frontispice

L’atelier international d’urbanisme
Une nouvelle manière d’interroger
la formation et la profession ?

• Sommaire du no 12

Ouissame El Asri Laboratoire LIEU-AMIDEX-AMU Hakim Cherkaoui École nationale d’architecture de Rabat Emmanuel Matteudi Laboratoire LIEU-AMIDEX-AMU

L’atelier international d’urbanisme : une nouvelle manière d’interroger la formation et la profession ?, Riurba no 12, juillet 2021.
URL : https://www.riurba.review/article/12-atelier-2/atelier-international/
Article publié le 1er oct. 2023

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Ouissame El Asri, Hakim Cherkaoui, Emmanuel Matteudi
Article publié le 1er oct. 2023
  • Abstract
  • Résumé

The international urban planning studio: A new way of questioning the training and the profession?

The international workshop/studio course in the urban planning teaching in France is a recent pedagogical dispositive whose practice is limited to some pedagogical projects. This paper discusses what this dispositive offers as a perspective that is both complementary and different from that allowed by the workshop conducted near the teaching/training sites. To do so, it is based on an experience of several years, carried out between two institutions of higher education, one of architecture in Morocco and the other of urban planning in France, that we will put into perspective the reflection and the results observed in the conduct of the exercise.

L’atelier tourné vers l’international dans les formations en urbanisme en France est un dispositif pédagogique dont l’émergence est récente et la pratique limitée à certains parcours. Le présent article aborde ce que ce dispositif offre comme regard à la fois complémentaire et différent de celui permis par l’atelier conduit à proximité des lieux de formation. Et pour ce faire, c’est sur la base d’une expérience de plusieurs années, menée entre deux établissements de l’enseignement supérieur, l’un relevant de l’architecture au Maroc et l’autre de l’urbanisme en France, que nous mettrons en perspective la réflexion et les résultats observés dans la conduite de l’exercice.

Cet encadré technique n’est affiché que pour les administrateurs
post->ID de l’article : 1894 • Résumé en_US : 1905 • Résumé fr_FR : 1900 •

Introduction

Observer les pratiques de celles et ceux qui fabriquent la ville ne nous conduit généralement pas à questionner la formation initiale et la portée de celle-ci sur les pratiques professionnelles. Et pourtant, même si les acteurs politiques priment sur la décision, les techniciens ne sont pas exclus d’un processus qui les conduit nécessairement à fournir les ingrédients de celle-ci. C’est pourquoi s’interroger sur la formation qui a conduit à la profession des urbanistes et des aménageurs est un enjeu essentiel. Et dans ce cadre, interroger ce que l’atelier est amené à produire est une question centrale. Plusieurs raisons expliquent à nos yeux le sujet évoqué : l’importance aujourd’hui accordée à l’atelier dans la formation, qui permet de mettre en pratique, de manière transversale, les enseignements suivis, mais aussi de placer les étudiants face à l’exigence professionnelle, dans le cadre de la réponse à une commande d’un acteur public ou privé. Sans compter la place de l’atelier dans la plupart des maquettes de formation, qui correspond à un quart, voire à un tiers, du temps d’enseignement de chacune des deux années des masters en urbanisme.

Dans certains instituts, cette pédagogie a pris une dimension internationale, avec le déplacement des étudiants et des équipes pédagogiques dans des pays parfois lointains, confrontés à d’autres problématiques sociales, économiques, culturelles et politiques. Cette expérience, encore peu développée, connaît cependant pour certains parcours de formation, une histoire parfois conséquente, capable de fournir des enseignements sur la formation des urbanistes plongés dans des contextes autres que ceux dans lesquels ils ont pour habitude de travailler, des enseignements qui interrogent l’apport de l’approche comparée des contextes à la formation et au métier, et l’intérêt de l’immersion sur le terrain pour mettre à l’épreuve la capacité d’adaptation des urbanistes qu’ils/elles seront. C’est donc par le prisme de cette dimension internationale que nous allons aborder la pratique de l’atelier en urbanisme, en nous demandant ce qu’il est possible de retenir de la confrontation à l’altérité et à d’autres conditions de travail, de vie, de moyens et d’outils liés à la profession ? Comment cela nourrit-il le regard porté sur la complexité ? Qu’est-ce que cela dit de l’adaptabilité des étudiants à la profession et des enseignants à leur pédagogie ? Et finalement, qu’est-ce que cela apporte de manière spécifique à la formation ?

Pour répondre à ces questions, nous partirons d’une expérience menée au Maroc, dans le cadre d’une collaboration entre un institut d’urbanisme français et une école d’architecture marocaine qui déploient ensemble, et depuis plusieurs années, un travail collaboratif entre leurs équipes pédagogiques et les promotions d’étudiants qui se succèdent. Nous partirons aussi d’un terrain et d’une pédagogie, qui conditionnent le propos et les interrogations soulevées plus haut. Le terrain, c’est celui des quartiers précaires, qui interrogent singulièrement les conditions de vie de leurs habitants et le questionnement que l’on peut associer à la prise en compte de leurs attentes. La pédagogie, c’est celle qui privilégie la participation et l’implication fortes de celles et ceux qui sont directement concernés, mais aussi la faisabilité potentielle des projets coconstruits avec les acteurs. 

C’est donc l’atelier international, dans des contextes déshérités sur la base d’une approche sensible et « impliquante » de la part des acteurs locaux, qui sera au cœur des interrogations soulevées par cet article. Mais avant, nous proposons de revenir sur des éléments d’ordre contextuel, liés à l’histoire des instituts d’urbanisme francophones dans la conduite de leurs expériences pédagogiques à l’international. Cela permettra de rappeler que lesdites expériences ne sont pas déconnectées des réalités de leur territoire et de l’époque dans laquelle elles se situent, facteurs essentiels de compréhension des approches proposées et de leurs évolutions au cours du temps. Nous nous focaliserons ensuite sur le récit de l’expérience évoquée entre les deux école/institut, avant de tirer des enseignements et questionnements issus de cette expérience singulière de la complexité et de l’altérité. Pour conclure, nous évoquerons, au vu de notre expérience, les questions posées par la prise en compte des besoins, le renouvellement de la pédagogie issue de l’expérience et la place d’une école dans son territoire.

Éléments de contexte

Afin d’évoquer l’époque et le contexte dans lesquels sont nés les ateliers d’urbanisme à l’international des instituts et écoles en France, nous allons nous appuyer sur une recherche en cours[1]El Asri Ouissame (2020-) « La participation dans la pratique et la formation des urbanistes. L’atelier comme modèle pour co-produire la ville », thèse de doctorat, sous la direction d’Emmanuel Matteudi, Aix-Marseille Université, Laboratoire Interdisciplinaire En Urbanisme, ED 355 de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme. qui livrera, à terme et de manière détaillée, l’historique de ce type d’atelier des instituts et écoles d’urbanisme français, mais aussi leur singularité, aussi bien dans leur contenu que dans leur démarche.

