juillet 2024

La ville productive à l’heure de la transition écologique

Aménagement urbain,
réorientations productives
et recherche de compromis
dans la transition écologique
Les tribulations d’un projet de production agricole sur le territoire métropolitain bordelais
Benjamin Chambelland
Université-IUT Bordeaux Montaigne, UMR CNRS Passages 5319
Nicolas d’Andréa
Université-IUT Bordeaux Montaigne, UMR CNRS Passages 5319
Pascal Tozzi
Université-IUT Bordeaux Montaigne, UMR CNRS Passages 5319

Aménagement urbain,
réorientations productives
et recherche de compromis
dans la transition écologique
Les tribulations d’un projet de production agricole sur le territoire métropolitain bordelais
Aménagement urbain, réorientations productives et recherche de compromis dans la transition écologique : les tribulations d’un projet de production agricole sur le territoire métropolitain bordelais,
Riurba no
16•17, juillet 2024.
URL : https://www.riurba.review/article/16-productive/compromis/
Article publié le 5 juil. 2025
- Abstract
- Résumé
Urban planning, productive reorientation and the search for compromise in ecological transition. Trials and tribulations of an agricultural production project in the Bordeaux metropolitan area
Based on a case study of the Bordeaux metropolitan area, the article analyzes the components of the “productive city”, subject to fluctuating and sometimes antagonistic interpretations within the same territory. These issues occur firstly when certain productive functions are chosen and projects implemented, with the gradual integration of transition-based ecological and agri-food values; then, when the environmental nature of an agricultural development project is challenged in the name of biodiversity preservation, revealing the conflict between production and preservation as well as between different urban renaturation modalities which are often associated with ecological transition. In this case study, the making of the “productive city” reveals the adaptive processes, transactions and complex search for practical compromises between players with seemingly incompatible objectives, expectations and constraints.
Autour d’un cas d’étude de la métropole de Bordeaux, l’article analyse des composantes de la « ville productive » qui, sur un même territoire, font l’objet d’interprétations fluctuantes, parfois antagonistes ; d’abord, selon les fonctions productives privilégiées et successivement mises en projets, avec l’intégration progressive des enjeux écologiques et agroalimentaires de la transition ; ensuite, quand la vertu environnementale d’un projet de valorisation agricole se trouve contestée au nom d’une préservation de la biodiversité, révélant la conflictualité entre les composantes production/préservation autant qu’entre des modalités d’une renaturation urbaine pourtant souvent associées dans la transition écologique des territoires. À travers le cas présenté, la fabrique de la « ville productive » révèle ainsi ses processus adaptatifs, de transaction et de recherche complexe de compromis pratiques entre des acteurs porteurs d’objectifs, d’attentes, de contraintes qui ne s’avèrent pas spontanément compatibles.
post->ID de l’article : 5728 • Résumé en_US : 5751 • Résumé fr_FR : 5749 • Sous-titre[0] : L
Introduction
Dans l’univers concurrentiel de la fabrique urbaine contemporaine, les qualificatifs accolés à la ville se multiplient (durable, décarbonée, créative, inclusive, résiliente, intelligente, etc.), avec autant d’orientations normatives et de déclinaisons opérationnelles, souvent cumulatives. Un contexte dans lequel le référentiel « ville productive » se retrouve fréquemment convoqué à l’appui d’opérations d’aménagement et de renouvellement urbains. Dans ces usages, qui varient selon les acteurs et les champs disciplinaires, la définition d’une « ville productive » reste flottante et renvoie finalement à des réalités très diverses de la productivité des espaces urbains. Nombre de travaux en circonscrivent la portée à une réorganisation des tissus urbains constitués, en vue d’une cohabitation élargie d’usages pourvoyeurs d’un développement local essentiellement fondé sur la production industrielle, les activités logistiques, artisanales, de création ou de fabrication (Agence d’urbanisme de l’agglomération marseillaise, 2021[1]Agence d’urbanisme de l’agglomération marseillaise. (2021). « La ville productive. Vers le retour des activités de fabrication en ville ? », Regards/Économie, n° 111, 8 p.). D’autres approches étendent cette définition à un modèle plus polymorphe, intégrant de « nouvelles activités économiques » ou des expérimentations qui déclinent plus avant les impératifs de transition écologique, favorisant par exemple le recyclage urbain, la renaturation, l’économie circulaire, ou encore l’alimentation et les circuits courts (Agence nationale de la cohésion des territoires, 2021[2]Agence nationale de la cohésion des territoires. (2021). Forum des solutions. L’innovation en partage dans les cœurs de ville 2020-2021, juillet, 100 p.).
Pour autant, l’ajustement entre ces différentes composantes d’une « ville productive » censée dès lors répondre simultanément aux problématiques de transition, d’environnement, d’agriculture et de productivité économique ne va pas sans tensions. Dans cet article, nous proposons de montrer, autour d’un cas d’étude situé dans la métropole de Bordeaux, comment le modèle de « ville productive » fait ainsi, sur un même territoire, l’objet d’interprétations fluctuantes aux effets antagonistes ; d’abord, selon le type de fonctions productives privilégiées et successivement mises en projets, avec l’intégration progressive des enjeux écologiques et agro-alimentaires de la transition ; ensuite, lorsque la vertu environnementale d’un projet de valorisation agricole se trouve finalement contestée au nom d’un impératif de préservation de la biodiversité, révélant ainsi la conflictualité entre les composantes production/préservation, mais aussi entre des modalités d’une renaturation urbaine pourtant souvent associées dans la transition écologique des territoires.
