frontispice

Les acteurs du bâtiment face au défi
de la massification de la rénovation
énergétique très performante
Le cas de la démarche Energiesprong
aux Pays-Bas et en France

• Sommaire du no 8

Margot Pellegrino Lab’Urba, université de Paris-Est Marne-la-Vallée

Les acteurs du bâtiment face au défi de la massification de la rénovation énergétique très performante : le cas de la démarche Energiesprong aux Pays-Bas et en France, Riurba no 8, juillet 2019.
URL : https://www.riurba.review/article/08-acteurs/renovation/
Article publié le 1er juil. 2019

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Margot Pellegrino
Article publié le 1er juil. 2019
  • Abstract
  • Résumé

Building industry players faced with the challenge of mass-marketing high-performance energy renovation: the Energiesprong approach in the Netherlands and France

The energy retrofit of existing buildings is one of the priority objectives of French and international public policies to reduce energy consumption and greenhouse gas emissions. In view of the very ambitious nature of these objectives, the answer can only be that of large scale energy renovation. But this requires a significant transformation of the regulatory framework as well as the knowledge, the economic model and the organization of the stakeholders involved. The purpose of this article is to identify some of these transformations from the analysis of the international approach Energiesprong which aims at scaling up the energy renovation of the social housing stock. We will present the principles of this approach, linking them to the barriers it wants to lift. We will then analyze what the adoption of these principles involves in terms of transformations (already in place or in the making) of the trades of the stakeholders concerned and of the regulatory framework in which they evolve. We will conclude on the need for these transformations to "make system" to pass the stage of experimentation.

La rénovation énergétique du bâti existant fait partie des objectifs prioritaires portés par les politiques publiques, françaises et internationales, afin de réduire les consommations énergétiques et les émissions de gaz à effet de serre. Face au caractère très ambitieux de ces objectifs, la réponse ne peut être que celle d’une massification de la rénovation énergétique très performante. Mais cela nécessite une transformation importante du cadre juridique ainsi que des savoirs, du modèle économique et de l’organisation des acteurs impliqués. L’objectif de cet article est d’identifier certaines de ces transformations à partir de l’analyse de la démarche internationale Energiesprong, qui vise la massification de la rénovation du parc social en maison individuelle. Nous présenterons les principes de cette démarche, en les reliant aux freins qu’elle souhaite lever. Nous analyserons par la suite ce que l’adoption de ces principes comporte en termes de transformations (déjà en place ou en devenir) des métiers des acteurs concernés et du cadre juridique dans lequel ils évoluent. Nous conclurons sur la nécessité pour ces transformations de « faire système » pour franchir le stade d’expérimentation.

Cet encadré technique n’est affiché que pour les administrateurs
post->ID de l’article : 3411 • Résumé en_US : 3440 • Résumé fr_FR : 3436 •

Introduction

Les injonctions politiques au développement durable et, récemment, à la transition écologique constituent l’un des moteurs de transformation le plus prégnant de la société contemporaine (Adam, 2017[1]Adam M. (2017). « Concevoir l’urbain durableRevue internationale d’urbanisme, no 3. ; Rannou et Dumont, 2018[2]Rannou S, Dumont M. (2018). « Vers un urbanisme orienté énergieRevue internationale d’urbanisme, n5.). Ces injonctions se traduisent dans des outils de planification stratégique et des lois porteurs d’objectifs nouveaux (Zélem, 2010[3]Zélem MC. (2010). Politiques de maîtrise de la demande d’énergie et résistances au changement : une approche socio-anthropologique, Paris, L’Harmattan, 323 p.) et ambitieux (Sidler, 2012[4]Sidler O. (2012). « La rénovation thermique des bâtiments en France. Enjeux et stratégie », Enertech, Ingénieurs conseils, 48 p.) qui touchent, entre autres, l’urbain et le bâti. La rénovation énergétique du bâti résidentiel existant, objet d’étude de cet article, fait partie des mesures prioritaires mises en avant par les politiques publiques. En France – mais les trajectoires sont similaires dans toute l’Europe – l’État a présenté, le 24 novembre 2017, un nouveau plan de rénovation énergétique des bâtiments. Ce document s’inscrit dans la continuité des objectifs énergétiques nationaux identifiés par la Stratégie Nationale Bas-Carbone (SNBC 2015) et reprend les orientations de la Loi Transition Énergétique pour la Croissance Verte (LTECV, 2015). Il fixe à 500 000 le nombre de logements à rénover par an et précise également le niveau de performance attendu, exprimé à travers un seuil de consommation énergétique : il faut atteindre avant 2050 un parc de logements au niveau BBC (consommation énergétique inférieure à 80 kWh.m-².an-1, en fonction de la zone climatique). Un projet de loi relatif à l’énergie et au climat a, par ailleurs, été présenté en Conseil des ministres, le 30 avril 2019, par le ministre de la Transition écologique et solidaire. Il vise à graver dans la loi l’objectif de neutralité carbone à l’horizon 2050, en révisant – à la hausse – les objectifs de loi de transition énergétique. L’ambition est donc celle de la massification de la rénovation énergétique très performante, les deux facteurs – massification et haute performance – étant présentés comme indissociables par la loi.

Le rapprochement de ces objectifs avec la réalité des rénovations effectuées montre que les résultats sont loin d’être atteints, tant par rapport au nombre des logements effectivement rénovés (SOeS, 2017[5]Service de l’Observation et des Statistiques (SOeS). (2017). « Chiffres clés de l’environnement, édition 2016 », Paris, ministère du Développement durable.), qu’aux niveaux de performance après travaux (Crépon et Charrue, 2018[6]Crépon É, Charrue H. (2018). « Le bâtiment, entre idéal et réalité : les facteurs clés du succès de la transition énergétique », dans Annales des Mines. Responsabilité et environnement, n° 90, p. 95‑98. FFE.). Cela tient à un nombre important de verrous, bien connus et explorés par la littérature ; freins qui sont, nous le verrons par la suite, encore plus importants et nombreux dans le cas d’une rénovation très performante.

Nous sommes donc en présence, d’une part, d’une ambition « sans précédent ni commune mesure dans l’histoire récente du bâtiment » (Villot, Gondran et Laforest, 2015, p. 3[7]Villot J, Gondran N, Laforest V. (2015). « Les professionnels du bâtiment face aux enjeux énergétiques, une perspective limitée », [VertigO] La revue électronique en sciences de l’environnement, vol. 15, n° 3.), et, d’autre part, d’un nombre important de freins qui empêchent de transformer cette ambition en réalité. Plusieurs études (Villot, 2012[8]Villot J. (2012). « Bâtiments et facteur 4, de l’émergence d’un objectif global à son application au niveau local : analyse des problématiques de rénovation dans le secteur résidentiel à caractère social », école nationale supérieure des Mines de Saint-Étienne. [En ligne) (Souami et Kasdi, 2015[9]Souami T, Kasdi I. (2015). « Amélioration énergétique des îlots existants : quels cadres et outils juridiques dans la fabrication urbaine ? », rapport de recherche, projet ADEME.) font l’hypothèse que, pour dépasser ces verrous, une transformation profonde – un bouleversement (Frances et Tricoire, 2016[10]Frances J, Tricoire A. (2016). «‪ Rénover plus vert : les obstacles à la “montée en compétences” des artisans du bâtiment‪ », Formation emploi, n°3, p. 93‑114.) – de l’écosystème des acteurs du bâtiment et du cadre juridique et règlementaire est nécessaire. Pour ces auteurs, la massification de la rénovation à haute performance n’est pas « l’ajout d’une priorité à celles qui préexistaient, il les modifie » (Souami et Kasdi, 2015, p. 45[11] Op. cit.). Ces études rejoignent celles qui décrivent la transition énergétique comme une injonction à l’expérimentation (Rannou et Dumont, 2018[12] Op. cit.), qui comporterait des transformations, voire des ruptures, dans les processus établis. Les modèles, les pratiques et les « traditions » des acteurs du secteur du bâtiment, s’ils étaient efficaces en période « d’insouciance » énergétique, deviendraient obsolètes et inadaptés aux ambitions actuelles (Villot, 2012[13] Op. cit.). La massification de la rénovation énergétique très performante demanderait des transformations importantes : « une refonte, une rupture totale des modes de penser et de faire par toute la chaîne des acteurs concernés » (Villot, Gondran et Laforest, 2015, p. 26[14] Op. cit.).

Dans la lignée de ces travaux, nous envisageons la massification de la rénovation énergétique très performante comme un enjeu (ou une injonction ?) plaçant les acteurs de ces processus dans des situations d’innovation, comportant une transformation (une rupture ?) sur le plan conceptuel, organisationnel, technique ou encore des savoirs et savoir-faire (Brown, Kivimaa et Sorrell, 2018[15]Brown D, Kivimaa P, Sorrell S. (2018). « How can intermediaries promote business model innovation: The case of Energiesprong whole-house retrofits in the United Kingdom (UK) and the Netherlands », SPRU Working Paper Series, SPRU-Science Policy Research Unit, University of Sussex Business School. ; Arab, 2014[16]Arab N. (2014). « L’urbanisme en action. Pratiques et innovation », mémoire d’Habilitation à Diriger des Recherches (HDR), Lab’urba, université Paris Est-Marne-la-Vallée.), mais également des régulations qui les encadrent (Rosenow, Kern et Rogge, 2017[17]Rosenow J, Kern F, Rogge K. (2017). « The need for comprehensive and well targeted instrument mixes to stimulate energy transitions: The case of energy efficiency policy », Energy Research & Social Science, n° 33, p. 95‑104.). L’objectif de cet article est d’étudier ces transformations pour l’écosystème des acteurs impliqués (maîtrise d’ouvrage, maîtrise d’œuvre, entreprises de construction, concessionnaires des réseaux, etc.).

Afin d’illustrer notre propos, nous nous appuierons sur l’analyse d’un cas d’étude qui concerne la massification de la rénovation énergétique par industrialisation des procédés, à travers la démarche internationale Energiesprong (ES), intéressant le parc social en maison individuelle.

Dans une première partie, à travers un état de l’art synthétique (littérature scientifique et littérature grise, mobilisation d’un corpus d’entretiens) et la présentation schématique de l’idéal-type d’un projet de rénovation classique, nous ferons ressortir les freins qui rendent ce type standard de rénovation inadapté au défi de la massification de la rénovation très performante en France.

Une deuxième partie présentera la démarche Energiesprong aux Pays-Bas (sur la base de littérature scientifique et littérature grise). L’objectif de cette partie est d’illustrer, sans rentrer dans le détail des réalisations, les principes de cette démarche et les solutions mises en place pour lever les freins qui font obstacle à la massification de la rénovation très performante.

Dans une troisième partie, nous reviendrons en France pour étudier trois projets-pilote Energiesprong qui ont très récemment vu le jour (mobilisation du corpus d’entretiens, étude de documents de projet). Nous analyserons les transformations (organisationnelles, des savoirs et savoir-faire, règlementaires) nécessaires pour intégrer les principes d’ES et les mettre en œuvre dans les projets lors de cette première phase d’expérimentation. Il s’agira également d’identifier des directions et des scénarios d’évolution des métiers et du cadre juridique permettant de franchir le stade de l’expérimentation. Une dernière partie permettra de synthétiser et discuter les résultats et d’ouvrir des perspectives de recherche.

De l’inadéquation des approches « standard »
de la rénovation énergétique dans le parc social.

Dans cette partie, nous analyserons le parcours-type d’une rénovation énergétique concernant le parc social en maison individuelle en France, en faisant ressortir les freins qui rendent ce type standard de rénovation inadapté au défi de la massification de la rénovation très performante, en France. Nous nous appuierons sur la littérature scientifique et grise existante, ainsi que sur un corpus de quinze entretiens réalisés auprès de bailleurs, constructeurs, bureaux d’études, agences d’architecture impliqués dans la démarche Energiesprong en France (la liste des entretiens est présentée dans le tableau 1 ci-après).

