frontispice

La transition énergétique
par le véhicule électrique
Analyse de deux modèles de gouvernance
de projets d’électromobilité en Hauts-de-France

• Sommaire du no 5

Julia Frotey Laboratoire TVES, EA 4477, université de Lille Élodie Castex Laboratoire TVES, EA 4477, université de Lille

La transition énergétique par le véhicule électrique : analyse de deux modèles de gouvernance de projets d’électromobilité en Hauts-de-France, Riurba no 5, janvier 2018.
URL : https://www.riurba.review/article/05-transition/electrique/
Article publié le 1er janv. 2018

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Julia Frotey, Élodie Castex
Article publié le 1er janv. 2018
  • Abstract
  • Résumé

The Electric Vehicle’s role towards an energy transition: an analysis of two public strategies of electromobility in the Hauts-de-France Region (France)

In France, the French state heavily invested in the energy transition which the EU calls for. Several calls for projects were launched between 2010 and 2016 so as to boost the installation of public charge stations. Many local authorities answered to the project and built their own local electromobility strategies including the location of the charging stations and the predicted number of electric vehicles users. In this article, we aim at presenting the first results of the research project called MOUVE (funded by the Regional council of the Hauts-de-France between 2017 and 2018): while describing the local electromobility strategies in our Region, we detected two different projects structuration. In the ex-Nord-Pas-de-Calais Region, we described a networking governance, based on the actors trust relationships and movement of knowledge. In the ex-Picardie region, we described a very centralised model of governance centered on local public energy managers. Now, both Regions are reunited into one single Region (named les Hauts-de-France) and have to face interoperability challenges.

La politique d’électromobilité impulsée par l’État en faveur de la mise en place d’une transition énergétique s’est traduite différemment suivant les régions françaises. Si certaines ont ignoré l’appel à projet piloté par l’ADEME à partir de 2013, d’autres se sont saisis de cette opportunité pour financer une Infrastructure de Recharge pour Véhicule Électrique (IRVE). La recherche exposée ici se fonde sur les travaux issus du projet de recherche MOUVE (CPER-ISI MESHS 2017-2018) et propose d’analyser deux cas d’études à travers les régions Nord-Pas-de-Calais et Picardie, qui se sont lancées dans l’électromobilité dès 2010, mais avec des stratégies différentes. Alors que la première a développé un modèle partenarial entre intercommunalités volontaires, la seconde a choisi un modèle centralisé qui s’appuie sur des syndicats d’énergie. Aujourd’hui réunies dans la nouvelle région des Hauts-de-France, le Nord-Pas-de-Calais et la Picardie se voient confrontées à de nouveaux défis d’harmonisation de leur politique d’électromobilité, dont la mise en place de passerelles monétaires et tarifaires.

Cet encadré technique n’est affiché que pour les administrateurs
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Introduction

Les objectifs de la transition énergétique ont été structurés en France dans la dernière loi de Transition Énergétique pour la Croissance Verte, dite TECV, qui concerne l’habitat et la rénovation énergétique des bâtiments, les transports, l’économie circulaire et les modes d’action publique locale. Organiser la transition énergétique n’est donc pas la simple reconversion d’un système énergétique fondé sur des ressources fossiles et non renouvelables mais plus largement un changement dans les manières de concevoir l’habiter, le circuler et la gouvernance des projets. Sur les territoires, la loi se traduit par des initiatives citoyennes ou institutionnelles qui mettent en place de nouveaux équipements venant répondre à ces enjeux variés : économie d’énergie, production d’énergie renouvelable, efficacité énergétique ou mix énergétique.

Le domaine des mobilités n’échappe pas à cet impératif car il s’agit de l’un des secteurs les plus consommateurs d’énergie en France et l’objet, depuis les années 1990, de politiques de « mobilité durable », c’est-à-dire de changement de comportement, vers un usage prononcé des transports publics et des modes actifs, au détriment de l’automobile traditionnelle. Dans le cadre de la « mobilité durable » et des actions de transition énergétique, les projets de déploiement d’Infrastructures de Recharge pour Véhicules Électriques (ou IRVE) se multiplient en France.

En effet, encouragée par la Commission européenne qui mène une politique ambitieuse en matière de carburants alternatifs[1]Voir la directive 2014/94/UE du parlement européen et du conseil sur le déploiement d’une infrastructure pour carburants alternatifs, adoptée le 22 octobre 2014., la France se place au 3e rang des pays européens les plus volontaristes en matière de promotion des véhicules électriques, avec des aides pouvant couvrir jusqu’à 20 % du montant total du véhicule neuf. La Norvège se classe première où le montant de l’aide peut atteindre les 50 % du prix d’achat (Tietge et al., 2016[2]Tietge U, Mock P, Lutsey N, Campestrini A. (2016). “Comparison of leading electric vehicle policy and deployment in Europe”, White Paper of the International Council on Clean Transportation Europe, 81 p.). Si les Pays-Bas se classent en deuxième position, avec un montant proche du cas français, le pays se distingue par la mise en place du réseau de bornes de recharge le plus dense d’Europe avec près d’un point de charge pour 900 habitants (Hall et Lutsey, 2017[3]Hall D, Lutsey N. (2017). Emerging best practices for electric vehicle charging infrastructure, White Paper, International Council on Green Transportation, 48 p.).

Certes, l’enjeu économique explique en partie cet engouement, puisque la production de véhicules électriques fut un moyen, après la crise de 2008, de relancer l’industrie automobile européenne (Hildermeier et Villareal, 2011[4]Hildermeier J, Villareal A. (2011). “Shaping an emerging market for electric cars: How politics in France and Germany transform the European automotive industry”, ERIEP, n° 3, 22 p.), mais la promotion du véhicule électrique et de son infrastructure favorise également l’usage de l’électricité dans les transports et, partant, un meilleur mix énergétique dans ce secteur. Le recours au véhicule électrique impliquerait en effet une moindre dépendance des transports aux énergies fossiles. C’est en tout cas le discours des collectivités propriétaires des bornes où l’intérêt collectif semble primer (qualité de l’air, mix énergétique…). Sans omettre l’importance des initiatives citoyennes portées par les « acteurs ordinaires » (Bally, 2015[5]Bally F. (2015). « Vers une transition énergétique citoyenne », Rives méditerranéennes, n° 51, mis en ligne le 15 octobre 2017, p. 67-79.), nous concentrons notre analyse sur le rôle des acteurs publics dans la transition énergétique en cours.

Le déploiement en cours des IRVE en France est en effet le résultat visible de choix de gouvernance et de montage de projets transversaux à différentes échelles. À travers cet article, nous présentons les résultats du Projet MOUVE dont l’une des missions réside en la compréhension des montages de projets dans le cadre de l’appel à projet IRVE de l’ADEME[6]Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie : opérateur de l’État pour l’instruction et le suivi des appels à projets nationaux. (2013-2016). Cet appel, destiné aux pouvoirs publics locaux, permet l’obtention de subventions pour des projets de déploiement de bornes publiques. L’analyse des réponses est surprenante tant les différences de gouvernance des projets sont conséquentes et leurs traductions spatiales différenciées. Nous proposons ainsi d’évaluer les conséquences territoriales des choix de gouvernance d’un projet d’électromobilité. La manière dont se sont saisis les acteurs publics d’un même appel à projet structure l’ensemble de notre réflexion. Nous tâcherons ainsi de présenter le contexte d’émergence de cet appel à projet piloté par l’ADEME. Nous décrirons ensuite nos terrains d’étude, pour enfin analyser les acteurs en présence et les différents montages de projets d’électromobilité.

La mobilité électrique
au service de territoires en transition énergétique

La transition énergétique :
un changement de paradigme plurisectoriel

Un regard attentif sur la consommation d’énergie primaire en France[7]Chiffres de 2015, pour la métropole française (source : Chiffres clés de l’énergie, 2016. Datalab). en 2015 donne à voir la dépendance à l’égard des ressources fossiles : nous consommons en métropole 256 Mtep[8]Millions de tonnes équivalent pétrole. Mesure internationale permettant de comparer les différentes sources d’énergie entre elles., réparties entre 30,1 % de pétrole, 3,3 % de charbon, 14,2 % de gaz, 42,5 % d’électricité nucléaire et environ 9,4 % d’énergies renouvelables et 0,5 % d’énergie issue des énergies renouvelables thermiques. À l’inverse, la production d’énergie en France en 2015 s’élève à 140 Mtep : l’industrie du nucléaire subvient à hauteur des besoins métropolitains (114 Mtep produites malgré d’importantes pertes lors de la conversion électrique), mais nous importons quasiment la totalité du pétrole, du gaz et du charbon que nous consommons (soit respectivement 77 Mtep, 34,4 Mtep et 8,3 Mtep importées).

