culturel du quartier, 14/11/2018), au point que certains habitants ne l’intègrent pas dans leur représentation du quartier.

Les programmations introduites par le schéma directeur de la Friche « Jamais 2 sans 3 » et son actualisation en 2014 semblent toutefois traduire une ouverture aux populations et au quartier : jardins partagés, aire de jeux pour enfants, playground, programme d’habitat social participatif abandonné depuis, ouverture d’une crèche, projet d’école publique en gestation. Des partenariats avec des associations et institutions sociales du quartier sont également noués, notamment à travers la mise à disposition de salles (accueil du secteur adolescents de la Maison Pour Tous, de cours d’alphabétisation, d’ateliers d’écriture, de structures d’accompagnement à la parentalité…). Dans un quartier carencé en locaux associatifs, cette offre permet le maintien voire le développement de certaines activités, au risque de leur concentration dans un secteur peu pratiqué par les habitants. L’ouverture reposant à la marge sur les évènements artistiques, le contenu de ces nouvelles dynamiques pose question : « Quelle offre artistique pour tous ces gamins ? … Qui tente de les orienter vers des activités culturelles ? » (artiste de la Friche, 21/08/2018). La création du Gyptis (figure 4), en 2014, nuance ce constat en perpétuant la dimension culturelle à l’extérieur de l’enceinte de la Friche. Au-delà des programmations incluses dans le schéma directeur initial, d’autres transformations voient en effet le jour au gré des dynamiques de renouvellement urbain. La régie culturelle régionale demande ainsi à la Friche de rouvrir et gérer un ancien lieu de spectacle installé plus au cœur du quartier, place Caffo, halte des bus reliant la Belle de Mai au métro National et aux quartiers nord. Le cinéma qui ouvre alors ses portes fonctionne pour partie sur un mode inspiré du réseau d’éducation populaire « Peuple & culture », proposant notamment un atelier de programmation thématique et participative, en appui sur des projets coconstruits avec des associations locales (entretien, 23/3/2019).

En marge de la présence de ces gros équipements qui attirent majoritairement une population de passage, les petites structures culturelles ancrées dans le quartier peinent à exister et assimilent leur sort à celui des habitants (certains animateurs résident eux-mêmes à la Belle de Mai). Développant pour la plupart des approches participatives, elles documentent à travers leurs démarches l’état du quartier et les besoins des populations. L’arrivée de Quartiers Libres offre une caisse de résonance à ces dynamiques. Mettant les paroles habitantes en exergue, celles-ci constituent des ressources pour les collectifs et associations qui cherchent à se positionner sur le projet urbain.

Face à la situation du quartier, les acteurs culturels, tant des gros équipements que des petites structures, ne sont pas les seuls à s’interroger sur leurs fonctions et contributions à la vie urbaine. D’autres structures, collectifs ou associations, en viennent à faire évoluer leur champ d’action au-delà de leurs objets initiaux. Le projet de santé communautaire « du bien naître au bien-être », initialement centré sur la maternité, est ainsi élargi par le collectif 3B auquel il a donné naissance, à des questions d’urbanisme[11]L’un des groupes de travail va jusqu’à déterminer des axes de projet pour définir un « quartier rêvé » : « Des cheminements agréables et accessibles aux poussettes, fauteuils roulants, vélos, trottinettes, skates et rollers… » ; un développement « des commerces (emplois, artisans, artistes…) » ; « Des espaces verts accessibles, entretenus avec les habitants, des jardins partagés là où c’est possible » ; « Des logements rénovés, accessibles à tous et bien agencés » ; une création/amélioration de « transports : vers les autres quartiers ». pour répondre aux enjeux diagnostiqués. De manière analogue, un groupe de femmes (Passer’elles), accueilli par le secteur famille de la Maison Pour Tous de la Belle de Mai, s’est emparé depuis trois ans de la question de la place des femmes dans les espaces publics, en lien étroit avec la matérialité des lieux et la volonté de les occuper jusqu’à les aménager[12]En 2016, l’un des deux espaces publics structurants du quartier, la place Cadenat, a fait l’objet d’un aménagement temporaire permettant d’y déployer une multiplicité d’usages, au-delà d’un seul espace d’attente devant l’école (Entretiens et article « Des quartiers Nord à la Belle de Mai, elles veulent une ville pensée pour elles », Marsactu, 24 mai 2018). pour s’y sentir à l’aise et les pratiquer (figures 5a et b).

Figures 5a et b. Actions du groupe Passer’elles : affiches sur les murs de la Maison Pour Tous et réaménagement de la place Cadenat (clichés : Brigitte Bertoncello ; MPT Belle de Mai / Formes Vives / Collectif ETC).

Face au faible investissement des politiques publiques nationales et locales, ressenti comme un « abandon », une partie des populations arrivées par choix s’est par ailleurs constituée en collectifs ou associations pour instaurer les habitants comme acteurs du développement de leur quartier et s’assurer d’une prise en compte des enjeux qu’ils identifient en matière d’urbanisme.

Ces populations, composées d’artisans, professions libérales, cadres moyens à la retraite, professions intellectuelles, jeunes actifs en début de carrière professionnelle, étudiants, s’installent à la Belle de Mai depuis une dizaine d’années attirées à la fois par des opportunités immobilièresdans un secteur à proximité du centre-ville et des réseaux de transport à l’échelle nationale et internationale (autoroute, gare, navettes aéroport…) et par le caractère populaire et l’ambiance « village » (formes urbaines, interconnaissances et dynamiques collectives). Créé en 2008, par des habitants de la Belle de Mai dont certains anciens professionnels actifs dans le domaine des politiques publiques, le collectif « Brouettes & Compagnie » se définit ainsi comme une structure « anarchiquement cohérente », jouant le rôle de « parasite vertueux au sens de Michel Serres[13]Serres M. (1980). Le parasite, Paris, Grasset, 352 p. » (membre A du collectif, 25/06/2018). À travers ces actions, cette structure souhaite montrer le bien-fondé d’un droit à la « maîtrise d’usage »[14]La notion de maîtrise d’usage a été développée et expérimentée par Jean-Marie Hennin. Voir : http://www.maitrisedusage.eu et vise à son intégration réelle dans les projets d’aménagement sur la base d’un véritable « ménage à trois » : maîtrise d’ouvrage, maîtrise d’usage et maîtrise d’œuvre, inscrit à terme dans le code de l’urbanisme (membre B du collectif, 21/11/2018). Les premières mobilisations portent sur l’absence d’équipements. Avec 45 000 habitants, le 3e arrondissement est dépourvu de bibliothèque, alors que le diagnostic du contrat « Territoire-Lecture » de 2015 précise que la ville dans son ensemble compte « le plus faible nombre de bibliothèques : 0,030 m2/habitants soit deux fois moins que la moyenne nationale, soit 8 bibliothèques à Marseille, 15 à Lyon, 21 à Toulouse[15]Voir le Manifeste pour une bibliothèque dans le 3ème [En ligne ». Afin de « rendre visible la carence » (membre B du collectif, 21/11/ 2018), le collectif crée une fois par mois « des bibliothèques temporaires en extérieur ». Il investit alors des espaces publics en installant des brouettes chargées de livres et des coins lecture (figures 6a et b).

