frontispice

En quête de banlieues attractives
Les conditions locales de la réception
de modèles urbains : le cas du Carré de Soie
à Vaulx-en-Velin

• Sommaire du no 7

Antoine Lévêque Université de Lyon, IEP de Lyon, laboratoire Triangle, UMR 5206

En quête de banlieues attractives : les conditions locales de la réception de modèles urbains : le cas du Carré de Soie à Vaulx-en-Velin, Riurba no 7, janvier 2019.
URL : https://www.riurba.review/article/07-commerce/banlieues/
Article publié le 1er janv. 2019

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Antoine Lévêque
Article publié le 1er janv. 2019
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Résumé sans titreLooking for Attractive Banlieue. The Local Conditions of the Urban models’ Reception: The Case of « Carré de Soie » in Vaulx-en-Velin

As the working-class suburbs are competing to attract inhabitants and private capitals, this situation shows us the reception of urban models. The urban renewal of Vaulx-en-Velin – a communist municipality of the Lyon metro area – is now based on the mobilization of private actors. While a new urban project appears as a new set of actions in policy making, this article aims at demonstrating that this use can be explained by a previous process of changing political and administrative practices. This process especially results from the relations between politics and networks around urban development policies since the 1980’s.

L’entrée de communes de banlieue populaire dans une compétition entre territoires afin d’attirer populations et capitaux constitue un observatoire de la réception des modèles urbains. Le renouvellement urbain engagé à Vaulx-en-Velin, bastion communiste de l’Est lyonnais, s’appuie aujourd’hui fortement sur la mobilisation d’acteurs privés. Alors qu’un projet urbain mené au sud de la commune se présente en rupture des répertoires d’action publique préalablement mobilisés sur le territoire, nous montrons que le recours à ces modalités s’inscrit dans une évolution des pratiques politiques et administratives bien antérieure. Il est alimenté par l’inscription du personnel politique local dans des réseaux d’acteurs publics et privés, suscitée par la mise en œuvre de dispositifs de la politique de la ville sur la commune depuis les années 1980.

Cet encadré technique n’est affiché que pour les administrateurs
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Introduction

La circulation de modèles dans la construction des villes interroge les modalités du changement dans l’action publique urbaine. Le transfert de politiques publiques d’un espace à un autre est apparu tant comme l’une de ces modalités que comme une dynamique radicale et plus globale du changement. Les échanges de techniques, de références ou de modes d’action entre les villes formeraient les circuits néolibéraux au cœur de la fabrique de politiques urbaines (McCann et Ward, 2011[1]McCann E, Ward K. (2011). Mobile Urbanism: Cities and Policymaking in the Global Age, Minneapolis, University of Minnesota Press, 213 p.).

Appréhendées comme courroie du changement dans les modalités du gouvernement urbain, ces circulations alimenteraient un entrepreneurialisme urbain qui, pour reprendre la formule proposée par David Harvey (1989[2]Harvey D. (1989). « From managerialism to entrepreneurialism: The transformation in urban governance in late capitalism », Geografiska Annaler, Series B, Human Geography, n° 71(1), p. 3‑17.), engagerait les politiques urbaines dans une construction spéculative de la ville. La standardisation identifiée à travers l’avènement d’une planification stratégique (Padioleau et Demesteere, 1991[3]Padioleau JG, Demesteere R. (1991). « Les démarches stratégiques de planification des villes. Origines, exemples et questions », Les Annales de la Recherche Urbaine, n° 51(1), p. 29‑40.) ou encore de modes de résolution territorialisés des problèmes publics (Pinson et Reigner, 2012[4]Pinson G, Reigner H. (2012). « Différenciation et standardisation dans la(es) politique(s) urbaine(s) », dans Douillet AC et al. (dir.), L’action publique locale dans tous ses états: différenciation et standardisation, L’Harmattan, p. 163‑178.), alimente autant qu’elle résulte de ces transferts. Ces recherches appellent néanmoins à une identification précise des objets mobiles et de leur condition effective de circulation.

Si les modèles se caractérisent par une diffusion des idées et pratiques politiques au-delà des lieux où ils sont élaborés, l’étude de leur circulation ne peut faire l’économie d’une analyse précise des conditions sociales de leurs réceptions diverses (Hauchecorne, 2012[5]Hauchecorne M. (2012), « Faire du terrain en pensée politique », Politix, n° 100, p. 149‑165.). Dans le sillage des discussions menées sur les transferts, c’est en termes d’instrument ou de répertoire d’action publique concrètement utilisé sur les territoires que nous proposons d’éclairer ces circulations. En effet, la focalisation sur ces objets concrets qui véhiculent des idées, des représentations du monde et des intérêts, met en scène les divers acteurs qui interviennent non sans effet depuis leur conception jusqu’à leur appropriation (Lascoumes et Simard, 2011[6]Lascoumes P, Simard L. (2011). « L’action publique au prisme de ses instruments, Abstract », Revue française de science politique, n° 61(1), p. 5‑22.). Elle vise aussi à éviter certaines tendances réificatrices identifiées (Dumoulin et Saurugger, 2010[7]Dumoulin L, Saurugger S. (2010). « Les policy transfer studies : analyse critique et perspectives », Critique internationale, n° 48, p. 9‑24.) : la rationalité économique prêtée aux acteurs, la lecture implicite préjugeant d’un « sens de l’histoire » ou, au contraire, la neutralisation de l’historicité des phénomènes observés, la surdétermination du capital social ou enfin la concentration univoque sur une institution productrice des modèles, sont autant d’écrans dressés çà et là dans les policy transfer studies.

Entendue comme un espace particulier de la circulation des modèles, la réception des instruments d’action invite à prendre en considération le territoire comme le lieu d’exercice et de mise à l’épreuve de ces transferts, rendant possible l’appropriation des modèles jusqu’à la production de projets contre-hégémoniques (Massey, 2011[8]Massey D. (2011), « A Counterhegemonic Relationality of Place », dans McCann E, Ward K, Mobile Urbanism: Cities and Policymaking in the Global Age, Minneapolis, University of Minnesota Press, p. 1‑14.). En prêtant attention aux configurations territoriales d’action publique dans lesquelles ils s’insèrent, il s’agit d’envisager ces cadres d’interaction entre acteurs évoluant à des échelles différentes (Négrier et Tomàs, 2003[9]Négrier E, Tomàs M. (2003). « Temps, pouvoir, espace : la métropolisation de Barcelone », Revue française d’administration publique, n° 107(3), p. 357‑368.) comme les interfaces de rencontre entre promoteurs de modèles et décideurs publics.