Pour cette étude, nous mobiliserons les matériaux récoltés et consolidés dans le cadre du programme de recherche QualipSo[3]Ce programme, déployé pendant 3 ans (2020-2023), a été cofinancé par la Fondation de France. Il a impliqué deux organismes nationaux de recherche (CNRS et INRAE), trois établissements d’enseignements supérieurs (École nationale supérieure d’architecture et du paysage de Bordeaux, université Bordeaux Montaigne et Bordeaux Science Agro) et plusieurs collectivités territoriales (villes de Bassens, Lormont, Cenon et Floirac, Grand projet des villes Rive Droite, Bordeaux métropole, département de la Gironde, région Nouvelle-Aquitaine, État)., autour de la dimension productive d’un projet alimentaire territorial (PAT) porté par le grand projet de villes (GPV) « Rive Droite[4] Le GPV Rive Droite est composé de quatre collectivités de la métropole (Bassens, Lormont, Cenon et Floirac), qui concentrent 43 % des habitants des « quartiers prioritaires de la ville » de la métropole de Bordeaux ; sa gouvernance s’opère depuis plus de 20 ans au sein d’un groupement d’intérêt public (GIP). » au sein de la métropole de Bordeaux (figure 1.a). L’article s’intéresse aux projets d’aménagement de sites de production agricole, en particulier à celui du Canon, à la fois suffisamment avancé et représentatif de son territoire pour offrir des pistes d’analyse intéressantes. Par son positionnement entre zone d’activité et zone naturelle, mais aussi du fait de sa vacance, Le Canon est une réserve foncière stratégique de 11 hectares et, comme telle, soumise à la pression aménageuse, à la concurrence des projets et aux potentiels conflits des usages qui en découlent. Dans ces « bras de fer » aménageurs, la balance a tantôt penché du côté de la valorisation par l’activité économique (partie 1), tantôt vers une tendance plus syncrétique, entre vocation agricole (partie 2) et prise en compte complexe des spécificités naturelles/écologiques du lieu (partie 3).

La tentation de la zone d’activités économiques,
une modalité d’aménagement de la « ville productive »
Bien que Le Canon soit majoritairement composé de prairies, il se situe à proximité d’une sortie de rocade et d’un échangeur, dans une position limitrophe de zones d’activités et d’habitat existantes. Comme pour de nombreux secteurs de ce type, propices à l’émergence de polarités secondaires, Le Canon est devenu un enjeu stratégique de planification urbaine à l’échelle de la métropole de Bordeaux. En 2018, la carte du projet de territoire du GPV Rive Droite (figure 1.c) considère Le Canon comme une zone d’activité économique en adéquation avec les documents de planification en vigueur, tels le SCOT de l’aire métropolitaine et le PLU métropolitain. De son classement initial en zone « à vocation spécifiquement économique » a découlé un premier projet visant à développer plus avant cette orientation : création d’infrastructures, accueil d’entreprises, génération d’emplois et de ressources fiscales supplémentaires, etc.
C’est ainsi que le PLU (2014 et 2020[5] PLU de Bordeaux Métropole, 1ère révision approuvée en décembre 2014, actualisé en janvier 2020.) a d’abord destiné ce terrain à une extension de la zone d’activité économique (ZAE) préexistante suivant un modèle d’aménagement qui apparaît, encore aujourd’hui, comme un levier privilégié d’incitation pour les activités productives urbaines – quelle que soit la typologie retenue pour ces dernières (Heitz et al., 2023[6]Heitz A, Le Corre T, Raimbault N et al. (2023). « Les emplois de la ville productive. Construire des nomenclatures professionnelles et sectorielles pour identifier et mesurer les emplois des activités productives en France », Cahier Subwork, n° 1, PUCA, 59 p.). L’un de nos interviewés, ancien directeur du service aménagement et urbanisme de la ville de Floirac, explique : « Le Canon, à l’époque, c’était un projet strictement orienté sur l’économique (…) Il y avait l’effet “zone franche” qu’il fallait développer à tout prix parce que cela permettait d’attirer des entreprises sur la Rive Droite. Parce que la zone franche, avec les avantages fiscaux, attiraient les entreprises qui venaient ainsi créer des emplois. Les principes de base, c’est ça, quoi… Et Le Canon était dans ce périmètre à proximité de l’échangeur[7]Entretien avec un ancien ingénieur territorial de la ville de Floirac sur la période 2000-2021, dont une partie en tant que directeur du service aménagement et urbanisme, réalisé en mai 2022. ».
Une vocation économique confirmée par plusieurs documents d’alors qui évoquent « l’extension de la zone franche à l’est, d’une superficie de 5 ha, (secteur du Canon) » devant « permettre la création de 150 à 200 emplois[8]Convention cadre du CUCS 2007-2009 (Floirac). », ou encore une « diversification de l’offre immobilière à vocation économique sur des niches porteuses (…) autour de plusieurs pôles dédiés aux activités économiques ». Le projet est celui d’un « positionnement de logistique urbaine pour optimiser le potentiel foncier et implanter des locaux d’activités, notamment destinés aux entreprises évincées par les grandes opérations d’aménagement en cours ou à venir sur la plaine-Rive Droite ». L’un des objectifs est de créer « un pôle économique à l’entrée de l’agglomération, dédié à la production artisanale et offrant un dispositif de logistique innovant, afin de créer de nouvelles capacités d’accueil pour les entreprises (…) autour des activités de production et de services en réponse aux besoins des TPE/PME qui constituent 80 % du tissu économique de la Rive Droite[9]GPV « Ville active », 2013. ».
On est ici face à la déclinaison évoquée en introduction d’une « ville productive » principalement appréhendée par le développement d’activités logistiques, industrielles et artisanales ; un modèle qui, pour le territoire concerné, n’interroge cependant pas, à cette période, la pertinence « du maintien, voire le développement, d’activités intensives en capital et souvent consommatrices d’espace, dans des territoires où le foncier apparaît de plus en plus difficile à mobiliser pour ce type d’activités » (Levratto, 2021[10] Levratto N. (2021). « L’avenir est-il aux villes productives ? », Caisse des dépôts, 25 juin [En ligne). Pourtant, en 2014 (chronologie du projet figure 3a), un changement de perspective se dessine au niveau local, et l’on trouve trace de cette inflexion dans le Document d’orientation et d’objectifs du SCOT de l’aire métropolitaine bordelaise (2014) qui évoque désormais Le Canon comme un lieu « d’intensification urbaine ».