Le pétrole est la deuxième source d’énergie la plus consommée en France après l’électricité, mais il s’agit de l’énergie qui coûte le plus cher : sur une facture totale de 39,7 milliards d’euros en 2015, un peu plus de 30 milliards d’euros sont nécessaires à l’approvisionnement en pétrole. Le coût mais aussi l’extrême variabilité du prix du baril de pétrole, avec des pics (100 dollars le baril durant l’année 2009) et des fortes chutes (moins de 40 dollars en janvier 2016), donnent un caractère imprévisible à la facture énergétique métropolitaine. Depuis le choc pétrolier de 1970, les pays fournisseurs se sont diversifiés : le Moyen-Orient représente 26 % des importations, le Kazakhstan et le Nigeria sont avec l’Arabie Saoudite les premiers fournisseurs de la France. La stabilité économique et politique de ces pays est également un paramètre qui influe sur les prix et la sûreté de l’approvisionnement pour la métropole. Nous héritons donc, en France à l’heure actuelle, d’un régime appelé thermo-industriel ou carboné, où la ressource d’énergie, en majorité d’origine fossile et limitée, est captée sur un territoire (autre que celui de la France) puis exploitée sans ancrage territorial (et participation citoyenne) (Durand et al., 2015[9]Durand L, Pecqueur B et Senil N. (2015). « Chapitre 1. La transition énergétique par la territorialisation. L’énergie comme ressource territoriale », dans Scarwell HJ, Leducq D, Groux A (dir.), Réussir la transition énergétique, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, p. 29-36.).

L’intérêt du développement des énergies renouvelables, outre la sortie d’une certaine dépendance à l’égard des énergies fossiles, est bien leur ancrage territorial et la relative maîtrise de leur disponibilité : les chiffres de productions sont éloquents sur ce point, car la totalité des énergies renouvelables consommées sur le territoire y est produite, soit 24,7 Mtep (avec seulement 0,4 Mtep importée), pour une consommation de 15,5 Mtep[10]La consommation finale est déduite des pertes liées à la conversion en énergie électrique ainsi que de l’énergie nécessaire à l’alimentation des centrales.. Ces chiffres traduisent la connexion qui existe entre le lieu de production de l’énergie renouvelable et son lieu de consommation.

La transition énergétique s’entend en effet comme « un ensemble de changements attendus dans les manières de produire, de consommer et de penser l’énergie » (Christen et Hamann, 2015[11]Christen G, Hamman P. (2015). Transition énergétique et inégalités environnementales, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, coll. Études alsaciennes et rhénanes. 228 p., citant Cacciari). Il s’agit pour beaucoup d’auteurs d’un tournant post-carbone, c’est-à-dire d’une rupture dans le système sociotechnique actuel (par exemple, le système énergétique actuel) (Akrich, 1989[12]Akrich M. (1989). La construction d’un système sociotechnique : esquisse pour une anthropologie des techniques, Anthropologie et sociétés, Québec, département d’anthropologie, faculté des sciences sociales, université Laval, p. 31-54.) où l’on passe d’un régime ancien (fondé sur les énergies fossiles) à un régime nouveau où seront complémentaires les énergies nucléaires et renouvelables (cas de la France, Duruisseau, 2014[13]Duruisseau K. (2014). « L’émergence du concept de transition énergétique. Quels apports de la géographie ? », Bulletin de la Société Géographique de Liège (BSGLg), n° 6, 14 p., citant Rumpala, 2013[14]Rumpala Y. (2013). « Formes alternatives de production énergétique et reconfigurations politiques. La sociologie des énergies alternatives comme étude des potentialités de réorganisation du collectif », Flux, n° 92, p. 47-61.). Pour de nombreux auteurs, l’échelle locale s’avère être l’échelle-clé d’une transition énergétique réussie (Duruisseau, 2014[15]Op. cit.) : il s’agit d’une montée en puissance des acteurs locaux, soit une certaine décentralisation du modèle énergétique, avec un maillage fin proche des consommateurs (Douillet, 200316[16]Douillet AC. (2003). « Les élus ruraux face à la territorialisation de l’action publique », Revue française de science politique, n° 4, vol. 53, p. 583-606. ; Christen et Hamann, 2015[17]Op. cit.).

Cette montée en puissance des acteurs locaux dans la production d’énergie est institutionnalisée, c’est-à-dire pilotée par l’État, depuis plus de quinze ans, au travers de plusieurs lois et appels à projets qui visent à inciter les collectivités locales à porter des politiques de transition énergétique (Durand et al., 2015[18]Op. cit.) pour favoriser une certaine « croissance verte ». C’est à partir des lois Grenelle I et II que les objectifs en termes de production d’énergie sont affichés : 23 % du total de la production d’énergie doit être renouvelable d’ici 2020. Départements, Régions et EPCI obtiennent également de nouvelles compétences en termes de production d’électricité (Poupeau, 2013[19]Poupeau FM. (2013). « Simples territoires ou actrices de la transition énergétique ? Les villes françaises dans la gouvernance multi-niveaux de l’énergie », URBIA. Les Cahiers du développement urbain durable, Observatoire universitaire de la Ville et du Développement durable, p.73-90.). La récente loi de Transition Énergétique pour la Croissance Verte (ou TECV[20]Loi n° 2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte (texte intégral sur légifrance).) réitère cet objectif et le porte à 32 % pour 2030. La loi s’attache à apporter des changements dans l’habitat, l’économie circulaire, la production d’énergies renouvelables et les transports.

Nous faisons ainsi le choix de centrer l’analyse de cet article sur le secteur des transports pour lequel un changement de paradigme est aussi l’un des enjeux majeurs de la transition énergétique : responsable de 30 % du total de la consommation d’énergie en France (devant l’industrie, 19 %, et derrière l’habitat, 45 %), les transports consomment 49,4 Mtep d’énergie et représentent à eux-seuls 75 % de la consommation totale de produits pétroliers en France en 2015[21]Chiffres de 2015, pour la métropole française. Source : Chiffres clés de l’énergie, 2016. Datalab.. Les carburants routiers représentent environ 40 % de cette consommation. L’enjeu de ce secteur est bien de réduire sa très forte dépendance au pétrole grâce à un meilleur mix énergétique, c’est-à-dire à l’entrée de nouvelles énergies dans l’approvisionnement des modes de transports (électricité, hydrogène, gaz naturel…).

L’intervention de l’État
dans la mise en place d’un système d’électromobilité en France

Encourager le mix énergétique dans les transports et introduire des carburants alternatifs est un leitmotiv des politiques européennes en matière de transports et de mobilité durable depuis 30 ans : objectif affiché dans le récent « Paquet mobilité propre[22]Communiqué de presse de la Commission européenne daté du 8 novembre 2017. », qui vise à positionner l’Union Européenne au premier rang mondial de l’utilisation et de la diffusion de véhicules propres, le terme de mobilité durable est utilisé pour la première fois dans le Livre Vert produit par la Commission européenne sur les transports et l’environnement[23]COM (92) 46 final. Livre Vert relatif à l’impact des transports sur l’environnement : une stratégie communautaire pour un développement des transports respectueux de l’environnement. en 1992 (Bourdages et Champagne, 2014[24]Bourdages J, Champagne É. (2014). « Penser la mobilité durable au-delà de la planification traditionnelle du transport », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, hors-série, n° 11.). D’ores et déjà les préconisations ciblaient les investissements dans les transports publics, les modes actifs alors nommés modes « verts », et le recours à des véhicules « respectueux de l’environnement et efficaces sur le plan de la consommation énergétique ».

Sans remonter aussi loin dans le temps, la directive du 22 octobre 2014 du parlement et du Conseil de l’Union Européenne sur le déploiement d’une infrastructure pour carburants alternatifs encourage les États membres à déployer un réseau national d’Infrastructures de Recharge pour Véhicules Électriques (IRVE) de manière à construire un réseau européen de charge harmonisé[25]Le degré d’harmonisation concerne le matériel (socle de prise de type 2, standard européen) et l’interopérabilité : toute borne publique devrait être accessible sans abonnement ou recours à une carte-badge spécifique..

Cette directive a été traduite en France, en 2015, au travers de la loi de Transition Énergétique pour la Croissance Verte[26]Voir les articles 37 à 42 du Titre III concernant le développement de transports propres. Le décret d’application de la loi est paru en janvier 2017., qui récapitule les obligations et les objectifs en matière d’équipement en véhicules électriques et en installation de bornes de recharge initiées depuis 2009[27]Loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement, et rendant obligatoire l’installation de bornes dans certains parkings privés accessibles au public.. Les décrets d’application de la loi de 2015 sont entrés en vigueur entre 2016 et 2017.

L’obligation d’achat est rappelée dans le décret du 21 janvier 2017 : ainsi, au minimum 10 % du renouvellement des flottes des administrations publiques, des loueurs de véhicules et des exploitants de taxis doit comporter des véhicules « à faible émissions[28]Décret n° 2017-21 du 11 janvier 2017 relatif aux obligations d’achat ou d’utilisation de véhicules à faibles émissions, pris pour application de l’article n° 37 de la loi du 17 août 2015. ».