L’atelier international en urbanisme
dans l’aire francophone :
un dispositif d’abord marginal

Né dans les années 1980-1990, l’atelier à l’international des formations francophones en urbanisme a longtemps été pratiqué par un petit groupe d’établissements. L’IFU (Institut Français d’Urbanisme) et l’IUP (Institut d’Urbanisme de Paris) devenus récemment l’EUP (École d’Urbanisme de Paris), l’IUG (Institut d’Urbanisme de Grenoble) ou l’IAR (Institut d’Aménagement Régional d’Aix-en-Provence) sont parmi les premiers et pratiquement les seuls à s’être engagés dans l’aventure.

Pour en comprendre l’apparition, il nous faut faire référence au contexte international de l’époque. Période marquée par l’explosion urbaine et démographique des pays en développement, mais aussi par l’avènement de la décentralisation qui facilite à la fois l’émergence des pouvoirs locaux, le développement de leurs prérogatives et les relations potentielles nord-sud entre collectivités locales, c’est l’occasion pour certains instituts d’urbanisme de se lancer dans des ateliers tournés vers l’international. L’un des premiers est organisé au milieu des années 1980, à Ouagadougou, par l’IUP, en collaboration avec des étudiants et des fonctionnaires de la Direction de la topographie, de l’urbanisme et du cadastre du gouvernement burkinabé. En plus du travail réalisé par les étudiants dans un quartier d’habitat spontané, le programme, qui s’étale sur trois semaines, inclut également des conférences destinées à la formation continue de fonctionnaires, administrateurs et techniciens en poste dans divers pays de l’Afrique de l’Ouest (Frey, 1986[2]Frey JP. (1986). « Type d’habitat et espace urbanistique », dans Réseaux habitat urbain. Aménagements en quartiers spontanés africains, République du Mali, Burkina-Faso, ACCT-IUP, p. 225-236, p. 159-167.).

Quelques années plus tard, c’est au tour de l’IUG, dans la continuité d’une option internationale de son DESS, de développer des collaborations à Monastir (Tunisie) et à Tombouctou (Mali) avec la région Rhône-Alpes, puis à El Jem (Tunisie) et à Taroudannt (Maroc) avec la ville de Romans, dans le cadre d’ateliers qui peuvent durer trois à quatre semaines. Situé dans une région alors dynamique sur le plan de sa coopération décentralisée, l’IUG bénéficie d’un climat favorable, avec des collectivités locales disposées à mettre quelques moyens pour financer le déplacement des équipes d’enseignants-chercheurs et d’étudiants.

Soulignons que, de façon générale, les premiers ateliers à l’international des instituts d’urbanisme s’inscrivent dans une démarche d’expérimentation et de découverte. Il s’agit le plus souvent de demandes destinées à réaliser des diagnostics territoriaux, urbains, à partir de besoins plus ou moins clairement formulés. Comme si ce qui pouvait parfois compter relevait davantage du souci de tisser des liens et d’impliquer les acteurs des territoires dans l’aventure de la coopération nord-sud (et s’inscrire ainsi dans un des objectifs majeurs de la philosophie des jumelages), que de répondre au besoin de la mise en œuvre de projets concrets. Mais ce n’est pas non plus toujours le cas. En témoignent certaines commandes qui émergent dans le cadre de réseaux professionnels entre les instituts, d’un côté, et le ministère de la Coopération, des collectivités locales ou des ONG, de l’autre. C’est le cas, par exemple, d’un atelier de six mois organisé à Tombouctou par l’IUG dans le cadre d’un partenariat avec l’ONG Handicap International pour élaborer le plan de développement local de la commune, financé par la région Rhône-Alpes. Le diagnostic puis le plan, réalisés par les étudiants grenoblois et bamakois, se feront sous la houlette d’une équipe pluridisciplinaire franco-malienne, mais comprenant aussi les élus et les services techniques de la ville très fortement impliqués dans l’aventure.

Les réseaux internationaux des instituts se sont ainsi le plus souvent développés grâce aux enseignants qui avaient une expérience à l’international, soit dans leur activité d’enseignant- chercheur, soit par leur histoire de coopérant ou d’expert pour le compte d’organisations internationales, d’administrations ou de coopérations décentralisées.

À partir des années 2000, une évolution semble toutefois perceptible, notamment au travers de programmes de recherche et de mobilités d’enseignants et d’étudiants entre divers instituts de formation. C’est ainsi que l’IAR d’Aix-en-Provence organise l’un de ses premiers ateliers internationaux, non pas à l’étranger, mais en France, à Puyloubier, dans le cadre d’un partenariat franco-canadien, avec l’implication des enseignants et étudiants de l’IAR, mais aussi de l’Université Laval, en collaboration avec la commune et la communauté du Pays d’Aix[3]Atelier de design urbain franco-canadien à Puyloubier-Pays d’Aix. Projet international en architecture et urbanisme. IAR – Université Laval. Rapport final réalisé par GIRBa, Québec, mars 2007.. Par la suite, les ateliers sont effectués à l’étranger, dans le cadre d’un programme Erasmus Mundus, comme l’atelier de design urbain à Tétouan au Maroc, mené en collaboration avec l’ÉNAT (École Nationale d’Architecture de Tétouan) et d’autres acteurs du territoire. Dans le cadre de ce dernier, les étudiants des deux instituts travaillent ensemble durant un mois, à partir d’une commande de la municipalité qui souhaite requalifier plusieurs espaces de la médina[4]Master Erasmus Mundus. Études urbaines en régions méditerranéennes [En ligne. La notion de design urbain (Pinson, 2012[5]Pinson D. (2012). « Médina de Tétouan : le potentiel d’un désordre apparent », IUAR-LIEU, Aix-Marseille Université, France [En ligne), qui permet le chevauchement entre les deux disciplines, rend alors possible la collaboration entre les formations, qui se poursuivra quelques années plus tard avec l’expérience traitée dans le présent article.

Notons qu’avant le lancement des ateliers ouverts à l’international, ce dispositif de formation interactive, encore peu fréquent dans l’ensemble des instituts d’urbanisme, est inscrit dans certaines maquettes pédagogiques, notamment celle de l’IAR sous l’appellation « d’atelier-séminaire » (Diener, 2020[6]Diener A. (2020). « De l’École des Beaux-Arts aux instituts d’urbanisme. Repenser l’enseignement par l’atelier au sein du Séminaire et atelier Tony Garnier (SATG) (1961-1974 », ANR ENSARCHI L’enseignement de l’architecture au XXe siècle [En ligne).