Pour l’agence d’urbanisme de Bordeaux Métropole (a’urba), « il s’agit certes de renforcer l’armature de l’agglomération bordelaise de “ville à haut niveau de services”, mais en incluant les espaces de nature, un développement plus “raisonné” (…). Les lieux d’intensité urbaine sont des lieux qui présentent à la fois une certaine qualité urbaine et le rapport à la nature, notamment avec l’intégration de l’agriculture et de la campagne dans la conception de la ville » (a’urba, 2012[11]A’urba. (2012). Planification stratégie territoriale. Ville intense, ville intime. L’armature d’une métropole attractive, avril, 8 p.). Une approche qui fait écho aux nouvelles orientations politiques, conséquences du changement de mandature municipale[12]À l’issue des élections de 2014, la nouvelle majorité reste socialiste, mais avec un changement générationnel chez les élu•e•s et un nouveau projet politique qui est proposé.. Dès 2015, les nouveaux élus défendent une occupation agricole sur la commune de Floirac, au travers d’un projet de microferme qui verra le jour en 2019 et se concrétisera sur un terrain vacant proche du Canon, mais sans en partager les enjeux de planification urbaine et d’aménagement[13]Le projet de microferme est développé sur un terrain classé Ne : « Zone naturelle accueillant des équipements d’intérêt collectif », PLU de Bordeaux Métropole, 1ère révision approuvée en décembre 2014, actualisé en janvier 2020..
C’est aussi à cette période que la doctrine aménageuse est plus globalement marquée par certaines évolutions. D’abord, celle d’une diffusion davantage affirmée de la transition comme objectif et référentiel des politiques publiques, en émergence depuis les années 2010[14]Objectif de politiques publiques depuis 2012, la transition écologique a notamment été consacrée par la création du Conseil national de la transition écologique en 2013, puis l’installation d’un ministère de la Transition écologique et solidaire en 2017 (Van Lang A (dir.). (2018). Penser et mettre en œuvre les transitions écologiques, Le Kremlin-Bicêtre, Mare et Martin, 270 p.).. Ensuite, celle du déclassement progressif du modèle des « anciennes » ZAE qui, malgré des tentatives d’adaptation et de mise en durabilité, restent « jugées obsolètes, enclavées et mal perçues au regard de leur apparence, leur absence de services ou d’espaces publics praticables» (Lejoux, 2018[15]Lejoux P. (2018). Quelle place pour la zone d’activités économiques dans la fabrique de la ville contemporaine ? dans Baudelle G, Gaultier G, Les nouvelles fabriques de la ville. Objets, référentiels et méthodes, Rennes, PUR, p. 25-32.). Les ZAE sont aussi remises en question par un contexte de « profonds changements économiques, d’évolution des modes de travail, mais aussi de pression accrue sur les ressources agricoles et naturelles » (PUCA, 2021[16] PUCA. (2021). Regards sur les zones d’activités économiques, Collection Images / Concours : cahier n° 1, avril, 116 p.). Plus largement, on assiste au déclin de ce type de zonage hérité de l’urbanisme moderniste, jusque-là plutôt porteur d’une vocation expansive et d’une répartition/séparation des fonctions urbaines, notamment industrielles.
En effet, les dynamiques d’extension urbaine, en particulier la construction et l’aménagement de zones d’activités économiques, se sont vues, au fil des années, progressivement pointées comme participant des causes principales du changement climatique et de l’érosion de la biodiversité (Bertrand, 2009[17] Bertrand N. (2009). « Chapitre 23. L’étalement urbain : enjeux environnementaux et aménagement / planification durable », dans Jean Y, Baudelle G (dir.), L’Europe. Aménager les territoires, Paris, Armand Colin, p. 363-377.). Ainsi, la montée en puissance des défis écologiques a conduit à la révision radicale de ces modalités de planification urbaine. Cela, au profit d’une intégration accrue de la multifonctionnalité environnementale dans les nouveaux projets qui visent certes à développer des activités productives en périphérie des espaces urbains, mais avec des réponses attendues aux problématiques d’alimentation, de biomasse non alimentaire, de biodiversité, de qualité de l’air, de filtrage de l’eau, du stockage du carbone, de régulation du climat local, par exemple (Haëntjens, 2023[18]Haëntjens J. (2023). « La planification écologique et l’usage des sols en France. Changement de paradigme et onde de choc », Futuribles, n° 455(4), p. 49-63.).
Une tendance encore accentuée, plus récemment, par l’objectif zéro artificialisation nette (ZAN) inscrit au Plan biodiversité du gouvernement français en 2018, puis consacré en 2020 par la Convention citoyenne pour le climat, avant d’être intégré à la loi « Climat et résilience » du 24 août 2021, elle-même complétée par la loi du 20 juillet 2023 « visant à faciliter la mise en œuvre des objectifs de lutte contre l’artificialisation des sols et à renforcer l’accompagnement des élus locaux ». Le texte de 2021 fixe un premier palier à atteindre d’ici 2031, soit une réduction de 50 % du rythme de consommation des espaces naturels, agricoles et forestiers. Dans le contexte bordelais, la territorialisation du ZAN est encore peu perceptible compte tenu de la hiérarchie des normes et de l’agenda légal de mise à jour des documents de planification (au plus tard en février 2027 pour les SCOT et 2028 pour les PLUI). Le processus de modification du SCOT est en cours ; les orientations (très) générales du futur « SCoT bioclimatique » ont été divulguées fin 2023, les espaces d’activité participant d’un enjeu de desserrement territorial favorable à un rééquilibrage des centralités. Par ailleurs, l’inventaire des ZAE exigé par la loi est opérationnel via une application développée par l’agence d’urbanisme de la métropole[19]Atlas des ZAE du SCoT de l’aire métropolitaine..
Globalement, l’activité éditoriale de l’a’urba dénote une phase de sensibilisation au ZAN (a’urba, 2023[20]a’urba. (2023). « Le ZAN en 10 questions », Repères 11, 15 p.) comme opportunité de renouvellement, à fortiori pour les ZAE dont les problèmes sont patents (a’urba, 2024[21]a’urba. (2024). « Quel avenir pour les ZAE ? », janvier, 20 p.) (en termes de rentabilité financière et fiscale, de qualité d’usage, de maîtrise foncière, d’insertion urbaine, entre autres). En définitive, le ZAN pèse déjà sur la planification locale, avec des mentions explicites apparaissant dans le rapport de présentation du PLUI (11e modification approuvée en date du 2 février 2024). Dans cette perspective, il paraît inévitable – tant elle s’avère désormais associée à la consommation d’espace, à l’artificialisation des sols et à la dépendance routière – que l’extension d’une ZAE, un temps projetée sur les terrains du Canon, ne puisse plus constituer un objet urbanistique symbolisant la durabilité ou la « ville productive » d’aujourd’hui ; cette dernière étant à présent de plus en plus appréhendée par ses acteurs au prisme de sa capacité à devenir pourvoyeuse d’une plus-value environnementale dans le processus de transition écologique (Lejoux, 2018[22]Op. cit.).