Concernant l’installation de bornes, l’État fixe dans la loi de 2015 un objectif de 7 millions de points de charge sur le territoire d’ici 2030, installés non seulement sur l’espace public (sur voirie/parkings en ouvrage) mais également sur l’espace privé. Pour atteindre ces objectifs, le décret du 13 juillet 2016 oblige à ce que la moitié des places des parkings en habitat collectif, destinés aux salariés d’ensembles tertiaires ou industriels et d’ensembles commerciaux ou de complexes cinématographiques, qu’ils soient neufs ou existants, soient conçues pour pouvoir accueillir un point de charge[29]Décret n° 2016-968 du 13 juillet 2016 relatif aux installations dédiées à la recharge des véhicules électriques ou hybrides.. Les places devront donc être pré-équipées, de manière à pouvoir accueillir une borne et anticiper des besoins futurs, que ce soit dans des immeubles privés ou détenus par une autorité publique.

Concernant l’installation de bornes sur l’espace public, il n’existe pas d’obligation formulée auprès des autorités publiques. Un système d’aides et d’incitations au déploiement de bornes publiques a cependant été mis en place, dont le programme ADVENIR. À l’origine dédié à l’installation de bornes pour les particuliers et les entreprises, le programme s’ouvre en 2018 aux installations publiques sur voirie et permet l’obtention de subventions aux collectivités : la typologie des bénéficiaires proposée par le programme permet ainsi de couvrir l’ensemble des types de parkings recensés en France (figure 1). Cette typologie peut être facilement explicitée en distinguant le type de propriétaire (des personnes publiques ou des entreprises) et le type d’accès au parking (en accès libre au public ou restreint) (figure 2). L’État avait déjà mis en place en 2013 un dispositif d’aides à l’installation de bornes sur voirie ou dans les parkings en ouvrage, destinées aux autorités publiques locales. Appelé dispositif « IRVE », piloté par l’ADEME, son contenu sera plus spécifiquement étudié dans une deuxième partie.

Depuis 2009, en France, un ensemble de lois et de dispositifs d’incitation à l’achat des véhicules électriques et d’installation de bornes de recharge ont ainsi été mis en place.

Le rôle affirmé de l’État à travers des investissements importants dans le développement du véhicule électrique s’explique par le caractère disruptif de la technologie, qui implique des changements du point de vue du véhicule (autonomie de la batterie restreinte à une centaine de kilomètres pour les premiers modèles) et du point de vue de l’automobiliste (s’assurer de la disponibilité d’un point de charge, adapter ses trajets et sa conduite). Dans le cas d’une technologie disruptive ou dite de « rupture », il y a donc nécessité de constituer ce que l’on appelle un « système d’électromobilité » (Midler et Von Pechmann, 2015[30]Midler C, Von Pechmann F. (2015). « Du véhicule électrique à l’électromobilité », Le journal de l’école de Paris du management, 2015/4, n° 114, p. 8-15.), fondé sur l’existence non seulement d’un produit innovant, ici le véhicule électrique, mais d’un environnement favorable (infrastructures de charge, aides à l’achat). Les pouvoirs publics ont les possibilités d’investir pour constituer cet environnement.

Les ventes de véhicules électriques sont ainsi en constante augmentation en France depuis 2010 (figure 3) : cette année-là, 184 véhicules sont vendus contre 2 630 en 2011 et plus de 24 000 en 2017. Actuellement, le marché du véhicule électrique représente 1,2 % des ventes de véhicules neufs, et les véhicules en circulation représentent 0,2 % de la flotte (soit près de 100 000 véhicules[31]Sources : automobile-propre.com [En ligne).

Du point de vue de l’acceptabilité financière et sociale du véhicule électrique, l’intervention des pouvoirs publics semble donc pleinement se justifier : le véhicule disposant d’une technologie encore coûteuse à l’achat (location ou achat de la batterie[32]L’achat d’un véhicule électrique s’élève à 14 000 euros en moyenne contre 10 400 pour des véhicules essence et 11 577 pour des véhicules diesel (Funk K. Rabl A. (1999). « Electric versus conventional vehicles: social costs and benefits in France », Transportation Research Part D, n° 4(6), p. 397-411).), les dispositifs d’aides rendent acceptable son acquisition et apparaissent indispensables au développement de la mobilité électrique en France (Windisch et Leurent, 2012[33]Windisch E, Leurent F. (2012). « L’acceptabilité potentielle des voitures électriques : quelle profitabilité financière pour l’usager privé en Ile-de-France ? », Congrès international ATEC ITS France, 13 p.). L’installation de bornes de recharge publiques est de même recommandée afin de rassurer les utilisateurs et construire un environnement favorable au véhicule électrique, qui combinerait disponibilité d’un point de charge et facilité de stationnement (Sadeghian, 2013[34]Sadeghian S. (2013). « Développer la mobilité électrique : des projets d’acteurs au projet de territoire », thèse en architecture, aménagement de l’espace, université Paris-Est, 447 p.).

De manière plutôt classique, la transition énergétique dans le secteur du transport s’appuie donc sur une nouvelle technologie, une innovation, le véhicule électrique, dont l’usage est encouragé « par le haut », par l’État, qui planifie et régule les comportements et le changement vers un nouveau système énergétique (Lejoux et Ortar, 2014[35]Lejoux P., Ortar N. (2014). La transition énergétique : vrais enjeux, faux départs ?, SHS Web of Conferences, EDP Sciences, 9 p.).

L’enjeu spatial de la diffusion
des bornes de recharge dans les territoires

Le véhicule électrique fait ainsi l’objet de politiques incitatives émanant de l’État, prompt à encourager l’achat du véhicule et l’installation du matériel afférent (borne de recharge). Dès lors qu’entre en jeu l’installation de bornes de recharge sur l’espace public, en tant qu’équipement destiné aux véhicules électriques et facilitant la transition énergétique pour les déplacements individuels, la question de l’espace et du territoire est soulevée.

L’équipe du laboratoire Ville Mobilité Transport[36]Abrégé LVMT, laboratoire de recherche basé à Champs-sur-Marne, France. a premièrement mis en évidence la dimension spatiale de ce nouvel équipement au moyen d’une synthèse des relations entre acteurs du système d’électromobilité : du degré de synergie entre acteurs d’un même territoire va dépendre l’attractivité du véhicule électrique et la « mise en route » de son marché (Leurent et al., 2013[37]Leurent F, Sadeghian S, Thebert M, Windisch É. (2013). Mettre en route la mobilité électrique : un problème de territoire, Rapport final de contrat pour le groupe Renault-Regienov, juin, document école des Ponts ParisTech, 32 p.). Sur un même territoire, interagissent ainsi les acteurs du côté de la demande (le client et ses attentes), de l’offre (fournisseurs des véhicules et du matériel et les opérateurs d’infrastructures) et les acteurs régulateurs (les pouvoirs publics) (Leurent et al., 2013[38]Op. cit. ; Sadeghian, 2013[39]Op. cit.).

Dans ce système, la question de l’espace public et de son équipement pour l’accueil des bornes de recharge nous est apparue centrale : les pouvoirs publics gèrent, équipent l’espace public et le dotent de bornes afin d’inciter et de répondre à la demande des usagers (figure 4). En effet, le véhicule et la borne ont une emprise spatiale, à la fois statique pour la borne et passive par le stationnement, et derrière la localisation de la borne à l’échelle micro, des questions d’aménagement et d’urbanisme émergent : où installer la borne afin qu’elle soit visible et utile ?

La question de l’espace d’installation et d’intégration de la borne est interrogée par Marc Ivaldi en 2011 : à travers une analyse comparée des politiques de déploiement d’infrastructures en Europe, l’auteur conclut que ces dernières sont majoritairement installées dans les zones urbaines denses, là où le marché est le plus solvable (Ivaldi et al., 2011[41]Ivaldi M, Quinet É, Windisch É. (2011). « La mobilité électrique personnelle : concepts pionniers, premières expériences et futurs défis », rapport IDEI, n° 22, 92 p.) et ce, malgré une meilleure compatibilité du véhicule électrique avec les déplacements et les caractéristiques des habitants de zones rurales (foyers disposant dans la majorité des cas d’un garage pour la recharge et de deux véhicules) (Windisch et Leurent, 2012[42]Op. cit.).

Plus récemment, Patricia Sajous et Valérie Bailly-Hascoët se sont attachées à décrire le système d’électromobilité en Normandie et les projets de déploiement de bornes à l’échelle locale : elles décrivent ainsi les trois projets à venir de la région, portés respectivement par la métropole de Rouen Normandie (déploiement d’échelle locale de 50 bornes), la communauté d’agglomération du Havre (déploiement d’échelle locale de 50 bornes) et le syndicat départemental de l’énergie de la Seine-Maritime (déploiement d’échelle départementale de 100 bornes). À l’issue de l’analyse des trois projets, les auteures dégagent plusieurs problématiques liées à l’aménagement de l’espace, parmi lesquelles l’inégale dotation en bornes entre les espaces centraux et périphériques du département (Sajous et Bailly-Hascoët, 2017[43]Sajous P, Bailly-Hascoët V. (2017). « Electromobilité : acteurs, structurations en cours. Étude à partir du cas haut-normand », Revue Transport Sécurité, vol. 2017, issue 1-2, p. 1- 21.). L’analyse d’Aude Cranois, en 2017, dans le département de la Manche est une description de projets d’électromobilité de moindre envergure (2 bornes dans l’ensemble du département), ce qui amène l’auteure à s’interroger sur l’utilité de cet équipement jugé alors « insignifiant » (Cranois, 2017[44]Cranois A. (2017). « De l’automobilité à l’électromobilité : des conservatismes en mouvement ? La fabrique d’une politique publique rurale entre innovations et résistances », thèse de géographie sous la direction de N. Baron, université Paris-Est.).