En France, le parc social est constitué par plus de cinq millions de logements (Commissariat général au développement durable, 2018[18]Commissariat général au développement durable. (2018). « Le parc locatif social au 1er janvier 2018 », ministère de la Transition écologique et solidaire.) très énergivores (majoritairement en classe énergétique D ou inférieure) (Valranges, 2018[19]Valranges D. (2018). « La rénovation énergétique : une priorité nationale », Actualités Habitat, n° 1078.). La rénovation énergétique de ce parc est une priorité pour les bailleurs sociaux. D’une part, car ils sont dans la nécessité de réduire les coûts de maintenance ainsi que la précarité énergétiques des occupants[20]Le prix du kilowatt/heure électrique, bien qu’inférieur en France par rapport à d’autres pays européens, constitue une dépense importante pour un parc vieillissant et globalement très énergivore. Ce coût va par ailleurs augmenter à partir du 1er juin 2019 (décision du 28 mai 2019 relative aux tarifs réglementés de vente de l’électricité Jaunes et Verts applicables aux consommateurs en France métropolitaine continentale, publiée au Journal Officiel  n° 0125 du 30 mai 2019. Une augmentation de 5,9 % TTC en moyenne a été établie, conformément à une décision des ministères de la Transition écologique et solidaire et de l’Économie, prise après une proposition de la Commission de Régulation de l’Énergie (CRE). Les bailleurs sociaux sont particulièrement sensibles à cette question car elle comporte une augmentation de la précarité énergétique des locataires de leur parc et un possible empirement de leur confort domestique, notamment thermique., tout en améliorant leur confort. D’autre part, car ils doivent respecter des obligations nationales. Le plan de rénovation énergétique (26 avril 2018, suite à la loi d’application du Grenelle de l’environnement) fixe l’obligation d’atteindre 100 000 rénovations énergétiques par an. Cet objectif est effectivement atteint depuis plusieurs années (116 000 en 2016 et 125 500 en 2017). En revanche, ce qui demeure problématique est la qualité de ces rénovations. En moyenne, en se référant à l’étiquette énergétique, dans 60 % des cas, une seule classe énergétique est gagnée après les travaux ; deux classes dans 40 % des cas (Valranges, 2018[21] Op. cit.), ce qui s’avère éloigné des objectifs règlementaires. Et il faut ajouter à cela un paradoxe : même les rénovations qui respectent les contraintes imposées par la règlementation thermique (RT 2012) sont insuffisantes par rapport aux objectifs du Facteur 4, qui sont, eux, plus exigeants que la RT[22]Pour un parc dont 51 % est en classe D ou inférieure, et 21 % est très énergivore (classes E, F, G avec une consommation moyenne de 330 kWh.m-².an-1), le gain d’une ou deux classes s’avère insuffisant face aux objectifs affichés (des réhabilitations de niveau BBC à l’horizon 2050, avec une consommation inférieure à 80 kWh.m-².an-1, en classes A et B). (Villot et al., 2015[23] Op. cit.). Ces rénovations sont considérées par certains acteurs [ENT 3_BAIL, ENT6_BE] comme peu ambitieuses, coupables de « tuer le gisement », et qui compliquent, renchérissent voire rendent impossibles des travaux ultérieurs (Duval et Charru, 2018[24]Duval G, Charru M. (2018). Comment accélérer la transition énergétique ? Avis sur la mise en œuvre de la Loi relative à la Transition Énergétique pour la Croissance Verte (LTECV), Paris, CESE.).

Mais pourquoi les rénovations s’avèrent-elles si peu performantes ? Nous illustrerons les principales raisons à partir de l’idéal-type d’un projet de rénovation standard. En s’appuyant sur son Plan Stratégique du Patrimoine, le bailleur social (maîtrise d’ouvrage, MO) choisit un lot de maisons à rénover. Il rédige un cahier des charges où il fixe ses ambitions et ses besoins, fortement dépendants du budget initial (ce qui est encore plus pénalisant dans le cas d’une rénovation très performante, généralement plus chère qu’une rénovation « standard » [ENT12_BAIL]). Une large partie du succès de la rénovation dépend de cette étape, qui contraint les choix effectués par la suite. Le MO lance un appel d’offres en choisissant, dans la large majorité des cas, un marché en maîtrise d’œuvre classique, les autres formes de marché (comme le marché conception-réalisation et conception-réalisation-exploitation-maintenance étant respectivement peu et très peu mobilisées dans le cadre de la rénovation, [ENT2_BAIL]). Le fonctionnement de ce type de marché est schématisé dans la figure 1.

Figure 1. Schématisation d’une rénovation en marché maîtrise d’œuvre classique (source : auteur).

La MO sélectionne une équipe de maîtrise d’œuvre (MOE, constituée d’architectes, de bureaux d’études) chargée de la conception du projet, de l’étude de sa faisabilité et de son coût. Une fois la solution de projet arrêtée, le bailleur lance un deuxième appel d’offres pour sélectionner des entreprises de construction par lots. Les entreprises répondent à l’appel d’offres pour un ou plusieurs lots ; elles sont sélectionnées sur la base d’un certain nombre de critères, dont le coût est largement prépondérant (Falcon, 2013[25]Falcon M. (2013). « Proposition d’un processus et d’outils pour industrialiser la rénovation énergétique des bâtiments », thèse, institut national polytechnique, université de Toulouse.).

Quelle est la place de l’énergie dans ce processus ? Le bailleur n’a pas d’obligation d’aller au-delà de la règlementation thermique. Il choisit le lot de maisons à rénover sans en connaître de façon précise le comportement énergétique (consommations réelles, état et puissance des réseaux, etc.), car le concessionnaire ne donne pas facilement accès à ces données (Duval et Charru, 2018[26] Op. cit.). Il ne possède pas forcément une connaissance pointue des solutions techniques les plus innovantes du marché de la rénovation, le panel des offres n’étant ni codifié, ni normé de façon à ce qu’il puisse identifier des critères objectivables ou comparer des solutions entre elles (Latortue et al., 2018[27]Latortue X, Yannou B, Leroy Y, Cluzel F. (2018). « Les chantiers de l’éco-conception : état des lieux de la recherche dans le bâtiment en France », CentraleSupélec, université Paris-Saclay [En ligne). Il ne connaît pas non plus les subtilités de leur coût, les prix n’étant pas standardisés et leur dispersion étant importante (Osso et al., 2018[28]Osso D, Grandclément C, Tricoire A et al. (2018). « The correct price or the fair price? A quali-quantitative analysis of the formation of price for energy retrofit works in the residential sector in France », 2018 International Energy Policy & Programme Evaluation Conference, Vienne, Autriche.). Il peut se faire accompagner par un Assistant à la Maîtrise d’Ouvrage (AMO), ce qui augmente les coûts (Falcon, 2013[29] Op. cit.). Or le budget dont dispose le bailleur n’est pas illimité, les aides de l’État se réduisent, et les dispositifs mis en place par les pouvoirs publics peinent à s’affirmer (Duval et Charru, 2018[30] Op. cit.). Ses désirs d’innovations sont freinés également par la loi[31]Par exemple, il a l’obligation de souscrire une assurance « dommage ouvrage ». Or seuls les produits du domaine traditionnel ou évalués par des experts indépendants peuvent être assurés, ce qui rend compliqué le recours aux techniques non courantes (Chirat JP, Denisart F. (2016). « Nouvelles dynamiques de rénovation des logements. Rapport de synthèse et proposition », Plan Bâtiment durable).. Pour pouvoir lancer des travaux, il doit obtenir l’accord de la majorité des locataires et de l’association des locataires[32]La participation des habitants dans le champ de l’habitat social est régie par un ensemble de cadres juridiques de nature législative : loi du 23 décembre 1986, loi du 25 mars 2009. La loi SRU du 13 décembre 2000 a imposé aux bailleurs l’élaboration d’un plan de concertation locative, couvrant l’ensemble de leur patrimoine avec les représentants des locataires.. Ces ménages sont en situation de précarité sociale et souvent de précarité énergétique (Charlier, Risch et Salmon, 2015[33]Charlier D, Risch A, Salmon C. (2015). « Les indicateurs de la précarité énergétique en France », Revue française d’économie, vol. 30, n° 4, p. 187‑230.), ce qui encouragerait le bailleur à une rénovation très performante pour améliorer le confort et faire baisser les factures énergétiques. Pourtant, pour ces maisons rénovées, aucune garantie de performance ni de confort lui sera généralement proposée, ce qui rend aussi difficile de convaincre les ménages de la pertinence des travaux à réaliser. À la fin des travaux, il ne connaîtra pas la performance réelle, aucun suivi a posteriori n’étant obligatoire (Comet, 2004[34]Comet C. (2004). « Réseaux et chantiers : performance et capital social des entrepreneurs du bâtiment », thèse en sociologie, université de Lille 1.). Il se retrouvera à devoir gérer de façon autonome, ou en faisant appel à un mainteneur, les maisons rénovées, en sachant que la phase exploitation est la plus énergivore, que les coûts de maintenance sont importants sur le long terme (Kotnarovsky et Lejeune, 2016[35]Kotnarovsky G, Lejeune C. (2016). « Comment favoriser la transition énergétique dans la rénovation des bâtiments via l’implication des parties prenantes ? L’approche contractuelle du modèle économique de Savecom (EDF) », RIODD [En ligne), et que ces coûts, dans la plupart des cas, n’ont pas été pris en considération en phase conception. Enfin, il ne pourra pas augmenter les loyers à la fin des travaux[36]Le bailleur détermine le montant du loyer dans la limite d’un loyer maximal fixé par la convention qui diffère selon le type de conventionnement (loi du 6.7.1989). Ce loyer maximal est révisé chaque année au 1er janvier, à partir de la date d’effet de la convention, sans pouvoir excéder la variation de l’indice de référence des loyers publié par l’INSEE., il devra donc composer avec son budget ordinaire. Il ne pourra pas bénéficier directement de la réduction des charges énergétiques résultant de la rénovation[37]Fait exception la « contribution du locataire au partage des économies de charges », instaurée par la loi MILLE du 25.03.09. Elle suppose la réunion de plusieurs conditions (logement construit entre 1948 et 1990, travaux qui relèvent d’un bouquet de travaux identique à ceux finançables par L’Eco-prêt, etc.). La contribution du locataire est forfaitaire. Elle figure sur la quittance sur une ligne spécifique, d’où son nom de 3e ligne de la quittance..

La maîtrise d’œuvre, de son côté, tentera de remporter l’appel d’offres en proposant un prix intéressant. L’enjeu est plus financier que technique, car une rénovation standard ne demande pas de pousser très loin l’innovation [ENT6_BE]. Dans la plupart des cas, ce sont des interventions ponctuelles qui sont proposées (isoler les murs ou isoler les toits ou changer la chaudière ou changer les fenêtres) ou bien une combinaison de certaines d’entre elles. Rarement, une rénovation intégrée est possible. Les bureaux d’étude technique et énergétique effectueront, à l’aide de logiciels, des simulations de performance intégrant les caractéristiques des matériaux à partir de catalogues pour montrer la cohérence des propositions par rapport aux exigences de la RT. Ces caractéristiques se réfèrent aux performances en début de vie des produits, aucune obligation d’intégrer la durabilité sur le long terme n’étant en place [ENT6_BE]. La MOE n’est pas poussée à aller plus loin de la simple validation de la RT, et ses simulations ne prennent pas en compte le cycle de vie du bâtiment. D’ailleurs, la MOE n’est pas impliquée dans la maintenance du patrimoine rénové et n’a qu’un pouvoir limité en phase de réalisation. L’architecte a un rôle relativement marginal dans la rénovation énergétique, à l’exception des contextes présentant un intérêt architectural, historique ou paysager.