Cette réception est d’autant plus identifiable qu’elle génère des ruptures. Une histoire politique locale en contradiction avec les modèles sollicités, ou des caractéristiques socio-économiques locales ayant antérieurement justifié un certain monopole public sur les politiques urbaines, offrent, par exemple, un observatoire privilégié des dynamiques sociopolitiques à l’œuvre. La gestion politique territorialisée des territoires en crise ou en déclin s’inscrit à cet égard dans « une évolution de la doctrine du développement, repérable à partir de celle de ses instruments » (Taiclet 2011, p. 703[10]Taiclet AF. (2011). « La territorialisation de l’action publique : un mode de gestion politique du déclin économique », Droit et gestion des collectivités territoriales, n° 31(1), p. 701‑713.). Les partenariats public-privé, la transformation de morceaux de ville en actifs financiarisés, la construction de grands équipements ou encore les requalifications patrimoniales font partie de ces dispositifs « supposés contribuer à accroître l’attractivité territoriale » (ibid., p. 709). Nous proposons dans cet article d’étudier la circulation de répertoires d’action modélisés à partir de leur réception sur les territoires où ils provoquent un changement significatif dans l’appréhension des problèmes urbains.

Comment s’y opère la diffusion de ces répertoires d’action ? Quels sont les acteurs qui en effectuent la promotion, et par quel truchement emmènent-ils avec eux des décideurs urbains ? Comme en témoigne l’outil des palmarès internationaux, le rôle proactif de ces derniers dans la compétition entre villes est souvent occulté au risque d’une naturalisation de l’agenda néolibéral (Bardet et Healy, 2015[11]Bardet F, Healy A. (2015). « Les acteurs urbains et les promesses des palmarès internationaux des villes. Lyon à la conquête du “Top 15” européen », Métropoles, n° 16.). Sans omettre son caractère contraint, c’est dans un travail politique de l’élu local, intermédiaire souvent préalable à toute entrée d’acteurs privés dans le policy making, que ce répertoire se trouve réinvesti. Les circulations restent ainsi contingentées au substrat proprement local des politiques urbaines.

Le projet urbain du « Carré de Soie » à Vaulx-en-Velin, commune populaire de l’Est lyonnais (encadré 1), est un cas concret de ces dynamiques. Appuyé sur la reconversion d’équipements témoignant du passé industriel de la commune, ce projet est initialement celui d’un pôle de loisirs et de commerces. Autour de nouvelles infrastructures de transport, les constructions d’immobiliers de bureaux et de logements « diversifiés » lui font prendre une autre dimension en le plaçant parmi les priorités de la métropole de Lyon. Dans un contexte métropolitain mettant en jeu les évolutions d’un communisme municipal en banlieue (Cousin et al., 2015[12]Cousin S, Djament-Tran G, Gravari-Barbas M, Jacquot S. (2015). « Contre la métropole créative… tout contre. Les politiques patrimoniales et touristiques de Plaine Commune, Seine-Saint-Denis », Métropoles, n° 17.), cette entreprise a, selon l’engouement médiatique suscité, offert une véritable « renaissance »[13]Bertrand O. (2002). « Vaulx-en-velin renaît dans la Soie », Libération, 21 mai [En ligne à même d’éclipser une image dépréciée de la ville, forgée par des émeutes survenues en 1990.

Le projet semble incarner une double rupture. D’une part, le recours massif au partenariat public/privé et le consensus intercommunal autour de celui-ci dans une agglomération gouvernée par des forces politiques de centre droit, interrogent la trajectoire et les conditions d’un alignement sur des modalités d’action standardisées en « banlieue rouge » (Bellanger et Mischi, 2013[14]Bellanger E, Mischi J (dir.). (2013). Les territoires du communisme : élus locaux, politiques publiques et sociabilités militantes, Paris, Armand Colin, 302 p.)[15]Vaulx-en-Velin est la première municipalité du Rhône remportée par le parti communiste français (PCF) dès les années 1920. Outre une parenthèse (1935-1944), jusqu’en 2014, ses maires ont tous été élus sous l’étiquette PCF.. D’autre part, ces modes d’action rompent avec les politiques publiques ayant jusqu’alors primé sur la commune. De la construction des grands-ensembles dans les années 1970 aux dispositifs de discrimination positive territoriale de la politique de la ville, l’État joue un rôle central. À l’inverse, la mobilisation d’acteurs privés par la municipalité a précédé la constitution d’une coalition d’institutions publiques pour ce projet.

Pourtant, loin du paradoxe apparent, c’est davantage la mise au jour d’un long processus de modification des pratiques politiques et administratives communales qui permet d’expliquer la réception d’un répertoire d’action standardisé pouvant être qualifié de néolibéral[16]Nous livrons ici quelques résultats d’une enquête monographique réalisée dans le cadre d’une thèse en science politique. Entretiens et archives ont été menés et dépouillés auprès des différentes institutions intervenant autour du projet du Carré de Soie.. La genèse du projet met en scène l’action mayorale se légitimant par la conduite de solutions pour le développement économique du territoire. Après avoir présenté le répertoire d’action mobilisé dans le cadre du « Carré de Soie » et son inscription dans un développement spéculatif du territoire (1), nous montrerons par quel processus ces objectifs d’attractivité ont été érigés en solutions pour la commune et comment celle-ci les réinvestit dans un jeu politique intercommunal (2). Les dispositifs de la politique de la ville nous semblent à l’origine de nouveaux espaces de sociabilité pour le personnel politique local. Au-delà des différents modèles d’intervention qu’ils incarnent (Epstein, 2005[17]Epstein R. (2005). « Gouverner à distance. Quand l’État se retire des territoires », Esprit, novembre, p. 96‑111.), ils sont de véritables interfaces de circulation, mais aussi des courroies d’apprentissage de nouveaux répertoires d’action dessinant une façon réputée normale de construire la ville, centrée sur l’investissement privé.

Vaulx-en-Velin, commune populaire de l’Est lyonnais

L’urbanisation de Vaulx-en-Velin est d’abord liée à l’industrialisation de L’Est lyonnais. Alors que ses activités manufacturières, principalement autour du secteur textile, connaissent une baisse brutale de l’activité au tournant des années 1970, la commune connaît une seconde phase d’urbanisation avec la construction d’une Zone à Urbaniser en Priorité (ZUP) de près de 9 000 logements. Quatrième commune la plus peuplée de l’agglomération, ses caractéristiques socio-économiques rejoignent bientôt celles de bien d’autres territoires de banlieues populaires ayant accueilli d’importants ensembles d’habitat social. Fuite des classes moyennes et paupérisation des habitants à mesure qu’un chômage de masse marque durablement la commune en sont les principaux marqueurs. Le taux de pauvreté à Vaulx-en-Velin était de 32,6 % contre 15,7 % pour l’ensemble de la communauté urbaine en 2015 ; le taux de chômage de 23,5 % contre 14,3 % au sein de la métropole de Lyon en 2015 (Insee RP et DGFiP-Cnaf-Cnav-Ccmsa, Fichier localisé social et fiscal).