Dans les deux études (départements de la Manche et de la Seine-Maritime), les analyses sont contraintes par le temps des projets où le déploiement des bornes est initié mais non encore achevé au moment des publications. Dans les deux cas, les auteurs révèlent des enjeux liés aux interactions entre acteurs, dont les modalités de coordination et la gouvernance choisie conditionnent le montage des projets et donc la distribution spatiale et la forme des réseaux de bornes de recharge (exemple du modèle de centre/périphérie de la Seine-Maritime).

Notre travail consiste ainsi en une actualisation des travaux antérieurs au sujet du déploiement d’un équipement de mobilité à travers l’étude de territoires ayant finalisé leurs projets de déploiement dès 2016.

Les potentiels du territoire des Hauts-de-France
et l’émergence de l’électromobilité

Deux anciennes régions
aux logiques spatiales différenciées

Le territoire étudié se compose des deux anciennes régions Nord-Pas-de-Calais et Picardie, toutes deux situées dans la partie nord de la France, entre l’Ile-de-France (Paris) et la Belgique. Elles forment un continuum morphologique (les deux régions sont limitrophes) toutefois marqué par des logiques d’organisation spatiales et urbaines différentes. Alors que le Nord-Pas-de-Calais est un territoire marqué par son histoire industrielle et minière, induisant une organisation urbaine originale, caractérisée par de très fortes densités de population et une artificialisation des sols qui atteint les 15 % du territoire (contre 8 % pour la moyenne des territoires en France[45]Données issues du diagnostic régional de la Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement (DRÉAL) des Hauts-de-France.), la Picardie est en comparaison moins peuplée, à la ruralité plus affirmée, et une partie de la Picardie est polarisée par le dynamisme de la région parisienne (c’est le cas notamment du département de l’Oise) (figure 5).

Figure 5. Densité de population en nouvelle région Hauts-de-France : une répartition centrifuge (source : Atlas Hauts-de-France, 2017, RGP 2012, CCI Hauts-de-France).

Aujourd’hui réunies dans la nouvelle région des Hauts-de-France, suite à la réforme territoriale de 2015, les deux anciennes régions doivent envisager la question de l’harmonisation de leur offre de charge. La fusion des deux institutions a en effet été engagée après le lancement des deux projets régionaux d’électromobilité.

Dès 2013, l’État lance en effet un programme d’Investissements d’Avenir destiné à encourager l’installation de bornes de recharge sur l’espace public par les pouvoirs publics locaux. Ce financement de l’équipement de recharge prend la forme d’un appel à projets piloté par l’ADEME : les territoires volontaires peuvent répondre à l’appel et, moyennant le respect du cahier des charges, ils pourront obtenir une aide à l’investissement à hauteur de 30 % pour des stations de charge dites rapides (>22 kVA, pour un temps de charge de 25 minutes) et à hauteur de 50 % pour des stations de charge dites normales ou semi-accélérées (≤22 kVA pour un temps de charge compris entre 6 heures et 1 heure 30). L’appel a été réédité en 2014 et mis en conformité avec la directive européenne de 2014 : le standard de prise doit alors être conforme au type 2 et non plus au type 3. La troisième et dernière version date de 2016 et correspond au financement de bornes pour des recharges de longue durée (en quartiers résidentiels, zones d’activités ou commerciales). Les deux premières versions incitaient davantage au déploiement de bornes pour des recharges d’appoint, en centre-ville, à proximité des commerces, par exemple.

En ce qui concerne les modalités de portage de projet et la gouvernance, l’appel est ouvert à plusieurs autorités publiques : toutes les communes et intercommunalités volontaires[46]En France, les communes qui souhaitent se regrouper pour exercer des compétences en commun prennent la forme d’Établissements Publics de Coopération intercommunale (EPCI) et relèvent de deux types : les EPCI à fiscalité propre, qui disposent du droit à prélever l’impôt (communes, communautés de communes, d’agglomération, urbaines ou métropoles) et les EPCI sans fiscalité propre (syndicats de communes ayant des compétences diverses telles que l’assainissement, la gestion de l’eau, de l’énergie…)., les syndicats intercommunaux, les départements ainsi que les régions peuvent répondre et proposer un plan de déploiement afin d’obtenir des financements. En fonction du type d’acteur, les réponses à l’appel vont différer sur de nombreux aspects : échelle géographique du projet, types de partenariats, choix de localisation et nombre de bornes envisagé.

Entre 2013 et 2016 en France, plus de 82 dossiers ont été financés dans le cadre de l’appel à projets « IRVE ». La majorité des coordinateurs de projets est alors représentée par des syndicats départementaux de l’énergie. C’est ainsi le cas dans l’Aisne, l’Oise et la Somme (ex-région Picardie) où la quasi-totalité des communes des trois départements ont transféré la gestion de l’énergie à des syndicats.

En revanche, l’ex-région Nord-Pas-de-Calais s’est lancée dans une politique d’électromobilité originale qui repose non pas sur les syndicats départementaux d’énergie mais sur les intercommunalités et regroupements de communes volontaires. Nous analyserons les projets portés par les deux types de structures en troisième partie.

Disposer d’une vision exhaustive
des points de charge en Hauts-de-France :
la base de données du projet MOUVE

Afin d’obtenir une cartographie des projets de déploiement en Hauts-de-France, nous avons fait le choix d’une méthode quantitative de recensement des points de recharge existants. Un premier recensement a été réalisé en juin 2017, qui a permis de référencer 621 points de charge (Castex et Cooche, 2018[47]Castex É, Cooche M. (2018). MObilité et Usages des Véhicules Électriques (projet MOUVE), rapport intermédiaire pour la MESHS, programme CPER-ISI-MESHS, février, 83 p.). Un second, effectué en mars 2018, en répertorie 1 071. Ce deuxième recensement a permis d’actualiser la base de données et de suivre l’évolution du déploiement en cours dans la région Hauts-de-France.

Grâce à cette base de données géoréférencées, il est ainsi possible d’établir un état des lieux des bornes de recharge sur le territoire et de suivre son évolution dans le temps. Elle a été réalisée à partir des données disponibles sur des sites officiels nationaux d’opendata (irve.gouv) ou locaux (comme PassPass.fr). En plus des données récoltées en entretien, celles-ci ont été complétées avec le site de crowdsourcing « Chargemap », qui permet d’avoir une vision de l’infrastructure mise en place par le privé et les particuliers. Les différentes sources ont été ensuite croisées et nettoyées afin d’éviter les doublons.

On peut observer que le département du Nord est celui qui compte le plus de points de recharge (avec plus de 300 points de charge, 34 % de lieux de charge sont dans le Nord), suivi du Pas-de-Calais ; l’ancienne Région Nord-Pas-de-Calais réunit à elle seule 57  % des bornes sur le territoire d’étude (figure 6). Les trois départements de l’ancienne Picardie comptabilisent une centaine de points de charge chacun, avec toutefois des différences entre l’Oise, qui est mieux équipée (ce qui s’explique notamment par la proximité de l’Ile-de-France), l’Aisne et la Somme.

Figure 6. Répartition des points de recharge par département en 2018 sur le territoire d’étude (source : base de données du projet Mouve. Réalisation : projet Mouve, 2018).

L’augmentation observée entre les deux périodes du nombre de points de recharge s’explique par le déploiement progressif de l’infrastructure de charge sur le terrain d’étude. En effet, au moment du premier recensement, en 2017, tous les syndicats départementaux de Picardie n’avaient pas encore terminé l’installation des bornes, et la Métropole Européenne de Lille attendait la livraison des premières bornes.

La hausse observée entre 2017 et 2018 est également à relier à l’activité du privé et des particuliers. En effet, les commerces, les entreprises et les particuliers continuent de s’équiper et, pour certains, proposent un accès à leur station de charge privée (moyennant une contrepartie financière ou pas, certains optant pour la gratuité dans un esprit de solidarité, Pradel et al., 2016[48]Pradel B, Fulda AS, Huber A. (2016). « Sharing charging stations. A socio-economical study on sharing private charging stations for electric vehicles: actors, social organisations and practices », 11th ITS European Congress, Glasgow, Scotland, 6-9 June, 12 p.). Le privé, toutes catégories confondues, représente tout de même 46 % des points de charge recensés, même si toutes les bornes ne sont pas en accès libre. Les obligations en termes d’installation de bornes et le système d’aides mis en place à destination des acteurs privés renforcent progressivement leur rôle dans la diffusion de l’électromobilité.

Toutefois, les acteurs privés continuent d’investir dans l’infrastructure de charge suivant une logique d’offre et de demande. Ainsi, en ex-région Picardie, les points de recharge mis en place par des structures publiques représentent 53 % de l’ensemble des points de charge référencés et contrebalancent le nombre encore peu élevé d’infrastructures privées (figure 7). Le nombre plus élevé d’infrastructures privées en ex-région Nord-Pas-de-Calais s’explique à l’inverse par des densités de population et une concentration urbaine plus fortes, ainsi qu’un marché potentiel plus intéressant. D’après la chargée de mission de l’Agence d’Urbanisme de Saint-Omer, « les entreprises privées s’implantent là où la demande existe et peut être rentable, c’est-à-dire en centre-ville » (entretien du 13/03/2017).