Une réorientation productive vers l’agriculture urbaine
Avec les tendances transitionnelles précédemment évoquées, l’alimentation se voit replacée au centre des prescriptions territoriales, touchant tous les acteurs de la chaîne alimentaire et renvoyant à de nombreux enjeux environnementaux. Ainsi, en France, le premier Programme national pour l’alimentation (2011) dessine les contours d’une politique alimentaire davantage intégrée et décentralisée, faisant des collectivités territoriales les principaux relais dans la promotion de circuits alimentaires locaux. Une orientation qui se confirme en 2014 dans la Loi d’avenir pour l’agriculture[23] Loi n° 2014-1170 du 13 octobre 2014 d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt. intégrant les PAT comme des leviers opérationnels de la transition écologique (Mestre, 2021[24]Mestre H. (2021). « Les projets alimentaires territoriaux : entre cadrage et limites de l’action publique alimentaire territoriale. Le cas de l’élaboration du PAT sur l’île d’Oléron », Pôle Sud, n° 55(2), p. 71-88.). De même, la loi EGalim du 1er novembre 2018 impose un seuil de 50 % de « produits de qualité et durables » – dont 20 % « biologiques » – dans la restauration collective publique à partir du 1er janvier 2022.
Le respect de la biodiversité, la qualité de vie et la souveraineté alimentaire deviennent ainsi des éléments importants dans la réflexion sur l’alimentation en ville, une réflexion déjà présente dans les travaux fondateurs de Viljoen et Bohn sur les continuous productive urban landscapes (Viljoen et al., 2005[25] Viljoen A, Bohn K, Howe J. (2005). Continuous productive urban landscapes: designing urban agriculture for sustainable cities, Oxford, Elsevier Architectural Press, 319 p.), ayant contribué à de nouvelles dynamiques de recherche reposant sur l’interaction entre l’agriculture et les territoires urbains. Dès lors, au prisme de l’agriculture urbaine, la « ville productive » contiendrait-elle aussi l’idée d’une reconnexion entre les villes et leurs systèmes alimentaires ? Oui, si l’on en croit les travaux qui font de l’agriculture urbaine – c’est-à-dire localisée dans la ville ou à sa périphérie, avec lesquelles elle entretient des liens fonctionnels étroits (Aubry, 2014[26]Aubry C. (2014). « Les agricultures urbaines et les questionnements de la recherche », Pour, n° 224(4), p. 35-49.) –, une « nouvelle activité économique » (Paddeu, 2021[27]Paddeu F. (2021). Sous les pavés la terre : agricultures urbaines et résistances dans les métropoles, Paris, Le Seuil, 448 p.) s’intégrant à la « ville productive ».
Dans cette acception, l’agriculture urbaine, les circuits courts – alimentaires et autres –, deviennent des ingrédients incontournables de la « ville productive » (Gilbart et Mazy, 2023[28]Gilbart A, Mazy K. (2023). « De l’émergence à l’appropriation. Europan et la fabrique du concept de ville productive en contexte métropolitain », Espaces et sociétés, n° 189(2), p. 95-117.). Celle-ci s’entend alors aussi comme un « territoire nourricier » capable de produire localement ce qu’elle consomme (Levratto, 2022[29]Levratto N. (2022). « Le retour de la ville productive », dans Caisse de dépôts, Des solutions pour les territoires face au changement climatique, novembre, p. 34 et s.), avec une prise en compte émergente des concepts afférents d’espaces verts comestibles, de paysages nourriciers ou alimentaires qui constituent une approche en essor (non exclusivement marchande) s’agissant de l’aménagement de « villes productives ». Dans ce contexte, l’agriculture urbaine participe à la réorientation d’une partie des activités productives vers la production alimentaire, et la « ville productive » devient effectivement porteuse d’un projet de développement territorial comportant autant de dimensions énergétiques, de réemploi des ressources, que de dimensions nourricières, dans l’objectif d’accroître l’autonomie des territoires (Coles et Costa, 2018[30]Coles R, Costa S. (2018). « Food growing in the city: exploring the productive urban landscape as a new paradigm for inclusive approaches to the design and planning of future urban open spaces», Landscape and Urban Planning, n° 170, p. 1-5.).
Cette vision de la « ville productive », déjà opérationnelle dans certains projets d’aménagement métropolitains (Atelier parisien d’urbanisme, 2022[31]Atelier parisien d’urbanisme. (2022). « L’agriculture urbaine dans les grandes métropoles. Analyse comparative des projets et outils. 15 projets pour une ville productive », note n° 218, août, 16 p.) (à Barcelone, Berlin, Bruxelles, Dublin, Londres, Rotterdam, Vienne, New York, Paris, etc.), déborde donc le développement entrepreneurial, ou la seule présence d’activités de fabrication, de maintenance ou de services liés à l’industrie. Le positionnement du Centre d’écologie urbaine de Montréal est à ce titre illustratif : « La vision de l’agriculture urbaine (…) est celle d’une ville productive. Le terme “productive” est utilisé afin de caractériser une ville fertile, fructueuse et créative, et non pas uniquement pour qualifier la rentabilité économique (…). Au sein d’une ville productive, l’agriculture urbaine représente un maillon important d’un système alimentaire viable (…). Cette approche met l’accent sur la densification urbaine à l’échelle humaine et le développement d’une économie locale accordant une place importante au système alimentaire, dont fait partie l’agriculture urbaine » (Centre d’écologie urbaine de Montréal, 2012[32]Centre d’écologie urbaine de Montréal. (2012). « Montréal : une ville nourricière et productive », mémoire présenté à l’Office de consultation publique de Montréal, juin, 26 p.).