Aujourd’hui, le panel des formations proposant des ateliers à l’international s’est quelque peu élargi, mais pas autant que nous aurions pu l’imaginer avec l’ouverture sur le monde et l’internationalisation des métropoles. Les instituts cités auparavant poursuivent ainsi l’organisation d’ateliers à l’international. Certains d’entre eux ont même fait évoluer le dispositif jusqu’à consolider des collaborations qui s’inscrivent dans de nouveaux parcours de formation. L’Institut d’urbanisme de l’ALBA (Académie Libanaise des Beaux-Arts), créé en 1994, en est la parfaite illustration. Née sous l’impulsion de Pierre Merlin, alors président du conseil d’administration de l’IFU, et de Ziad Akl, urbaniste formé à l’École nationale des ponts et chaussées, l’école libanaise a développé une pédagogie très fortement empreinte de l’atelier de projet[7]Site internet de l’Institut d’Urbanisme. À la suite de la fusion de l’IUP et de l’IFU, l’EUP continue également d’organiser des ateliers au Liban et au Sénégal. Quant à l’IUG, devenu IUGA (Institut d’Urbanisme et de Géographie Alpine) en 2017, il poursuit ses workshops en Angleterre, Italie, Suisse, Liban et Tunisie. L’IATU (Institut d’Aménagement, de Tourisme et d’Urbanisme) de l’université Bordeaux-Montaigne organise des ateliers internationaux dans le cadre du master double diplôme Bordeaux-Florence. De son côté, l’IUAR d’Aix-Marseille conduit jusqu’à aujourd’hui des ateliers tournés vers les pays des rives sud et est de la Méditerranée. C’est d’ailleurs de cette dernière expérience dont nous allons maintenant parler pour évoquer les apports et questionnements à l’origine de l’article.

Récit d’une expérience en cours

L’expérience sur laquelle s’appuie notre analyse est née, comme cela a été évoqué plus haut, de deux établissements, l’un marocain et l’autre français. Le premier, l’ENAT (École Nationale d’Architecture de Tétouan) est né en 2009 de la politique du ministère de l’Habitat et de la politique de la ville instaurant des antennes de l’École Nationale de Rabat destinées à devenir des établissements autonomes. L’autre, l’IUAR (Institut d’Urbanisme et d’Aménagement Régional d’Aix-Marseille) date de 1969, au moment de la création, en France, des premiers instituts d’urbanisme à l’échelle régionale, finalement longtemps après la création de l’École des hautes études urbaines de Paris, en 1919, devenue Institut d’Urbanisme de l’Université de Paris en 1924. Ces deux établissements qui se connaissent depuis 2011 ont développé chacun de leur côté une expérience d’atelier à l’international mais aussi des collaborations dans le cadre du master Erasmus Mundus évoqué plus haut. C’est donc sur la base de cette histoire qu’ils décident de s’associer, d’abord pour mutualiser l’enseignement de l’atelier, ensuite pour développer une expertise dans l’approche des quartiers d’habitat informel.

Notons, avant de développer le contenu de la collaboration et pour comprendre encore davantage ce qui est à l’origine de celle-ci, que l’IUAR a créé, dès 2018, un parcours de master 2 intitulé « Transition des métropoles et coopération en Méditerranée », dans l’objectif de développer une pédagogie interactive et comparée, au travers de workshops menés en partenariat avec des écoles d’architecture et d’urbanisme au Maroc, en Tunisie et au Liban, mais aussi, des relations étroites avec le monde professionnel par le biais de l’apprentissage. Dans le cadre de ces workshops, les étudiants conduisent des études préalables sur des terrains urbains et ruraux, à partir d’une démarche itérative et participative entre diagnostic et action. De cette démarche doivent émerger des micro-projets « sociaux ou environnementaux » à valeur démonstrative, qui seront mis en œuvre par un certain nombre de partenaires publics, privés et associatifs, et/ou des opérateurs du développement, avec l’appui potentiel de bailleurs de fonds. Pour ce faire, les partenariats avec les écoles et instituts de formation doivent s’inscrire dans la longue durée.

L’ENAT, quant à elle, a également intégré depuis 2009, date de sa création, la responsabilité sociale et environnementale en tant que pratique pédagogique de l’enseignement de l’architecture, de l’urbanisme et du paysage, démarche volontaire et bénévole, qui a constitué sa marque de fabrique et provoqué une différence importante d’avec les autres écoles d’architecture et d’urbanisme marocaines.

Ainsi, la collaboration entre les deux formations prend tout son sens, tant parce que l’histoire est en partie commune que parce que les démarches convergent vers des objectifs partagés. Cette collaboration se traduit par la mise en place d’ateliers intensifs (ou workshops) en immersion sur le terrain, qui ont une durée d’une semaine à dix jours. Mais la préparation de ce travail intensif commence bien en amont de la mobilisation sur le terrain. Les étudiants marocains et français sont ainsi mis en contact grâce aux enseignants, et entament, à partir de groupes mixtes (architectes et urbanistes) des recherches bibliographiques, cartographiques, statistiques, etc., afin de construire une base de données partagée. L’école marocaine est alors le relais sur le terrain, pour mobiliser son réseau d’acteurs, travailler la formulation de la commande avec les partenaires, partager la documentation existante et faire les premiers repérages dans le/les quartier(s) étudié(s).

Une première expérience s’est ainsi déroulée dans un quartier populaire périphérique de Tétouan appelé Samsa, habité par 1 000 habitants environ, en limite de la ville, avec des problématiques spécifiquement rurales, de par la persistance d’une agriculture traditionnelle, mais aussi urbaines et périurbaines, de par des problèmes d’accès aux services de base, de mobilités et d’emploi. Une seconde, puis d’autres, se sont poursuivies dans un quartier d’habitat spontané de la commune de Martil, située à 15 kilomètres de Tétouan, en bord de mer ; une commune touristique, dotée d’un quartier d’habitat spontané peuplé de 16 000 habitants soumis à de fortes vulnérabilités sociales et environnementales, mais aussi victime de stigmatisation de la part des autorités et des habitants de la ville centre, renforcée par la présence estivale de plusieurs centaines de milliers de touristes. Dans les deux cas, le choix du terrain s’est fait sur la base de demandes plus ou moins précises, formulées par des réseaux associatifs locaux ou les autorités locales.

Dans le premier des contextes, c’est d’abord la réalisation d’un diagnostic que les étudiants des deux formations se sont attelés à réaliser, qui révèle la nécessité d’apprendre à travailler ensemble, mais aussi d’appréhender les obstacles d’une approche sensible dans des quartiers socialement très démunis. Puis dans le second et les suivants, c’est à la fois à la réalisation d’un diagnostic, et à la formulation d’orientations et de projets que les étudiants se sont attachés. Rien de très original à la conduite du processus jusque-là, si ce n’est, à une des séquences de l’immersion sur le terrain, la réalisation d’un chantier participatif, mobilisant adultes, jeunes et enfants du quartier, services techniques de la ville et tissu associatif local, pour créer une placette aménagée à proximité du marché qui permettra de mettre à l’épreuve la poursuite du diagnostic par l’action. Nous y reviendrons plus loin.

Pendant ces exercices d’immersion, les étudiants s’organisent en groupes selon les thématiques retenues à la suite des premières observations sur le terrain et de la nature de la commande. Puis des séances de débriefing sont organisées tous les soirs, rassemblant étudiants et enseignants des deux formations pour mettre en débat les informations et questionnements recueillis, problématiser et préciser progressivement l’approche, jusqu’à construire le récit du territoire observé.