Concernant les réseaux de bornes publiques, les différences de morphologie entre les réseaux d’ex-Picardie et d’ex-Nord-Pas-de-Calais sont frappantes. Alors que la partie sud est couverte de manière plutôt homogène, zones rurales comprises, la partie nord présente une couverture hétérogène, et les bornes sont concentrées autour de pôles urbains précis (figure 7).

Ces observations peuvent s’expliquer par une étude attentive des acteurs en présence dans chacune des deux anciennes régions. La morphologie des réseaux résulte en effet de choix de gouvernance, d’échelle de projet et de stratégies différenciées en matière de diffusion de l’électromobilité par différents types d’acteurs. Nous faisons le choix de nous concentrer dans cet article sur les stratégies des acteurs publics.

Typologie des acteurs du déploiement
des bornes publiques en Hauts-de-France

Afin de comprendre les configurations spatiales des réseaux de bornes de recharge précédemment observées, nous avons complété le recensement géolocalisé des bornes par une méthode qualitative d’enquête. Celle-ci se fonde sur des entretiens en face à face menés auprès des acteurs publics du territoire.

Nous avons ainsi mené 19 entretiens semi-directifs en ciblant les porteurs techniques des projets de déploiement de bornes de recharge, entre 2016 et 2017. Nous avons au préalable repéré plusieurs catégories d’acteurs sur le territoire : l’ADEME, dans un premier temps, qui est opérateur de l’appel à projets et représente les intérêts de l’État à travers ses missions d’accompagnement des organisations dans leurs projets relatifs à la transition énergétique et au développement durable. Viennent ensuite les structures publiques ayant répondu à l’appel, les porteurs des projets en tant que tel. Il s’agit de trois syndicats d’énergie départementaux en ex-Picardie et des intercommunalités volontaires en ex-Nord-Pas-de-Calais (neuf initialement en 2013). Outre leur statut administratif, la différence fondamentale entre ces deux structures reste leur échelle de projet : les syndicats départementaux de l’énergie œuvrent à l’échelle du département entier (toutes les communes leur ayant transféré la gestion de l’énergie), alors que les intercommunalités œuvrent à l’échelle de l’agglomération, soit une échelle géographique plus grande, centrée sur les espaces urbains. Enfin, des acteurs dits « secondaires » participent au déploiement des bornes de par leur fonction de conseil ou d’appui technique (acteurs scientifiques) et leur offre de services et de matériel (acteurs économiques) (figure 8).

Il est également intéressant de noter que le sujet de l’électromobilité a été pris en charge par des services différents en fonction des structures publiques porteuses. En ce qui concerne les trois syndicats départementaux de l’énergie d’ex-Picardie, le sujet a été porté par des responsables de pôles (Énergie ou Travaux), soit du personnel expérimenté avec une connaissance très fine du territoire, des acteurs et des élus locaux. Dans le cas d’un syndicat, le sujet a été confié à une personne spécialement recrutée pour cette mission, formée en école d’ingénieur. Les trois syndicats d’énergie exercent leur activité sur l’ensemble des territoires départementaux, à l’exception de quelques communes concédantes, notamment les plus grandes villes comme Amiens : les syndicats d’énergie opèrent ainsi sur des espaces urbains mais en majorité sur les espaces ruraux de l’ex-Picardie (figure 9).

Dans le cas de l’ex-région Nord-Pas-de-Calais, le système d’acteurs publics est plus complexe car porté par des intercommunalités volontaires de tailles variables. La plupart sont des communautés d’agglomération dont la population dépasse en moyenne les 100 000 habitants. Chaque intercommunalité présente une organisation interne propre, et le sujet de l’électromobilité est très peu pris en charge par les services de Mobilités (seulement trois cas sur l’ensemble des territoires interrogés) (figure 10). Pour les plus petites structures, telles que la communauté de communes Cœur d’Ostrevent, « il n’y a pas de service mobilité », donc la question de l’électromobilité est prise en charge par le service Environnement (entretien du 22/06/2017). Pour la chargée de mission Plan Climat de Valenciennes Métropole, la structure s’est lancée « dans le projet sous le prisme de la réduction des émissions de C02 [et] de l’amélioration de la qualité de l’air » (entretien du 06/10/2017). Le directeur du Développement durable de Douai indique également qu’il était logique que le dossier électromobilité lui revienne, puisque son service « est transversal et s’occupe de toutes les questions qui ont une connotation environnementale telle que la qualité de l’air, le bruit, les EnR » (31/05/2017). Quant à la directrice du Développement durable de la communauté urbaine d’Arras, elle indique qu’ils ont fait de l’électromobilité « un projet de développement durable : l’enjeu était de réduire la précarité énergétique des ménages liés aux moyens de transport » (entretien du 22/03/2017). L’électromobilité est en effet majoritairement prise en charge par les services Environnement ou Développement durable, responsables des Plans Climat, car le véhicule électrique semble répondre aux enjeux d’amélioration de la qualité et de protection de l’environnement en priorité.

Globalement, le projet de déploiement est transversal et appelle des compétences stratégiques mais également techniques : une connaissance des sujets de voirie-réseaux-distribution et une connaissance juridique (marchés publics et conventions de partenariat avec le privé). La plupart des enquêtés expliquaient avoir porté la responsabilité seul(e) du projet de déploiement, tout en entretenant une constante relation avec les services techniques, juridiques, de développement économique et les élus de leur structure.

Cette mise au jour des acteurs en présence nous permet de mieux saisir la forme du réseau repéré en Hauts-de-France lors du recensement des bornes de recharge. La localisation des bornes de recharge n’est en effet que la partie visible ou immergée du montage des projets et des modalités de coordination entre acteurs pour déployer des bornes sur l’espace public.

Des modes de gouvernances
productrices de différenciations spatiales

Le réseau de bornes de l’ex-Nord-Pas-de-Calais :
un modèle partenarial de projet

Dès 2010, l’ex-région Nord-Pas-de-Calais lance une stratégie régionale d’électromobilité motivée par des enjeux économiques. L’électromobilité est vue alors comme une opportunité de relancer l’industrie automobile et l’économie locale : la région compte en effet plus de 50 000 employés dans le secteur automobile et un constructeur de bornes de recharge. À cette période, la région se penche également sur une stratégie de reconversion économique de grande envergure appelée « 3e révolution industrielle », et théorisée par J. Rifkin, qui compose un master plan pour la région. Parmi les cinq piliers que compte cette stratégie, « repenser la mobilité des personnes et des biens » figure au premier plan : il s’agit de diminuer la dépendance des transports aux énergies fossiles. Le développement du véhicule électrique s’inscrit donc pleinement dans cette révolution[49]Données issues du site rev3.hautsdefrance.fr [En ligne. Le chef de projet véhicules électriques à la direction des projets transversaux de la région engage alors une politique d’électromobilité innovante sur le territoire. Neuf territoires se portent volontaires afin d’expérimenter le déploiement de bornes de recharge de manière homogène en termes de matériel (référentiel technique commun avec notamment des prises de type 2), charte graphique et système de gestion (toutes les bornes sont accessibles avec la carte régionale de transport, PassPass).

Entre 2010 et jusqu’en 2016, date des premières installations, un certain nombre d’acteurs sont venus enrichir et compléter les lignes du projet (figure 11) : les fournisseurs d’énergie et de matériel ont ainsi été très présents au démarrage du projet de manière à conseiller directement les communes. À Arras, par exemple, la directrice du développement durable indique : « nous avons organisé surtout des comités techniques avec les partenaires tels que Enedis et les communes volontaires » (entretien du 22/03/2017). L’enjeu était bien de trouver un emplacement à la fois stratégique mais avec une faisabilité technique et des coûts de raccordement au réseau électrique acceptables (rôle d’EDF). Le chef de projet véhicules électriques eut également des discussions prolongées avec les fournisseurs de matériel, de manière à rendre compatible la carte régionale de transport avec la technologie RFID des bornes. Certaines intercommunalités ont fait appel à des bureaux d’études afin de composer leur stratégie de déploiement : le déploiement s’appuie dans tous les cas sur un diagnostic socio-économique du territoire prenant en compte, par exemple, les taux de motorisation, les principaux flux et les noyaux d’activités. Le directeur du développement durable et des certifications de Douai a ainsi fait appel à un bureau d’études : « concernant la méthodologie utilisée […], ils ont croisé les données de population, de flux, de circulation, de surfaces commerçantes, afin de produire un degré d’introduction de bornes dans des communes choisies » (entretien du 31/05/2017).

En 2010, les projets de déploiement de bornes sont rares et, pour la plupart, il s’agit d’expérimentations, les porteurs de projets sont ainsi prompts à contacter leurs homologues de régions plus avancées.