Figures 6a et b. Affiche revendiquant l’ouverture d’une bibliothèque et installation temporaire en extérieur (source : Brouettes & Compagnie).

Dans un même temps, il assure une veille sur les locaux vacants potentiellement aménageables en bibliothèque afin d’interpeller les collectivités responsables de la programmation de ce type d’équipement. Le collectif refuse en effet de se substituer aux acteurs institutionnels concernés. Le « Manifeste pour une bibliothèque publique dans le 3e » affirme ainsi qu’« aucune solution bricolée ne pourra se substituer à l’exigence de notre collectif d’un équipement public de qualité, géré par des professionnels et digne des habitants du 3e, citoyens à part entière de la ville de Marseille[16]Ibid. ».

La faiblesse de l’offre en transports en commun constitue un autre sujet de mobilisation. Dès 2011, le collectif impulse le projet « Belle Navette ». Partant d’un diagnostic propre, alimenté par une enquête conduite auprès des acteurs culturels dont les équipements sont implantés dans le quartier et à proximité, les membres du collectif se saisissent de l’opportunité de Marseille Provence Capitale Européenne de la Culture 2013 pour étayer leur proposition de création d’une ligne nocturne, plan de desserte à l’appui. À l’instar d’une démarche d’urbaniste, Brouettes & Compagnie recherche des références (Dunkerque, Calais) pour argumenter ses propositions concrètes et diminuer la place de la voiture (gratuité des transports, politique de stationnement, aménagements favorisant les déplacements piétons). Le bus de nuit 582 créé depuis ne remplit pas la fonction attendue, « on voulait un bus qui traverse le quartier » (membre C du collectif, 23/07/2018). Le collectif reprend donc ses travaux sur le sujet en 2017 : un nouveau tracé est dessiné (figure 7), l’emploi de petits bus est préconisé pour tenir compte de la forme urbaine, l’étroitesse des voies de circulation devant dans un même temps mieux accueillir les piétons.

Figure 7. Plan de la Belle Navette proposé par Brouettes & Compagnie (Source : Brouettes & Compagnie).

Le sujet des mobilités, resté en suspens, sera quelques années plus tard au cœur des ateliers thématiques du projet Quartiers Libres auxquels des initiateurs de la réflexion participent.

À l’instar des Brouettes, le collectif « écoles publiques du 3e », composé d’enseignants, de parents et d’habitants, fonde ses actions sur un diagnostic de dégradation et de saturation des écoles qu’il alimente en continu par la collecte de témoignages, photos et vidéos. Il intervient tant sur les situations d’urgence que sur les projets de long terme susceptibles d’avoir un impact sur l’état des écoles. Cette double attention le conduit à faire le lien entre le développement de projets immobiliers et la programmation d’équipements (6 000 nouveaux logements sont prévus dans le 3e arrondissement sans nouvelle école) (figure 8). Face au déséquilibre constaté, le collectif propose dans son manifeste « la création et l’application d’une loi qui obligera les promoteurs à réserver une partie de leurs bénéfices pour la création des équipements publics dans les programmes de logements neufs ». Leur demande de construction de nouveaux établissements s’accompagne d’une réflexion sur les financements, les amenant à s’opposer, avec d’autres, au choix de la ville de Marseille de faire reposer le plan de rénovation des écoles marseillaises sur un partenariat public/privé considéré comme « un mode dispendieux de gestion des écoles »[17]Suite au recours en justice, notamment de membres du collectif « Marseille contre les PPP » dont le collectif Écoles publiques du 3e relaye les actions, le tribunal administratif a annulé, en février 2019, le « Plan école d’avenir » en raison de son mode de financement.. Le collectif demande plus globalement que les décisions prises reposent sur une analyse des dynamiques démographiques et urbaines à moyen et long terme et dépassent les seuls attendus de réparations immédiates tout aussi urgentes et d’ampleur qu’elles soient. Son positionnement rappelle ainsi combien « prendre le risque de l’anticipation est au cœur de l’urbanisme et de l’aménagement » (Subileau et Hébert, 2018, p. 11[18]Subileau JL, Hebert G. (2018). La fabrique de la ville aujourd’hui, Paris, La Découverte.). Comme en écho, le terme de « prospective » apparaît récemment dans les documents de communication du projet Quartiers Libres.

Figure 8. Affiches du collectif « Écoles publiques du 3e arrondissement », mur de l’école Busserade (cliché : Brigitte Bertoncello).

À l’image de ces deux illustrations, d’autres collectifs et associations interviennent dans le quartier sur des sujets définis comme prioritaires à partir de leurs diagnostics respectifs et engagent individuellement ou ensemble des actions qui les positionnent dans le champ de l’urbanisme. Cette nébuleuse d’acteurs à géométrie variable est en redéfinition permanente en fonction des actualités, parmi lesquelles le projet Quartiers Libres. L’important pour les participants n’est pas tant d’où ils parlent que ce qu’ils font avancer collectivement (entretiens Brouettes & Compagnie, J’y vis, An 02, collectif 3B…).

Dans l’optique d’atténuer les formes d’exclusion à l’œuvre, ces différents acteurs sont à l’écoute du terrain et attentifs aux dynamiques en cours dans le quartier. Leurs objets de mobilisation et d’intervention évoluent en conséquence. Ainsi, le logement, sujet sensible jusqu’ici peu mis sur la place publique, s’impose à l’automne 2018 suite à l’effondrement d’immeubles dans un autre quartier populaire de la ville. En fonction des thèmes, les partenariats se recomposent selon les compétences, disponibilités et envies de chacun. Mus par un souci de faire avec le plus grand nombre, notamment les « premiers concernés » (An02, 13/05/2019), et forts d’un retour réflexif sur les actions conduites, ces acteurs recherchent des outils de sensibilisation et de mobilisation pour adapter leurs modes d’intervention. « Nous nous sommes aperçus que c’était toujours les mêmes habitants »(Brouettes & Compagnie, émission de télévision participative, Boulègue, Dis-moi comment t’habites…, 20/12/2018), que « les espaces de concertation concertent une partie de la population, privilégiée, des gens minoritaires dans le quartier » (An02, 13/05/2019). Les collectifs se saisissent en ce sens de la méthode des porteurs de paroles dans l’idée de nourrir des diagnostics, tout en développant le pouvoir d’agir (Bacqué et Biewener, 2013[19]Bacqué MH, Biewener C. (2013). L’empowerment, une pratique émancipatrice, Paris, La Découverte, 175 p.) des habitants dans leur diversité. L’objectif est d’être en capacité de prendre part au débat au moment où le projet Quartiers Libres annonce de nouvelles transformations du quartier : « au pire, on relaie, le mieux est qu’ils puissent y participer » (An 02, 13/05/2019). Il s’agit à la fois d’être « partie prenante » de l’opération tout en travaillant en parallèle à influencer contenu et forme des dispositifs en place (agendas, cadrage des thématiques, mode de décision…). À travers leurs positionnements, ces acteurs ont une représentation de « la conception » telle que la définit Jean-Jacques Terrin, à savoir « un acte d’intelligence collective fondée sur l’apprentissage et le partage de savoirs et de savoir-faire » (Terrin, 2014, p. 164[20]Terrin JJ. (2014). Le projet du projet. Concevoir la ville contemporaine, Marseille, Parenthèses, 288 p.).