La démarche repose également en grande partie sur la coconception du diagnostic comme du projet, où chacun des acteurs concernés (autorités, administrations, associations, habitants) est invité à prendre la parole, faire part de ses attentes et besoins, tout en exprimant sa créativité au regard des projets à faire naître. Par cette manière de faire, la notion de prescription, si chère à certains architectes et urbanistes (Renaud, 1995[8]Renaud G. (1995). « Le formel et l’informel : une tension créatrice continuelle », Théologiques, n° 3(1), p. 129-152 [En ligne), est mise à mal pour être remplacée par celle de convention à la base de tout projet coconçu et coconstruit.

Amener un groupe d’étudiants marocains et français, architectes et urbanistes, à être en immersion pour travailler sur et dans de tels contextes permet également de mettre à jour les à priori des uns et des autres, au début de l’exercice en tout cas. Parmi ceux-là, retenons la perspective d’avoir le sentiment d’être le spécialiste des solutions à trouver. Ce qui pose la question des expertises de chacun et de la place à trouver parmi l’ensemble des expertises en présence. Retenons également la perspective que ces quartiers doivent sans doute disparaître, parce qu’ils sont soumis à des vulnérabilités et des conditions de vie inacceptables. Soulignons enfin l’idée que les pouvoirs publics n’y sont pas présents, laissant en déshérence les habitants des lieux, ce qui est à priori compréhensible mais non révélateur du contrôle social pourtant existant.

De cette expérience entre les écoles, dont les méthodes bénéficient d’une pratique déjà ancrée dans le temps, naît une approche spécifique de l’atelier, centrée sur les regards croisés des deux disciplines, mais aussi ceux des interlocuteurs en présence : habitants, élus, autorités administratives, associations. De cette expérience naît également une approche à la fois sensible, centrée sur la mobilisation des outils destinés à appréhender le contexte démographique, social, culturel et politique, les formes urbaines et les problèmes d’accès aux services de base, mais aussi les ambiances et la fabrique de l’identité des lieux, etc. Et puis, c’est une manière d’appréhender autrement l’intervention et l’approche dans des quartiers d’habitat spontané qui voit le jour, portée par le désir de sensibiliser les autorités à d’autres manières de faire.

Cette expérience, aujourd’hui en cours de déploiement, cherche à développer l’expertise des urbanistes et des architectes dans la manière d’appréhender de tels contextes et situations, mais aussi à initier de nouvelles manières de penser les politiques de restructuration des quartiers d’habitat spontané. La formation des urbanistes et des architectes des deux écoles est ainsi pensée en articulation avec celle qui se fait « chemin faisant » auprès des services de la ville, des autorités et des habitants. Une réflexion est également en cours pour aller plus loin encore, en donnant naissance à un double diplôme dont l’atelier sera la pièce maîtresse, et certains quartiers d’habitat spontané, les lieux de l’expérimentation de projets destinés à être observés et accompagnés dans la durée.

Enseignements de l’atelier à l’international

À partir de l’expérience menée entre les deux établissements, nous soumettons ici à la discussion plusieurs apports et questionnements liés à la dimension « internationale » de la pédagogie dans des territoires urbains confrontés à d’importantes vulnérabilités.

L’altérité par le prisme de la rencontre
entre des écoles et un terrain « étranger »

Évoquer la rencontre entre architectes et urbanistes en formation dans le contexte d’ateliers internationaux se révèle être, de manière permanente, une expérience à plusieurs niveaux : celui du dialogue entre des disciplines souvent inaccoutumées du travail en commun, mais aussi de l’échange entre des individualités issues de deux pays éloignés l’un de l’autre. Nous n’évoquerons pas ici les aspects touchant à la transdisciplinarité, qui ne font pas l’objet des questions abordées par l’article, ou que très succinctement, mais nous évoquerons ce qui touche à l’altérité et aux surprises de la rencontre, entre enseignants et étudiants, mais aussi entre les équipes et le terrain. Travailler ensemble, à l’international, pourrait pourtant facilement venir en écho de ce que l’on peut dire de l’altérité dans la pratique des ateliers, dès lors qu’on découvre un terrain jusqu’alors méconnu et des équipes souvent pluridisciplinaires. En cela, bien des récits d’expérience professionnelle comme pédagogique en témoignent. Et pourtant, la rencontre prend ici, et malgré tout, une couleur singulière. D’abord, parce qu’il est question de rencontres entre des cultures différentes, mais aussi parce qu’il s’agit d’une équipe qui vient rendre visite à une autre ; ensuite, parce que la pédagogie n’y est à priori pas la même ; enfin, parce que les vulnérabilités et les modalités de traitement des problèmes rencontrés sont fondamentalement différentes des nôtres.

Si l’on se réfère d’abord aux différences culturelles observées dans le contexte professionnel, c’est certes la surprise de se découvrir, de trouver ce qui pourra faire progressivement langage commun, mais c’est aussi faire appel aux uns et aux autres, pour des expertises complémentaires et différentes. Il y a ainsi celui ou celle qui découvre, et l’autre qui connaît ou croit connaître le terrain, celui ou celle qui ne parle pas la langue, et celui ou celle qui en est le détenteur et le médiateur, celui ou celle qui arrive avec ses présupposés et son outillage méthodologique qu’il va remettre nécessairement en question, et tous qui vont se confronter pour tenter de faire naître une démarche commune. De telles postures passent par la nécessité de se regarder faire, de prendre le temps de l’écoute et de la compréhension progressive de l’autre, l’autre de la discipline certes, mais aussi et surtout, l’autre de l’étranger. Observer les différences dans la manière d’arpenter le terrain, observer les usages et les ambiances, mener des entretiens, impliquer les acteurs, puis interpréter l’espace et le projet constituent les préliminaires indispensables au travail collaboratif. Ainsi, chaque équipe d’étudiant·e·s s’adapte-t-elle progressivement au background initial et à la pédagogie de la formation qui accueille, pour s’entendre ensuite sur la démarche, la conduite des diagnostics, l’utilisation des références, la construction des projets. Il lui faut ainsi apprendre à faire avec l’autre, mettre en débat, se nourrir et s’enrichir des regards croisés, de disciplines, mais aussi, plus que tout, d’étudiants et d’enseignants issus de pays différents.

Ce que l’expérience nous apprend après plusieurs années de collaboration, c’est qu’il est difficile d’envisager un cadre d’intervention préalable, clairement établi, voire rigide, bâti avant de partir et réplicable par la suite. Au contraire, chaque workshop est une aventure dans laquelle la méthodologie évolue, s’adapte, questionne sans arrêt la manière d’appréhender le contexte et la commande. Il y a là, assurément, une façon de faciliter l’appropriation des outils et de la démarche. Finalement, l’expérience conduit à privilégier la souplesse, à se laisser aller à la surprise, à reconnaître que l’on ne sait pas forcément où le vent nous mène. Après plusieurs années d’expérience, c’est à la fois la certitude de construire dans l’instant qui s’avère avoir le plus de pertinence, mais c’est aussi et malgré tout, l’émergence progressive de fondamentaux de la démarche qui guident à chaque fois le processus. Parmi ces derniers, retenons la nécessité de mixer les équipes, d’être ensemble dans la durée, bien au-delà de quelques jours d’immersion, d’initier les échanges en amont comme en aval des workshops, de faire appel à la créativité et à toute forme d’outil adapté à la commande et au contexte, de mettre en débat les modèles et de s’assurer, autant que se peut, qu’on cherchera à prendre soin des attentes des populations concernées. Nous en reparlerons plus loin.