La « ville productive » devient ici un vecteur de transition visant notamment, via les PAT français, à « développer l’agroécologie, mettre en œuvre des circuits de proximité, créer des outils de transformation locaux, limiter le gaspillage alimentaire, préserver les terres agricoles, accompagner la transition des modèles agricoles et alimentaires » (Céréma, 2023[33]Céréma. (2023). Les projets alimentaires territoriaux au cœur d’une nouvelle stratégie nationale pour l’alimentation, la nutrition et le climat, 11 mai [En ligne). Une approche planifiée par le GPV Rive Droite à partir de fin 2018 (figure 1a), avec un PAT articulant diverses activités productives plus ou moins chaînées avec le dispositif de production agricole. Ainsi, une activité de traitement et transformation des légumes bruts (légumerie) est initialement programmée[34] D’après le comité de pilotage du 8 février 2024 du PAT Rive Droite, la construction de cette unité de transformation dans la commune de Cenon n’est plus assurée. La possibilité de différer le projet à 2026 ou la mutualisation avec d’autres équipements/prestataires de la métropole de Bordeaux est envisagée. sur un site nommé « la Vieille Cure » à Cenon[35]Commune mitoyenne à celle de Floirac. afin de développer l’utilisabilité et les débouchés commerciaux. Les projets d’exploitations maraîchères sont quant à eux pensés en lien étroit avec la restauration collective publique, principale cliente et prescriptrice du plan de culture. De plus, les restaurants scolaires trient leurs déchets, collectés de façon bihebdomadaire dans les écoles par des travailleurs en situation de handicap via un contrat avec un établissement et service d’aide par le travail (ESAT) ; cette collecte est ensuite recyclée dans des plateformes de compostage spécifiquement créées pour alimenter les exploitations agricoles communales, par exemple.
Globalement, à travers ses quatre grands objectifs (production agricole, transformation, restauration collective, sensibilisation-distribution-consommation), le PAT Rive Droite illustre une stratégie de liens entre les acteurs économiques d’une filière. Ce faisant, il donne corps à un complexe inédit (restauration scolaire, acteurs de l’insertion engagés dans la production agricole et le recyclage des déchets, épiceries sociales, CCAS[36]Centre communal d’action sociale., etc.) porteur de développement d’une alimentation de qualité dans la restauration collective publique (biologique et locale) avec une démarche environnementale, éducative et sociale. Cette stratégie d’intégration repose en partie sur des mécanismes de veille intercommunale, l’équipe du GPV Rive Droite pilotant un observatoire du foncier (public et privé) susceptible d’accueillir une destination agricole (figure 1b).
Dans cette démarche prospective, le site du Canon est identifié début 2020 comme potentielle réserve foncière à vocation agroenvironnementale au service du projet alimentaire porté par le GPV Rive Droite et ses villes membres. Avec sa proposition suffisamment avancée d’un point de vue opérationnel, il semble pouvoir répondre pertinemment « aux enjeux de santé publique, sociaux et environnementaux de la restauration collective publique[37]Note de présentation de la démarche alimentaire territoriale du GPV Rive Droite. » du territoire du GPV. À l’intégration environnementale du Canon est d’ailleurs rajouté l’accueil d’activités vertueuses ou solidaires en lien avec les thèmes de la transition écologique et alimentaire. Ces prérequis prolongent ainsi la mise en œuvre des ambitions de la commune de Floirac qui avait inauguré, en 2019, la microferme susmentionnée, située dans l’un des grands parcs urbains de la ville[38]Le projet de microferme est situé dans le parc de la Burthe, d’une superficie de 70 ha (dont 60 ha de forêt). et intégrant des préoccupations sociales/environnementales : avec des proportions plus modestes (6 000 m2), ce projet donnait déjà à voir une première concrétisation d’une volonté politique et de la mise en action des techniciens de la ville.
Un projet remis en cause par le conflit agriculture/nature urbaines
Dans les développements précédents, au travers de ses projets successifs et concurrents (ZAE versus zone agricole), le cas du Canon illustre un changement de perspective aménageuse. Pour autant, la prise en compte d’une zone humide (ZH), identifiée avec une certaine imprécision sur le secteur depuis 2013, va compliquer la mutation. Ce classement, porteur de fortes contraintes réglementaires visant à préserver un « patrimoine remarquable » (Maman et Vienne, 2010[39]Maman L, Vienne L. (2010). « Les zones humides, un patrimoine remarquable », Geosciences, n° 12, p. 68-77.), a certes contribué à l’exclusion définitive du scénario initial de ZAE mais va aussi nourrir celui d’une préservation stricte de la ZH, au détriment de la conversion agricole. En effet, face à la difficulté de statuer sur l’avenir du Canon, une nouvelle étude est menée en 2020 par la métropole de Bordeaux (conduite par la FAB[40]Fabrique de Bordeaux Métropole, société publique locale créée en 2012 à l’initiative de Bordeaux Métropole, alors Communauté Urbaine de Bordeaux, et avec l’ensemble des communes la constituant.). Un groupement, composé d’urbanistes, d’écologues, d’un paysagiste et d’ingénieurs[41]Groupement Grau-Patrick Ecoutin-D2H-Simethis-OGI, 2020., actualise et remet alors à plat les données produites afin de redéfinir des pistes de projets potentiels. Suite à un comité de pilotage organisé en septembre 2020 en présence des bureaux d’étude, de représentants de la métropole de Bordeaux (FAB et direction de la nature), de techniciens du GPV Rive Droite et d’élus de la ville de Floirac (dont le maire), l’option d’une valorisation du site par l’accueil d’un projet agroenvironnemental semble définitivement retenue.
Dans cette dynamique actorielle (figure 3b), le GPV Rive Droite est sollicité par la ville afin d’initier une autre étude, permettant de déterminer la faisabilité et les modalités de développement d’une activité de maraîchage, en adéquation avec la préservation de la ZH. Un nouveau collectif de bureaux d’études, composé d’écologues, de pédologues et d’hydrogéologues, met alors en exergue des lacunes et flottements dans le diagnostic de la ZH du Canon (2022). Ce nouvel avis, qui souligne les ambigüités d’un certain « vagabondage de la zone humide » au fil des études précédentes, aboutit à une redéfinition du périmètre de la ZH en deux zones – au nord et au sud de la parcelle – suggérant que la partie centrale peut faire l’objet d’une valorisation agricole (figure 2). Présentée aux services de l’État, cette nouvelle interprétation est positivement reçue, néanmoins sous réserve d’approfondir le volet d’étude sur la présence d’espèces protégées. À l’issue de cet exercice complémentaire, la présence sur Le Canon d’une espèce de passereaux – la Cisticole des joncs – est avérée, obérant à nouveau le projet de mise en valeur agricole. Celui-ci ne peut désormais être envisagé qu’à condition de s’inscrire dans un processus de compensation lié à la séquence politique nationale dite « ERC[42]Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires. (2023). « Éviter, réduire et compenser les impacts sur l’environnement », mars 2023 [En ligne ».