Du point de vue de la recherche, il est intéressant de montrer que la politique régionale d’électromobilité s’est construite sur la base du volontariat des territoires. Le déploiement des bornes de recharge ne couvre donc pas l’ensemble de la région mais uniquement le territoire des intercommunalités volontaires. Il en résulte un réseau de bornes de recharge constitué de grappes concentrées dans des espaces plutôt urbains, denses (communautés d’agglomérations en majorité). Ce montage s’apparente à un montage de projet partenarial fondé sur des relations d’entente et de confiance entre acteurs, qui composent un réseau d’acteurs de l’électromobilité en Hauts-de-France. Les relations sont presque horizontales et toutes orientées vers la résolution d’un problème, et ce de manière transversale : il s’agit d’une gouvernance en réseau ou network governance tourné vers le problem solving (Poupeau, 2017[50]Poupeau FM. (2017). Analyser la gouvernance multi-niveaux, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, coll. Politique. 253 p.). Au démarrage, le fournisseur d’énergie proposait, par exemple, des conseils à destination des intercommunalités sans facturation, dans l’objectif de faire circuler les savoirs et de faire monter en compétences l’ensemble des interlocuteurs sur un sujet encore innovant entre 2010 et 2016 (installation d’une borne, raccordement et supervision).

Dans ce modèle, ce ne sont donc pas les syndicats d’énergie qui ont porté le déploiement mais bien des intercommunalités à fiscalité propre, soit de grandes agglomérations de communes. En ex-Nord-Pas-de-Calais, et surtout dans le département du Nord, la gestion de l’énergie explique en partie ce choix de gouvernance : c’est le régime de la concession qui domine, où les intercommunalités, qui ne sont pas regroupées en syndicats d’énergie, concèdent chacune la distribution de l’énergie aux industriels de l’électricité (Poupeau, 2004[51]Poupeau FM. (2004). Un siècle d’intervention publique dans le secteur de l’électricité en France, Gérer et Comprendre. Annales des Mines, p. 6-15.). Il existe une certaine réticence de la part de ces autorités concédantes à se regrouper (Cour des comptes, 2013[52]Cour des comptes. (2013). Les concessions de distribution d’électricité : une organisation à simplifier, des investissements à financer, rapport annuel, février 2013, 113 p.). Dans ce contexte, le manque d’un interlocuteur unique gestionnaire de l’énergie explique la diversité des porteurs de projets de déploiement en ex-région Nord-Pas-de-Calais.

Le réseau de bornes de l’ex-région Picardie :
un modèle centralisé de projet

En ex-région Picardie, la gestion de l’énergie a simplifié la démarche de projet : alors que dans le département du Nord, chaque intercommunalité établit un contrat de concession avec le fournisseur d’énergie, cette compétence est déléguée à des syndicats départementaux de l’énergie, qui gèrent donc, pour les communes adhérentes, l’infrastructure des réseaux de distribution de l’énergie à l’échelle des départements.

Trois syndicats de l’énergie couvrent ainsi en ex-Picardie la quasi-totalité du territoire : il est apparu logique que la compétence d’installation des bornes de recharge leur revienne. Le responsable du service énergie du syndicat d’énergie de l’Aisne (USEDA) indique ainsi : « L’intérêt de déléguer aux syndicats mixtes est d’insister sur la maîtrise de la demande en énergie et de veiller à ce que les frais de raccordement soient les moins coûteux possible » (28/03/2017). Les démarches de projets furent plutôt simplifiées : les chefs de projet au sein des syndicats ont conduit les études préalables (localisation des bornes, choix des communes stratégiques), la concertation avec les élus locaux puis la rédaction des marchés publics (supervision, monétique et maintenance). Les communes sélectionnées étaient en majorité favorables à l’installation d’une borne : l’arrivée de ce nouvel équipement donne une image positive et innovante à des communes plutôt considérées comme rurales.

Ce modèle de projet peut être caractérisé de « centralisé » dans la mesure où ce sont les trois syndicats mixtes qui ont construit le projet pour leur territoire, organisé la consultation avec les communes, et qui aujourd’hui possèdent les bornes. La gestion du projet et son suivi ont donc été organisés de manière verticale, où les syndicats ont joué le rôle central de coordinateurs, de production de la stratégie et de suivi de son opérationnalisation (figure 12). Il en résulte ainsi trois réseaux de bornes de recharge couvrant l’ensemble de l’ex-région, espace rural compris.

Cette gestion est héritière du processus d’électrification des communes rurales commencé au début du XXe siècle : le syndicat de communes devient, à partir des années 1920, une structure incontournable de l’électrification des campagnes en France car il exécute le plan d’investissement piloté par le département, l’État ayant besoin d’appuis locaux pour diffuser l’électricité (Berthonnet, 2003[53]Berthonnet A. (2003). « L’électrification rurale ou le développement de la “fée électricité” au cœur des campagnes françaises dans le premier XXe siècle », Histoire & Sociétés Rurales, vol. 19, p. 193-219.). Il en résulte une alliance traditionnelle des syndicats d’énergie avec l’État, qui sont donc actuellement moteurs dans l’application des appels à projets ou des politiques nationales (Poupeau, 2013[54]Op. cit.). D’autre part, le déploiement des bornes peut être vécu par les syndicats d’énergie comme une opportunité de pouvoir capter une nouvelle compétence afin de contribuer à réduire la fracture ville/campagne. Actuellement, ce sont bien les « villes » qui, en France, comptent parmi les acteurs majeurs de la transition énergétique, soit des territoires urbains où se joue une « nouvelle gouvernance de l’énergie » avec l’obtention de compétences en termes de gestion et de production d’énergie au détriment des espaces plus ruraux (Poupeau, 2013[55]Op. cit. ; Cranois et Baron, 2015[56]Cranois A, Baron N. (2015). « Les projets d’électromobilité dans les territoires ruraux : l’appropriation d’une innovation entre continuité et changement », Géocarrefour, 90/4.).

Certes, les trois syndicats ont chacun opté pour un matériel différent (fabricant de bornes) et une charte graphique différente, mais leur opérateur du service de monétique est le même, de sorte que les utilisateurs de véhicules électriques en Picardie peuvent se déplacer dans les trois territoires sans souci d’interopérabilité.

La question de l’interopérabilité des systèmes de Picardie et du Nord-Pas-de-Calais se pose aujourd’hui avec acuité après la fusion des territoires et l’accroissement des mobilités électriques à travers la région.

Pour un grand territoire de l’électromobilité en Hauts-de-France : enjeux et perspectives issus de la fusion

Nous avons eu l’opportunité d’étudier des territoires où l’infrastructure de charge publique a été déployée en majorité dès 2016. L’observation des réseaux de bornes nous a ainsi conduits à une analyse des montages de projets et du choix des modes de gouvernance entre les deux ex-régions : deux montages qui s’opposent point par point alors qu’ils répondent au même appel à projet piloté par l’ADEME (figure 13).

Premièrement, le modèle partenarial mené en ex-Nord-Pas-de-Calais a le mérite de proposer une gouvernance de projet fondée sur l’échange, la bonne coordination des acteurs et le retour d’expérience. Le désavantage de ce modèle est l’aspect concentré du réseau de bornes. Plusieurs cas de figure peuvent expliquer le caractère partiel du projet et la présence de territoires non pourvus en bornes : dans un premier temps, certains acteurs ou territoires ne faisaient tout simplement pas partie des réseaux d’entente et d’échange. Ces territoires ont pu par la suite entrer dans le projet, ce qui explique les différentes phases d’installation de bornes. Dans un deuxième temps, nous avons repéré sur le territoire des acteurs ayant fait d’autres choix énergétiques pour les transports, à savoir l’hydrogène (cas de Dunkerque). L’agglomération investit ainsi prioritairement dans cette énergie et compte sur les acteurs privés (les magasins Auchan, par exemple) pour la réalisation d’un maillage du territoire en bornes de recharge pour véhicules électriques. En ex-région Nord-Pas-de-Calais, la majorité de l’espace rural, composé de petites communautés d’agglomération, n’est pas couvert par un projet de bornes. Dans ces territoires, des regroupements de communes en vue d’un projet plus conséquent pourraient éventuellement voir le jour sous coordination régionale.

Deuxièmement, le modèle centralisé adopté par les syndicats mixtes se caractérise par une certaine efficacité : un chargé de mission a, la plupart du temps, coordonné en amont les études, les discussions avec les élus et les communes concernés par l’installation d’une borne, la rédaction de la réponse à appel à projet et le lancement des marchés publics. Cela implique toutefois une charge de travail conséquente. Actuellement, des réunions de concertation entre les acteurs des deux anciennes régions sont en cours, et des mesures en faveur de l’interopérabilité des systèmes devraient être initiées.