Le « Carré de Soie » :
un répertoire d’action entre reconquête économique
et mise à distance de la banlieue

Depuis les années 1990, la prise en charge des politiques urbaines par la communauté urbaine de Lyon tend à s’incarner à travers de grands projets urbains, concentrant divers moyens d’action publique sur des territoires spécifiques (Galimberti et al., 2014[18]Galimberti D, Lobry S, Pinson G, Rio N. (2014). « La métropole de Lyon. Splendeurs et fragilités d’une machine intercommunales », Hérodote, n° 154, p. 191‑209.). Sur le territoire de Villeurbanne et Vaulx-en-Velin, le projet du « Carré de Soie » émerge ainsi au milieu d’anciennes friches industrielles. Avant même les premières constructions, il incarne une réussite pour l’action publique menée dans la banlieue populaire lyonnaise[19]Outre le foisonnement d’articles dans la presse locale, le projet est annoncé dans sept numéros de quotidiens nationaux qui tous font part d’un volontarisme des élus locaux : Libération (op. cit.) ; Le Monde (édition du 24/05/2002) ; Le Figaro (28/05/2002) ; L’Humanité (15/03/2003) ; L’Express (24/11/2005) ; Les Échos (05/04/2005, 01/01/2006, 15/06/2006). en devenant rapidement l’un des plus importants projets urbains de l’agglomération en dehors des deux villes-centres : Lyon et Villeurbanne.

Alors que certaines municipalités communistes françaises revendiquent la dimension alternative de leurs politiques urbaines, y compris dans des contextes métropolitains (Cousin et al., 2015[20] Op. cit.), le répertoire d’action utilisé à Vaulx-en-Velin correspond plutôt à un certain entrepreneurialisme urbain visant à attirer capitaux et nouvelle population au moyen d’instruments et de modes d’action standardisés. V. Béal et M. Rousseau (2014[21]Béal V, Rousseau M. (2014). « Alterpolitiques ! », Métropoles, n° 15.) parlent de politique mainstream et conventionnel pour évoquer des projets se situant aux antipodes d’une politique urbaine « alternative » à l’instar du « Carré de Soie » : les « mécanismes marchands » semblent effectivement ses « principa[ux] vecteurs d’organisation » et tout se passe comme si « les groupes sociaux les plus aisés », extérieurs à la commune, étaient la cible prioritaire des investissements au détriment des « couches populaires déjà présentes dans la ville » (ibid. p. 5). À travers trois types d’instruments mobilisés au « Carré de Soie » – le partenariat-public/privé, la reconversion patrimoniale et les infrastructures de transport – nous proposons de caractériser ainsi le répertoire utilisé et le sens particulier qu’il prend à Vaulx-en-Velin.

Le partenariat public/privé
pour « normaliser » le développement urbain

Tournée vers une stratégie d’attractivité de capitaux et de populations extérieures à la commune, une des ambitions du projet réside dans la rupture qu’il engage avec les représentations de la ville de banlieue. La municipalité tente d’échapper aux stéréotypes entretenus par une image médiatique depuis les émeutes de 1990 (Dikec, 2007[22]Dikec M. (2007). Badlands of the Republic: Space, Politics and Urban Policy, Oxford, Blackwell Pub, 219 p. ; Tissot, 2007[23]Tissot S. (2007). L’État et les quartiers : genèse d’une catégorie de l’action publique, Paris, Seuil, 300 p.), et par la morphologie urbaine des grands ensembles d’habitat social au nord de la commune. Mais pour les acteurs municipaux, les dispositifs de la politique de la ville qui ont largement dominé l’intervention publique sur la commune depuis les années 1970, participent également à entretenir cette image par leur caractère dérogatoire au droit commun. De la procédure Habitat et Vie Sociale (HVS) de 1977 au Grand Projet de Ville (GPV) en passant par les contrats de ville et « Banlieues 89 »), la commune de Vaulx-en-Velin a fait l’objet de multiples opérations priorisant des territoires réputés « relégués », « sensibles » ou « défavorisés ». Le répertoire d’action mobilisé dans le cadre du « Carré de Soie » vise donc à sortir de ces démarches subventionnées au titre d’une géographie prioritaire ou, pour le dire autrement, d’une discrimination positive territoriale. Il s’agit désormais de produire une autre image du territoire, et cela se traduit pour la municipalité par la mobilisation d’autres répertoires d’action.

Le projet du Carré de Soie a connu plusieurs étapes lui conférant des dimensions diverses. Il vise en premier lieu à inscrire durablement Vaulx-en-Velin à l’agenda des politiques menées par la communauté urbaine de Lyon. De ce point de vue, l’entreprise portée par le maire paraît répondre aux enjeux de rayonnement et d’attractivité internationale sur lesquels l’institution intercommunale se positionne depuis les années 1990 (Bardet et Healy, 2015[24] Op. cit. ; Galimberti et al., 2014[25] Op. cit.). Elle correspond au développement d’une offre de loisirs et de services sur un site présentant de multiples opportunités pour étendre le centre urbain. Comme souligné dans une lettre de mission de la municipalité à une association d’experts, chargés de dessiner à grands traits les perspectives de développement du territoire, la situation géographique – au carrefour de plusieurs axes de communication et à proximité d’espaces pouvant accueillir des loisirs en plein air – est un atout susceptible de répondre aux attentes standardisées dans une compétition entre villes (Pinson et Vion, 2000[26]Pinson G, Vion A. (2000). « L’internationalisation des villes comme objet d’expertise », Pôle Sud, n° 13(1), p. 85‑102.) :

Cette situation intéresse de nombreux investisseurs. Deux en particulier ont un rôle central dans le démarrage du projet. Le groupe Pathé Cinéma souhaitant, à la fin des années 1990, construire un multiplexe sur l’agglomération, se voit proposer différents sites par la communauté urbaine et en particulier par son vice-président à l’urbanisme commercial, Maurice Charrier, également maire de Vaulx-en-Velin. Le projet émerge donc autour d’un multiplexe avant même que le comité d’experts ne soit sollicité. Ces derniers envisagent d’étendre le projet à d’autres activités, que le site, en friche mais bien situé, permet d’envisager. Après une consultation lancée en novembre 2002, la société foncière Altarea Cogedim associée à la société d’investissement Euris, est chargée d’inclure ce cinéma dans la construction d’un bien plus vaste centre commercial inauguré en 2009.