Les entreprises de construction présentes dans le marché de la rénovation ne sont pas mieux placées face aux enjeux de la massification de la rénovation très performante. Dans un contexte de crise économique, leur action est fortement conditionnée par leur taille. En France, le tissu d’entreprises du secteur est particulièrement fragmenté : plus de 300 000 entreprises aux statuts très variés, dont 92 % ont moins de 20 salariés (Deshayes, 2012[38]Deshayes P. (2012). « Le secteur du bâtiment face aux enjeux du développement durable : logiques d’innovation et/ou problématiques du changement », Innovations, no 1, p. 219‑236.). Pour ce 92 %, il est tout simplement inenvisageable de destiner un budget pour la R&D nécessaire au développement ou à l’acquisition de nouvelles compétences. Les données concernant le secteur du BTP indiquent d’ailleurs une très modeste part (0,1 %) des dépenses destinées à la R&D, alors que le secteur contribue à 11 % du PIB national (Plan Bâtiment Grenelle, 2011[39]Plan Bâtiment Grenelle. (2011). « Leviers à l’innovation dans le secteur du bâtiment », 34 p. [En ligne). Cette relative inertie se transmet aux sous-traitants et aux fournisseurs, qui ne sont pas encouragés à développer des matériaux et des techniques innovants. Pour les artisans, l’enjeu n’est même pas dans l’innovation : très souvent, il leur manque les compétences techniques et organisationnelles de base pour effectuer des rénovations énergétiques de qualité (Frances et Tricoire, 2016[40] Op. cit.). Les grandes entreprises, quant à elles, auraient les moyens pour développer et porter de l’innovation mais elles invoquent un contexte d’incertitude économique, un nombre trop important de contraintes juridiques (Souami et Kasdi, 2015[41] Op. cit.), et découlant des règles d’urbanisme (Villot, 2012[42] Op. cit.), un manque de standardisation de procédés (Gournet et Beslay, 2015[43]Gournet R, Beslay C. (2015). « Les professionnels du bâtiment face aux enjeux de la performance énergétique : nouveaux savoirs et nouveaux métiers », SociologieS [En ligne), (Deshayes, 2012[44] Op. cit.), prix et produits (Villot, Gondran et Laforest, 2015[45] Op. cit.), un contexte de concurrence croissante et une capitalisation parfois difficile, due aux reconfigurations du périmètre des groupements (Latortue et al., 2018[46] Op. cit.). Quand une entreprise répond à l’appel d’offres du bailleur, elle met généralement tous ses efforts dans la proposition d’un prix compétitif qui ne permet pas de pousser très loin l’ambition d’une rénovation. Le temps et l’énergie qu’elle doit dédier au montage de son dossier sont importants ; et très souvent, il ne s’agit que de quelques dizaines de maisons à rénover. La taille de ce type d’intervention ne lui permet pas d’avoir une visibilité sur le long terme et lui laisse assez peu de marges de manœuvre. Elle n’a ni le besoin, ni l’envie de modifier son business model. La fragmentation par lots comporte un nombre important de sous-traitants, ce qui complique la gestion du projet et la coordination avec tous les partenaires. Pas concernée par les phases conception, exploitation et maintenance, elle ne se préoccupe pas excessivement de la qualité de ses exécutions, ou de celle des réalisations des nombreux sous-traitants qu’elle mobilise. D’ailleurs, le manque de vérification sur la plupart des opérations réalisées ne contribue pas à les sensibiliser : c’est la logique de l’obligation des moyens sans obligation de résultats (Sidler, 2012[47] Op. cit.).

L’exploitant-mainteneur (il s’agit souvent de la même structure qui est chargée à la fois de l’exploitation et de la maintenance), enfin, intervient dans la presque totalité des cas après la livraison du chantier. N’ayant participé ni à la conception, ni à la réalisation, il se retrouve à devoir gérer et maintenir un système qui est figé et un bâti qu’il n’a pas contribué à rénover.

En conclusion, une série de freins empêche aujourd’hui d’aller vers la massification de la rénovation énergétique très performante (synthèse présentée dans la figure 2).

Figure 2. Synthèse des freins à la massification de la rénovation très performante (source : auteur).

Certains freins sont transversaux à l’action des différents acteurs, comme le fonctionnement « par silo » (bien lisible dans la figure 1), encouragé en France par la loi MOP, considéré comme un obstacle à une « réponse système » et à la gestion des interfaces entre les phases du projet et les acteurs [ENT9_CONST ; ENT12_BAIL ; ENT14_BE] (Latortue et al., 2018[48] Op. cit.). L’absence d’obligation sur les résultats déresponsabilise toute la chaîne des acteurs et contribue aux mauvaises performances des biens rénovés, qui peuvent présenter des écarts importants par rapport aux attendus. L’approche « par tranches » de travaux implique la réalisation de rénovations « partielles » et pas « intégrées », ce qui n’améliore que faiblement les performances après travaux et contribue à « tuer le gisement ». Enfin, la taille réduite des opérations (Herbulot, 2019[49]Herbulot P. (2019). « L’ingénierie, au cœur de la transition », CVC (Chauffage, Ventilation, Conditionnement d’air), n° 903.), l’impossibilité de se projeter sur le long terme, la rigidité du cadre juridique et le contexte global de contrainte financière réduisent l’espace de l’innovation et ne favorisent pas une transformation profonde des pratiques et des business models de la MOE et, surtout, des entreprises de construction.

Ces verrous, bien qu’importants et à eux seuls capables d’empêcher des avancées dans le secteur, ne sont que les indices par lesquels se manifeste un verrou plus englobant, d’ordre structurel. En effet, tous ces acteurs « composent une collection d’individus et entreprises polarisés, là où les pouvoirs publics et les représentants du secteur rêvent d’une organisation holistique de la filière » (Frances et Tricoire, 2016, p. 98[50] Op. cit.). L’action même des pouvoirs publics est dispersée et fragmentée, privilégiant trop souvent des solutions ponctuelles qui n’aident pas à la structuration d’une véritable filière de la rénovation haute performance (Spadaro et Cordeau, 2018[51]Spadaro L, Cordeau E. (2018). « Éclairage sur la rénovation énergétique du bât », IAU (Ile de France).). Autrement dit, le défi est celui de passer d’un ensemble atomique et dispersé d’acteurs qui offrent un service ou un produit, qui expriment un besoin ou lancent une commande, à une vision privilégiant la nature interdépendante de la rénovation et les interrelations nécessaires entre ses acteurs.

Stratégies et solutions pour lever les verrous :
la démarche Energiesprong

L’objectif de cette partie est de présenter, en nous appuyant sur une démarche internationale visant la massification de la rénovation énergétique très performante, un certain nombre de solutions et stratégies pour aider à lever les verrous listés précédemment. Plusieurs dispositifs existent, en France et au niveau international, pour impulser la rénovation énergétique du bâti résidentiel. Les approches, les moyens et la philosophie de ces dispositifs peuvent varier de façon importante.

Le choix de présenter la démarche Energiesprong (ES) tient à plusieurs raisons. En premier lieu, car elle semble avoir apporté des réponses à certains éléments de blocage des bailleurs sociaux mais également des autres acteurs de la rénovation face au défi de la massification de la rénovation énergétique très performante. Deuxièmement, car elle semble avoir déclenché un mécanisme vertueux qui a permis de faire baisser de façon significative les coûts de la rénovation et de lancer des opérations de rénovation à une large échelle. Ensuite, car elle regroupe un certain nombre de solutions qui existent déjà, mais qui sont dispersées, ou sous-exploitées, ou encore peu utilisées dans le cadre de la rénovation. Enfin et surtout, car elle implique un certain nombre de transformations concernant les savoirs, l’organisation et le modèle économique des acteurs impliqués, ainsi que du cadre juridique dans lequel ils évoluent ; transformations dont l’analyse est l’objectif de cet article.

L’histoire d’ES commence en 2013 aux Pays-Bas. Face aux résultats insatisfaisants des stratégies mises en place depuis le début des années 2000 pour impulser la rénovation[52]Quatrième plan national de politique environnementale, 2001 ; Energy Innovation Agenda, 2005 ; labélisation du 100 % du stock bâti existant avant 2020, 2008., le gouvernement néerlandais donne 50 millions d’euros à une équipe indépendante de développement de marché, en lui attribuant comme mission de parvenir en cinq ans à massifier la rénovation énergétique du bâti existant (Van den Munckhof et Van Erck, 2015[53]Van der Munckhof J, Van Erck R. (2015). « A house makeover paid for by your energy bill », Annales des Mines-Responsabilité et environnement, n° 78, p. 85‑88.). Cette équipe, dénommée Energiesprong (« saut énergétique »), mandatée par le ministère de l’Intérieur, développe des stratégies organisées en sous-programmes, selon le type de bâti à rénover, dont fait partie le sous-programme « Stroomversnelling », qui concerne le parc social en maison individuelle. La mise en place d’un ensemble d’innovations (contractuelles, organisationnelles, techniques, financières mais également réglementaires) (Oostra, 2015[54]Oostra MA. (2015). « De-burden or co-design & co-create? », Proceedings of the Future of Open Building Conference, ETH Zürich.) a permis aux principaux bailleurs de lancer un plan de rénovation sur le temps long et à une large échelle. À ce jour, 5 000 rénovations ont été effectuées, 14 500 autres contractualisées (Energiesprong, 2018[55]Energiesprong. (2018). [En ligne).

Quels sont les principes à la base de la démarche néerlandaise, et quels freins permettent-ils de lever ?

En premier lieu, ES propose une vision alternative aux approches de rénovation « par tranches », comportant des interventions partielles sur le bâti ou les systèmes techniques. ES demande une approche « one shot » et intégrée (Brown et al., 2019[56]Brown D, Kivimaa P, Rosenow J, Martiskainen M. (2019). « Overcoming the systemic challenges of retrofitting residential buildings in the United Kingdom: a Herculean task? » dans Jenkins K, Hopkins D, Transitions in Energy Efficiency and Demand The Emergence, Diffusion and Impact of Low-Carbon Innovation, Abingdon, Routledge.), qui prévoit d’intervenir une seule fois sur le bâti, mais de façon importante (transformation profonde des façades et du toit, intervention sur les systèmes techniques, introduction de pompes à chaleurs, remplacement des équipements électroménagers, modification de certaines caractéristiques des espaces intérieurs, production d’énergie à travers le recours au photovoltaïque).

Ensuite, pour faire face aux difficultés de financement pour le MO d’un projet de rénovation, ES adopte deux stratégies. La première vise à faire baisser globalement le coût des rénovations. Cela passe, d’une part, par la création d’un cahier des charges qui reste à peu près identique pour chaque opération. D’autre part, l’État soutient financièrement les premières interventions des principaux bailleurs, qui s’engagent ainsi à mettre sur le marché un nombre important (plusieurs milliers) de rénovations sur un arc temporel de quelques années. Cela a permis aux MOE, aux constructeurs et aux fournisseurs, rassurés par le saut d’échelle et par la présence d’un cahier des charges connu et stabilisé, de tester et déployer des solutions innovantes avec une prise de risque limitée, et d’aller vers une industrialisation des procédés. Le coût de la rénovation est ainsi passé de 130 000 euros par maison pour les premiers projets pilotes (Oostra et Huovinen, 2016[57]Oostra M, Huovinen P. (2016). « Radical Programmes for Developing the EU Residential Building Sector », Creating built environments of new opportunities, n° 1, p. 17.) à une moyenne de 60 000 – 70 000 euros par maison pour les projets les plus récents, avec l’objectif d’atteindre 40 000 euros par maison, ce qui serait possible grâce à l’avancée de l’industrialisation des procédés et aux effets d’apprentissage (Kok, 2017[58]Kok R. (2017). « Tendering strategy for the sustainable social housing industry », Bachelor’s thesis, University of Twente.). L’industrialisation a permis également de réduire la durée du chantier (cinq jours pour les dernières réalisations).