Dans les deux modèles proposés, la prise en compte des usagers dans les plans de déploiement a été difficile à intégrer. Au démarrage des projets, le nombre d’utilisateurs est encore trop faible pour monter des réunions de concertation afin de récolter les attentes en termes de localisation et de nombre de points de charge. La plupart des territoires ont renoncé à récolter l’opinion publique. Les délais imposés par l’appel à projet n’ont pas laissé le temps d’organiser des réunions publiques en amont. Seuls quelques territoires ont fondé leur diagnostic sur l’avis d’usagers bien connus dans leur commune. À Saint-Omer, la chargée de mission a « essayé d’intégrer des usagers dans [les] comités techniques : il s’agissait des citoyens les plus volontaires, tels que des ambulanciers, mais également un électricien local (qui lui-même disposait d’une Tesla Orange) » (entretien 13/03/2017). La localisation des bornes se fonde aussi sur des diagnostics généraux liés à l’usage du territoire : où circule-t-on, où achète-t-on, où travaille-t-on ? À l’heure actuelle, les statistiques d’exploitation des bornes montrent une utilisation réelle mais ponctuelle avec un effet de privatisation de la borne, déjà démontré par Magali Pierre en 2009 : un conducteur de véhicule électrique s’approprie l’équipement pour son usage personnel compte tenu de la faible fréquentation des bornes à l’heure actuelle (Pierre et al., 2009[57]Pierre M, Jemelin C, Louvet N. (2009). Driving an electric vehicle. A sociological analysis on pioneer users, dans ECEEE 2009 Summer Study, Act! Innovate! Deliver! Reducing Energy Demand Sustainably, 9 p.).

Pour les porteurs de projet, l’enjeu réside dans la visibilité du réseau de recharge et la publicité auprès des usagers. Les citoyens méconnaissent pour le moment le réseau de charge, son fonctionnement et sa tarification, ce qui est un frein à l’achat et à l’usage d’un véhicule électrique : À Saint-Omer, la chargée de mission indique qu’» entre cet été (2016) et aujourd’hui (mars 2017), il n’y a pas eu de communication régionale (…) il y a eu un effet de ralentissement » (entretien du 13/03/2017). Le rôle joué par l’installation des bornes dans l’incitation à l’achat de véhicules électriques dans les Hauts-de-France gagnerait à être vérifié par la suite grâce à une enquête auprès des utilisateurs.

Conclusion

Dans le cadre d’une politique de transition énergétique dans les transports, le développement du véhicule électrique et de son infrastructure est devenu une priorité des gouvernements successifs depuis 2009 en France. Cette innovation est en effet perçue comme une réponse à la dépendance des transports aux énergies fossiles ainsi qu’à la mauvaise qualité de l’air, notamment dans les centres urbains.

La montée en puissance des autorités locales dans les projets d’équipement des territoires pour la transition énergétique explique le lancement par l’État, en 2013, d’un appel à projet « IRVE » destiné aux acteurs publics locaux qui souhaitent déployer une infrastructure de charge sur leur territoire. Syndicats intercommunaux, intercommunalités, départements et régions ont ainsi formulé leurs réponses afin de prétendre à des subventions. L’État est à l’initiative de l’appel tout en laissant une flexibilité dans la gouvernance des projets aux acteurs locaux. Il en résulte une diversité de montages de projets à l’échelle nationale.

En ce qui concerne notre territoire d’étude, la région Hauts-de-France, composée des ex-régions Picardie et Nord-Pas-de-Calais, il est représentatif de la diversité des réponses formulées par les acteurs publics à l’appel à projet « IRVE » de l’ADEME.

Sur le territoire de l’ex-Nord-Pas-de-Calais, nous observons ainsi, grâce aux données de localisation des bornes, une couverture fragmentée et sélective, soit des grappes de bornes qui apparaissent autour de certains centres urbains, ou plus précisément au sein des limites administratives des intercommunalités volontaires ayant répondu à l’appel à projet. En ex-Nord-Pas-de-Calais, seuls sont équipés les territoires ayant répondu à l’appel, et ils forment ainsi un réseau de territoires dont les acteurs ont monté une politique d’électromobilité locale. Par conséquent, l’ex-région Nord-Pas-de-Calais présente aussi des espaces non pourvus en bornes, et ce pour plusieurs raisons qu’il conviendrait d’approfondir : autre choix énergétique (cas de Dunkerque), non priorité du sujet dans l’agenda politique local, intégration dans d’autres réseaux d’acteurs…

En ex-Picardie, une gouvernance de projet menée et centralisée par les trois syndicats intercommunaux de l’énergie a produit une couverture presque exhaustive de la région, sans distinction entre l’agglomération d’Amiens, les villes petites et moyennes et l’espace rural.

Ces résultats traduisent, d’une part, des choix politiques, des stratégies et des modes de gouvernance différenciés entre les deux anciennes régions : dans l’une, ce sont les intercommunalités volontaires qui sont devenues les acteurs majeurs d’un déploiement fondé sur le partenariat et l’échange, dans l’autre, les trois syndicats de l’énergie ont centralisé le déploiement. Ces choix stratégiques produisent des configurations spatiales originales, car le territoire des intercommunalités est limité (à celui de l’agglomération des communes) et produit une accumulation de bornes dans les centres urbains. À l’inverse, le territoire des syndicats de l’énergie couvre l’ensemble des communes d’ex-Picardie et produit une couverture homogène du territoire.

Ces configurations spatiales, issues des choix de gouvernance de projet, mettent aussi en valeur les différences de structures urbaines qui existent entre les deux territoires : la partie nord de la région étant plus dense et urbanisée que la partie sud à la ruralité plus affirmée (Frotey et Castex, à paraître[58]Frotey J, Castex É. (à paraître). Enjeux régionaux de la diffusion spatiale d’un équipement de mobilité : l’infrastructure de charge pour véhicules électriques. L’exemple des Hauts-de-France, Géotransports.) et également les structures de gestion de l’énergie : trois syndicats intercommunaux gèrent l’énergie en ex-Picardie, alors que le régime de concession est dominant dans les communes du département du Nord.

Alors, la gestion locale de projets de transition énergétique est intéressante en ce qu’elle est productrice de différenciation spatiale et de projets adaptés aux contextes locaux, qu’ils soient organisationnels, économiques ou géographiques. Les porteurs de projets sont aussi à la recherche « d’avantages différenciatifs » qui vont améliorer l’attractivité de leur territoire (Durand et al., 2015[59]Op. cit.), et la borne de recharge apparaît comme un nouvel équipement au service du développement territorial.

Toutefois, la diversité des projets pose de nombreuses questions dans le cadre d’une réelle entrée des transports dans la transition énergétique. Cette diversité ralentit premièrement la mise en place de passerelles tarifaires et matérielles (badges, opérateurs, localisation), soit l’interopérabilité des différents réseaux de bornes de recharge, ce qui peut représenter une entrave à la mobilité des utilisateurs. En termes de gouvernance des mobilités, la construction de projets de déploiement de bornes de recharge à l’échelle d’une agglomération ou d’une région interroge : dans quelle mesure ces échelles correspondent aux besoins et aux trajets des utilisateurs sans les limiter ou les contraindre ? La question de la pertinence des périmètres de projet est à confronter à l’expérience des premiers usagers.

Deuxièmement, la diffusion d’un équipement destiné à l’automobile dans des territoires urbains peut être considérée comme une nouvelle concurrence avec les mobilités douces et les transports en commun. Le déploiement en milieu urbain représente en effet une « sécurité », à la fois pour les usagers des véhicules électriques (qui pourront accéder aux commerces et services des lieux centraux) et aux opérateurs de bornes (qui s’assurent ainsi un minimum de fréquentation). Or les cœurs de villes sont également la cible de politiques de mobilité durable centrées sur la promotion des modes actifs et des transports en commun. L’installation d’une infrastructure dédiée à l’automobile en cœur de ville présentant des facilités de stationnement[60]En ex-région-Nord-Pas-de-Calais, plus de six municipalités ont fait le choix d’adopter le Disque Vert, qui donne le droit à deux heures de stationnement gratuit en centre-ville pour les véhicules électriques (et tous les véhicules émettant moins de 120 g C02/km). peut ainsi sembler paradoxale, voire conflictuelle avec une volonté affichée de réduire les volumes routiers. Des politiques concertées doivent être conduites à l’avenir afin d’assurer que le développement de l’électromobilité n’engendre pas une hausse de l’usage de l’automobile au détriment des transports en commun et des mobilités actives.

La question se pose différemment dans les territoires moins denses (périurbains et ruraux), plus fortement soumis à la dépendance automobile (faible présence des transports publics, distances à parcourir plus longues…). En effet, dans ces espaces, où une grande partie de la mobilité est réalisée en automobile, envisager une transition du parc automobile thermique vers un parc de véhicules propres nécessite une infrastructure de charge dense et localisée de manière stratégique, pour compenser l’autonomie encore limitée des véhicules. En ce sens, le choix de l’ex-Picardie, qui vise une répartition équilibrée des bornes, paraît opportun. Le choix de certaines communes multipolarisées, telles que Saint-Omer proche de l’aire urbaine lilloise, d’équiper leurs aires de covoiturage en bornes, dont la fréquentation est croissante, révèle aussi une possible adéquation entre diffusion de l’électromobilité et mobilité périurbaine et rurale.


[1] Voir la directive 2014/94/UE du parlement européen et du conseil sur le déploiement d’une infrastructure pour carburants alternatifs, adoptée le 22 octobre 2014.

[2] Tietge U, Mock P, Lutsey N, Campestrini A. (2016). “Comparison of leading electric vehicle policy and deployment in Europe”, White Paper of the International Council on Clean Transportation Europe, 81 p.