Si l’on en vient maintenant à la présence sur le terrain, auprès des acteurs locaux, qui renvoie à une autre facette de l’altérité, les étudiants doivent nécessairement se confronter à d’autres manières d’aborder le terrain, puis d’autres formes d’organisation sociale et culturelle que la leur, faire avec d’autres modes de gouvernance politique et tenir compte de l’absence de réglementation ou de planification.

Ainsi, au lancement du travail, soulignons que l’arpentage sur le terrain se révèle à chaque fois soumis à des autorisations puis à des modalités de contrôle de la part des autorités. La démarche participative, qui peut parfois inquiéter, nécessite également leur assentiment. Avec le temps, nous espérons avoir tiré quelques enseignements de la parole des acteurs, du jeu des autorités entre elles et vis-à-vis des habitants. Reste qu’il n’est pas exclu d’être sorti manu militari d’un quartier si jamais un des représentants de l’autorité considère que nous ne devions pas y être, de la même manière qu’il faut sans arrêt lutter pour acquérir la confiance des associations et des collectifs d’habitants pour travailler sereinement. S’il y a donc une spécificité à la dimension internationale de la pédagogie sur ce point soumis à la discussion, et à ce que cela suggère, au travers de notre exemple, de la rencontre avec le terrain, c’est bien sur les réactions que cela peut susciter et l’indispensable vigilance qu’il faut avoir pour aborder le terrain.

Se révèle ensuite le jeu délicat des acteurs en présence et de la place que nous jouons en son centre. Entre l’exercice pédagogique qui renvoie à une certaine neutralité, la présence d’étrangers qui soulève à la fois des craintes et des aspirations, c’est sans arrêt qu’il s’agit de remettre l’ouvrage sur le métier pour tenter de cheminer sans faire le jeu des uns ou des autres. En ce qui concerne la démarche, de nouvelles manières de faire ont progressivement vu le jour. Un peu trop bruyante au départ, l’entrée se fait aujourd’hui discrète, par étapes, en sensibilisant progressivement les acteurs concernés, et en trouvant des personnes ressources et de confiance qui nous accompagnent dans la durée.

Et puis il y a la rencontre avec les habitants et l’impérieuse nécessité d’expliquer la démarche qui peut surprendre, dans des contextes où la parole est peu prise en compte. L’expression des uns et des autres prend alors une couleur singulière, entourée de bienveillance et d’un temps difficilement comptable. De même qu’il s’agit de manier, voire d’éviter des outils des sciences sociales qui passeraient mal, comme le questionnaire, l’enregistreur ou l’appareil photo qui peuvent susciter des craintes, voire provoquer un effet repoussoir.

Et puis il s’agit de s’accoutumer progressivement avec les rapports sociaux, les us et coutumes, le rapport aux autorités, volets essentiels des travaux réalisés, mais que nous n’évoquerons pas ici, sauf à dire qu’ils déterminent ensuite la compréhension des lieux et la réflexion à mener sur le projet. Et quand le projet est là, en construction, la réflexion ne peut pas faire autrement que prendre en compte le contexte réglementaire et les moyens existants, qui posent une multitude de questions, surtout si l’on a à l’esprit la faisabilité de ce qui est imaginé et sa capacité à faire évoluer les choses. C’est là que le projet à valeur démonstrative peut prendre tout son sens. C’est là que l’urbanisme tactile à dimension participative peut provoquer des changements dans la manière de considérer la capacité habitante (Deboulet et Jolé, 2013[9]Deboulet A, Jolé M (dir). (2013). Les mondes urbains. Le parcours engagé de Françoise Navez-Bouchanine, Paris, Karthala, 360 p.).

De cette première confrontation à l’altérité, nous retenons une multitude d’enseignements véhiculés par les étudiants qui disent l’étonnement provoqué chez eux et ce qu’ils en retiennent pour la pratique à venir de la profession, notamment quand il est question de privilégier la parole et de faire avec le contexte observé. C’est assurément une manière étonnante de travailler sur l’éthique de la profession. Au terme de cette première dimension de l’altérité et de ce qu’elle induit dans notre pratique, venons-en maintenant à ce que l’approche suggère du projet et de la manière d’envisager son enseignement, notamment au regard de ce qu’on dit généralement du cycle de projet.

La combinaison de l’observation et de l’action,
et le renouvellement de la pensée
sur le cycle de projet

Travailler au Maroc dans des contextes démunis, à partir d’une démarche participative, nous conduit à questionner la pédagogie du cycle de projet (Matteudi, 2012[10]Matteudi E. (2012). Les enjeux du développement local en Afrique ou comment repenser la lutte contre la pauvreté, Paris, L’Harmattan, 200 p.). Entendons ici le regard porté sur la démarche et non la manière d’appréhender le projet urbain ou le projet de développement. À considérer ainsi la méthode, faire du diagnostic est donc indispensable, extraire de celui-ci des enjeux, des orientations puis des projets n’est assurément pas différent de ce qu’on fait dans la pédagogie de l’atelier en général, au contraire. Pour éviter le projet hors-sol et s’assurer d’une vision à court, moyen et long termes, il ne peut en être autrement. Il n’empêche qu’à pratiquer le même terrain dans la durée, nous devons déconstruire partiellement le processus. En effet, dans un cheminement classique, linéaire et fortement hiérarchisé, chaque phase est autonome, commande et conditionne la suivante tout en impliquant un ensemble d’acteurs qui ne communiquent pas ou peu avec ceux des autres phases. Là, l’approche cherche à être itérative, associant à la démarche plusieurs étapes du processus linéaire décrit plus haut, avec cette part d’incertitude des résultats auxquels elle nous convie, voire d’inattendu qui pourrait faire office d’élément de blocage, mais qui, en réalité, est inhérente au processus du projet et importante pour l’apprentissage.

Pour illustrer le propos, citons l’exemple du chantier participatif organisé dans le quartier de Diza mentionné plus haut, qui est à nos yeux l’occasion de mesurer à une petite échelle la portée opérationnelle de la démarche. Les trois composantes du projet (diagnostic, conception et réalisation) s’emboîtent et sont menées de manière quasi simultanée, pour enrichir et alimenter autant la connaissance du milieu que les rouages de la mise en œuvre d’un aménagement. Le chantier participatif avec les acteurs en présence enclenche une dynamique et une compréhension des jeux d’acteurs, des règles informelles de fonctionnement de l’espace public, des conflits d’usage que nous n’aurions pas soupçonnés dans le cadre d’un diagnostic plus normé. Ainsi le chantier participatif devient-il un outil d’extraction de données sociologiques et donc un instrument de recherche, en plus d’être un moment de concrétisation des orientations du diagnostic et de la conception. De la même manière, la démarche qui consiste à soumettre rapidement des idées, voire d’envisager des scénarios, constitue un prétexte à provoquer le débat, tester la pertinence des propositions, observer le jeu des acteurs en présence, etc. De cette manière, impliquer les parties prenantes dans le cycle de projet ne se limite plus à effectuer des entretiens et à présenter les résultats finaux des travaux des étudiants, mais engage tout le monde dans la coconstruction des projets, sur le territoire, avec les connaissances et expertises en présence.