Quartiers Libres : un projet urbain comme opportunité
de faire autrement la ville ?

Au cours des années 1990, deux grands dispositifs touchent le quartier de la Belle de Mai : l’Opération d’intérêt national Euroméditerranée et le Contrat de Ville.

Euroméditerranée saisit l’opportunité de la présence d’artistes qui ont, deux ans après la fermeture de l’usine, partiellement investi la friche de la manufacture des tabacs. L’ensemble des trois bâtiments du XIXe siècle constituera le pôle culturel du projet, sans qu’aucune intervention sur le quartier ne soit envisagée. La programmation de cet équipement d’envergure internationale, dans un ancien lieu de travail et de vie des populations, produit un décalage avec les cultures et mémoires des habitants, non concernés par les nouvelles activités développées.

Les dispositifs de la Politique de la Ville sont alors censés répondre aux difficultés des populations. Incluse dans les périmètres, la Belle de Mai n’est cependant pas définie comme une priorité et constitue une « dent creuse » de la Politique de la Ville (Brouettes & Compagnie A, 21/11/2018), alors que les quartiers populaires adjacents des 2e et 3e arrondissements font l’objet d’interventions conséquentes (Euroméditerranée, Docks Libres, requalification et développement touristique du quartier du Panier…).

En 2007, la ville de Marseille et le ministère de la Défense commanditent une étude urbaine sur la reconversion des friches militaires (les 6 casernes du Muy, Bugeaud, Busserade, Subsistance, Marceau, Cour de Chine). Implantées sur 7 hectares, ces casernes construites au XIXe siècle constituent un foncier important amenant la ville de Marseille à envisager « un projet global pour le secteur » afin de « provoquer la régénération du quartier en tenant compte de la situation particulière de proximité du centre-ville » (ville de Marseille, 2007, p. 7[21]Ville de Marseille. (2007). « Marseille IIIe arrondissement. Quartier Belle de Mai. Étude urbaine et reconversion des casernes », Cahier des charges.). Deux éléments de diagnostic fondent la demande : un enclavement et une accessibilité problématique du secteur pourtant à proximité du centre-ville et du pôle multimodal Saint-Charles ; des populations en grandes difficultés sociales et économiques résidant dans un habitat dégradé. Les modalités d’acquisition des casernes par la ville sont formalisées en 2010 par une convention avec le ministère de la Défense, sans véritable vision mais en ayant conscience de l’opportunité que constitue leur libération.

Le redimensionnement envisagé de la gare Saint-Charles avec l’arrivée réaffirmée en novembre 2013 de la ligne à grande vitesse est l’occasion pour le service Projets urbains de la ville de Marseille de se ressaisir du sujet en décembre 2013. Le projet « Quartiers Libres Saint-Charles-Belle de Mai », marqué par une perspective métropolitaine, est dès lors défini en deux temps. S’il s’agit à terme, à l’horizon 2030, d’élaborer un plan guide à l’échelle d’un périmètre de 140 ha autour de la gare Saint-Charles, le site des casernes constitue la première phase du projet. Les 5 défis[22]« Élargir le centre-ville marseillais : réaliser l’entrée métropolitaine de Marseille », « Innover l’architecture et l’urbanisme au service de la qualité de vie », « Pérenniser et valoriser la diversité », « Insuffler une nouvelle dynamique économique au service de l’emploi », « Structurer le territoire au profit de l’équité sociale » (Programme Fonctionnel « Quartiers Libres », ville de Marseille, 2015). auxquels celui-ci doit répondre, renvoient à une double contrainte : « être connecté » à la métropole tout en répondant aux « besoins fondamentaux » exprimés par les habitants du quartier dans le cadre de la concertation. « Si le projet vise à l’amélioration de la qualité de vie et à la redynamisation des quartiers Saint-Charles-Belle de Mai, il a également pour ambition de faire de ce secteur un véritable pôle métropolitain et concerne ainsi l’ensemble de la population marseillaise[23]Sur le site jenparle.net, aujourd’hui disparu (dernière consultation le 29 novembre 2018). ». La mise en tension entre l’échelle métropolitaine et celle de la proximité semble cependant évoluer au fil du temps. Au printemps 2019, les panneaux de l’exposition Projet urbain, Escale 3 identifient « deux grands objectifs » au projet : « améliorer les conditions de vie au quotidien pour les habitants des quartiers […] tout en maintenant le caractère populaire de ces quartiers » ; « préparer le doublement de la gare Saint-Charles en souterrain » et en faire « la première gare métropolitaine intégrée à ses quartiers ». L’élément déclencheur du projet urbain fondant son rapport au grand territoire n’apparaît plus qu’en second.

Sur cette opération, la ville a souhaité par ailleurs mettre en place une nouvelle méthode censée associer au projet tant les acteurs constitués que les habitants du quartier. Animée par le cabinet de conseils Res Publica, une concertation est lancée très en amonten vue d’alimenter le cahier des charges du dialogue compétitif envisagé pour structurer le projet. Les collectifs « Brouettes & Compagnie » et « Écoles publiques du 3e » participent activement aux différents ateliers. Ils se saisissent de cette démarche comme une opportunité pour appliquer la maîtrise d’usage dans une ville qui dépasse rarement le cadre réglementaire de la concertation.

Parmi les 32 équipes répondant à l’appel à candidatures, un groupement se constitue à l’initiative d’un collectif de jeunes architectes proposant un dispositif composé de trois entités : une « équipe de maîtrise d’œuvre opérationnelle répondant aux exigences pré-requises », essentiellement constituée de professionnels juniors, un « conseil des sages, organe de référence intellectuelle » et un « conseil de maîtrise d’usage » autour d’une quinzaine d’organisations du quartier, dont Brouettes & Compagnie et des collectifs d’artistes installés dans la Friche ou à la Belle de Mai. Quartiers Libres constitue pour celles-ci l’opportunité d’une participation institutionnelle au projet urbain, une scène pour intégrer tant les principes qu’elles défendent en matière de fabrique de la ville que les thématiques qui leur semblent devoir être traitées dans ce secteur. Bien que ce groupement ne fasse pas partie des trois retenus, sa structuration même montre combien ces collectifs informels parviennent à prendre part aux procédures classiques de l’urbanisme, concourant à modifier les modes d’organisation des acteurs conventionnels. Leur participation ne s’arrête pas à cette première étape. Entendant contribuer au projet tant en termes de contenus que de mode de conception, ils s’attachent à développer et valoriser leurs connaissances du territoire concerné, ce qui les conduit en partie à se recomposer et ajuster leurs objets et méthodes d’intervention. En témoigne la création de « J’y vis » par des habitants pour la plupart déjà engagés dans d’autres collectifs et associations, en réaction à la méthode déployée par le cabinet Res Publica lors de la concertation sur le projet Quartiers Libres dénommée « Jenparle ». À l’automne 2018, à l’intitulé « J’y vis » est ajouté « G mon avis », marquant un niveau supérieur d’implication et d’affirmation d’une légitimité à participer au débat (figures 9a et b).

Figure 9a et b. Affiches du collectif « J’y vis, G mon avis » (source : page Facebook des Citoyens du 3e, Marseille, Brigitte Bertoncello).