La deuxième stratégie adoptée part d’une réflexion sur le long terme concernant les dépenses liées aux consommations énergétiques. Si ces dernières étaient égales à zéro, les sommes d’argent ainsi épargnées pourraient permettre de payer des rénovations très performantes. ES fixe ainsi un objectif de neutralité énergétique pour le bâti rénové (il ne doit pas consommer plus que ce qu’il ne produit). Les locataires versent au bailleur l’équivalent de ce qu’ils auraient dû payer en charges et qu’ils ne payent plus, les charges en consommation énergétiques étant égales à zéro. Le bailleur peut ainsi utiliser ces sommes pour rembourser les coûts des rénovations.

Ensuite, la démarche s’attaque au verrou constitué par le flou concernant la performance réelle du bâti après travaux. Le mécanisme de financement reposant sur une consommation égale à zéro, il est indispensable que ces performances réelles ne s’écartent pas de celles simulées. ES prévoit la mise en place d’une garantie de performance énergétique sur 25 ou 30 ans. Il s’agit d’une offre intégrée, couvrant une rénovation résidentielle complète et assurée par une chaîne d’approvisionnement qui regroupe les phases de conception, construction, exploitation et maintenance sous un même contrat (passage vers une notion de « coût global » du projet) (Menconi et Grohmann, 2014[59]Menconi ME, Grohmann D. (2014). « Model integrated of life-cycle costing and dynamic thermal simulation (MILD) to evaluate roof insulation materials for existing livestock buildings », Energy and Buildings, n° 81, p. 48‑58.). Le mécanisme ressemble à celui des contrats de performance énergétique qui existent également en France mais qui arrivent assez rarement à regrouper les quatre phases. De plus, dans le cas d’ES, c’est l’ensemble du groupement retenu qui est responsable de la garantie de performance.

La démarche ES ne s’est bien évidemment pas construite du jour au lendemain. Elle est le résultat d’un investissement important de la part de l’État néerlandais et de l’équipe Energiesprong qui a mené un travail de coordination et de réseautage entre les bailleurs sociaux, les entreprises de construction, les bureaux d’études, les concessionnaires et le pouvoir public. L’équipe s’est occupée également des aspects procéduraux, en visant la standardisation des démarches afin de réduire les coûts de transaction et le temps d’obtention des permis (Oostra, 2015[60] Op. cit.). De son côté, l’État a joué un rôle central dans le financement initial et dans la promulgation de plusieurs lois visant à rendre possible et à cadrer la démarche. Nous ne citons ici que les plus significatives : premièrement, la loi « Energie Prestatie Vergoeding » (EPV, compensation de performance énergétique, 2016), qui a permis aux bailleurs sociaux de facturer aux locataires des frais mensuels pour la performance énergétique. Ces frais, nous l’avons vu, ne sont donc plus versés par les locataires aux fournisseurs d’énergie, mais directement au bailleur qui les utilise pour rembourser les dépenses des travaux de rénovation (Goessen, 2016[61]Goessen B. (2016). « The distribution system operator as flexibility manager of distributed energy resources: A spreadsheet based simulation study on the case of the Netherlands », thèse, Delft University of technology.). Deuxièmement, c’est le fonctionnement concurrentiel classique du marché qui a été subverti (loi « Crisis en Herstelwet », crise et relance économique, 3 mars 2010). Au lieu d’avoir une série de bailleurs lançant, chacun de son coté, un appel d’offres pour un lot de quelques dizaines ou centaines de maisons, il a été rendu possible qu’ils lancent des appels groupés proposant une « assiette » importante de maisons à rénover. Ensuite, il a été possible d’établir des binômes associant un bailleur et une entreprise pour mener à terme les projets pilotes sans passer par une phase concours.

Le déploiement d’ES aux Pays-Bas ne s’est pas fait non plus sans un changement profond des capacités organisationnelles, des savoirs, du business model des acteurs impliqués, ainsi que du cadre normatif et juridique (Brown et al., 2019[62] Op. cit.). Bien qu’encore dépendante de financements et subventions externes (Azcarate-Aguerre et al., 2017[63]Azcarate-Aguerre J, Konstantinou T, Klein T et al. (2017). « Investigating the business case for a zero-energy refurbishment of residential buildings by applying a pre-fabricated façade module », Proceedings of the European Council for an Energy Efficient Economy, p. 1113-1122. ; Van Oorschot, Hofman, et Halman, 2016[64]Van Oorschot J, Hofman E, Halman JI. (2016). « Upscaling large scale deep renovation in the Dutch residential sector: A case study », Energy procedia, n° 96, p. 386‑403.), Energiesprong a pu faire ses preuves : elle est sortie de l’expérimentation, et son concept est largement appliqué dans les rénovations en cours aux Pays-Bas, au-delà du parc social et également pour les immeubles collectifs.

À travers trois projets de recherche[65]Le premier dans le cadre de Horizon 2020 (financement de 3.6 mln, terminé le 28/2/19), et les deux autres dans le cadre de Interreg North-West Europe (E=0, avec un financement de 5.4 mln d’euros, et Mustbe0, 11 mln d’euros). Les partenaires français du projet Transition Zéro sont l’équipe de développement Greenflex (qui joue en France le même rôle que l’équipe Energiesprong), le CSTB, l’Union Sociale pour l’Habitat, le Pôle Fibres EnergieVie avec le soutien du Plan Bâtiment durable, de l’ADEME et du ministère pour l’Égalité des territoires et du Logement (Transition Zéro, 2015, Energiesprog project)., l’Union Européenne promeut le transfert d’ES dans d’autres pays européens. En France, bien qu’encore à un stade d’expérimentation, la démarche semble prendre pied. Une première charte a été signée en 2016 par 36 acteurs (9 bailleurs sociaux, 20 fournisseurs et 7 facilitateurs), avec un engagement de la part des bailleurs de mettre sur le marché 3 600 logements à rénover avant 2022. Le 9 octobre 2018, une deuxième charte a été signée, impliquant 64 partenaires dont 14 bailleurs sociaux, pour un engagement de 6 650 rénovations avant 2023 (Energiesprong, 2018[66] Op. cit.) Le programme EnergieSprong France a récemment été retenu dans le cadre des appels à projets CEE[67]Arrêté du 1er mars 2019, JORF n° 0059 du 10 mars 2019, texte n° 6., visant sur 2 ans à étendre l’approche de trois à douze régions françaises, en l’accélérant dans le logement social et en la transposant sur les segments de l’habitat privé et des bâtiments éducatifs. Trois projets-pilote ont vu le jour récemment, à Hem, à Longueau (Hauts-de-France ; livraison à l’automne 2018) et à Chateaugiron (Bretagne, mars 2019) ; d’autres sont en cours (Wattrelos, Vaulx-en-Velin).

Dans la partie suivante, nous analyserons trois projets-pilote en France. Le stade encore expérimental de la démarche nous permettra de rentrer dans le cœur des adaptations, des tentatives, des changements déjà mis en place, en cours, ou bien envisagés ou pressentis par les acteurs impliqués. Il sera ainsi possible d’identifier quelques directions de transformation de ces métiers et du cadre juridique dans lequel ils évoluent. En creux, cette expérience fait apparaître le chemin laborieux visant à assurer l’ensemble des conditions nécessaires pour le déploiement de la démarche en France.

Au cœur des transformations en train de se faire :
Energiesprong en France

Présentation des projets

Nous nous sommes intéressés aux trois projets-pilote de Hem, Longueau et Wattrelos, et avons réalisé, entre septembre 2017 et mai 2019, quinze entretiens semi-directifs avec certains acteurs impliqués (tableau 1), à partir d’une grille d’entretien articulée en plusieurs thèmes.

Les trois sites de projet se localisent dans la région des Hauts-de-France ; Hem et Wattrelos, à côté de Lille, et Longueau, à l’est d’Amiens (figure 3a).

Figure 3. a) localisation des trois projets étudiés ; localisation des sites de projet à b) Wattrelos, c) Longueau, d) Hem (source : auteur).

Il s’agit de trois petites communes (5 500 habitants pour Longueau, 9 000 pour Hem et 41 000 pour Wattrelos), caractérisées par une part importante de logements sociaux (33 % du parc environ), avec une surreprésentation en maison individuelle (qui approche 66 % du parc social à Hem). Dans les trois cas, il s’agit de maisons individuelles de deux étages en bande, inscrites sur des parcelles avec jardin des deux côtés du bâti, en classe énergétique E, F ou G (figures 3b, 3c, 3d). Les figures 4 et 5 montrent, pour le projet de Hem, des maisons non rénovées (figure 4) et, de l’autre côté de la même rue, des maisons rénovées (figure 5). Même si on peut observer dans les trois sites des différences par rapport aux travaux réalisés, globalement la démarche a comporté l’application d’une nouvelle façade et d’un toit préfabriqués, l’introduction de pompes à chaleur et ventilation double flux, le remplacement des équipements électroménagers, la modification de certaines caractéristiques des espaces intérieurs, la production d’énergie à travers le recours au photovoltaïque, l’installation d’une tour thermique (en façade ou dans le jardin).

Figure 4. De part et d’autre de la même rue de Hem, des maisons non rénovées…
Figure 5. …et des maisons rénovées (clichés : auteur).

Le tableau 1 liste les acteurs impliqués dans les trois projets. Greenflex est l’équipe de développement chargée de la transposition d’ES en France. Son rôle est celui du réseautage, de la sensibilisation, de l’information et de l’accompagnement des acteurs, y compris des acteurs institutionnels. Il doit, d’une part, susciter un intérêt au sein des MO pour qu’elles lancent des marchés selon la démarche ES, ainsi qu’au sein des MOE et des entreprises susceptibles de répondre à ces appels d’offres. D’autre part, Greenflex doit identifier des stratégies visant à faire sauter les verrous, notamment juridiques et réglementaires, pouvant faire obstacle au déploiement de la démarche et permettant la transposition du modèle ES hollandais au contexte français.

Vilogia et ICF habitat sont deux bailleurs sociaux très présents dans ces territoires et importants à l’échelle nationale. Très engagés dès le départ dans ES, ils font partie des premiers signataires de la charte et sont partie prenante des projets européens. Pour eux, l’enjeu est clairement celui de la diffusion de l’innovation dans un écosystème d’acteurs et au sein de leurs propres organismes [ENT5_BAIL]. La phase de préparation avant le lancement des appels d’offres a été longue et demandeuse en termes de temps et d’énergie, constellée d’ateliers d’information, séminaires internes, voyages d’études aux Pays-Bas et échanges avec Greenflex. Dans le cas de Vilogia, elle a été portée par la responsable aux projets européens et le responsable à l’innovation, chargés de suivre la phase d’expérimentation de ce projet pour passer ensuite la main à la maîtrise d’ouvrage une fois que la démarche sera stabilisée. Leur action s’est focalisée principalement sur deux fronts : en interne, en listant tous les services et les postes impactés par ES, et en mettant en place des actions spécifiques en réponse (formation des équipes de contact client, sensibilisation de la MO et des équipes de suivi de la maintenance, travail avec le service juridique, etc.) ; et dans le lancement de l’appel d’offres, en construisant les cahiers des charges, en choisissant les maisons à rénover, en obtenant l’accord des habitants. Les bailleurs, avec la MOE, ont également interagi avec les services techniques et les élus des trois communes, en négociant des conditions favorables au déploiement de la démarche. Contrairement à ICF Habitat, Vilogia n’a pas fait appel à une AMO.