Ce premier temps du projet s’inscrit ainsi pleinement dans un partenariat public-privé. Ce dernier est considéré comme le gage d’une « normalisation » de l’urbanisation sur la commune. Pour le directeur de cabinet du maire, ce recours au secteur privé est effectivement présenté comme une aubaine permettant d’inscrire le renouvellement urbain de la commune en dehors des dispositifs de la politique de la ville :

On commence à penser à une sorte de pôle de loisirs et de commerces qui vient accompagner ou se développer au côté de ce multiplexe, mais surtout, on se dit : “mais nom de Dieu, on est en train de promouvoir une politique qui, par l’opportunité privée, s’inscrit dans le droit commun, cette fois ! C’est plus la politique de la ville ! On rencontre des opérateurs immobiliers de grande envergure : APSYS, Altarea, ING, tous dans le privé, et tous manifestent un grand intérêt pour développer ce pôle de commerce et de loisir” »[28]Entretien avec Pascal Carré, directeur de cabinet de Maurice Charrier de 1998 à 2004, réalisé le 30 octobre 2017..

Infrastructures de transport et valorisation patrimoniale :
leviers d’attractivité et de mise à distance de la banlieue

Mobilisant des acteurs privés, le répertoire d’action du Carré de Soie se distingue également par les publics qu’il cible. L’attractivité poursuivie est d’abord à destination de nouveaux habitants issus des classes moyennes et supérieures et d’entreprises tertiaires à haute valeur ajoutée.

Les agents publics des différentes institutions portant le projet le conçoivent dans une perspective de mise à distance de l’image dépréciée des banlieues françaises. Cette logique est perceptible à travers la valorisation patrimoniale du site. Rien ne doit rappeler la localisation du projet sur la commune de Vaulx-en-Velin. À ce titre, le caractère anonyme du territoire semble constituer autant un atout que les autres qualités qui lui sont prêtées par opposition au reste de la commune, en particulier ses quartiers d’habitat social situés au nord :

On est au milieu du Carré de soie, on a des friches industrielles, on a du potentiel, on n’est pas en politique de la ville, c’est un territoire qui a du devenir. Il y a de l’historique, il y a du patrimoine, il y a du vert, il y a de l’eau, on est hyper accessible, on est entre Vaulx et Villeurbanne, on ne sait même pas qu’on est à Vaulx, d’ailleurs. »[29]Entretien avec une chargée d’opération d’urbanisme, ville de Vaulx-en-Velin, le 12/01/2016.

En évoquant une méconnaissance de sa localisation, cet agent de la municipalité assume un ciblage de l’action à destination de populations extérieures à la commune. Le territoire du projet semble échapper à l’image véhiculée par sa localisation en banlieue. À cet égard, le patrimoine industriel présent au sud de la commune est aussi investi politiquement. Renvoyant à l’histoire ouvrière de la commune et à sa première phase d’industrialisation au début du siècle dernier, il minimise les coûts publics de la valorisation du territoire. Un canal, édifié à la fin du XIXe siècle pour alimenter une usine hydroélectrique et aujourd’hui entretenu conjointement par les municipalités qu’il traverse et l’entreprise EDF, est réinvesti à travers la thématique du cadre de vie et des loisirs. Il en va de même d’un ensemble de maisons individuelles, construites pour les contremaîtres de l’usine de soierie artificielle TASE (Textile Artificiel du Sud-Est) dans le cadre d’un capitalisme paternaliste des années 1920 (figures 3 et 4). À proximité des infrastructures de transport réalisées, ces habitations et de nouveaux logements prennent place dans une politique de diversification de l’habitat principalement tournée vers des classes moyennes ou supérieures. Quant à l’ancienne usine de soierie artificielle, après avoir suscité des mobilisations locales de la part d’habitants du quartier, elle est partiellement réhabilitée pour accueillir le siège régional de la société d’ingénierie Technip. Les projets de réinvestissement des lieux à des fins culturelles, comme un projet de musée des migrations, sont abandonnés, faute de financements publics[30]Inventaire général du patrimoine culturel, région Rhône-Alpes, ville de Lyon [En ligne.

Figure 3 et 4. « Petites cités TASE », début du XXe siècle et aujourd’hui (source : AMV 1NUM1_14, fonds Lydia Pena pour figure 3 ; cliché de l’auteur pour figure 4).

Le réinvestissement du patrimoine industriel de Vaulx-en-Velin ne constitue pas une innovation municipale proposant une conception renouvelée de la notion de patrimoine, tel qu’on l’observe, par exemple, dans d’autres territoires du communisme municipal (Cousin et al., 2015[31] Op. cit.). Il renvoie ici davantage à la réception de modes d’action issus d’entreprises de régénération des territoires aujourd’hui standardisés (Taiclet, 2015[32]Taiclet AF. (2015). « Du passé, faisons table rase ? La controverse patrimoniale comme révélateur de luttes d’appropriation de l’espace », Lien social et Politiques, n° 73, p. 15‑32.).

De même, la réalisation et le prolongement du métro et du tramway sur le site figurent également parmi le répertoire modélisé des décideurs urbains. Pour Jean-Marc Offner, ces infrastructures ont la faculté de donner aux élus des solutions « clés en main » sans que soit menée une réflexion sur les problèmes existants. Visibles, elles offrent aux élus un objet de communication performatif, attestant concrètement du volontarisme politique (Offner, 2001[33]Offner JM. (2001). « Raisons politiques et grands projets », Annales des Ponts et Chaussées, n° 99, p. 55‑59.). À Vaulx-en-Velin, la temporalité de l’implantation de ces infrastructures est à cet égard soulignée comme gage d’anticipation des usages attendus et comme une preuve de « bonnes pratiques » en matière d’urbanisation.

La plupart des projets urbains prennent initialement forme au travers d’opérations immobilières et/ou d’équipements, les infrastructures (offre de transport public en particulier…) étant réalisées dans un second temps, parfois de longues années après. À Carré de Soie, la mise en œuvre de ces deux leviers a été concomitante. La desserte en transports en commun a été réalisée sur une période très courte… »[34]Mission Carré de Soie (2016). Carré de Soie : Projet urbain, principes et enjeux [En ligne

Sans rien enlever à l’importance de telles infrastructures qui constituent le principal investissement public du projet, il faut pourtant souligner qu’elles s’implantent en fonction d’opportunités héritées de choix antérieurs : la réaffectation d’une ancienne voie de chemin de fer alimentant les usines textiles du premier XXe siècle, d’une part, la localisation du pôle multimodal sur le site des ateliers de maintenance du métro lyonnais depuis les années 1970, d’autre part. Surtout, la décision de desservir le Sud de la commune entre alors en concurrence avec les projets de desserte de l’ancienne ZUP au nord de celle-ci, qui concentre la part la plus dense et la plus peuplée de la commune (Lévêque, 2018[35]Lévêque A. (2018). « Le gouvernement métropolitain de la banlieue lyonnaise à l’aune des politiques de transport urbain : sociohistoire d’une relégation », Métropoles, hors-série.). En d’autres termes, la concentration du réseau de transport en commun ferré au « Carré de Soie » se réalise au détriment d’une desserte de qualité pour les quartiers d’habitat social du Nord de la commune.