Forts de leurs présences quotidiennes dans le 3e arrondissement et de leurs vécus, ces collectifs produisent notamment de la donnée sensible et actualisée, rendue visible tant par des actions dans les espaces publics que par une diffusion sur Internet à travers blogs et réseaux sociaux. Le service en charge de l’opération Quartiers Libres et le groupement lauréatdu dialogue compétitif articulé autour des mandataires Güller et Güller-TVK, se rapprochent de certains d’entre eux et mobilisent leurs connaissances à diverses étapes du projet, notamment sur les espaces publics. Repérés comme un des éléments majeurs de la demande d’amélioration de la qualité de vie formulée par les participants lors de la phase de concertation préalable, ces espaces sont aussi le support des premières « interventions immédiates à l’étude » du projet. L’attention portée aux espaces de proximité est précisément une des spécificités pour lesquelles le groupement a été retenu : « ces petites poches de convivialité, ça, c’était leur proposition à eux… qui n’était que dans ce groupement d’ailleurs, ce groupement qui a proposé de mailler comme ça les espaces publics à l’échelle des 140 hectares »(collectivité A, service porteur du projet, 18/12/2018).

Pour la collectivité, il s’agit de sortir de la conception des espaces publics comme objets isolés, hors composition urbaine : « l’idée, c’était de dire “on donne l’opportunité de travailler sur un bâtiment et, du coup, sur l’espace public concomitant. Et selon les opportunités de rachat, de telle parcelle ou de tel ou tel bâtiment, de tel projet, eh bien on essaye de travailler l’espace public attenant”. Donc il y avait aussi un lien avec ce qui allait se passer en façade urbaine de ces places, à l’échelle des 140 hectares ». L’enjeu est également de casser le temps long du projet, « pour qu’il y ait des choses visibles qui sortent vite parce que les gens en ont marre d’attendre ». L’attention portée sur les pocket places est ainsi envisagée comme une possibilité de gérer l’essoufflement des populations et de répondre dans le même temps à l’injonction politique de « faire opérationnel en 2019 » (service porteur du projet, 18/12/2018). Cette appréhension des pocket places pourrait à la fois contribuer à pallier le déficit d’espaces de rencontres mis en avant dans les diagnostics des collectifs et associations et rejoindre leurs réflexions sur les cheminements dans le quartier en appui sur les pratiques existantes. Les intentions de la collectivité et du groupement, comme celles des collectifs et associations accordent ainsi une dimension urbaine aux espaces publics à travers leur articulation à la question de l’habitat et des mobilités, reliant la matérialité des lieux aux pratiques. La mise en écho de ces intentions est rendue possible par les principes d’action portés par la collectivité et le groupement. « La démarche s’appuie sur une méthode progressive : les objectifs restent toujours les mêmes mais le projet évolue par étapes selon les urgences, les débats, les opportunités et la concertation »[24]“Quartiers Libres” – Saint-Charles – Belle de mai [En ligne, consulté le 13 mai 2019.. Même si le dialogue est difficile, une forme d’écoute fondée sur une reconnaissance implicite semble progressivement se mettre en place : « on a tout de suite senti qu’il y avait des énergies présentes dans le quartier dont il fallait se saisir pour alimenter le projet, les réflexions. Après, ça s’est pas fait comme ça du jour au lendemain » (collectivité, service en charge du projet, 18/12/2018). Cela se traduit également dans la rédaction des appels d’offres pour les marchés publics : « en général, on prévoit dans tous nos marchés de se donner la “possibilité de”, si on en sent le besoin ou l’intérêt, de faire des ateliers, comme on a fait dans le cadre de la mobilité ou encore du groupe scolaire Marceau, des ateliers vraiment spécifiques à cette thématique, à cette mission »(collectivité A, service en charge du projet, 18/12/2018). Il en découle une cohabitation entre différents acteurs, dont la mise en présence répétée génère des porosités dans les modes de faire et de penser. Ainsi, à l’occasion d’un « atelier de travail sur l’espace public et les “places de poche” » (29/04/2019), le groupement demande aux participants de sélectionner sur un panel d’une dizaine de sites à l’étude, cinq espaces publics prioritaires qui feront l’objet des premiers aménagements. Certains participants, dont des membres des collectifs et associations, remettent en cause les termes dans lesquels ils sont associés et demandent des précisions sur le cadrage d’intervention, notamment quant aux critères présidant au nombre de sites retenus et aux moyens financiers alloués. Ils souhaitent non seulement obtenir des garanties d’opérationnalité pour éviter de se cantonner à la ville rêvée mais également pouvoir formuler des propositions éclairées. L’objectif est de contribuer à une démarche à visée professionnelle, dont ils s’estiment en capacité de discuter les fondements.

L’exemple du jardin Levat (figure 10), élément récent du projet Quartiers Libres situé rue Levat à la Belle de Mai, permet de préciser comment ces porosités prennent corps et aboutissent, malgré des temps de tensions et d’incompréhensions, à des formes concrètes d’organisation et d’aménagement. Derrière de grands murs, le jardin et le couvent des sœurs des Victimes du Sacré Cœur de Jésus sont restés jusque récemment à la fois inaccessibles et non visibles depuis la rue (figures 11a et b).

Figure 10. Carte des principaux espaces extérieurs du quartier de la Belle de Mai (source : Célia Guégan).

Figures 11a et b. Le jardin Levat depuis la rue et intra-muros (clichés : Zoé Hagel).

Après le départ, en 2016, des religieuses, l’ensemble d’1,7 ha (bâtiments et jardins) est acquis par la ville de Marseille en avril 2017, à l’image des casernes, sans projet précis. Son devenir s’insère alors dans l’opération Quartiers Libres. En attendant la mise en place d’un processus participatif et pour éviter le développement d’usages illicites, la ville confie sans appel à manifestation d’intérêt la gestion du bâtiment à l’association Juxtapo’z dont elle connaît les activités depuis son occupation temporaire de l’ancienne école Saint-Thomas d’Aquin dans le centre-ville de Marseille. « L’enjeu, c’était de trouver rapidement quelqu’un qui pouvait occuper le site pour éviter le squat » (collectivité B, service en charge du projet, rencontre publique, 7/12/2018). Au-delà des inquiétudes habituelles, la problématique se pose avec acuité à la Belle de Mai, quartier dégradé et abandonné, jouant un rôle de refuge pour des populations en déshérence. Les casernes en friche, non loin du couvent, ont fait l’objet à plusieurs reprises de squat (Roms, migrants d’Afrique noire) parfois accompagné par des collectifs et associations préoccupées par le sort de ces populations. Afin d’occuper les lieux, une convention de gestion est signée entre la ville et Juxtapo’z pour une durée de trois ans, résultat « de discussions avec le groupement »qui estime là« le temps nécessaire pour mettre en place une réflexion et un projet d’avenir en lien avec les acteurs du quartier »(collectivité B, service en charge du projet, rencontre publique, 7/12/2018). Dans un quartier carencé en espaces verts, marqué par un habitat dégradé et un déficit de locaux associatifs, la décision est mal acceptée par les populations, collectifs et associations rencontrées, d’autant que le parc de l’ancienne maternité, unique espace vert de la Belle de Mai, a été intégré quelques années plus tôt dans deux projets immobiliers résidentiels et de loisirs, sans véritable débat. Seul le tiers nord du parc ouvrant sur la traverse Séry et le boulevard Ricard reste ouvert aux habitants, proposant notamment un espace pour chien, un terrain de sport et quelques bancs. Le mécontentement se cristallise alors sur le jardin du couvent. Les collectifs et associations revendiquent à la fois son accessibilité immédiate aux habitants et une participation à la définition de son devenir. L’absence de contractualisation à son égard permet, par défaut, la mise en place non sans tensions, d’un dispositif de gestion incluant des « délégués d’usages ». Une partie du jardin est depuis ouverte par intermittence au public, et des parcelles ont également été attribuées aux associations en faisant la demande, pour la création de jardins partagés. Cet exemple illustre comment le projet ne naît pas de coopérations préalablement instituées mais résulte d’ajustements permanents. Les collectifs et associations ancrés dans le quartier reviennent toujours au concret, au terrain, à la situation vécue des habitants, jusqu’à remettre en question les propositions au regard d’un diagnostic permanent, contribuant à sortir du cloisonnement entre diagnostic et projet (Ascher, 1995[25]Ascher F. (1995). Métapolis ou l’avenir des villes, Paris, Odile Jacob, 350 p. ; Pinson, 2018[26]Pinson D. (2018). « L’urbanisme ou le refoulement de la normativité », Territoire en mouvement [En ligne).