La MOE est constituée par des bureaux d’études techniques et énergétiques, ainsi que par l’architecte. Les entreprises de construction sont Rabot Dutilleul Construction et Bouygues Construction ; les mainteneurs, Pouchain et Dalkia. Les groupements pour Hem et Wattrelos sont identiques, à l’exception de l’industriel. À Longueau et à Wattrelos, ce dernier n’a pas été intégré dans le groupement.

Les transformations observées dans les trois projets-pilotes : la phase d’expérimentation

L’analyse des entretiens réalisés avec la plupart des membres des consortia et, pour certains cas, répétés à différents stades d’avancement des projets, a permis de faire ressortir les principales transformations demandées par ES lors de cette première phase d’expérimentation. Nous allons les présenter en les reliant aux principes structurant la démarche et illustrés précédemment.

En premier lieu, c’est le partage de la responsabilité de la garantie de performance énergétique – sur 25 ans à Hem et Wattrelos et 30 ans à Longueau – entre tous les membres du groupement qui a comporté un nombre important de transformations.

Ce n’est pas tant l’introduction d’une garantie de performance sur le long terme qui fait nouveauté (ICF Habitat a été le premier à lancer un contrat de performance énergétique en tiers investissement dans le logement social en 2011[68]Bullier A., Lefevre C. 2011. Contrat de performance énergétique pour la rénovation de 64 logements sociaux. Groupe ICF. [En ligne), que le partage de cette responsabilité (et donc des pénalités éventuelles dues au non-respect de la garantie) entre les membres du regroupement ; ceci a en effet eu comme première conséquence un surinvestissement des services juridiques des partenaires afin de formaliser cette contractualisation. Ensuite, la prise en compte de cette exigence a demandé au bailleur de lancer les appels d’offres en Marché Global de Performance (MGP). Ce type de marché, qui a remplacé en 2014 le marché en Conception Réalisation Exploitation Maintenance (CREM) prévoit la participation de l’entreprise de construction et du mainteneur au groupement de réponse à l’appel d’offres, et donc dès la phase de conception (figure 6).

Figure 6. Schématisation d’une rénovation ES en marché maîtrise global de performance (source : auteur).

L’entreprise est mandataire générale du projet. Ce type de marché est très peu utilisé dans le cas de la rénovation énergétique. Pour le projet de Hem et pour Vilogia, il s’est agi d’une première. Ce type d’approche permet le dépassement des logiques de travail « en silo » et promeut une vision intégrée de la rénovation : « En fait, si on travaille comme dans les groupements classiques, on ne va jamais y arriver, donc c’est-à-dire travailler en silo à cumuler les marges : ça révolutionne aussi la façon de travailler entre nous » [ENT11_MAINT].

Les enjeux énergétiques, secondaires dans une rénovation classique, sont ici au cœur du projet. Les rôles et l’action des acteurs s’en retrouvent bouleversés (la figure 6 schématise certaines des transformations évoquées par la suite). Au sein du groupement, le bureau d’étude énergétique voit son importance, sa responsabilité (et son honoraire) augmenter. En effet, sa contribution est fondamentale dans le choix des solutions de projet, des matériaux et des technologies utilisées. De la qualité de ces choix et des simulations qu’il réalisera dépend la construction de l’offre à la base de la garantie de performance. Il est donc davantage écouté par l’entreprise et davantage sollicité en phase réalisation. Il doit faire preuve de pédagogie vers les partenaires pour expliquer à quel point le respect du cahier des charges est important. Globalement, tous les acteurs impliqués, tant en MO qu’au sein du groupement, ont intérêt à éviter les conflits et à jouer le jeu, car ils sont directement ou indirectement obligés à entretenir des relations pendant 25 ans. En interne, ce qui change, c’est sa vision d’un projet de rénovation, qui s’inscrit dans la durée. Par exemple, la performance des matériaux sur le long terme est regardée avec attention : « Dans un projet classique, on prend la fiche technique de l’isolant qui donne une valeur de résistance thermique, on rentre dans le moteur de calcul, on sort la valeur de consommation et puis c’est fini. Mais quand on doit garantir sur 25 ans, on regarde mieux, et on voit que l’isolant perd 3 % de sa performance par an. Donc soit on doit anticiper soit on change de matériaux » [ENT6_BE].La compréhension et une modélisation efficace des comportements des habitants deviennent primordiales, car ces derniers ont un impact sur la consommation énergétique : « normalement, on dit : mon modèle est conforme à une norme, là on dit : il est conforme à l’habitant » [ENT6_BE]. Le BE doit donc intégrer la phase exploitation et maintenance dans ses réflexions. Cela passe, en phase conception, par un travail délicat de simulation, qui intègre des marges de risque et demande, par la suite, un diagnostic très poussé des biens à rénover, qui va jusqu’à l’identification du nombre de personnes qui occupent le logement et leur possession d’équipements ou dispositifs consommateurs en énergie ou producteurs de chaleur.

Le constructeur, en tant que mandataire, a le dernier mot sur le projet. Mais il assure un quota important de la garantie de performance et en est juridiquement et techniquement responsable. Cela transforme ses relations avec les sous-traitants et les fournisseurs. Les premiers sont suivis de près, et la qualité de leurs réalisations est contrôlée. Il s’agit d’un point délicat : à Hem, un nombre important de sous-traitants est intervenu, ce qui a augmenté la difficulté de maîtrise de l’objet et entraîné un allongement de la durée du chantier. À Longueau, l’entreprise a pu s’appuyer sur des compétences internes et sur des ouvriers polyvalents. Alors que dans une rénovation classique, le recours à la sous-traitance ne pose pas de soucis majeurs, face aux ambitions d’ES, le modèle de Longueau semble à première vue plus adapté et représente un enjeu de formation pour les compagnons dans les entreprises, car il interroge la notion de spécialisation.

Le mainteneur est, au sein du groupement, celui qui porte le quota le plus important de la garantie et, en même temps, l’acteur qui devra gérer sur le long terme le bâti rénové et ses performances. Dans une rénovation classique, son rôle commence après la livraison du chantier. Ici, il devient un élément clé du groupement de projet et intervient bien en amont, dès la phase de conception. Il peut en effet orienter certains choix de projet. Par exemple, à Hem et à Wattrelos, le positionnement de la tour thermique à l’extérieur, dans le jardin, a été demandé par Pouchain, car cela simplifiera son action de maintenance. L’impact de ce choix n’est pas que technique et se répercute sur d’autres questions d’ordre esthétique et fonctionnel.

Enfin, du côté de la MO, le bailleur se trouve dans une position délicate. D’une part, en adhérant à la démarche ES et en lançant un marché en performance globale, il a mis la garantie de performance au centre du projet et il a pu sélectionner le groupement à partir des solutions les plus convaincantes. D’autre part, ce faisant, il a réduit ses marges de manœuvre. En effet, à la différence d’un marché en MOE classique, avec le MGP « on achète tout au démarrage » [ENT4_BAIL] : la phase de négociation après la deuxième offre représente pour le bailleur la dernière possibilité d’orienter les solutions de projet.

Avec la garantie de performance, l’un des principes clés d’ES est la neutralité énergétique. Pour atteindre cette neutralité, trois stratégies sont déployées : l’amélioration des performances du bâti existant, la production d’énergie in situ et la formation des occupants à l’usage du logement rénové. La production de l’énergie in situ, dans un projet de rénovation standard, ne pose pas de soucis particuliers. Dans les cas de ES, cela représente par contre un point crucial. En effet, les moyens techniques utilisés, à Hem comme à Longueau, (installation de panneaux photovoltaïques, de pompes à chaleur et de ventilation simple ou double flux ; déconnexion du réseau de gaz pour passer à 100 % d’énergie électrique), ont mis en crise les réseaux publics d’alimentation électrique existants, car la quantité d’énergie électrique produite par les panneaux photovoltaïques était trop importante. Cela a nécessité des interventions majeures de la part des concessionnaires afin d’adapter les réseaux. Ni budgétisées, ni anticipées, ces interventions ont retardé les chantiers et augmenté les nuisances. À Wattrelos, où la taille de l’opération de rénovation est plus importante (160 maisons), le concessionnaire « ne sait pas comment faire, son logiciel ne lui permet pas ; on ne peut même pas savoir le coût de raccordement : il nous a donné une fourchette entre 400 000 et deux millions d’euros » [ENT6_BE]. Une démarche comme ES demande ainsi à la MO et au groupement de projet d’intégrer dès le départ les concessionnaires dans les réflexions de projet. Ce dernier devient un acteur de la rénovation énergétique à part entière. De son côté, il se doit de développer, en interne, des compétences et des structures lui permettant de faire face à ce type d’opération. Depuis les travaux à Hem et Longueau, Enedis a en effet créé un service dédié à ES en identifiant un référant national.

Les habitants des maisons ont eux aussi un rôle de premier plan. Leurs comportements ont un impact sur les consommations énergétiques, donc sur la neutralité énergétique des maisons et, au final, sur la garantie de performance (Gram-Hanssen 2014a[69]Gram-Hanssen K. (2014a). « Retrofitting owner-occupied housing: Remember the people », Building Research & Information, vol. 42(4), p. 393-397., 2014b[70]Gram-Hanssen K. (2014b). « Existing buildings–Users, renovations and energy policy », Renewable Energy, n° 61, p. 136‑140. ; Organ, Squires et Proverbs, 2013[71]Organ S, Squires G, Proverbs DG. (2013). « New research methods in identifying motivations for energy efficiency refurbishment of owner-occupied homes », WIT Transactions on Ecology and the Environment, n° 179, p. 487‑498. ; Bourgeois, Pellegrino et Lévy, 2017[72]Bourgeois A, Pellegrino M, Lévy JP. (2017). « Modeling and mapping domestic energy behavior: Insights from a consumer survey in France », Energy Research & Social Science, n° 32, p. 180‑192.). De ce fait, la MO et le groupement (entreprise de construction, bureau d’études énergétiques et architecte en premier) sont très concernés par l’accompagnent et l’information : leur investissement dans ces tâches a été, dans le cadre de ES, beaucoup plus important en termes de temps et moyens affectés par rapport à une rénovation standard. Les occupants, quant à eux, peuvent décider quelle suite donner à ces informations. En effet, la neutralité énergétique prévoit un forfait basé sur un bouquet de comportements mesurés et dont ils ont connaissance à travers des compteurs installés sur place (par exemple, ne pas chauffer à plus de 21 °C le salon, ne pas consommer plus de 108 litres d’eau chaude sanitaire à 55 °C par jour). Les ménages sont incités à respecter ces consignes, ou bien de consommer plus et d’avoir ainsi une facture énergétique plus importante. Notons que ce protocole introduit une distinction entre des comportements qui sont mesurables et immédiatement traduisibles en consommation (chauffage, production d’eau chaude, etc.) et d’autres qui ne le sont pas (production de chaleur due à des activités comme cuisine et repassage, fréquence de l’ouverture des volets et des fenêtres, etc.). Ce qui n’est pas sans conséquences sur la façon dont le ménage appréhende son rapport à l’énergie et à l’espace.

Les transformations en cours ou pressenties :
vers une sortie de la phase d’expérimentation ?

Les trois projets pilotes de Hem, Longueau et Wattrelos ont permis d’avoir un premier test de la faisabilité d’ES en France. Pour sortir de la phase d’expérimentation, d’autres transformations sont en cours ou doivent encore se concrétiser. Leur mise en place demande des adaptations importantes par rapport au cadre d’origine d’ES aux Pays-Bas. Nous allons ici présenter les principales directions de transformation que nous avons pu identifier (elles sont synthétisées dans la figure 7 qui les relie aux freins et aux principes d’ES).