En réalité, ces infrastructures ne sont pas pensées prioritairement pour ses habitants. Métro et tramway desservent d’abord un quartier tertiaire en devenir. Cette dimension du projet connaît son véritable essor à partir de la seconde moitié des années 2000. Fortement investi dans une stratégie portée par le service du développement économique de la communauté urbaine, l’immobilier tertiaire connaît un développement sans précédent. Le Carré de Soie se présente aujourd’hui comme l’un des quatre pôles tertiaires de l’agglomération avec 200 000 m² de bureaux annoncés[36]« Carré de Soie, grands principes » [En ligne et 13 000 emplois répertoriés dans un tissu économique comprenant des entreprises de tailles diverses. On y retrouve de grands groupes, tels qu’Alstom Transport, le siège Adecco France ou encore les sièges régionaux de Veolia et Technip. Leur proximité aux infrastructures de transport auxquelles s’ajoute une liaison aéroportuaire, fait partie de conditions d’accueil perçues comme étant des gages d’attractivité. Attendue par des promoteurs cherchant à proposer aux entreprises des actifs immobiliers standardisés, cette proximité est anticipée par les agents communautaires du développement économique et fait du Carré de Soie un exemple de la participation d’institutions publiques à la financiarisation des villes (Guironnet, 2017[37]Guironnet A. (2017). « La financiarisation du capitalisme urbain : marchés immobiliers tertiaires et politiques de développement urbain dans le Grand Paris et le Grand Lyon, les projets des Docks de Saint-Ouen et du Carré de Soie », thèse de doctorat Aménagement de l’espace et urbanisme, université Paris-Est.). Cette forme de production de la ville découle aussi de l’absence de réserve foncière publique. La localisation du site, les infrastructures de transport et le faible coût du foncier comparativement au reste de l’agglomération sont les principaux atouts dans une quête aux investisseurs privés.

Au final, les infrastructures de transport confirment un investissement public à destination de catégories de population extérieures à la commune. Les résultats d’une enquête menée sur l’ensemble de la métropole de Lyon en 2015 par l’autorité en charge des transports en commun lyonnais permettent de dresser un premier panorama de l’origine des usagers. Alors qu’une baisse globale de l’utilisation de la voiture au profit des transports en commun est observable sur toute l’agglomération, Vaulx-en-Velin fait figure d’exception. Une nette diminution de l’utilisation des transports par rapport à la précédente étude de 2006 est enregistrée[38]Cette diminution est enregistrée non seulement en « part modale » mais aussi en valeur absolue (autour de 7 000 déplacements par jour en transport en commun en moins). Enquête déplacement de l’aire métropolitaine lyonnaise, 2015, « Fiches communes et conférences territoriales des maires », métropole de Lyon, direction de la planification et des politiques d’agglomération., alors que le métro et le tramway desservent la commune depuis 2007 et que la démographie est croissante sur la même période. Tout indique que les usagers de ces nouvelles infrastructures ne sont majoritairement pas des habitants de la commune.

Le répertoire mobilisé au Carré de Soie se caractérise donc par une volonté de rupture avec de précédentes modalités d’urbanisation qui, depuis la construction des grands ensembles à partir de 1970, relevait essentiellement d’investissements publics. Qu’ils puisent dans des partenariats public-privé, dans une mise à disposition d’un foncier connecté pour des investisseurs privés, les instruments d’action déployés n’ont pas directement pour objet le traitement de problèmes sociaux présents sur le territoire. Tournées vers l’attractivité du territoire, ces « recettes » de développement semblent réceptionnées par mimétisme. Mais par quel cheminement ces instruments se retrouvent-ils dans une palette d’actions aux mains des décideurs avant de s’imposer ?

Impératif d’attractivité et de normalisation urbaine :
les conditions de la réception des modèles urbains en banlieue rouge

On l’aura compris, le projet du Carré de Soie s’inscrit dans un marketing territorial lui-même lié à un renouvellement urbain visant à attirer de nouvelles activités et de nouvelles populations sur la commune. L’adoption de ce répertoire s’inscrit dans des transformations antérieures touchant à l’espace de production des solutions locales et aux pratiques de l’exécutif municipal. Elle place le maire de Vaulx-en-Velin, Maurice Charrier, comme principale figure d’une reconquête économique du Sud de la commune. Cette position correspond aux évolutions des formes de légitimation des élus locaux qui, en particulier dans les territoires industriels, ont accompagné un processus de territorialisation des politiques économiques. Conseiller municipal en 1977 puis maire de 1985 à 2009, Maurice Charrier couvre par son mandat l’ensemble d’une période pendant laquelle les répercussions territoriales de la crise économique incitent les élus à prendre ces nouvelles postures, par ailleurs valorisées par un ensemble de dispositifs de développement territorial (Taiclet, 2011[39] Op. cit.).

Les dispositifs de la politique de la ville développés depuis la fin des années 1970 ont contribué à une conversion processuelle à ces usages à travers un double mouvement. D’une part, à travers la construction d’un problème spécifique des quartiers, ils ont constitué un espace administratif de solutions à appliquer sur les territoires concernés dans un but recherché de recomposition sociale de leur population. La rénovation urbaine a, d’autre part, engagé les élus municipaux dans des démarches partenariales, non seulement avec les institutions publiques locales, mais aussi au sein de réseaux plus vastes. Le renouvellement de l’entourage politique généré nous semble être à l’origine de la réception de modèles d’urbanisme usant des répertoires d’action décrits précédemment.