Aborder la fabrique de la ville par le micro-projet nous permet aujourd’hui de réinterroger l’articulation urbanisme/architecture selon une configuration autre que celle adoptée par les autorités mais aussi par certains ateliers des écoles d’architecture et d’urbanisme où la pratique de l’architecture prolongerait celle de l’urbanisme : aux étudiants en urbanisme de concevoir un plan d’ensemble et un projet d’aménagement accompagné par un règlement, et aux étudiants en architecture de prendre en charge la conception du bâti. Ce ne sont donc plus deux phases qui se succèdent et qui sont pensées séparément, mais un emboîtement des échelles et un aller-retour permanent entre les dimensions architecturale et urbanistique.

D’un point de vue pédagogique, cette démarche suggère également aux étudiant·e·s que la conduite du projet n’est pas simplement une activité technique ou artistique que l’on peut concevoir individuellement ou en petits groupes. Il s’agit plutôt d’une interaction entre plusieurs acteurs d’horizons divers, mobilisant plusieurs dimensions sociale, politique, symbolique, etc. C’est aussi une manière pour les étudiant·e·s d’être impliqué·e·s dans des situations réelles, avec de véritables contraintes et divergences de points de vue, qu’ils/elles rencontreront à nouveau, une fois diplômé·e·s.

Cette manière de procéder cherche enfin à constituer une manière d’interroger le cycle de projet tel qu’il est pratiqué et mis en œuvre depuis longtemps par les acteurs du développement, qu’ils relèvent des pouvoirs publics ou des acteurs de la coopération internationale. C’est, selon nous, une manière nouvelle et intéressante de questionner ce qu’est un projet urbain, un projet de développement, une construction participante du projet, etc.

La situation des plus démunis
et l’impérieuse nécessité
de dépasser l’exercice pédagogique ?

Intervenir dans des contextes déshérités et vulnérables a permis également de mettre au travail plusieurs dimensions de notre présence. Posée de manière sensible et plus précautionneuse que dans d’autres situations (Bouillon, Fresia et Tallio, 2005[11]Bouillon F, Fresia M, Tallio V (dir.). (2005). Terrains sensibles. Expériences actuelles de l’anthropologie, Paris, CEA-EHESS, 208 p.), la question de la démarche et de la place que l’on se doit d’occuper en tant qu’observateur, étudiant ou pédagogue, est là, extrêmement présente. D’abord, parce que les attendus d’une population démunie peuvent être importants. Ensuite, parce que nous pouvons porter, de leur point de vue et malgré nous, l’espoir d’actions et de solutions à leurs difficultés. Enfin, parce que des représentations à l’égard de la pauvreté « aux suds » et des modèles de développement peuvent être solidement ancrées, sans compter le malaise issu de la difficulté de mener un exercice à vocation pédagogique, qui donne lieu à des propositions « sur le papier » dans des contextes où il est assurément compliqué de ne s’arrêter qu’à cela. Sur ce dernier point, c’est même la dimension humaine et humaniste de notre métier que nous venons mettre d’une certaine manière à l’épreuve.

La dimension participative de la démarche que l’on initie de plus en plus n’est pas forcément faite pour simplifier les choses ou relativiser les questionnements, comme apaiser les craintes. Dès lors que nous prenons le soin de mobiliser les acteurs et de travailler avec eux sur ce qui peut être réalisé, c’est à notre démarche et à ses enjeux que nous nous confrontons inévitablement. Et si nous prenons le parti d’inscrire notre présence dans la durée, c’est même plus que jamais l’exacerbation des questions soulevées à laquelle nous voilà confrontés : que faire alors avec les temps répétés de notre présence et les attendus de la population ? Comment faire avec le regard à priori crédule, puis progressivement incrédule, du fait que rien ne se concrétise, des populations concernées à l’égard de l’enquêteur ?

Plusieurs solutions sont donc aujourd’hui testées et/ou mises en œuvre : il y a d’abord la manière d’être et de se présenter que les équipes pédagogiques ont pour habitude d’enseigner, pour tenter de trouver le ton juste et les comportements appropriés : pas toujours facile, mais malgré tout indispensable et systématiquement mis en pratique ! Mais il y a aussi, combinée à cette indispensable précaution, la réflexion de privilégier le partenariat avec un commanditaire qui a l’intention de tirer parti du travail de l’atelier pour financer et mettre en œuvre une partie au moins des projets coconstruits avec les acteurs concernés. C’est ainsi ce que nous cherchons à privilégier lorsque nous répondons à la demande d’une ONG internationale, par exemple. Il y a aussi l’identification et la coconstruction de projets avec les acteurs, puis la recherche de fonds et le partenariat avec une ONG internationale ou locale, un acteur associatif professionnalisé, pour que les projets soient réalisés. Cette perspective nécessite que les étudiants acquièrent les compétences du montage de projet et de la communication inhérentes à la recherche de fonds, mais aussi apprennent à identifier de manière appropriée des opérateurs en capacité de piloter les actions sur le terrain. Et puis, comme cela a été évoqué plus haut, il peut enfin y avoir le chantier participatif dans lequel nous nous impliquons, et qui permet de répondre à un besoin urgent.

Quels enseignements pour la formation des urbanistes
et l’inscription des écoles dans leur territoire ?

La pédagogie des formations en urbanisme et la place des écoles dans leur territoire – en perpétuel débat – méritent ici qu’on s’arrête sur des points que l’atelier international, dans des contextes déshérités, met étonnamment en exergue. Le premier est assurément permis par ce que soulève notre présence sur des terrains vulnérables, quand il s’agit d’interroger l’approche sensible, censée faire voir ce que les politiques publiques ne voient pas. Le second, corrélé au premier, concerne la présence répétée, dans des contextes démunis, en attente d’actions et, de fait, l’interrogation posée par notre présence et notre posture ? Faut-il y aller ? Et si oui, doit-on se contenter d’être des observateurs produisant du savoir et une sensibilité particulière au métier ? Le troisième concerne la place occupée par une école dans son territoire et le rôle qu’elle peut/doit y jouer.

Être un apprenant dans l’action

Dans la réflexion sur une pédagogie appliquée, qui met les étudiants en situation d’être de jeunes professionnels qui répondent à une commande tout en ayant à l’esprit que des micro-projets pourraient être mis en œuvre, il y a assurément un défi nouveau dans nos formations.