La première concerne l’industrialisation des procédés. Pour assurer la faisabilité économique des rénovations, ES se pose comme objectif de faire baisser les coûts de la rénovation. Aux Pays-Bas, la proposition de la part de la MO d’un cahier des charges qui reste identique d’un projet sur l’autre, couplé à l’engagement de la part des bailleurs de lancer un nombre important de marchés ES, a rendu possible le développement de procédés industriels. Ces procédés se basent sur la préfabrication et l’assemblage de solutions et composantes standardisées, de haute qualité, qui seront ensuite « collées » sur l’existant. Le modèle d’inspiration (que tous les acteurs interviewés ont cité) est celui de l’automobile : « dans les voitures, 99 % des composantes sont les mêmes. Renault assemble les voitures, il ne les fabrique pas » [ENT9_CONST]. Les industriels et les artisans fabriquant les structures en ossature bois nécessaires pour la production des façades et des toits préfabriqués ont pu monter en puissance et assurer la réponse aux nombreuses commandes liées à ES. En France, bien qu’au centre de réflexions depuis des années (Sidler, 2012[73] Op. cit.), l’industrialisation des procédés n’est qu’à un stade embryonnaire.

Figure 7. Freins, principes d’ES et principales transformations observées ou potentielle (source : auteur).

Le tissu industriel français de l’ossature bois est beaucoup moins développé et se caractérise par la présence de structures de petite ou moyenne taille ne pouvant pas assurer, singulièrement, une production de large échelle. La taille réduite des premières expérimentations de ES en France n’a pas permis de tester une véritable démarche d’industrialisation. Par exemple, il n’y a pas eu de standardisation de la commande : alors qu’à Hem et Wattrelos, la MO et le groupement retenus sont les mêmes, les panneaux de revêtements adoptés sont différents, et leur production reste liée à la spécificité du projet. Le concept d’industrialisation a fait débat en soi, autant entre bailleurs et groupements de projet qu’à l’échelle nationale : « La Fédération française du bâtiment, elle n’a pas tout de suite compris le projet, l’idée d’industrialisation derrière, de crainte que les artisans et les compagnons n’aient pas de boulot, alors qu’au contraire, c’était du challenge pour eux d’évoluer » [ENT4_BAIL]. Effectivement, le concept peut avoir des implications importantes pour les acteurs impliqués et ouvre des scénarios divers et parfois opposés. Aux Pays-Bas, les industriels de taille grande, petite ou moyenne sont montés en puissance, ont été intégrés aux groupements de projet dès la phase de conception et en sont parfois même à la tête. Leur poids au sein du groupement s’est fait au détriment de celui de la MOE : « l’idée, c’est que l’industriel entre guillemets va contraindre un peu la maîtrise d’œuvre à suivre le process industriel pour concevoir les façades » [ENT9_CONST]. Compte tenu de la nature du tissu industriel français, ce scénario est peu probable, sauf si les grandes entreprises françaises de construction décident d’internaliser les compétences de l’industrialisation des procédés. Cela rejoindrait la crainte précédemment évoquée de la Fédération française du bâtiment d’une polarisation des compétences au sein d’un nombre restreint de grandes entreprises, au détriment des artisans et des petites structures.

Un deuxième scénario, exploré dans le projet de Wattrelos, réside dans le fait d’industrialiser, au-delà du produit, le processus de production, en commençant par le cahier des charges de l’entreprise de construction. L’industrialisation du cahier des charges permettrait à l’entreprise de faire évoluer son métier vers celui de « chef d’orchestre » qui irait chercher les composantes au sein de fournisseurs, artisans, industriels. Ces acteurs ne resteraient que des sous-traitants dont l’implication en phase de conception ne serait pas nécessaire mais dont la qualité d’exécution serait recherchée. Cette possibilité est plus cohérente avec la structure du tissu d’entreprises françaises : une fois le cahier des charges établi, il est possible de démultiplier les consultations et de confier la production des composantes industrielles à plusieurs moyennes et petites entreprises locales. À Wattrelos, c’est un artisan (Menuiserie d’Artois) qui a remporté le marché et qui a été préféré à un industriel plus affirmé. L’industrialisation du cahier des charges remet en question le rôle de la MOE, car, une fois la procédure maîtrisée, le constructeur pourrait s’appuyer directement sur son BE interne. D’autres acteurs pourraient revendiquer le rôle de « chef d’orchestre de l’opération », en internalisant certaines compétences au sein de leur propre organisation. Dans cette direction, lors du 79e congrès de l’Union Sociale de l’Habitat (9/10/2018, Marseille), Philippe Rémignon, président du directoire du bailleur Vilogia, a évoqué la possibilité d’internaliser « la fonction construction et maintenance des logements suivant cette méthode de réhabilitation Energiesprong » (Energiesprong, 2018b[74]Energiesprong. (2018b). « 64 stakeholders have now joined the EnergieSprong movement in France », Vimeo [En ligne).

L’industrialisation des procédés impacte également le métier de l’architecte. Leur perception de ces impacts oscille entre l’intérêt vers une nouvelle démarche et la crainte que suscitent les principes de standardisation, de replicabilité, de production hors site, etc. D’une part, ces principes semblent réduire l’espace de la création pour l’architecte, et baisser la qualité des réalisations. Ils ont le sentiment qu’aux Pays-Bas, les architectes ont été mis de côté et que la standardisation du cahier des charges a permis, de fait, leur exclusion des groupements de projet. Les enjeux esthétiques semblent passer en second plan face aux exigences de performance et de préfabrication. Au sein des groupements de projet, l’architecte est le seul qui porte aussi une réflexion à l’échelle urbaine et à l’intégration des rénovations dans le paysage, et les résultats de projet aux Pays-Bas ne les confortent que partiellement : « En Hollande leur objectif c’est d’avoir trois façades : fausse brique, enduit, induit avec fausse brique. Ils poussent au bout la démarche industrielle et peuvent « tartiner » jusqu’au bout toutes les maisons, peu importe le quartier » [ENT8_ARCH]. Face à l’étendue des projets ES (plusieurs centaines de maisons), la prise en compte de l’échelle urbaine paraît d’autant plus importante. D’autre part, la complexité de ES pourrait permettre à l’architecte de se creuser une place plus importante dans le champ de la rénovation énergétique. Mais cela ne semble pas pouvoir se faire sans une transformation de leurs compétences et approches. Encore plus que l’articulation des espaces et l’esthétique du projet, centraux deviennent la prise en compte des usages et de l’ergonomie, l’intégration et le travail autour des composantes techniques (à l’intérieur de l’espace – par exemple, la ventilation double flux – et à l’extérieur – par exemple, la tour thermique), l’étude des finitions (par exemple, la question des jonctions des panneaux de revêtements), le traitement de la nouvelle façade qui, de par son épaisseur importante, devient un élément architectural à part entière, etc. ; et tout cela, en adoptant les méthodes de travail avec maquettes numériques et paramétriques (environnement BIM).

D’autres transformations sont attendues pour accompagner le déploiement d’ES en France, qui découlent du rôle de l’action publique, notamment dans l’adaptation du cadre juridique et règlementaire.

La question de la gestion de l’énergie produite sur place reste ouverte. Aux Pays-Bas, le bailleur a été investi des compétences pour vendre l’énergie au fournisseur et utiliser ces gains comme un fonds de roulement pour lancer des nouvelles rénovations. Il a pu également augmenter les loyers des locataires à la même hauteur des baisses des factures : pour le locataire, le loyer ne change pas, mais le bailleur dispose d’une somme supplémentaire. De plus, aux Pays-Bas, l’État a couvert, pendant les trois premières années de la phase d’expérimentation, les surcoûts initiaux des bailleurs. Ce n’est pas le cas en France, où, actuellement, c’est en utilisant la troisième ligne de quittance (voir note 65) que les bailleurs ont pu récupérer une partie de leurs investissements, mais ce n’est pas suffisant à couvrir l’ensemble des dépenses, et les projets n’ont pu être financés que grâce aux subventions européennes et à l’intervention de la Caisse des dépôts et d’autres instances publiques. Des évolutions sont attendues dans la réglementation, allant bien au-delà de ce que la loi sur l’autoconsommation (2017) a mis en place, et ouvrant à la possibilité que d’autres acteurs que les fournisseurs d’énergie puissent jouer un rôle actif et qu’il ne soit plus nécessaire de vendre l’énergie aux fournisseurs pour la racheter par la suite. Dans le cadre d’ES, ce rôle pourrait être joué par le bailleur ou bien par le mainteneur (en échange d’une réduction des coûts de maintenance qui sont aujourd’hui assez importants).

L’échelle du projet de Wattrelos, nous l’avons évoqué, a mis en difficulté le concessionnaire, qui avait déjà été déstabilisé à Hem et Longueau face à la nécessité d’adapter les réseaux aux capacités de réinjection d’énergie électrique provenant des panneaux photovoltaïques. Se pose la question de la faisabilité, technique et économique, d’opérations comme celle de Wattrelos et d’autres qui pourraient être lancées en France : « si, à Hem, on est sur des projets de particuliers donc sur des contrats classiques qui existent, à Wattrelos, sur 160 logements, on n’est pas dans le contrat cadre de rachat, c’est de la puissance publique. […] Donc là, il y a toute une ingénierie à développer » [ENT13_AMO]. Cela est d’autant plus vrai si on se positionne dans une perspective d’autoconsommation, où il serait demandé aux concessionnaires des transformations importantes des réseaux (par exemple, à Wattrelos, il a été nécessaire, entre autres, d’ajouter six postes de transformateurs), sans, en plus, leur acheter de l’énergie. Les concessionnaires sont amenés à s’interroger quant à leur rôle dans ce type d’opération. Ils commencent à envisager des transformations de leur métier. Au Royaume-Uni, par exemple, dans le cadre du projet ES de Nottingham, c’est le fournisseur qui a porté la construction : « il a intégré dans son métier des nouvelles compétences d’assemblage des composantes. C’est comme si Engie réhabilitait en France… il y a quelque chose de très intéressant qui se passe… On sait, d’ailleurs, qu’Engie s’intéresse pour de vrai à ce business model en France » [ENT4_BAIL].

Une deuxième question ouverte concerne la possibilité de faire évoluer les normes qui cadrent le fonctionnement du marché. En France, contrairement aux Pays-Bas, il n’existe pas un cadre qui permettrait à plusieurs MO de lancer des appels d’offres groupés : « ce qui pourrait être intéressant, c’est peut-être même facilité par la loi Elan[75]La loi n° 2018-1021 du 23 novembre 2018 portant Évolution du Logement, de l’Aménagement et du Numérique (ELAN) a instauré « l’obligation, pour un organisme de logement locatif social n’atteignant pas une taille qui lui permette d’assurer l’ensemble des fonctions stratégiques de manière autonome, de rejoindre un groupe » (projet de loi n° 846). Les organismes de logement social de moins de 12 000 logements ont jusqu’au 1er janvier 2021 pour atteindre ledit seuil ou se regrouper., c’est que des bailleurs puissent regrouper leurs parcs ensemble et passer des sortes d’accords-cadres sur 3 000 logements en prenant 300 logements chez chaque bailleur. Et aujourd’hui, c’est interdit de passer un accord-cadre à une équipe, parce que c’est considéré comme une non-mise en concurrence » [ENT7_ARCH]. Dans le cadre de la démarche ES, une première réflexion concernant la possibilité de lancer un appel groupé de la part de dix bailleurs est à l’étude par Greenflex et l’Union Sociale de l’Habitat. Des espaces de dérogation en raison du caractère expérimental de cette action pourraient s’ouvrir autour de cette question, ainsi qu’autour des normes qui cadrent le marché global de performance. Ce type de marché, s’il permet de mettre au centre l’énergie à travers le partage de la garantie de performance et d’impliquer tous les membres du groupement dans les différentes étapes du projet, présente également des limites. Des questions se posent sur l’organisme le plus approprié pour être mandataire du projet. Le MGP impose que ce soit l’entreprise de construction, mais, dans le cadre de ES, plusieurs acteurs revendiquent ce rôle : les bureaux d’étude, car le poids de la phase de conception est important ; le mainteneur, car il porte la responsabilité de la garantie et est directement sollicité en phase exploitation et maintenance pensant 25 ans. L’industriel, s’il était présent, pourrait lui aussi recouvrir ce rôle. Aux Pays-Bas, dans certains projets ES, les mandataires sont Factory Zero, un industriel, start-up, et un incubateur, créés dans le cadre du projet européen. Il agit au sein des projets en tant qu’intermédiaire, mais il intègre également des missions de conception, de construction et de production de composantes. On retrouve des configurations similaires au Royaume-Uni, où des start-up hybrides de petite taille et au périmètre flexible sont devenues des acteurs clés d’ES. En France, pour l’instant, un acteur de ce type n’est pas encore apparu. Les acteurs « traditionnels » ont tout intérêt à innover pour garder leur place dans le marché : « l’innovation va peut-être passer par la petite entreprise, agile, les start-up, qui savent ce qu’elles veulent. Les architectes, les constructeurs, s’ils ne s’adaptent pas, tant pis pour eux, il y en aura d’autres qui arrivent et qui trouveront leur business model là-dedans » [ENT4_BAIL].