Un nouvel espace administratif
« producteur de modèles »
pour les quartiers d’habitat social

À partir de 1970, la réalisation des grands quartiers d’habitat social sur la commune dans le cadre d’une Zone à Urbaniser en Priorité (ZUP) a sensiblement bouleversé les problématiques d’aménagement. Le traitement politique de ces quartiers, à mesure que leur paupérisation était enregistrée, a opéré une reformulation des enjeux d’urbanisme. Aux revendications municipales tournées vers la planification et la réalisation d’équipements publics, s’est substituée progressivement la recherche d’une attractivité territoriale permettant d’engager un renouvellement de la population dans le cadre d’une rénovation urbaine (Lévêque, 2017[40]Lévêque A. (2017). « Des tramways en banlieue pour qui ? Entre intégration métropolitaine et relégation des grands ensembles dans l’agglomération lyonnaise », Géocarrefour, n° 91(3).).

Cette reformulation est liée à la construction d’un problème des quartiers d’habitat social, initié dès les premières expériences « Habitat et Vie Sociale » (HVS), en 1977 (Tellier, 2015[41]Tellier T. (2015). « De la normalisation des grands ensembles à la constitution d’une politique spécifique : genèse de la politique de la ville », dans Kirszbaum T, En finir avec les banlieues ? Le désenchantement de la politique de la ville, La Tour d’Aigues, Éd. de l’Aube, p. 63‑80.). Malgré les fluctuations de représentations des quartiers relevées à travers une succession de dispositifs (Estèbe, 2004[42]Estèbe P. (2004). « Les quartiers, une affaire d’État. Un instrument territorial », dans Lascoumes P, Le Galès P (dir.), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, p. 47‑70. ; Epstein, 2012[43]Epstein R. (2012). « Politique de la ville, rénovation urbaine, égalité territoriale : quelle est la nature du problème ? », dans Houard N, Politique de la ville. Perspectives françaises et ouvertures internationales, La Documentation française, Centre d’analyse stratégique, p. 33‑49.), ces derniers entraînent plus globalement une réforme des politiques sociales en France en établissant des modèles de développement à leur égard (Tissot, 2007[44] Op. cit.). L’adoption d’une grille de lecture spatialisée des problèmes sociaux tend à amoindrir l’attention portée aux mécanismes structurels expliquant la paupérisation de ces quartiers (Tissot et Poupeau, 2006[45]Tissot S, Poupeau F. (2006). « La spatialisation des problèmes sociaux », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 159(4), p. 4‑9.), comme l’inégale distribution des équipements publics. C’est la concentration de populations issues de l’immigration aux revenus précaires dans certains quartiers qui est perçue comme la cause du problème des quartiers. Il s’agirait dès lors de « casser les ghettos » par le biais de politiques de mixité sociale (Charmes, 2009[46]Charmes E. (2009). « Pour une approche critique de la mixité sociale », La Vie des idées, mars. ; Bacqué et Fol, 2007[47]Bacqué M.-H., Fol S. (2007), « L’inégalité face à la mobilité : du constat à l’injonction », Revue suisse de sociologie, n° 33, 1, p. 89‑104.). À Vaulx-en-Velin, avant même la fin de la réalisation du programme de logement de la ZUP, les rapporteurs du dispositif HVS font de la composition sociale et ethnique des quartiers un problème :

la forte concentration d’immigrés dans le groupe d’habitation qui fait l’objet de travaux n’en est pas pour autant résorbée : […] il est clair que si leur proportion reste aussi élevée qu’elle l’est parfois (40 %, 50 %), les ménages européens continueront à vouloir partir, acculant l’organisme HLM à garder des logements vacants ou à accroître encore la proportion d’immigrés. »[48]Rapport d’activités 1978 du groupe interministériel HVS, février 1979. Archives Nationales de France (ANF) 19840754/46.

La reprise de cette grille de lecture au niveau local est progressive. Elle est menée à Lyon sous l’égide de l’agence d’urbanisme de la communauté urbaine (AGURCO) chargée d’instruire les dossiers HVS et Développement Social des Quartiers (DSQ) (Belmessous, 2007[49]Belmessous F. (2007). « L’émergence du problème des quartiers d’habitat social : une “fenêtre d’opportunité” pour l’Agence d’urbanisme de Lyon ? (1978-1984) », Territoire en mouvement, n° 2, p. 44‑56.). À Vaulx-en-Velin, alors que la municipalité ne participe pas au dispositif HVS mis en place sur son territoire, la clôture de l’opération de la ZUP la place devant un dilemme : les seules perspectives de poursuite d’une politique d’investissement public sont conditionnées à l’inscription des projets menés sur la ville dans ces dispositifs nationaux qui instituent peu à peu la politique de la ville. Ce sont finalement plusieurs démarches de planification associant l’administration municipale à l’agence d’urbanisme puis à la communauté urbaine, qui permettent la réception de ces approches.

Après l’arrivée d’un nouveau maire à la tête de la commune, une convention DSQ réunissant l’État, la communauté urbaine et la municipalité, incarne une véritable rupture. Les programmes engagés actent une politique de diversification de l’habitat qui vise à maintenir et capter une population européenne de classe moyenne et contre laquelle certains agents avaient affirmé leur méfiance. Rompant avec les précédentes positions municipales en opposition à la communauté urbaine et à plus fort titre à la ville de Lyon, la convention DSQ « se donne pour objectif de faire de Vaulx-en-Velin un nouvel argument pour Lyon. »[50]Convention de plan, État, COURLY, ville de Vaulx-en-Velin, février 1987. Archives de la direction du développement urbain, ville de Vaulx-en-Velin.

La planification d’équipement s’inscrit dès lors dans cette logique. Une même grille de lecture du problème des « quartiers » est reproduite dans d’autres politiques intercommunales comme en matière de politiques de transports urbains. Métros et tramways ne sont plus tant pensés pour les catégories populaires des grands ensembles que comme « facteur[s] important pour leur réhabilitation en attirant notamment de nouveaux habitants ou emplois.[51]« Plan de déplacements urbains. Le diagnostic », dossier technique préparatoire, SYTRAL, mai 1986, p. 101. » C’est donc par la reconquête d’une certaine attractivité que la commune, via l’investissement consenti par des dispositifs nationaux, est insérée dans une politique urbaine intercommunale menée par la communauté urbaine.

Concentrant des moyens publics sur des territoires ciblés et sur le mode du projet, ce répertoire d’action partenarial est puisé dans un « espace administratif spécifique producteur de modèles de développement territorial. » (Taiclet 2011, p. 703[52] Op. cit.). Comme observé au niveau européen, l’évolution des conditions d’éligibilité des aides – là dans le cadre des fonds structurels, ici à travers les dispositifs de la politique de la ville – conduit à la substitution d’une logique ascendante de « création décentralisée des richesses » (ibid. p. 705) à une logique descendante de redistribution. Dans ce modèle, les dossiers subventionnés sont moins choisis en raison de situations socio-économiques objectivables sur le territoire qu’à partir de la capacité des décideurs locaux à mobiliser des ressources autour de projets leur permettant de se démarquer.