S’agissant de l’habitat de la Cisticole des joncs, la préconisation réglementaire est qu’une surface écologiquement similaire, supérieure ou égale à deux fois celle impactée, soit préservée afin de permettre la régénération de gains au moins égaux aux pertes engendrées. Dans le cas présent, la rareté des espaces éligibles incite le GPV Rive Droite à identifier d’abord l’espace mobilisable, quitte à ajuster à posteriori la superficie agricole règlementaire. En plus de cette difficulté, d’autres pressions apparaissent, notamment liées à l’urbanisation accrue de la métropole et au projet de développement d’une zone d’aménagement concerté (ZAC) située en bordure du fleuve et de la ville de Floirac[43]La ZAC des Quais s’étend sur 45 ha environ, au pied du coteau et sur les berges de la Garonne, et se trouve en partie intégrée à l’OIN Bordeaux Euratlantique. Elle a une vocation mixte d’habitat et d’activités tertiaires dans sa partie nord, et une vocation artisanale dans sa partie sud, en articulation avec le secteur d’activités Plaine Sud Garonne. Le programme de construction représente 184 000 m² SHON/ SdP (1 671 logements dont 251 logements sociaux) [En ligne (figure 1c, secteur Cabannes-La Jacquotte). Cette dernière opération impacte en effet le milieu de prédilection de batraciens protégés… Ce qui par effet-rebond attise de nouvelles convoitises à l’égard du Canon. Les mêmes services de la métropole, en charge du suivi de son projet agroécologique et de sa conformation aux règles environnementales, engagent parallèlement une démarche de compensation de la ZAC des Quais, requérant la mobilisation d’une partie de la zone humide du Canon : une nouvelle friction dans la tectonique des composantes d’une « ville productive » aux prises avec les impératifs écologiques de la transition.
Ce double problème prend la voie d’une résolution. Après plusieurs mois de recherches infructueuses, l’éligibilité d’une parcelle de prairie propice à la Cisticole des joncs, de l’autre côté de la rocade – à 350 m à vol d’oiseau – dans le parc de la Burthe (figure 1c), relance la faisabilité du projet agricole. Ce foncier de 1,3 ha permet d’en reporter la moitié au Canon et d’atteindre une surface cultivable réduite à 1 ha. Le passage devant le conseil scientifique régional du patrimoine naturel (CSRPN) en janvier 2024 devrait se traduire par un avis favorable, avec les premières productions commercialisables au printemps 2024. Ultime modalité de coopération, la signature d’un bail emphytéotique entre Bordeaux Métropole (propriétaire du Canon) et la ville de Floirac (preneur) reste à formaliser. Côté ZAC, un accord politique a été trouvé afin que Bordeaux Métropole puisse mobiliser 1,5 ha sur la ZH Sud en recréant des mares compatibles avec la présence des amphibiens susmentionnés.
Le projet du Canon montre ici que, bien que relevant du même cahier des charges de la transition écologique, la combinaison de l’agriculture urbaine et d’une protection des zones naturelles, qui plus est dans un contexte de forte pression foncière, ne vont pas sans conflictualité intrinsèque lors de leur mise en œuvre opérationnelle. En fonction de ses pratiques culturales, l’agriculture urbaine est tantôt censée intégrer les dimensions environnementales qui participent à la réduction « naturelle » de l’artificialisation des sols ainsi qu’au maintien – voire à l’extension – d’un « front vert » et de la biodiversité dans la « ville productive » (Clergeau, 2014[44]Clergeau P. (2014). « Les relations écologiques ville-agriculture », Pour, n° 224(4), p. 67-72. ; Lagneau et al., 2014[45]Lagneau A, Debacq K, Barra M. (2014). « Agriculture urbaine et biodiversité : deux mots qui vont très bien ensemble ? », Pour, n° 224(4), p. 315-332.), les zones A et N étant alors considérées comme « évidemment » solidaires au sein d’un système d’aménagement territorial visant à endiguer la consommation d’espaces délétère pour la diversité biologique. Tantôt, la même agriculture devient, au gré des expertises et comme dans le cas du Canon, une activité « à risque » car concurrente des écosystèmes naturels. Construite sur la controverse des études de faisabilité, cette tension entre « vices et vertus » écologiques de l’agriculture (Reboud, 2019[46]Reboud X. (2019). « Le lien entre agriculture et biodiversité : ce qui a bougé sur le plan de la société, des idées, de la réflexion entre 2008 et 2018 », Innovations Agronomiques, n° 75, p. 1‑14.) traduit une « rivalité » entre les composantes « vertes » sus-évoquées. Dans le cadre de notre terrain bordelais, bien qu’un temps compatibles dans les pratiques et les discours aménageurs contre l’artificialisation, elles se retrouvent finalement en opposition normative, porteuses de référentiels d’aménagement antagonistes dans la transition écologique. C’est en cela qu’à l’échelle de notre territoire d’étude, nous sommes amenés à les considérer comme « associées-rivales » (Bourricaud, 1961[47] Bourricaud F. (1961). Esquisse d’une théorie de l’autorité, Paris, Plon, 423 p.) dans la mise en œuvre de la « ville productive ».

Conclusion
À l’issue de notre propos, le site bordelais du Canon ressort en « espace-enjeu[48]Par « espace-enjeu », nous entendons un espace délimité, doté de propriétés spécifiques, inclus dans des zones urbaines faisant l’objet d’une opération d’aménagement urbain ; il fait à ce titre l’objet d’une délimitation et d’une qualification engendrant une stabilité suffisante pour que l’on puisse en déceler les évolutions, y analyser des mobilisations ou des concurrences de plus ou moins forte intensité de la part de différents acteurs de la fabrique urbaine (Bonny Y, Ollitrault S (dir.). (2012). Espaces de vie, espaces enjeux, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 8-27. » de la fabrique d’une « ville productive » étendue à ses fonctions de productions agricoles et de développement des services environnementaux. Notre cas d’étude révèle ainsi sa vertu synecdochique, c’est-à-dire sa capacité à convoquer le tout par la partie (Debarbieux, 1995[49]Debarbieux B. (1995). « Le lieu, le territoire et trois figures de rhétorique », L’Espace géographique, n° 24(2), p. 97-112.), à valoir énonciation plus large du territoire mais aussi des processus, des entreprises normatives et des modèles successifs d’aménagement urbain qui visent à favoriser la productivité des villes autant que leur intégration à la dynamique de transition écologique des territoires.