[3] Hall D, Lutsey N. (2017). Emerging best practices for electric vehicle charging infrastructure, White Paper, International Council on Green Transportation, 48 p.

[4] Hildermeier J, Villareal A. (2011). “Shaping an emerging market for electric cars: How politics in France and Germany transform the European automotive industry”, ERIEP, n° 3, 22 p.

[5] Bally F. (2015). « Vers une transition énergétique citoyenne », Rives méditerranéennes, n° 51, mis en ligne le 15 octobre 2017, p. 67-79.

[6] Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie : opérateur de l’État pour l’instruction et le suivi des appels à projets nationaux.

[7] Chiffres de 2015, pour la métropole française (source : Chiffres clés de l’énergie, 2016. Datalab).

[8] Millions de tonnes équivalent pétrole. Mesure internationale permettant de comparer les différentes sources d’énergie entre elles.

[9] Durand L, Pecqueur B et Senil N. (2015). « Chapitre 1. La transition énergétique par la territorialisation. L’énergie comme ressource territoriale », dans Scarwell HJ, Leducq D, Groux A (dir.), Réussir la transition énergétique, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, p. 29-36.

[10] La consommation finale est déduite des pertes liées à la conversion en énergie électrique ainsi que de l’énergie nécessaire à l’alimentation des centrales.

[11] Christen G, Hamman P. (2015). Transition énergétique et inégalités environnementales, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, coll. Études alsaciennes et rhénanes. 228 p.

[12] Akrich M. (1989). La construction d’un système sociotechnique : esquisse pour une anthropologie des techniques, Anthropologie et sociétés, Québec, département d’anthropologie, faculté des sciences sociales, université Laval, p. 31-54.

[13] Duruisseau K. (2014). « L’émergence du concept de transition énergétique. Quels apports de la géographie ? », Bulletin de la Société Géographique de Liège (BSGLg), n° 6, 14 p.

[14] Rumpala Y. (2013). « Formes alternatives de production énergétique et reconfigurations politiques. La sociologie des énergies alternatives comme étude des potentialités de réorganisation du collectif », Flux, n° 92, p. 47-61.

[15] Op. cit.

[16] Douillet AC. (2003). « Les élus ruraux face à la territorialisation de l’action publique », Revue française de science politique, n° 4, vol. 53, p. 583-606.

[17] Op. cit.

[18] Op. cit.

[19] Poupeau FM. (2013). « Simples territoires ou actrices de la transition énergétique ? Les villes françaises dans la gouvernance multi-niveaux de l’énergie », URBIA. Les Cahiers du développement urbain durable, Observatoire universitaire de la Ville et du Développement durable, p.73-90.

[20] Loi n° 2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte (texte intégral sur légifrance).

[21] Chiffres de 2015, pour la métropole française. Source : Chiffres clés de l’énergie, 2016. Datalab.

[22] Communiqué de presse de la Commission européenne daté du 8 novembre 2017.

[23] COM (92) 46 final. Livre Vert relatif à l’impact des transports sur l’environnement : une stratégie communautaire pour un développement des transports respectueux de l’environnement.

[24] Bourdages J, Champagne É. (2014). « Penser la mobilité durable au-delà de la planification traditionnelle du transport », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, hors-série, n° 11.

[25] Le degré d’harmonisation concerne le matériel (socle de prise de type 2, standard européen) et l’interopérabilité : toute borne publique devrait être accessible sans abonnement ou recours à une carte-badge spécifique.

[26] Voir les articles 37 à 42 du Titre III concernant le développement de transports propres. Le décret d’application de la loi est paru en janvier 2017.

[27] Loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement, et rendant obligatoire l’installation de bornes dans certains parkings privés accessibles au public.

[28] Décret n° 2017-21 du 11 janvier 2017 relatif aux obligations d’achat ou d’utilisation de véhicules à faibles émissions, pris pour application de l’article n° 37 de la loi du 17 août 2015.

[29] Décret n° 2016-968 du 13 juillet 2016 relatif aux installations dédiées à la recharge des véhicules électriques ou hybrides.

[30] Midler C, Von Pechmann F. (2015). « Du véhicule électrique à l’électromobilité », Le journal de l’école de Paris du management, 2015/4, n° 114, p. 8-15.

[31] Sources : automobile-propre.com [En ligne].

[32] L’achat d’un véhicule électrique s’élève à 14 000 euros en moyenne contre 10 400 pour des véhicules essence et 11 577 pour des véhicules diesel (Funk K. Rabl A. (1999). « Electric versus conventional vehicles: social costs and benefits in France », Transportation Research Part D, n° 4(6), p. 397-411).

[33] Windisch E, Leurent F. (2012). « L’acceptabilité potentielle des voitures électriques : quelle profitabilité financière pour l’usager privé en Ile-de-France ? », Congrès international ATEC ITS France, 13 p.

[34] Sadeghian S. (2013). « Développer la mobilité électrique : des projets d’acteurs au projet de territoire », thèse en architecture, aménagement de l’espace, université Paris-Est, 447 p.

[35] Lejoux P., Ortar N. (2014). La transition énergétique : vrais enjeux, faux départs ?, SHS Web of Conferences, EDP Sciences, 9 p.

[36] Abrégé LVMT, laboratoire de recherche basé à Champs-sur-Marne, France.

[37] Leurent F, Sadeghian S, Thebert M, Windisch É. (2013). Mettre en route la mobilité électrique : un problème de territoire, Rapport final de contrat pour le groupe Renault-Regienov, juin, document école des Ponts ParisTech, 32 p.

[38] Op. cit.

[39] Op. cit.

[40] Op. cit.

[41] Ivaldi M, Quinet É, Windisch É. (2011). « La mobilité électrique personnelle : concepts pionniers, premières expériences et futurs défis », rapport IDEI, n° 22, 92 p.

[42] Op. cit.

[43] Sajous P, Bailly-Hascoët V. (2017). « Electromobilité : acteurs, structurations en cours. Étude à partir du cas haut-normand », Revue Transport Sécurité, vol. 2017, issue 1-2, p. 1- 21.

[44] Cranois A. (2017). « De l’automobilité à l’électromobilité : des conservatismes en mouvement ? La fabrique d’une politique publique rurale entre innovations et résistances », thèse de géographie sous la direction de N. Baron, université Paris-Est.

[45] Données issues du diagnostic régional de la Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement (DRÉAL) des Hauts-de-France.

[46] En France, les communes qui souhaitent se regrouper pour exercer des compétences en commun prennent la forme d’Établissements Publics de Coopération intercommunale (EPCI) et relèvent de deux types : les EPCI à fiscalité propre, qui disposent du droit à prélever l’impôt (communes, communautés de communes, d’agglomération, urbaines ou métropoles) et les EPCI sans fiscalité propre (syndicats de communes ayant des compétences diverses telles que l’assainissement, la gestion de l’eau, de l’énergie…).

[47] Castex É, Cooche M. (2018). MObilité et Usages des Véhicules Électriques (projet MOUVE), rapport intermédiaire pour la MESHS, programme CPER-ISI-MESHS, février, 83 p.

[48] Pradel B, Fulda AS, Huber A. (2016). « Sharing charging stations. A socio-economical study on sharing private charging stations for electric vehicles: actors, social organisations and practices », 11th ITS European Congress, Glasgow, Scotland, 6-9 June, 12 p.

[49] Données issues du site rev3.hautsdefrance.fr [En ligne].

[50] Poupeau FM. (2017). Analyser la gouvernance multi-niveaux, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, coll. Politique. 253 p.

[51] Poupeau FM. (2004). Un siècle d’intervention publique dans le secteur de l’électricité en France, Gérer et Comprendre. Annales des Mines, p. 6-15.

[52] Cour des comptes. (2013). Les concessions de distribution d’électricité : une organisation à simplifier, des investissements à financer, rapport annuel, février 2013, 113 p.

[53] Berthonnet A. (2003). « L’électrification rurale ou le développement de la “fée électricité” au cœur des campagnes françaises dans le premier XXe siècle », Histoire & Sociétés Rurales, vol. 19, p. 193-219.

[54] Op. cit.

[55] Op. cit.

[56] Cranois A, Baron N. (2015). « Les projets d’électromobilité dans les territoires ruraux : l’appropriation d’une innovation entre continuité et changement », Géocarrefour, 90/4.

[57] Pierre M, Jemelin C, Louvet N. (2009). Driving an electric vehicle. A sociological analysis on pioneer users, dans ECEEE 2009 Summer Study, Act! Innovate! Deliver! Reducing Energy Demand Sustainably, 9 p.

[58] Frotey J, Castex É. (à paraître). Enjeux régionaux de la diffusion spatiale d’un équipement de mobilité : l’infrastructure de charge pour véhicules électriques. L’exemple des Hauts-de-France, Géotransports.

[59] Op. cit.

[60] En ex-région-Nord-Pas-de-Calais, plus de six municipalités ont fait le choix d’adopter le Disque Vert, qui donne le droit à deux heures de stationnement gratuit en centre-ville pour les véhicules électriques (et tous les véhicules émettant moins de 120 g C02/km).