Si les populations s’invitentdans cette évolution des modes de faire des acteurs conventionnels, le projet urbain modifie en retour la place de chacun. Le groupe de femmes du secteur famille de la Maison Pour Tous de la Belle de Mai réfléchissant sur la place des femmes dans les espaces publics ainsi que certains habitants investis dans le projet de santé communautaire (collectif 3B) en viennent, par exemple, à prendre part aux réunions de redéfinition de la composition du comité de gestion du jardin Levat.

Le choix par la collectivité, en appui sur le groupement, d’un « urbanisme pas à pas » étend potentiellement ces pratiques de cohabitation, de définition de contenus et d’ajustements à chaque phase du projet. « Dans le pas à pas, tout est dépendant de tout. Quand on fait un pas, ça bouge tout le reste. On ne sait pas ce que ça va chambouler. On se laisse la possibilité que le pas il soit un peu plus à droite ou un peu plus à gauche, en tout cas que le dessin soit différent » (collectivité B, service en charge du projet, 18/12/2018).

Expérimenter pour « faire autrement » la ville :
la Belle de Mai, le quartier de tous les possibles

Les différentes associations et collectifs évoqués au cours de cet article n’appartiennent pas à proprement parler au champ de l’urbanisme, mais leurs intentions et leurs actions s’y apparentent. En lien avec les populations, l’ensemble de ces acteurs cherche à répondre à l’absence de qualité de ce qui se vit au quotidien et travaille à l’amélioration du cadre de vi(ll)e pour toutes et tous. Certains ont même explicitement pour objectif de participer à la transformation de la matérialité des lieux (aménagement de places, installations éphémères pour attirer l’attention des acteurs conventionnels sur des lieux à requalifier et des équipements à programmer). Ces derniers s’intéressent aux projets urbains à travers toutes leurs manifestations, aux différentes étapes, de la conception à l’évaluation, au-delà des opportunités offertes par les phases de concertation. Pour que les diagnostics et actions envisagées dans ce cadre soient représentatifs des besoins de l’ensemble des populations, certains collectifs s’appuient sur les principes et modes de faire du community organising, dont Saul Alinsky sert de référence, et mobilisent les ressources offertes par les projets en cours dans le quartier : « plutôt que de faire les choses dans notre coin et au lieu de dire l’An 02 va faire, on va là où il y a des dynamiques » (13/05/2019). Plus largement, associations et collectifs installés depuis dix ans dans le quartier tissent de nombreux partenariats avec des acteurs ancrés de longue date comme avec de nouveaux venus, parmi lesquels de jeunes diplômés, notamment en architecture, arts et projets culturels, des actifs en recherche d’insertion professionnelle, en début de carrière ou en reconversion, le quartier devenant l’espace de la deuxième chance. Tout comme le souligne Sara Carlini (2019[27]Carlini S. (2019). « Imaginer et “faire autrement” la ville ? Un dispositif d’”occupation temporaire” au sein des transformations de la métropole francilienne », Urbia, hors-série, n° 4.) à partir de situations observées en Ile-de-France, ces jeunes professionnels cherchent à développer de « nouvelles formes d’accès et de production de la commande, de nouvelles articulations entre “commanditaires” et “acteurs de terrain” » et se positionnent sur un « “faire autrement” la ville ». Dans un contexte d’espaces extérieurs en « sous-management »(Carmona, 2008[28]Carmona M, De Magalhaes C, Hammond L. (2008). Public Space: The Management Dimension, London, Routledge, 240 p.), les collectifs d’habitants et associations se saisissent de ces intentions et savoir-faire leur permettant de traduire de manière concrète et immédiate leurs projets à travers une transformation de la matérialité des lieux (figures 12a et b).

Figures 12a et b. Aménagement du Coin pour Tous (clichés : Brigitte Bertoncello et Zoé Hagel).

Ces préoccupations rejoignent les réflexions d’urbanistes conventionnels au sein des institutions qui constatent une évolution du métier et la nécessité de transformer les manières d’agir sur le territoire : « on ne peut plus faire comme avant. […] L’urbaniste devient moins sûr, il devient plus le réceptacle de plein de trucs, plus résilient »(collectivité B, service en charge du projet, 18/12/2018).En recherche de références, ces urbanistes expérimentent et prennent des risques : « c’est intellectuellement instable. C’est pas très rassurant […] C’est un changement difficile qui ne se fait pas sans douleur » (collectivité B, service en charge du projet, 18/12/2018). Or ces autres manières de faire nécessitent l’adhésion des élus pour qui grand projet et expérimentation peuvent encore paraître antinomiques. Le vocabulaire mis en avant afin de préciser les méthodes d’intervention s’inspire alors du monde entrepreneurial (« management des parties prenantes », « B2B »…). L’exigence d’opérationnalité immédiate et l’injonction à l’innovation (Arab et Vivant, 2018[29]Arab N, Vivant E. (2018). « L’innovation de méthodes en urbanisme : freins et leviers d’une entreprise incertaine », Les Cahiers de la recherche architecturale urbaine et paysagère [En ligne) facilitent en revanche l’acceptation de cette autre option d’un « urbanisme pas à pas ». La concurrence entre les villes semble pousser à la fois à s’approprier ce qui est dans l’air du temps, pour ne pas paraître en retard, ou à se distinguer, autorisant ce qui peut être perçu comme une prise de risques. Tout comme au sein des démarches étudiées par Nadia Arab et Elsa Vivant (2018[30] Ibid.), les manières de faire développées dans le cadre du projet Quartiers Libres « sont expérimentales et explicitement pensées comme telles, au sens où ceux qui les portent se fixent pour objectif d’éprouver des méthodes, des outils, des démarches et d’en tirer des apprentissages par voie empirique ». L’inclusion du terme « laboratoire » dans le titre du service porteur du projet en témoigne. Les urbanistes de la maîtrise d’ouvrage de Quartiers Libres se vivent en effet comme « initiateurs d’un changement de pratiques » qui pourrait ensuite être élargi aux autres services de la collectivité (collectivité, service en charge du projet, 2/07/2018). Au printemps 2019, il est envisagé d’ouvrir de manière informelle les ateliers thématiques aux techniciens de différentes directions de la ville et de la métropole soucieux d’expérimenter la démarche au titre d’observateurs.