Ainsi, les pistes qui s’ouvrent à nous, qui n’évacuent pas pour autant les questionnements et les potentielles impasses, permettent de voir naître des débats et des enjeux, potentiellement passionnants, sur la formation. Parmi ceux-ci, citons la possibilité d’observer ce que permet la mise en œuvre concrète de micro-projets issus de notre implication, dans la dynamique sociale et communautaire, comme dans la participation des services de la ville concernée : une belle manière, selon nous, de voir ce que suscite sur le terrain la réalisation concrète de projets coconstruits avec les populations concernées, et les jeux d’acteurs qui peuvent en découler. Une belle manière également de mesurer la dimension exploratoire et potentiellement démonstrative de projets pilotes, mais aussi d’étudier l’impact des actions réalisées, de les étudier et, par voie de conséquence, d’interroger et de mesurer concrètement la portée et la justesse du diagnostic qui a justifié le projet en question. Et puis, c’est de la manière de participer à la fabrique de la ville dont il est inévitablement question, et de ce que peut signifier cette manière de pratiquer un urbanisme frugal, parfois transitoire, qui doit nécessairement s’articuler aux autres manières de faire comme de penser les moyen et long termes et/ou l’emboîtement des échelles.

En intervenant dans des contextes déshérités, à partir d’une démarche participative qui s’inscrit dans la durée, nous voilà confrontés à une dimension potentiellement nouvelle de la pédagogie de l’atelier : celle qui consiste à envisager et se confronter à la mise en œuvre de projets coconstruits avec les populations, répondant à des urgences ou des besoins essentiels. De cette perspective découlent nécessairement des questionnements et des doutes, mais des questionnements et des doutes renouvelés sur la manière de faire évoluer la pratique et les outils du diagnostic, tout d’abord, mais aussi sur la manière de se confronter à l’expérimentation et la manière d’en tirer des enseignements, comme des façons différenciées mais potentiellement complémentaires de faire la ville.

Une autre manière d’envisager
les politiques de restructuration ?

Il y a également en jeu des interrogations sur la démarche et la pratique du métier d’urbaniste dans de tels contextes. Pour l’heure, les propositions de projets issus des travaux des étudiants prennent la forme d’orientations qui ressemblent davantage à des « feuilles de route » vers le changement plutôt qu’à des prescriptions dessinées ou rédigées, accompagnées d’un cahier des charges. En réalité, ces feuilles de route renvoient moins à une création finie d’un maître d’œuvre unique responsable qu’à un processus à mettre en action, où le concepteur (architecte/urbaniste) joue le rôle de conseiller, accompagnateur, prestataire de service, assistant participant à la création d’une œuvre collective. Souvent dotées de micro-projets à valeur démonstrative ou expérimentale, elles visent à s’inscrire dans une vision plus globale du devenir du quartier étudié et, de fait, à s’inscrire dans une vision revisitée des politiques de restructuration.

Elles cherchent également à considérer autrement la ville informelle, sur la base d’un travail sur l’image, l’identité des lieux, le sentiment d’appartenance, et la manière d’inscrire ces territoires urbains dans le rapport à la ville « formelle » (Clerc, 2010[12]Clerc V. (2010). « Du formel à l’informel dans la fabrique de la ville. Politiques foncières et marchés immobiliers à Phnom Penh », Espaces et sociétés, n° 3(143), p. 63-79. ; Förster et Ammann, 2018[13]Förster T, Ammann C. (2018). « Les villes africaines et le casse-tête du développement », International Development Policy | Revue internationale de politique de développement, n° 10 [En ligneDOI). Et puis, il y a assurément une visée qui consiste à s’éloigner des propositions classiques (faites par les autorités mais aussi par certains ateliers des écoles d’architecture et d’urbanisme), au travers de la production de plans d’urbanisme d’ensemble accompagnés de prescriptions architecturales, qui négligent ou, pire, entravent la capacité créatrice et adaptative des habitants. Dans cette perspective, c’est le débat permis par l’émergence de micro-projets, combinés à une réflexion plus globale, que nous mettons en perspective. Une manière selon nous de mettre en tension et en dialogue ce que suggère l’urbanisme frugal, dans sa capacité à impulser des dynamiques habitantes, à partir d’une démarche revendiquée de la participation, mais aussi le projet urbain (Pinson, 2014[14]Pinson D. (2014). « Design urbain, projet urbain, art urbain, composition urbaine… une question de vocabulaire ? », séminaire franco-québécois sur le design urbain, IUAR, Aix-Marseille Université, Aix-en-Provence, France. [En ligne), qui renvoie aux formes plus institutionnalisées de la prise en compte des attentes et de la fabrique de la ville.

La place d’une école dans son territoire,
la coformation des acteurs
et l’animation territoriale

Comme cela a été évoqué ci-dessus, la question du rôle et de la place des écoles dans leur territoire est ici posée. En effet, l’exercice de l’immersion sur le terrain, par le biais de la commande mais aussi de la démarche participative, ouvre assurément deux champs d’observation et de questionnements.

Le premier est ce qu’est capable de produire un travail d’étudiants, perçus comme de jeunes professionnels mais aussi comme des apprenants, en capacité de bousculer et d’apporter des idées nouvelles. Sur ce point, il est fréquent que les commanditaires disent tout l’intérêt d’un regard neuf, parfois naïf mais stimulant intellectuellement. Pour certains, c’est même la reconnaissance d’un pas de côté dans la manière d’appréhender les politiques à mettre en œuvre ou à concevoir. Une telle perspective rejoint ainsi ce que Daniel Le Couédic dit de la formation et du rôle des étudiants sur leur territoire : « […] un adjoint à l’urbanisme, responsable du service technique ou service d’urbanisme… ils ont une information très fragmentaire et ils pensent avoir toutes les cartes en main… C’est aussi le rôle des étudiants, de leur dire : “vous savez, il y a ceci, il y a cela…” […] “Vous savez, vous pourriez lire tel livre…“ Et ils se prennent au jeu souvent. […] Il y a aussi une sorte d’éducation autour de ça » (El Asri, 2020[15]El Asri O. (2020). « La formation en urbanisme en France. La conduite de l’atelier de projet en urbanisme, une pédagogie en construction ? », mémoire de master 2 Aménagement et urbanisme (spécialité : Transition des métropoles et coopération en Méditerranée), sous la direction de E. Matteudi, Institut d’Urbanisme et d’Aménagement Régional d’Aix-Marseille, Aix-Marseille Université.). Le Couédic nous dit aussi : « […] et évidemment, les étudiants apprennent aussi beaucoup parce qu’un responsable des services techniques connaît beaucoup de choses que les étudiants ignorent […] » (Idem).

Le second, et c’est peut-être là que notre démarche vient interroger des champs encore insuffisamment explorés, c’est celui de la participation et de l’implication du plus grand nombre dans la durée, qui conduit à un apprentissage progressif de la conception urbaine et architecturale par les acteurs locaux eux-mêmes. En ce sens, et au travers de la multiplication des ateliers, assiste-t-on à une montée en puissance des compétences des parties prenantes. Et le rôle des étudiants comme de l’atelier dans ce processus, c’est celui de construire un récit, de donner des idées, de fournir des éléments d’une méthode pour réfléchir ensemble et permettre une prise de conscience de l’intérêt de participer.