Enfin, les collectivités locales pourraient avoir un rôle beaucoup plus important dans le financement et l’accompagnement des projets ES, pour les aider à franchir l’étape de l’expérimentation. À Hem, la métropole de Lille a contribué au financement, mais la démarche n’a pas été particulièrement valorisée, si ce n’est que par la reconnaissance internationale de l’intérêt du projet (il fait partie, pour la Commission Européenne, des 10 projets les plus innovants de l’année). De la même façon, la ville de Hem a mis du temps pour accepter de faciliter la mise en œuvre du projet. Des négociations ont concerné l’installation des panneaux photovoltaïques (PV) initialement contrecarrée par les services techniques de la ville. Les élus ont fini par l’autoriser (les PV d’ES sont les premiers installés en ville), mais ont pu imposer d’autres choix de projet visant à préserver l’image des maisons rénovées, qui ont compliqué les travaux [ENT8_ARCH].

Conclusion 

Dans cet article, la massification de la rénovation énergétique très performante est appréhendée comme un enjeu (ou une injonction ?) poussant les acteurs de ces processus vers l’innovation, à travers la transformation de leur vision, organisation, savoir-faire, ainsi que du cadre dans lequel ils évoluent. Il a été fait le choix d’étudier ces transformations à travers le « filtre » de la démarche ES. Si ce choix a permis une analyse assez fine de certains changements en cours ou en devenir, il a fortement orienté les résultats. Ces derniers méritent d’être confortés, complétés et mis en perspective par l’étude d’autres démarches de massification de la rénovation très performante.

L’étude de la démarche ES en France nous a permis d’observer une première série de transformations caractérisant la phase d’expérimentation. Il s’agit de changements permettant de tester dans des projets-pilotes la faisabilité d’ES. Sur le plan conceptuel, l’adoption d’une vision sur le long terme et l’inscription dans la durée semblent prioritaires et intéressent tous les acteurs : les bailleurs, qui se sont engagés à travers la signature de chartes à lancer un nombre important de rénovations ; les entreprises de construction, qui ont accepté de s’investir dans des projets déficitaires en misant sur la rentabilité globale sur le long terme ; les bureaux d’études, qui ont changé leur façon de construire les simulations énergétiques pour prendre en compte les 25 ans de vie du bâti après livraison ; les concessionnaires, qui ont dû s’investir dans les projets dès la phase de conception et envisager une intervention sur les réseaux. Le rôle central de l’énergie au sein du projet est un deuxième changement qui a impacté les pratiques et les savoirs des acteurs.

Ensuite, un marché de type global a été choisi pour seconder les principes d’ES ; il s’agit d’une première pour les acteurs impliqués dans le cadre d’un projet de rénovation. Le partage de responsabilité pour la garantie de performance a impliqué, d’un point de vue juridique, des nouvelles formes de contractualisation. La préfabrication des composantes a modifié le rapport au chantier : sa durée s’est réduite, et l’industriel a pris une place importante. Les rôles des partenaires au sein du groupement se sont hybridés : le mainteneur a eu son mot à dire en phase conception, la MOE et le mainteneur ont suivi de près la phase réalisation.

Ces transformations ne se sont pas faites facilement. Le suivi scrupuleux des principes d’ES a demandé de passer à travers de nombreuses négociations, au sein du groupement et entre le groupement et la MO, découlant souvent d’une certaine forme de résistance à l’innovation visant à ne pas trop s’écarter des sentiers battus, et donc des solutions maîtrisées. La qualité finale des projets a été rendue possible grâce au climat de confiance entre les partenaires, qui se connaissaient depuis longtemps et avaient déjà travaillé ensemble, et à l’investissement important des responsables du projet qui, au sein de leurs propres organismes, ont porté et soutenu la démarche, parfois en devant justifier en interne la non-rentabilité du projet, l’intérêt d’y dédier autant de temps, etc.

La sortie de la phase d’expérimentation est encore lointaine. En effet, les transformations observées, bien qu’importantes, ne sont pour l’instant pas encore structurelles. Cette recherche a permis d’identifier un certain nombre de scénarios comportant à court ou moyen terme des évolutions majeures des métiers qui pourraient découler d’une adoption diffuse des principes d’ES. Des reconfigurations organisationnelles et des savoirs sont à l’œuvre. Le rôle de l’architecte et des bureaux d’études en MOE est mis en crise par l’industrialisation des procédés. Le bailleur, l’entreprise de construction, le mainteneur et le concessionnaire pourraient tous aller vers une intégration de nouvelles compétences au sein de leurs organismes : construction, maintenance et gestion de l’énergie pour le bailleur, industrialisation et rôle plus important des BE internes et donc en conception pour l’entreprise, gestion de l’énergie et rôle plus important en conception pour le mainteneur, construction pour le concessionnaire des réseaux. De nouvelles typologies hybrides d’acteurs pourraient émerger : des start-up intégrant des capacités de production et construction, s’occupant en même temps de la conception du projet. Le rapprochement de la phase conception et construction-production semble être l’une des conséquences les plus importantes demandée par l’industrialisation des procédés et la standardisation des composantes. Un jeu de (re)positionnement des acteurs se profile, pour consolider ou implémenter leur propre position au sein du marché.

Des formes de marché jusque-là inhabituelles dans le cadre de la rénovation énergétique pourraient s’affirmer davantage pour dépasser l’organisation « en silo » des étapes du projet, qui s’avère inadaptée à la rénovation très performante : le marché global de performance, le groupement momentané d’entreprises, le rapprochement de plusieurs MO lançant des appels d’offres groupés sont autant de possibilités qui ouvrent la voie vers une vision plus systémique et de large échelle de la rénovation. Au final, c’est le modèle économique des opérations de rénovation qui doit être réinventé, en abandonnant le modèle dominant, celui du marché atomisé (Brown, Kivimaa et Sorrell, 2018[76] Op. cit.), pour aller vers des solutions où tous les acteurs partagent la responsabilité de la réussite du projet et travaillent autour de solutions intégrées.

Pour accompagner le franchissement du stade de l’expérimentation, un rôle plus actif de la part de l’État est attendu. D’une part, pour soutenir financièrement les MO et permettre ainsi le lancement d’un nombre important de rénovations qui, à leur tour, permettraient le déploiement de l’industrialisation et la baisse des coûts, comme il a été observé aux Pays-Bas (Brown et al., 2019[77] Op. cit.). D’autre part, pour créer des nouveaux marchés et configurations contractuelles (Kotnarovsky et Lejeune, 2016[78] Op. cit.), des nouveaux cadres juridiques (Duval et Charru, 2018[79] Op. cit.) ou assouplir les cadres juridiques existants (Souami et Kasdi, 2015[80] Op. cit.) et constituer un corpus règlementaire et de lois nationales et régionales adaptées dans de nombreux domaines différents (règlementation thermique, réseaux et distribution d’énergie, spécifications techniques concernant le bâti et le patrimoine, etc.) (Charles et Roussel, 2018[81]Charles L, Roussel I. (2018). « Villes et transition énergétique : les collectivités face à l’évolution des enjeux énergétiques et environnementaux », Pollution atmosphérique, n° 237-238.). Se pose enfin la question de la transposabilité d’ES des Pays-Bas à la France : jusqu’à quel point rester « fidèle » au modèle original ? Quelles innovations pourraient trouver leur place ? Quelle(s) serai(en)t le(s) solution(s) d’un ES « à la française » ?

Le franchissement du stade d’expérimentation d’ES en France n’aurait pas seulement un impact sur les métiers de la rénovation. La taille des opérations (rénovation de centaines de maisons et logements dans un même quartier), les enjeux liés aux réseaux, la préfabrication et l’industrialisation des composantes (standardisation des solutions de projet) soulèvent des questions quant aux formes urbaines et architecturales produites, aux évolutions du prix du foncier, à l’intégration du projet dans un contexte existant, pour n’en citer que quelques-unes. Autant de questions cruciales qui n’ont pas trouvé de place dans cet article, mais qui font l’objet de recherches en cours et qui font de la massification de la rénovation énergétique un enjeu d’aménagement urbain.

Remerciements

Les entretiens (ENT12_BAIL, 06/2018) et (ENT13_AMO, 06/2018) ont été recueillis par Rania Hadjer. Merci à Zhuyu Yang pour son aide précieuse dans la mise en forme des figures (1, 3, 6, 7). Merci à tous les acteurs ayant accordé du temps pour un entretien, pour échanger et discuter et pour commenter cet article. Merci à Milo de ne pas avoir attendu la fin de la rédaction de cet article pour naître.


[1] Adam M. (2017). « Concevoir l’urbain durable. De l’injonction généralisée aux réalisations standardisées, les concepteurs face à la normativité économique et technique », Revue internationale d’urbanisme, no 3.

[2] Rannou S, Dumont M. (2018). « Vers un urbanisme orienté énergie ? La transition énergétique face aux épreuves de sa territorialisation dans une ville moyenne », Revue internationale d’urbanisme, n5.

[3] Zélem MC. (2010). Politiques de maîtrise de la demande d’énergie et résistances au changement : une approche socio-anthropologique, Paris, L’Harmattan, 323 p.

[4] Sidler O. (2012). « La rénovation thermique des bâtiments en France. Enjeux et stratégie », Enertech, Ingénieurs conseils, 48 p.

[5] Service de l’Observation et des Statistiques (SOeS). (2017). « Chiffres clés de l’environnement, édition 2016 », Paris, ministère du Développement durable.

[6] Crépon É, Charrue H. (2018). « Le bâtiment, entre idéal et réalité : les facteurs clés du succès de la transition énergétique », dans Annales des Mines. Responsabilité et environnement, n° 90, p. 95‑98. FFE.

[7] Villot J, Gondran N, Laforest V. (2015). « Les professionnels du bâtiment face aux enjeux énergétiques, une perspective limitée », [VertigO] La revue électronique en sciences de l’environnement, vol. 15, n° 3.

[8] Villot J. (2012). « Bâtiments et facteur 4, de l’émergence d’un objectif global à son application au niveau local : analyse des problématiques de rénovation dans le secteur résidentiel à caractère social », école nationale supérieure des Mines de Saint-Étienne. [En ligne].