L’un des enjeux affichés semble globalement de rester ouvert à ce qu’il se passe dans le quartier, pour pouvoir se saisir, d’une part, de ce qui n’a pas pu être anticipé ou programmé et, d’autre part, de ce qui émerge du terrain, comme d’une opportunité. Le terme d’opportunité revient à plusieurs reprises dans différents entretiens. Il renvoie à la possibilité de prendre connaissance de situations concrètes et de se saisir de ce qui est trouvé « sur place comme matériaux du projet » (Chemetoff, 2010, p. 43[31]Chemetoff A. (2010). Le plan-guide suite, Paris, Archibooks, 104 p.). Ainsi, l’idée des pocket places est venue du « diagnostic sensible du groupement, lors du dialogue compétitif, qui en se promenant dans la Belle de Mai a repéré en fait beaucoup de petits espaces qui pourraient être le lieu de convivialité, de choses qui se passent, de repères qu’ont les gens et aujourd’hui qu’il trouvait peu qualitatif » (collectivité A, service en charge du projet, 18/12/2018). Cette posture permet également aux urbanistes du service porteur du projet de faire place à des intuitions nourries de leur expérience professionnelle et de ménager la possibilité de s’allier les compétences ad hoc.

Cette manière de faire s’apparente à un « opportunisme tactique » conduisant à « se saisir opportunément de ce qui survient, de ce qui est extérieur à l’intention aménageuse, opérer par intuition plus que par construction raisonnée, dialoguer avec des acteurs tiers et s’appuyer sur eux pour réaliser ce qui ne pourra être le produit direct de l’opération menée » (Ménard, 2018a, p. 68[32]Ménard F. (2018a). « Des vertus sociales de l’opportunisme tactique », dans Badaroux J, Frébault J, Ménard F (dir.), Aménager sans exclure, faire la ville incluante, Paris, Le Moniteur, p. 68-69.). Elle participe également d’une redéfinition de ce que sous-entendrait « avoir du métier », ce serait alors « “faire avec”, lorsque l’on est confronté à des problèmes dont les solutions ne sont pas dans les livres. C’est donc savoir que les solutions seront bricolées, tout en pouvant être raccrochées aux savoirs et compétences de la profession » (Levy et Soubeyran, 2018, p. 72[33]Levy L, Soubeyran O. (2018). « L’improvisation vue comme trajectoire synergique. Un éclairage sur la fabrique alternative de la ville », dans D’Arienzo R, Younes C (dir.), Pour un métabolisme collectif des villes. Synergies urbaines, Genève, MétisPresses, p. 67-88.).

L’exemple de l’aménagement du « Renté » montre que ces modes de faire sont aussi partagés par des acteurs non conventionnels. Frappé d’alignement, un terrain initialement destiné à un programme immobilier est abandonné par le promoteur. La ville le lègue alors à l’association propriétaire du bâtiment adjacent : la Fraternité, structure protestante, porteuse d’une association d’éducation populaire présente dans le quartier depuis 140 ans. Éloignée du champ de l’urbanisme, elle saisit toutefois l’opportunité d’une telle situation pour renouer avec un public de jeunes, en manque de lieux d’activités et de rencontres dans le quartier. Acteur non conventionnel, la Fraternité se retrouve en position d’aménageur, à « faire avec » ses propres principes, en appui sur la proposition de deux jeunes diplômés, en architecture pour l’un, en conception et production de projets culturels dans l’espace public, pour l’autre, « tous deux désireux d’expérimenter un projet d’appropriation citoyenne de l’espace urbain » (Diallo et Rodriguez, 2018, p. 4[34]Diallo C, Rodriguez J. (2018). Le Rinté de la Fraternité de la Belle de Mai par Akram, Cirine, Hakim, Kenza, Levon, Mohamed, Aichem, Djessim, Asma, Nour, Adam, Sabrina Et Tiago, note de synthèse, 34 p.) dans le cadre d’un service civique. Cette rencontre et la mobilisation d’un collectif de jeunes architectes récemment implanté dans le quartier permettent la concrétisation d’un aménagement à travers une démarche participative, du diagnostic (figure 13) à la mise en œuvre. Le lieu ainsi créé contribue à accroître l’offre en espace ouvert au public et fait l’objet de programmations sportives et de loisirs comme de temps de rencontre pour les associations et les habitants.

Cet aménagement fait écho à l’objectif d’amélioration du cadre de vie et à l’entrée sur le projet par les pocket places. Une telle dynamique amène à reconsidérer la distinction courante voire l’opposition entre petit et grand projet. Des interventions depuis la petite échelle deviennent dès lors une amorce possible de la concrétisation du grand projet. S’appuyant sur des objets précis (espaces publics de proximité), elles offrent des prises concrètes aux acteurs non conventionnels, leur accordant potentiellement plus de place qu’une participation à l’échelle du grand projet. En impulsant une transformation de la matérialité du territoire par des micro-lieux, au rythme de maîtrises d’ouvrages et de processus variables, non prédéfinis ou précodifiés, elles constituent autant de possibilités de diversifier et multiplier les manières d’informer le grand projet. Intégrer cette dynamique à la démarche de projet contribuerait à ce que François Ascher énonce comme un des « nouveaux principes de l’urbanisme » à adopter, à savoir articuler « de façon nouvelle par des va-et-vient multiples, le long terme et le court terme, la grande échelle et la petite, les intérêts les plus généraux et les intérêts les plus particuliers. [Le nouvel urbanisme] est à la fois stratégique, pragmatique et opportuniste » (Ascher, 2001, p. 81[36]Ascher F. (2001). Les nouveaux principes de l’urbanisme, Paris, Éditions de l’Aube, 110 p.). L’enjeu réside en revanche dans la possibilité que le grand projet vienne, en retour, renforcer le sens de l’ensemble des interventions. Cela requiert, selon nous, d’accorder de l’importance aux coutures, continuités, assemblages (Riboulet, 1998[37]Riboulet P. (1998). Onze leçons sur la composition urbaine, Paris, Presses de l’École Nationale des Ponts et Chaussées.), de réfléchir à un « parti pris esthétique » (Chemetoff, 2010[38] Op. cit.) mais aussi d’être attentif à ce que la programmation et les modes de faire soient en adéquation avec les objectifs stratégiques (Ascher 2001[39] Op. cit.).

Dans ce cadre, l’action des collectifs et associations renvoie à la « figure de l’aménagement inclusif ». En effet, leurs principes et méthodes d’intervention, « “faire droit” et “faire place” passent par “faire avec” mais “faire avec” des acteurs qu’il faut parfois aller chercher et non simplement intégrer du fait de leur présence manifeste. Cette sollicitude est fragile car elle peut vite dériver vers une forme d’action sociale ou d’animation détachée du projet urbain » (Ménard, 2018b, p. 106[40]Ménard F. (2018b). « Prendre soin, jardiner : l’aménagement comme art de l’attention », dans Badaroux J, Frébault J, Ménard F (dir.), Aménager sans exclure, faire la ville incluante, Paris, Le Moniteur, p. 106-107.). Mais, bien que non professionnels et ne maîtrisant peut-être pas tous les codes d’entrée pour s’inscrire directement dans les processus de conception du projet, les collectifs et associations en question s’appuient sur la matérialité des lieux et l’expérience concrète des espaces. Et cette forme de pragmatisme peut précisément constituer un « moteur de coopération » avec les acteurs de l’urbanisme pour lesquels une « approche immersive de terrain » est indispensable à un renouvellement des méthodes d’intervention (Arab et Vivant, 2018[41] Op. cit.), évitant ainsi l’écueil de la seule animation.