S’appuyant sur la procédure des Grands Projets Urbains (GPU), la construction d’un nouveau centre-ville à Vaulx-en-Velin représente un certain aboutissement de ces logiques dans les années 1990. Instituée par le ministre de la Ville, Éric Raoult, la procédure vise davantage que les dispositifs précédents à concentrer des enveloppes budgétaires sur un nombre restreint de territoires (Estèbe, 2004[53] Op. cit.). Selon le directeur du cabinet du maire de Vaulx-en-Velin, l’intérêt du dispositif réside justement dans ce caractère concentré et limité à même d’établir un « modèle de reconquête de territoires urbains »[54]Entretien avec Serge Simon, directeur de cabinet de Maurice Charrier de 1994 à 1998 (réalisé les 14 et 17 novembre 2017).. Cette logique de distinction prend sens également à l’échelle intercommunale. Elle est revendiquée pour expliquer le succès du partenariat autour du projet de centre-ville quand d’autres communes populaires sur l’agglomération présentent les mêmes caractéristiques socio-économiques :

Nous, on ne voulait pas dire qu’on était les plus malheureux ou les plus urgents […] ils [Michel Noir et Raymond Barre, maires-présidents successifs de la communauté urbaine de Lyon de 1989 à 2001] nous considéraient comme les bons élèves de la classe !  […] pour faire simple, hein, ils considéraient que nous, on bossait, qu’on avait des projets, qu’on ne pleurait pas, qu’on se battait ».[55] Ibid.

Le classement de la commune en GPU permet la mobilisation de moyens d’action considérables. Estimé à plus de 300 millions d’euros, le projet s’appuie sur des outils contractuels rassemblant la communauté urbaine, principal financeur, la ville, l’État, la région, le département, mais aussi le syndicat des transports qui y fait converger ses lignes de bus. Le nouveau centre-ville est une opération de démolition-reconstruction typique du renouvellement urbain et prend la place d’un vaste centre commercial qui occupait le centre de la ZUP.

Renouvellement urbain
et renouvellement du personnel politico-expert municipal

Le renouvellement urbain engagé à travers la politique de la ville entraîne les municipalités dans une modification de leurs pratiques. La responsabilisation des collectivités locales figure à cet égard comme principe de la procédure des GPU (Pinson, 2009[56]Pinson G. (2009). Gouverner la ville par projet : urbanisme et gouvernance des villes européennes, Paris, Presses de Sciences Po, 420 p.). Leurs appareils technico-administratifs doivent être en mesure de traduire opérationnellement ces projets partenariaux. Aussi, les dispositifs sollicités encouragent une autonomisation croissante des élus de banlieue rouge vis-à-vis des réseaux d’expert du parti communiste. Celle-ci est d’autant plus forte que s’opère un renouvellement du personnel politique. À Vaulx-en-Velin, le projet du nouveau centre-ville ne peut ainsi se comprendre sans analyser la contribution d’une nouvelle expertise urbaine mobilisée par le maire de Vaulx-en-Velin. Renouvelé, son entourage technico-expert œuvre pour l’usage de nouveaux répertoires d’action en inscrivant l’exécutif municipal dans de nouveaux réseaux, remobilisés au début des années 2000 pour le projet du Carré de Soie.

Caractérisé par un processus de notabilisation et de désouvriérisation des élus communistes, le renouvellement du personnel politique municipal est loin de faire exception à Vaulx-en-Velin (Mischi, 2014[57]Mischi J. (2014). Le communisme désarmé : le PCF et les classes populaires depuis les années 1970, Marseille, Agone, 332 p.). Il y est toutefois concomitant des dispositifs de la politique de la ville auprès desquels il puise – en partie au moins – sa dynamique. Les trois maires qui se succèdent depuis la construction de la ZUP incarnent ce mouvement (Lévêque, 2018[58]Op. cit.). Élu maire en 1985 à la suite de la défaite électorale de son prédécesseur aux élections cantonales[59]La fédération locale du parti communiste est à l’origine de cette succession. Entretien avec M. Charrier, le 10/10/2014 ; entretien avec R. Many, maire de Vaulx-en-Velin de 1966 à 1977, le 12/09/2014., Maurice Charrier représente une nouvelle génération d’élus entrés en politique en 1977. Il se distingue de ses prédécesseurs par les liens qu’il tisse progressivement avec des personnalités locales qui ont un rôle de premier plan dans les politiques urbaines[60]On peut mentionner entre autres le directeur de l’agence d’urbanisme, J. Frébault, et des membres de son conseil d’administration, dont son président J. Rigaud, député et maire d’Écully (UDF), vice-président de la communauté urbaine en charge de l’urbanisme de 1977 à 1995 ou encore B. Rivalta, adjoint au maire de Villeurbanne (PS), qui devient président du syndicat des transports de 2001 à 2014.. Ces relations et cet investissement sur les politiques locales vont de pair avec une autonomisation vis-à-vis du PCF, qu’il finit par quitter avant les élections municipales de 1995[61]La distance qu’il prend avec le parti s’incarne notamment dans des initiatives politiques telles que l’appel des « 49 refondateurs » en 1994 (« Appel lancé par 49 refondateurs », Le Monde, 13/07/1994, p. 7.) à l’occasion desquelles il accède à l’exécutif intercommunal présidé par Raymond Barre (centre droit). Dès les premières années de son mandat de maire, il souhaite adoucir les rapports entre la municipalité et la communauté urbaine. Le travail partenarial déjà évoqué en est l’une des conséquences. La sollicitation d’un réseau d’experts internationaux sur les questions de développement urbain en est une autre.

En effet, l’International New Towns Association (INTA)[62]L’INTA a été fondé en 1976 par un réseau rassemblant élus locaux et nationaux français et britanniques, universitaires et experts intervenant sur les villes nouvelles, puis plus largement autour du développement urbain (cf. Inventory of the archives of the INTA 1976-2004, International New Town Institute, 2010). est mobilisé une première fois par la municipalité pour dessiner à grands traits les « potentialités » du territoire dans le cadre du projet de centre-ville. Cette sollicitation résulte directement des échanges entre le maire et le vice-président à l’urbanisme de Michel Noir (RPR) à la communauté urbaine, Henry Chabert. Dès 1989, les recommandations de l’association appuient un projet de rénovation urbaine en dehors des quartiers d’habitat social. La mobilisation de ce nouveau type d’acteur à Vaulx-en-Velin répond au souhait du maire de se rapprocher de réseaux d’experts internationaux diffusant des « bonnes pratiques » d’aménagement susceptibles d’inscrire le développement de la commune dans les intérêts de la communauté urbaine :

L’enjeu de l’INTA, c’était : j’intéresse la communauté urbaine à mon sujet. Et c’est parce que la communauté urbaine s’intéresse à mon sujet qu’elle va mettre de l’argent, qu’elle va investir. Et ce que dit d’important à l’époque l’INTA […], c’est : il faut aussi que vous vous développiez économiquement pour amener de la richesse. »[63]Entretien avec le chef de projet politique de la ville à Vaulx-en-Velin, Communauté urbaine, le 18/02/2016.