En cela, Le Canon illustre le changement des référentiels politiques et aménageurs, autant que les tensions internes à celui-ci. En tant qu’opérateur territorial, il démontre que la « ville productive » et la transition ne vont pas sans conflits d’usages, de gouvernance ou de représentations (Durand et al., 2022[50]Op. cit.), y compris s’agissant des tensions entre les « ambitions vertes » portées d’un côté par l’agriculture urbaine productive, de l’autre par une préservation écologique non productive. Au travers de l’espace-enjeu étudié, la planification de la « ville productive » révèle donc ses conflictualités autant que la nécessité d’arbitrages itératifs, notamment autour de l’usage des sols, devant tracer une voie d’aménagement à la croisée d’objectifs, d’attentes et de contraintes qui ne sont pas spontanément compatibles (Haëntjens, 2023[51]Op. cit.).
Au prisme de notre cas, la « ville productive » se montre dès lors comme un champ d’ajustements appelant une recherche complexe de « compromis pratiques » (Blanc, 2009[52]Blanc M. (2009). « La transaction sociale : genèse et fécondité heuristique », Pensée plurielle, n° 20(1), p. 25-36.) entre une « pluralité d’acteurs en relation partiellement conflictuelle et en négociation pour déterminer des zones d’accord en fonction de leur capacité de pression respective » (Rémy et al., 1978[53]Rémy J, Voye L, Servais É. (1978). Produire ou reproduire ? Montreuil, Éditions Vie Ouvrière, 347 p.). Sa fabrique s’avère donc éminemment « transactionnelle » (Hamman, 2011[54]Hamman P. (2011). « La “ville durable” comme produit transactionnel », Espaces et sociétés, n° 147(4), p. 25-40.), c’est-à-dire comme générant un espace d’intermédiations et « d’interrelations multiples qui lient ceux qui décident, perçoivent, s’entre-aperçoivent, s’opposent, s’allient, imposent et finalement aménagent » (Moine, 2006[55]Moine A. (2006). « Le territoire comme un système complexe : un concept opératoire pour l’aménagement et la géographie », L’Espace géographique, n° 35, p. 115-132.). Une mise à l’épreuve adaptative que suscitent inévitablement les processus urbains-territoriaux en contexte de reconfigurations spatiales et sociales face aux changements globaux contemporains.
Remerciements
Les auteurs remercient chaleureusement Anne Casenave, coanimatrice du projet alimentaire territorial (PAT) – GPV Rive Droite, pour sa disponibilité, son expertise et pour toutes les informations ou précisions apportées qui ont contribué à la bonne finalisation de cet article.
[1] Agence d’urbanisme de l’agglomération marseillaise. (2021). « La ville productive. Vers le retour des activités de fabrication en ville ? », Regards/Économie, n° 111, 8 p.
[2] Agence nationale de la cohésion des territoires. (2021). Forum des solutions. L’innovation en partage dans les cœurs de ville 2020-2021, juillet, 100 p.
[3] Ce programme, déployé pendant 3 ans (2020-2023), a été cofinancé par la Fondation de France. Il a impliqué deux organismes nationaux de recherche (CNRS et INRAE), trois établissements d’enseignements supérieurs (École nationale supérieure d’architecture et du paysage de Bordeaux, université Bordeaux Montaigne et Bordeaux Science Agro) et plusieurs collectivités territoriales (villes de Bassens, Lormont, Cenon et Floirac, Grand projet des villes Rive Droite, Bordeaux métropole, département de la Gironde, région Nouvelle-Aquitaine, État).
[4] Le GPV Rive Droite est composé de quatre collectivités de la métropole (Bassens, Lormont, Cenon et Floirac), qui concentrent 43 % des habitants des « quartiers prioritaires de la ville » de la métropole de Bordeaux ; sa gouvernance s’opère depuis plus de 20 ans au sein d’un groupement d’intérêt public (GIP).
[5] PLU de Bordeaux Métropole, 1ère révision approuvée en décembre 2014, actualisé en janvier 2020.
[6] Heitz A, Le Corre T, Raimbault N et al. (2023). « Les emplois de la ville productive. Construire des nomenclatures professionnelles et sectorielles pour identifier et mesurer les emplois des activités productives en France », Cahier Subwork, n° 1, PUCA, 59 p.
[7] Entretien avec un ancien ingénieur territorial de la ville de Floirac sur la période 2000-2021, dont une partie en tant que directeur du service aménagement et urbanisme, réalisé en mai 2022.
[8] Convention cadre du CUCS 2007-2009 (Floirac).
[9] GPV « Ville active », 2013.
[10] Levratto N. (2021). « L’avenir est-il aux villes productives ? », Caisse des dépôts, 25 juin [En ligne].
[11] A’urba. (2012). Planification stratégie territoriale. Ville intense, ville intime. L’armature d’une métropole attractive, avril, 8 p.
[12] À l’issue des élections de 2014, la nouvelle majorité reste socialiste, mais avec un changement générationnel chez les élu•e•s et un nouveau projet politique qui est proposé.
[13] Le projet de microferme est développé sur un terrain classé Ne : « Zone naturelle accueillant des équipements d’intérêt collectif », PLU de Bordeaux Métropole, 1ère révision approuvée en décembre 2014, actualisé en janvier 2020.
[14] Objectif de politiques publiques depuis 2012, la transition écologique a notamment été consacrée par la création du Conseil national de la transition écologique en 2013, puis l’installation d’un ministère de la Transition écologique et solidaire en 2017 (Van Lang A (dir.). (2018). Penser et mettre en œuvre les transitions écologiques, Le Kremlin-Bicêtre, Mare et Martin, 270 p.).
[15] Lejoux P. (2018). Quelle place pour la zone d’activités économiques dans la fabrique de la ville contemporaine ? dans Baudelle G, Gaultier G, Les nouvelles fabriques de la ville. Objets, référentiels et méthodes, Rennes, PUR, p. 25-32.
[16] PUCA. (2021). Regards sur les zones d’activités économiques, Collection Images / Concours : cahier n° 1, avril, 116 p.
[17] Bertrand N. (2009). « Chapitre 23. L’étalement urbain : enjeux environnementaux et aménagement / planification durable », dans Jean Y, Baudelle G (dir.), L’Europe. Aménager les territoires, Paris, Armand Colin, p. 363-377.