Par ailleurs, la démarche « pas à pas», a priori plus « à l’écoute » du territoire,fait place à denouvelles formes d’intervention et de nouveaux acteurs, au gré de reconnaissances informelles parfois fortuites. « Pour autant, on ne fait pas juste de l’urbanisme tactique ou transitoire en attendant que l’image de dans dix ans se fasse. On fonctionne dans le “pas à pas”. Quand un pas se fait, la suite peut se mettre en place. À chaque pas que l’on fait, on regarde le pas que l’on vient de faire et ses effets »(membre du groupement, rencontre publique, 7/12/2018). La posture méthodologique ainsi décrite semble relever de certains principes du néo-urbanisme définis par François Ascher, remplaçant une conception linéaire du projet par « des démarches heuristiques, itératives, incrémentales et récurrentes » (Asher, 2001, p. 82[42] Op. cit.) ; le tout étant orienté par « un horizon » (membre du groupement, rencontre publique, 7/12/2018). Si la carte n’est, dans ce cas, pas centrale, la démarche exposée fait tout de même écho au plan-guide imaginé par Alexandre Chemetoff sur l’Ile de Nantes, à la fois comme « une somme d’expériences vivantes et une manière d’inventer le projet chemin faisant, en le réalisant dans l’espace public. [… Le plan guide] précède les circonstances et transforme le cours des choses, chaque opération publique ou privée témoignant d’un projet plus vaste » (Chemetoff, 2010, p. 9-10[43] Op. cit.).

Cherchant à faire place à l’intuition, intégrant une part de bricolage, transformant ce qui n’est pas prévu en possibilité d’expérimentation, les mutations de la fabrique urbaine préalablement décrites s’apparentent pour partie à un « urbanisme opportuniste ». Pour autant, chaque type d’acteurs présente, dans sa posture, des caractéristiques qui, si elles diffèrent entre elles, renvoient à la figure de l’ « urbanisme responsable ». Le « pas à pas » constitue ainsi, pour le groupement et la maîtrise d’ouvrage, un mode de faire permettant de prendre en compte les conséquences des gestes d’aménagement dans un contexte incertain. Les acteurs non conventionnels posent quant à eux la question du « pourquoi », de « à qui » s’adresse le projet, autre préoccupation structurante de l’ « urbanisme responsable ». Enfin, l’adoption d’un urbanisme « pas à pas » donne la possibilité d’entrer dans une démarche dialogique. Au-delà des frottements voire des tensions qui en découlent, l’accueil réservé aux collectifs et associations pourrait permettre d’orienter les dynamiques vers un « urbanisme qui prend soin » et de développer ainsi un « art de l’attention », porté en premier lieu « à l’opération et à ceux qui vont y vivre » (Ménard, 2018b, p. 106[44] Op. cit.).

Conclusion

Les transformations des manières de faire la ville émergeant à la Belle de Mai sont intimement liées à des individus, à leurs envies, à la croisée d’attachements au quartier et de soucis de « bien faire son métier ». Qu’ils soient « acteurs conventionnels » ou « nouveaux entrants » dans le champ de l’urbanisme, ces porteurs d’initiatives partageant la conviction d’un nécessaire renouvellement des pratiques s’apparentent tous à des « entrepreneurs de méthodes » (Arab et Vivant, 2018[45] Op. cit.). Intuition et expérimentation alimentent alors les modes de faire et de penser la ville. Quels que soient l’existant et les dynamiques en cours, le principe est de s’en saisir comme d’une opportunité tant en termes de diagnostic que de projet. En lien avec la matérialité et l’expérience urbaine des lieux, l’objectif est de tester méthodes et contenus pour en mesurer les effets et s’adapter chemin faisant.

Alors que Viviane Claude (2009[46]Claude V. (2009). « Histoire des “mondes” des professionnels de l’urbain : quelques effets structurants », dans Biau V, Tapie G (dir.), La fabrication de la ville, métiers et organisations, Marseille, Parenthèses, p. 63-72.) décrit le passage à des équipes pluridisciplinaires comme un tournant marquant « l’histoire des « mondes » des professionnels de l’urbain » (2009), une nouvelle phase semble se dessiner autour de la création de conditions de conception permettant l’articulation d’une pluralité de perspectives et rapports au terrain. Ce qui importe n’est plus dès lors simplement la composition des équipes de maîtrise d’œuvre et maîtrise d’ouvrage mais les possibilités de coopérations, non nécessairement instituées, entre acteurs d’origines différentes, dont les connaissances et savoir-faire permettent le croisement d’expériences en urbanisme, qu’elles soient conventionnelles ou non. Dans ce cadre, « il n’y a pas d’expertise solitaire et les dispositifs de coopération sont aussi essentiels que la force et la légitimité des savoirs mobilisés » (Biau et Tapie, 2009, p. 167[47]Biau V, Tapie G. (2009). « Fabriquer les espaces bâtis, concevoir et coopérer », dans Biau V, Tapie G (dir.), La fabrication de la ville, métiers et organisations, Marseille, Parenthèses, p. 167-204.).

Loin de conduire à conclure qu’il est préférable que l’État et les collectivités n’interviennent pas, laissant les acteurs s’organiser, l’exemple de la Belle de Mai semble plutôt montrer combien, à travers les modes d’intervention qui s’y inventent, les quartiers populaires peuvent servir de référence à la fabrique urbaine.


[1] Fathi Bouaroua a quitté ces fonctions à l’été 2018, remplacé par Florent Houdmon, ancien directeur des Compagnons Bâtisseurs Provence. Il reste cependant très actif sur les questions de logement et de pouvoir d’agir des populations des quartiers populaires.

[2] Le Ravi. (2017). « L’important c’est de participer, réagir au désengagement de l’État des quartiers populaires », 29 juin.

[3] AGAM. (1978). Fréquentation des équipements et vie de quartier, projet de note de synthèse de fin de pré-étude, documentations, notes internes ; AGAM. (1980), Plan de référence – secteur prioritaire de la Belle de Mai, note de synthèse.

[4] Si deux écoles, Marceau et Jolie Manon, devraient voir le jour aux rentrées 2022 et 2023, les temporalités du projet Quartiers Libres renvoient davantage à une dizaine d’années, avec une mise en service de la gare souterraine à Saint-Charles prévue aux environs de 2032. Voir le calendrier en ligne, dernière consultation le 11 juin 2019.

[5] Badaroux J, Frébault J, Ménard F. (2018). Aménager sans exclure, faire la ville incluante, Paris, Le Moniteur.

[6] Bertoncello B, Romeyer B. (2018). « Enseigner le projet par l’étude de cas : une valeur ajoutée à la formation des urbanistes ? », Territoire en mouvement, n° 39-40 [En ligne], consulté le 12 mai 2019.