[9] Souami T, Kasdi I. (2015). « Amélioration énergétique des îlots existants : quels cadres et outils juridiques dans la fabrication urbaine ? », rapport de recherche, projet ADEME.

[10] Frances J, Tricoire A. (2016). «‪ Rénover plus vert : les obstacles à la “montée en compétences” des artisans du bâtiment‪ », Formation emploi, n°3, p. 93‑114.

[11] Op. cit.

[12] Op. cit.

[13] Op. cit.

[14] Op. cit.

[15] Brown D, Kivimaa P, Sorrell S. (2018). « How can intermediaries promote business model innovation: The case of Energiesprong whole-house retrofits in the United Kingdom (UK) and the Netherlands », SPRU Working Paper Series, SPRU-Science Policy Research Unit, University of Sussex Business School.

[16] Arab N. (2014). « L’urbanisme en action. Pratiques et innovation », mémoire d’Habilitation à Diriger des Recherches (HDR), Lab’urba, université Paris Est-Marne-la-Vallée.

[17] Rosenow J, Kern F, Rogge K. (2017). « The need for comprehensive and well targeted instrument mixes to stimulate energy transitions: The case of energy efficiency policy », Energy Research & Social Science, n° 33, p. 95‑104.

[18] Commissariat général au développement durable. (2018). « Le parc locatif social au 1er janvier 2018 », ministère de la Transition écologique et solidaire.

[19] Valranges D. (2018). « La rénovation énergétique : une priorité nationale », Actualités Habitat, n° 1078.

[20] Le prix du kilowatt/heure électrique, bien qu’inférieur en France par rapport à d’autres pays européens, constitue une dépense importante pour un parc vieillissant et globalement très énergivore. Ce coût va par ailleurs augmenter à partir du 1er juin 2019 (décision du 28 mai 2019 relative aux tarifs réglementés de vente de l’électricité Jaunes et Verts applicables aux consommateurs en France métropolitaine continentale, publiée au Journal Officiel  n° 0125 du 30 mai 2019. Une augmentation de 5,9 % TTC en moyenne a été établie, conformément à une décision des ministères de la Transition écologique et solidaire et de l’Économie, prise après une proposition de la Commission de Régulation de l’Énergie (CRE). Les bailleurs sociaux sont particulièrement sensibles à cette question car elle comporte une augmentation de la précarité énergétique des locataires de leur parc et un possible empirement de leur confort domestique, notamment thermique.

[21] Op. cit.

[22] Pour un parc dont 51 % est en classe D ou inférieure, et 21 % est très énergivore (classes E, F, G avec une consommation moyenne de 330 kWh.m-².an-1), le gain d’une ou deux classes s’avère insuffisant face aux objectifs affichés (des réhabilitations de niveau BBC à l’horizon 2050, avec une consommation inférieure à 80 kWh.m-².an-1, en classes A et B).

[23] Op. cit.

[24] Duval G, Charru M. (2018). Comment accélérer la transition énergétique ? Avis sur la mise en œuvre de la Loi relative à la Transition Énergétique pour la Croissance Verte (LTECV), Paris, CESE.

[25] Falcon M. (2013). « Proposition d’un processus et d’outils pour industrialiser la rénovation énergétique des bâtiments », thèse, institut national polytechnique, université de Toulouse.

[26] Op. cit.

[27] Latortue X, Yannou B, Leroy Y, Cluzel F. (2018). « Les chantiers de l’éco-conception : état des lieux de la recherche dans le bâtiment en France », CentraleSupélec, université Paris-Saclay [En ligne].

[28] Osso D, Grandclément C, Tricoire A et al. (2018). « The correct price or the fair price? A quali-quantitative analysis of the formation of price for energy retrofit works in the residential sector in France », 2018 International Energy Policy & Programme Evaluation Conference, Vienne, Autriche.

[29] Op. cit.

[30] Op. cit.

[31] Par exemple, il a l’obligation de souscrire une assurance « dommage ouvrage ». Or seuls les produits du domaine traditionnel ou évalués par des experts indépendants peuvent être assurés, ce qui rend compliqué le recours aux techniques non courantes (Chirat JP, Denisart F. (2016). « Nouvelles dynamiques de rénovation des logements. Rapport de synthèse et proposition », Plan Bâtiment durable).

[32] La participation des habitants dans le champ de l’habitat social est régie par un ensemble de cadres juridiques de nature législative : loi du 23 décembre 1986, loi du 25 mars 2009. La loi SRU du 13 décembre 2000 a imposé aux bailleurs l’élaboration d’un plan de concertation locative, couvrant l’ensemble de leur patrimoine avec les représentants des locataires.

[33] Charlier D, Risch A, Salmon C. (2015). « Les indicateurs de la précarité énergétique en France », Revue française d’économie, vol. 30, n° 4, p. 187‑230.

[34] Comet C. (2004). « Réseaux et chantiers : performance et capital social des entrepreneurs du bâtiment », thèse en sociologie, université de Lille 1.

[35] Kotnarovsky G, Lejeune C. (2016). « Comment favoriser la transition énergétique dans la rénovation des bâtiments via l’implication des parties prenantes ? L’approche contractuelle du modèle économique de Savecom (EDF) », RIODD [En ligne].

[36] Le bailleur détermine le montant du loyer dans la limite d’un loyer maximal fixé par la convention qui diffère selon le type de conventionnement (loi du 6.7.1989). Ce loyer maximal est révisé chaque année au 1er janvier, à partir de la date d’effet de la convention, sans pouvoir excéder la variation de l’indice de référence des loyers publié par l’INSEE.

[37] Fait exception la « contribution du locataire au partage des économies de charges », instaurée par la loi MILLE du 25.03.09. Elle suppose la réunion de plusieurs conditions (logement construit entre 1948 et 1990, travaux qui relèvent d’un bouquet de travaux identique à ceux finançables par L’Eco-prêt, etc.). La contribution du locataire est forfaitaire. Elle figure sur la quittance sur une ligne spécifique, d’où son nom de 3e ligne de la quittance.

[38] Deshayes P. (2012). « Le secteur du bâtiment face aux enjeux du développement durable : logiques d’innovation et/ou problématiques du changement », Innovations, no 1, p. 219‑236.

[39] Plan Bâtiment Grenelle. (2011). « Leviers à l’innovation dans le secteur du bâtiment », 34 p. [En ligne].

[40] Op. cit.

[41] Op. cit.

[42] Op. cit.

[43] Gournet R, Beslay C. (2015). « Les professionnels du bâtiment face aux enjeux de la performance énergétique : nouveaux savoirs et nouveaux métiers », SociologieS [En ligne].

[44] Op. cit.

[45] Op. cit.

[46] Op. cit.

[47] Op. cit.

[48] Op. cit.

[49] Herbulot P. (2019). « L’ingénierie, au cœur de la transition », CVC (Chauffage, Ventilation, Conditionnement d’air), n° 903.

[50] Op. cit.

[51] Spadaro L, Cordeau E. (2018). « Éclairage sur la rénovation énergétique du bât », IAU (Ile de France).

[52] Quatrième plan national de politique environnementale, 2001 ; Energy Innovation Agenda, 2005 ; labélisation du 100 % du stock bâti existant avant 2020, 2008.

[53] Van der Munckhof J, Van Erck R. (2015). « A house makeover paid for by your energy bill », Annales des Mines-Responsabilité et environnement, n° 78, p. 85‑88.

[54] Oostra MA. (2015). « De-burden or co-design & co-create? », Proceedings of the Future of Open Building Conference, ETH Zürich.

[55] Energiesprong. (2018). [En ligne].

[56] Brown D, Kivimaa P, Rosenow J, Martiskainen M. (2019). « Overcoming the systemic challenges of retrofitting residential buildings in the United Kingdom: a Herculean task? » dans Jenkins K, Hopkins D, Transitions in Energy Efficiency and Demand The Emergence, Diffusion and Impact of Low-Carbon Innovation, Abingdon, Routledge.

[57] Oostra M, Huovinen P. (2016). « Radical Programmes for Developing the EU Residential Building Sector », Creating built environments of new opportunities, n° 1, p. 17.

[58] Kok R. (2017). « Tendering strategy for the sustainable social housing industry », Bachelor’s thesis, University of Twente.

[59] Menconi ME, Grohmann D. (2014). « Model integrated of life-cycle costing and dynamic thermal simulation (MILD) to evaluate roof insulation materials for existing livestock buildings », Energy and Buildings, n° 81, p. 48‑58.

[60] Op. cit.

[61] Goessen B. (2016). « The distribution system operator as flexibility manager of distributed energy resources: A spreadsheet based simulation study on the case of the Netherlands », thèse, Delft University of technology.

[62] Op. cit.

[63] Azcarate-Aguerre J, Konstantinou T, Klein T et al. (2017). « Investigating the business case for a zero-energy refurbishment of residential buildings by applying a pre-fabricated façade module », Proceedings of the European Council for an Energy Efficient Economy, p. 1113-1122.

[64] Van Oorschot J, Hofman E, Halman JI. (2016). « Upscaling large scale deep renovation in the Dutch residential sector: A case study », Energy procedia, n° 96, p. 386‑403.

[65] Le premier dans le cadre de Horizon 2020 (financement de 3.6 mln, terminé le 28/2/19), et les deux autres dans le cadre de Interreg North-West Europe (E=0, avec un financement de 5.4 mln d’euros, et Mustbe0, 11 mln d’euros). Les partenaires français du projet Transition Zéro sont l’équipe de développement Greenflex (qui joue en France le même rôle que l’équipe Energiesprong), le CSTB, l’Union Sociale pour l’Habitat, le Pôle Fibres EnergieVie avec le soutien du Plan Bâtiment durable, de l’ADEME et du ministère pour l’Égalité des territoires et du Logement (Transition Zéro, 2015, Energiesprog project).

[66] Op. cit.

[67] Arrêté du 1er mars 2019, JORF n° 0059 du 10 mars 2019, texte n° 6.

[68] Bullier A., Lefevre C. 2011. Contrat de performance énergétique pour la rénovation de 64 logements sociaux. Groupe ICF. [En ligne].

[69] Gram-Hanssen K. (2014a). « Retrofitting owner-occupied housing: Remember the people », Building Research & Information, vol. 42(4), p. 393-397.

[70] Gram-Hanssen K. (2014b). « Existing buildings–Users, renovations and energy policy », Renewable Energy, n° 61, p. 136‑140.

[71] Organ S, Squires G, Proverbs DG. (2013). « New research methods in identifying motivations for energy efficiency refurbishment of owner-occupied homes », WIT Transactions on Ecology and the Environment, n° 179, p. 487‑498.

[72] Bourgeois A, Pellegrino M, Lévy JP. (2017). « Modeling and mapping domestic energy behavior: Insights from a consumer survey in France », Energy Research & Social Science, n° 32, p. 180‑192.

[73] Op. cit.

[74] Energiesprong. (2018b). « 64 stakeholders have now joined the EnergieSprong movement in France », Vimeo [En ligne].

[75] La loi n° 2018-1021 du 23 novembre 2018 portant Évolution du Logement, de l’Aménagement et du Numérique (ELAN) a instauré « l’obligation, pour un organisme de logement locatif social n’atteignant pas une taille qui lui permette d’assurer l’ensemble des fonctions stratégiques de manière autonome, de rejoindre un groupe » (projet de loi n° 846). Les organismes de logement social de moins de 12 000 logements ont jusqu’au 1er janvier 2021 pour atteindre ledit seuil ou se regrouper.

[76] Op. cit.

[77] Op. cit.

[78] Op. cit.

[79] Op. cit.

[80] Op. cit.

[81] Charles L, Roussel I. (2018). « Villes et transition énergétique : les collectivités face à l’évolution des enjeux énergétiques et environnementaux », Pollution atmosphérique, n° 237-238.