[18] Haëntjens J. (2023). « La planification écologique et l’usage des sols en France. Changement de paradigme et onde de choc », Futuribles, n° 455(4), p. 49-63.
[19] Atlas des ZAE du SCoT de l’aire métropolitaine.
[20] a’urba. (2023). « Le ZAN en 10 questions », Repères 11, 15 p.
[21] a’urba. (2024). « Quel avenir pour les ZAE ? », janvier, 20 p.
[22] Op. cit.
[23] Loi n° 2014-1170 du 13 octobre 2014 d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt.
[24] Mestre H. (2021). « Les projets alimentaires territoriaux : entre cadrage et limites de l’action publique alimentaire territoriale. Le cas de l’élaboration du PAT sur l’île d’Oléron », Pôle Sud, n° 55(2), p. 71-88.
[25] Viljoen A, Bohn K, Howe J. (2005). Continuous productive urban landscapes: designing urban agriculture for sustainable cities, Oxford, Elsevier Architectural Press, 319 p.
[26] Aubry C. (2014). « Les agricultures urbaines et les questionnements de la recherche », Pour, n° 224(4), p. 35-49.
[27] Paddeu F. (2021). Sous les pavés la terre : agricultures urbaines et résistances dans les métropoles, Paris, Le Seuil, 448 p.
[28] Gilbart A, Mazy K. (2023). « De l’émergence à l’appropriation. Europan et la fabrique du concept de ville productive en contexte métropolitain », Espaces et sociétés, n° 189(2), p. 95-117.
[29] Levratto N. (2022). « Le retour de la ville productive », dans Caisse de dépôts, Des solutions pour les territoires face au changement climatique, novembre, p. 34 et s.
[30] Coles R, Costa S. (2018). « Food growing in the city: exploring the productive urban landscape as a new paradigm for inclusive approaches to the design and planning of future urban open spaces», Landscape and Urban Planning, n° 170, p. 1-5.
[31] Atelier parisien d’urbanisme. (2022). « L’agriculture urbaine dans les grandes métropoles. Analyse comparative des projets et outils. 15 projets pour une ville productive », note n° 218, août, 16 p.
[32] Centre d’écologie urbaine de Montréal. (2012). « Montréal : une ville nourricière et productive », mémoire présenté à l’Office de consultation publique de Montréal, juin, 26 p.
[33] Céréma. (2023). Les projets alimentaires territoriaux au cœur d’une nouvelle stratégie nationale pour l’alimentation, la nutrition et le climat, 11 mai [En ligne].
[34] D’après le comité de pilotage du 8 février 2024 du PAT Rive Droite, la construction de cette unité de transformation dans la commune de Cenon n’est plus assurée. La possibilité de différer le projet à 2026 ou la mutualisation avec d’autres équipements/prestataires de la métropole de Bordeaux est envisagée.
[35] Commune mitoyenne à celle de Floirac.
[36] Centre communal d’action sociale.
[37] Note de présentation de la démarche alimentaire territoriale du GPV Rive Droite.
[38] Le projet de microferme est situé dans le parc de la Burthe, d’une superficie de 70 ha (dont 60 ha de forêt).
[39] Maman L, Vienne L. (2010). « Les zones humides, un patrimoine remarquable », Geosciences, n° 12, p. 68-77.
[40] Fabrique de Bordeaux Métropole, société publique locale créée en 2012 à l’initiative de Bordeaux Métropole, alors Communauté Urbaine de Bordeaux, et avec l’ensemble des communes la constituant.
[41] Groupement Grau-Patrick Ecoutin-D2H-Simethis-OGI, 2020.
[42] Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires. (2023). « Éviter, réduire et compenser les impacts sur l’environnement », mars 2023 [En ligne].
[43] La ZAC des Quais s’étend sur 45 ha environ, au pied du coteau et sur les berges de la Garonne, et se trouve en partie intégrée à l’OIN Bordeaux Euratlantique. Elle a une vocation mixte d’habitat et d’activités tertiaires dans sa partie nord, et une vocation artisanale dans sa partie sud, en articulation avec le secteur d’activités Plaine Sud Garonne. Le programme de construction représente 184 000 m² SHON/ SdP (1 671 logements dont 251 logements sociaux) [En ligne].
[44] Clergeau P. (2014). « Les relations écologiques ville-agriculture », Pour, n° 224(4), p. 67-72.
[45] Lagneau A, Debacq K, Barra M. (2014). « Agriculture urbaine et biodiversité : deux mots qui vont très bien ensemble ? », Pour, n° 224(4), p. 315-332.
[46] Reboud X. (2019). « Le lien entre agriculture et biodiversité : ce qui a bougé sur le plan de la société, des idées, de la réflexion entre 2008 et 2018 », Innovations Agronomiques, n° 75, p. 1‑14.
[47] Bourricaud F. (1961). Esquisse d’une théorie de l’autorité, Paris, Plon, 423 p.
[48] Par « espace-enjeu », nous entendons un espace délimité, doté de propriétés spécifiques, inclus dans des zones urbaines faisant l’objet d’une opération d’aménagement urbain ; il fait à ce titre l’objet d’une délimitation et d’une qualification engendrant une stabilité suffisante pour que l’on puisse en déceler les évolutions, y analyser des mobilisations ou des concurrences de plus ou moins forte intensité de la part de différents acteurs de la fabrique urbaine (Bonny Y, Ollitrault S (dir.). (2012). Espaces de vie, espaces enjeux, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 8-27.
[49] Debarbieux B. (1995). « Le lieu, le territoire et trois figures de rhétorique », L’Espace géographique, n° 24(2), p. 97-112.
[50] Op. cit.
[51] Op. cit.
[52] Blanc M. (2009). « La transaction sociale : genèse et fécondité heuristique », Pensée plurielle, n° 20(1), p. 25-36.
[53] Rémy J, Voye L, Servais É. (1978). Produire ou reproduire ? Montreuil, Éditions Vie Ouvrière, 347 p.
[54] Hamman P. (2011). « La “ville durable” comme produit transactionnel », Espaces et sociétés, n° 147(4), p. 25-40.
[55] Moine A. (2006). « Le territoire comme un système complexe : un concept opératoire pour l’aménagement et la géographie », L’Espace géographique, n° 35, p. 115-132.