[7] Secrétariat Social. (2018). Marseille, un besoin urgent de fraternité.

[8] Les données INSEE corroborent la situation décrite en 2009 dans l’observatoire des quartiers (AGAM/GIP Politique de la Ville, (2009)Observatoire des quartiers, St-Lazare-St-Mauront-Belle de Mai. État initial, mai 2009), mettant même en lumière une dégradation des indicateurs démographiques et socio-économiques. En 2013, plus de la moitié de la population reste sans diplôme ou détentrice du brevet des collèges. En 2014, le taux de chômage est de 29 % à l’échelle du quartier contre 19 % sur l’ensemble de la ville. 30,8 % des familles sont monoparentales (contre 23,4 % à l’échelle de la ville), 44 % des ménages sont constitués de personnes isolées (41 % à l’échelle de la ville). Le taux de familles nombreuses est en constante augmentation (de 13,7 % en 2011 à 17,4 % en 2014). « Le nombre de populations couvertes par un dispositif de lutte contre la pauvreté augmente » p. 22.

[9] Ce collectif est composé de l’agence régionale PACA, de la Fondation Abbé Pierre, l’AMPIL, les Compagnons bâtisseurs Provence, Un Centre-Ville pour Tous et Destination Famille.

[10] Héran F. (2011). La ville morcelée. Effets de coupure en milieu urbain, Paris, Économica, 217 p.

[11] L’un des groupes de travail va jusqu’à déterminer des axes de projet pour définir un « quartier rêvé » : « Des cheminements agréables et accessibles aux poussettes, fauteuils roulants, vélos, trottinettes, skates et rollers… » ; un développement « des commerces (emplois, artisans, artistes…) » ; « Des espaces verts accessibles, entretenus avec les habitants, des jardins partagés là où c’est possible » ; « Des logements rénovés, accessibles à tous et bien agencés » ; une création/amélioration de « transports : vers les autres quartiers ».

[12] En 2016, l’un des deux espaces publics structurants du quartier, la place Cadenat, a fait l’objet d’un aménagement temporaire permettant d’y déployer une multiplicité d’usages, au-delà d’un seul espace d’attente devant l’école (Entretiens et article « Des quartiers Nord à la Belle de Mai, elles veulent une ville pensée pour elles », Marsactu, 24 mai 2018).

[13] Serres M. (1980). Le parasite, Paris, Grasset, 352 p.

[14] La notion de maîtrise d’usage a été développée et expérimentée par Jean-Marie Hennin (sur le site maitrisedusage.eu, (disparu) dernière consultation le 21 janvier 2019.

[15] Voir le Manifeste pour une bibliothèque dans le 3ème [En ligne], consulté le 17 décembre 2018.

[16] Ibid.

[17] Suite au recours en justice, notamment de membres du collectif « Marseille contre les PPP » dont le collectif Écoles publiques du 3e relaye les actions, le tribunal administratif a annulé, en février 2019, le « Plan école d’avenir » en raison de son mode de financement.

[18] Subileau JL, Hebert G. (2018). La fabrique de la ville aujourd’hui, Paris, La Découverte.

[19] Bacqué MH, Biewener C. (2013). L’empowerment, une pratique émancipatrice, Paris, La Découverte, 175 p.

[20] Terrin JJ. (2014). Le projet du projet. Concevoir la ville contemporaine, Marseille, Parenthèses, 288 p.

[21] Ville de Marseille. (2007). « Marseille IIIe arrondissement. Quartier Belle de Mai. Étude urbaine et reconversion des casernes », Cahier des charges.

[22] « Élargir le centre-ville marseillais : réaliser l’entrée métropolitaine de Marseille », « Innover l’architecture et l’urbanisme au service de la qualité de vie », « Pérenniser et valoriser la diversité », « Insuffler une nouvelle dynamique économique au service de l’emploi », « Structurer le territoire au profit de l’équité sociale » (Programme Fonctionnel « Quartiers Libres », ville de Marseille, 2015).

[23] Sur le site jenparle.net, aujourd’hui disparu (dernière consultation le 29 novembre 2018).

[24] “Quartiers Libres” – Saint-Charles – Belle de mai [En ligne], consulté le 13 mai 2019.

[25] Ascher F. (1995). Métapolis ou l’avenir des villes, Paris, Odile Jacob, 350 p.

[26] Pinson D. (2018). « L’urbanisme ou le refoulement de la normativité », Territoire en mouvement [En ligne].

[27] Carlini S. (2019). « Imaginer et “faire autrement” la ville ? Un dispositif d’”occupation temporaire” au sein des transformations de la métropole francilienne », Urbia, hors-série, n° 4.

[28] Carmona M, De Magalhaes C, Hammond L. (2008). Public Space: The Management Dimension, London, Routledge, 240 p.

[29] Arab N, Vivant E. (2018). « L’innovation de méthodes en urbanisme : freins et leviers d’une entreprise incertaine », Les Cahiers de la recherche architecturale urbaine et paysagère [En ligne].

[30] Ibid.

[31] Chemetoff A. (2010). Le plan-guide suite, Paris, Archibooks, 104 p.

[32] Ménard F. (2018a). « Des vertus sociales de l’opportunisme tactique », dans Badaroux J, Frébault J, Ménard F (dir.), Aménager sans exclure, faire la ville incluante, Paris, Le Moniteur, p. 68-69.

[33] Levy L, Soubeyran O. (2018). « L’improvisation vue comme trajectoire synergique. Un éclairage sur la fabrique alternative de la ville », dans D’Arienzo R, Younes C (dir.), Pour un métabolisme collectif des villes. Synergies urbaines, Genève, MétisPresses, p. 67-88.

[34] Diallo C, Rodriguez J. (2018). Le Rinté de la Fraternité de la Belle de Mai par Akram, Cirine, Hakim, Kenza, Levon, Mohamed, Aichem, Djessim, Asma, Nour, Adam, Sabrina Et Tiago, note de synthèse, 34 p.

[35] Op. cit.

[36] Ascher F. (2001). Les nouveaux principes de l’urbanisme, Paris, Éditions de l’Aube, 110 p.

[37] Riboulet P. (1998). Onze leçons sur la composition urbaine, Paris, Presses de l’École Nationale des Ponts et Chaussées.

[38] Op. cit.

[39] Op. cit.

[40] Ménard F. (2018b). « Prendre soin, jardiner : l’aménagement comme art de l’attention », dans Badaroux J, Frébault J, Ménard F (dir.), Aménager sans exclure, faire la ville incluante, Paris, Le Moniteur, p. 106-107.

[41] Op. cit.

[42] Op. cit.

[43] Op. cit.

[44] Op. cit.

[45] Op. cit.

[46] Claude V. (2009). « Histoire des “mondes” des professionnels de l’urbain : quelques effets structurants », dans Biau V, Tapie G (dir.), La fabrication de la ville, métiers et organisations, Marseille, Parenthèses, p. 63-72.

[47] Biau V, Tapie G. (2009). « Fabriquer les espaces bâtis, concevoir et coopérer », dans Biau V, Tapie G (dir.), La fabrication de la ville, métiers et organisations, Marseille, Parenthèses, p. 167-204.