La notion « d’éducation populaire » ici présente permet de redessiner une configuration où le savant, l’usager et le décideur ne sont plus dans un rapport vertical mais une visée « décloisonnante » de l’entre-soi (disciplinaires ou autres) pour construire une communauté de pratique (Wenger, 1998[16]Wenger E. (1998). Communities of Practice. Learning, Meaning, and Identity, Cambridge, Cambridge University Press [DOI) incluant tout le monde.

Travailler sur des projets d’utilité publique, c’est assurément aborder la question du rôle des écoles dans l’effort collectif à mener pour faire face aux défis sociaux et environnementaux, et donc faire qu’elles apparaissent comme des acteurs potentiels du développement local. Toutefois, comme nous l’avons évoqué plus haut, il ne s’agit pas de confondre leur rôle avec celui des ONG ou de tout autre acteur. La mobilisation des étudiants et des enseignants auprès des habitants, collectivités locales ou autres parties prenantes, demeure inscrite dans le cadre de leurs compétences et domaines d’action. Si les valeurs de citoyenneté restent un objectif important, l’acquisition de connaissances techniques et fondamentales l’est tout autant, dans la mesure où l’objectif de toute formation reste l’intégration dans le monde du travail.

Conclusion

En conclusion, l’atelier d’urbanisme à l’international, s’il rejoint l’atelier d’urbanisme local dans ses exigences pédagogiques comme dans le rôle qu’une école peut jouer sur son territoire, s’il peut questionner de la même manière le rapport aux attentes et aux besoins, et de fait, la démarche participative de coconstruction d’orientations globales et de projets avec les acteurs, il n’en demeure pas moins singulier au regard des formes de l’altérité et de la prise en compte des singularités du terrain. 

Ainsi, dans l’expérience observée, la spécificité est interrogée à trois niveaux au moins : celui de l’intervention dans des contextes très vulnérables, celui de la présence dans la durée et celui de l’interdisciplinarité permise par la collaboration entre une école d’urbanisme et une école d’architecture. Intervenir dans des contextes déshérités conduit nécessairement à réfléchir autrement la posture occupée et interroger l’éthique de la profession : peut-on y être sans chercher à répondre aux urgences ? Peut-on revendiquer une démarche participative sans accuser réception de l’acte de parler ? Une telle perspective conduit nécessairement à questionner le cycle de projet et à proposer une démarche qui combine diagnostic, définition des enjeux, orientations et expérimentations en parallèle.

Par l’initiation de projets, il devient ainsi possible d’introduire l’observation participante (Bourgois, 2021[17]Bourgois L. (2021). « Résorber à bas-bruit. Ethnographie de l’action publique lyonnaise des squats et bidonvilles de migrants roumains précaires », thèse de doctorat en sciences politiques, université de Grenoble Alpes.), puis la potentielle étude d’impact de ce qui a été initié (Duflo et Banerjee, 2012[18]Duflo ER, Banerjee AV. (2012). Repenser la pauvreté, Paris, Seuil, 432 p.). Une telle perspective conduit également à privilégier l’approche sensible, qui, par ce qu’elle met en exergue, peut provoquer le changement de regard et faire évoluer les manières d’agir des décideurs publics. L’altérité est ainsi travaillée, malaxée, questionnée, remise en question, jusqu’à provoquer des passerelles inattendues entre les pédagogies et la pratique professionnelle en perspective des étudiants d’ici et d’ailleurs. Et puis il y a le langage commun, entre des métiers et des formations complémentaires, en architecture et en urbanisme.


[1] El Asri Ouissame (2020-) « La participation dans la pratique et la formation des urbanistes. L’atelier comme modèle pour co-produire la ville », thèse de doctorat, sous la direction d’Emmanuel Matteudi, Aix-Marseille Université, Laboratoire Interdisciplinaire En Urbanisme, ED 355 de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme.

[2] Frey JP. (1986). « Type d’habitat et espace urbanistique », dans Réseaux habitat urbain. Aménagements en quartiers spontanés africains, République du Mali, Burkina-Faso, ACCT-IUP, p. 225-236, p. 159-167.

[3] Atelier de design urbain franco-canadien à Puyloubier-Pays d’Aix. Projet international en architecture et urbanisme. IAR – Université Laval. Rapport final réalisé par GIRBa, Québec, mars 2007.

[4] Master Erasmus Mundus. Études urbaines en régions méditerranéennes [En ligne].

[5] Pinson D. (2012). « Médina de Tétouan : le potentiel d’un désordre apparent », IUAR-LIEU, Aix-Marseille Université, France [En ligne].

[6] Diener A. (2020). « De l’École des Beaux-Arts aux instituts d’urbanisme. Repenser l’enseignement par l’atelier au sein du Séminaire et atelier Tony Garnier (SATG) (1961-1974 », ANR ENSARCHI L’enseignement de l’architecture au XXe siècle [En ligne].

[7] Site internet de l’Institut d’Urbanisme de l’ALBA.

[8] Renaud G. (1995). « Le formel et l’informel : une tension créatrice continuelle », Théologiques, n° 3(1), p. 129-152 [En ligne].

[9] Deboulet A, Jolé M (dir). (2013). Les mondes urbains. Le parcours engagé de Françoise Navez-Bouchanine, Paris, Karthala, 360 p.

[10] Matteudi E. (2012). Les enjeux du développement local en Afrique ou comment repenser la lutte contre la pauvreté, Paris, L’Harmattan, 200 p.

[11] Bouillon F, Fresia M, Tallio V (dir.). (2005). Terrains sensibles. Expériences actuelles de l’anthropologie, Paris, CEA-EHESS, 208 p.

[12] Clerc V. (2010). « Du formel à l’informel dans la fabrique de la ville. Politiques foncières et marchés immobiliers à Phnom Penh », Espaces et sociétés, n° 3(143), p. 63-79.

[13] Förster T, Ammann C. (2018). « Les villes africaines et le casse-tête du développement », International Development Policy | Revue internationale de politique de développement, n° 10 [En ligne] [DOI].

[14] Pinson D. (2014). « Design urbain, projet urbain, art urbain, composition urbaine… une question de vocabulaire ? », séminaire franco-québécois sur le design urbain, IUAR, Aix-Marseille Université, Aix-en-Provence, France. [En ligne].

[15] El Asri O. (2020). « La formation en urbanisme en France. La conduite de l’atelier de projet en urbanisme, une pédagogie en construction ? », mémoire de master 2 Aménagement et urbanisme (spécialité : Transition des métropoles et coopération en Méditerranée), sous la direction de E. Matteudi, Institut d’Urbanisme et d’Aménagement Régional d’Aix-Marseille, Aix-Marseille Université.

[16] Wenger E. (1998). Communities of Practice. Learning, Meaning, and Identity, Cambridge, Cambridge University Press [DOI].

[17] Bourgois L. (2021). « Résorber à bas-bruit. Ethnographie de l’action publique lyonnaise des squats et bidonvilles de migrants roumains précaires », thèse de doctorat en sciences politiques, université de Grenoble Alpes.

[18] Duflo ER, Banerjee AV. (2012). Repenser la pauvreté, Paris, Seuil, 432 p.