L’enjeu de reconquête économique est donc déjà posé en 1989, alors que l’INTA propose la destruction d’un centre commercial en déclin pour la reconstruction du nouveau centre-ville.

De plus, les agents recrutés au cours de la décennie 1990 pour la prise en charge de ces projets urbains ont un profil qui tend à se différencier des précédentes équipes. Ce renouvellement du personnel technico-administratif participe également à la diffusion de pratiques qui se normalisent dans leur carrière et formation. Ces agents sont globalement plus diplômés, issus d’une formation initiale à la géographie, l’urbanisme ou l’architecture, et sont surtout davantage tournés vers un urbanisme opérationnel. Interlocuteurs privilégiés de l’exécutif, leur passage à Vaulx-en-Velin ne marque qu’une étape dans une carrière, contrairement à leurs prédécesseurs résidant le plus souvent sur la commune. Proches de leurs homologues travaillant dans d’autres collectivités, ils participent donc à une certaine standardisation des politiques urbaines en banlieue rouge.

Outre la mobilisation de moyens publics pour amorcer le chantier de démolition-reconstruction du centre-ville, la municipalité cherche également une enseigne pouvant déclencher une dynamique d’investissement privé. C’est par l’intermédiaire de la Fondation Agir Contre l’Exclusion (FACE)[64]Reconnue d’utilité publique en 1994, FACE a été créée en 1993 à l’initiative de Martine Aubry quittant alors le ministère du Travail, de l’Emploi et de la Formation professionnelle sous le gouvernement socialiste de Pierre Bérégovoy. Elle réunit 13 grands groupes français pour « favoriser l’innovation sociale et apporter un soutien actif à des initiatives locales de lutte contre les exclusions » [En ligne qu’elle y parvient, non sans difficultés. Là encore, l’implantation d’un supermarché Casino découle de réseaux satellites de la politique de la ville. Cette quête municipale pose les premiers jalons d’une socialisation aux acteurs privés du développement urbain (encadré 2). Nous observons un apprentissage de pratiques de négociation, mais aussi l’inscription de la commune dans des réseaux qui seront remobilisés pour le projet du Carré de Soie la décennie suivante.

Une socialisation au monde des grands épiciers comme initiation au partenariat public/privé[65]Les citations de cet encadré sont issues de notre entretien avec Serge Simon, directeur de cabinet de Maurice Charrier de 1994 à 1998.

La recherche d’une grande enseigne pour déclencher une dynamique d’investissements privés sur le centre-ville est la préoccupation principale du service du développement économique de la municipalité durant la première moitié des années 1990. Serge Simon, directeur du service puis directeur du cabinet du maire, est aux premières loges des négociations avec ceux qu’il nomme les « grands épiciers ».

Dissident du parti communiste au sein duquel il occupe plusieurs postes salariés de 1975 à 1985, Serge Simon est recruté en 1992 en tant que responsable du service économique de la ville, après avoir été commercial[66]Adhérent au parti communiste dès ses 20 ans en 1965, il gère plusieurs librairies du parti avant de travailler dans une agence Tourisme et Travail proposant des offres aux comités d’entreprises. Son départ du parti est lié à des oppositions auxquelles il se confronte dans ses différentes fonctions, ainsi qu’à la politique de George Marchais.. Pour reprendre son propos, sa mission est alors de « vendre la ville ». Devant la réputation de la commune au lendemain d’émeutes urbaines fortement médiatisées, il est confronté à des acteurs exigeants « des avantages concrets, fiscaux, fonciers […] les gens demandaient pratiquement des dommages de guerre avant de s’installer ». Afin de se familiariser au secteur de la grande distribution, il s’abonne à des revues professionnelles – notamment Libre Service Actualités – et déclare découvrir un univers singulier : « c’est que c’est un univers d’une violence incroyable, mais d’une rationalité et d’une finesse dans l’analyse de la clientèle, des produits, des références… dont j’ai beaucoup appris […] je me suis chopé une culture de grande surface […] ce qui fait après que quand je les ai démarchés, je savais comment il fallait s’y prendre. Il fallait être sec, violent, euh… genre Wall Street, mais Wall Street façon épicier quoi, avec le béret. »

Refusant le hard discount qui ne correspond pas à l’attractivité recherchée du nouveau centre-ville, la municipalité essuie d’abord plusieurs échecs auprès de Carrefour, Rallye ou encore Continent. C’est finalement au sein de FACE qu’un partenariat se dégage. L’adhésion du groupe Casino à la fondation de Martine Aubry, sur l’initiative d’Antoine Guichard – président du directoire de l’entreprise – est saisi comme une aubaine : « on se dit : “nom de Dieu, y’a Antoine Guichard ! […] c’est le dernier héritier d’une famille de grande distribution régionale, St-Étienne ! Siège social à St-Étienne ! On va faire jouer la fibre régionale ! » D’autant plus que la mairie de St-Étienne était passée à droite, donc ça ne pouvait que pas déplaire, ni à Barre, ni à Noir. »

D’âpres négociations sont organisées par l’intermédiaire de l’ancienne ministre, au cours desquelles le nouveau président-directeur général du groupe, Jean-Charles Naouri[67]Ancien inspecteur des Finances, Jean-Charles Naouri a été le directeur de cabinet de Pierre Bérégovoy de 1982 à 1986 aux ministères des Affaires sociales puis de l’Économie et des Finances. Il est actuellement président-directeur général du groupe Casino et président de la société foncière d’investissement Euris SAS [En ligne se montre plutôt réticent. La décision est finalement positive, et un supermarché Casino ouvre ses portes en septembre 1997, créant une soixantaine d’emplois pour un personnel prioritairement recruté sur le territoire. Il faut toutefois noter que cette décision intervient après les principales réalisations publiques (construction d’un lycée d’enseignement général, un Planétarium). Surtout, la mise en place d’un système de vidéosurveillance dans ce nouveau centre-ville, son classement en zone franche urbaine, ainsi que la prise en charge publique de la construction du supermarché[68]Les Échos, région Rhône-Alpes, « Vaulx-en-Velin : la commune et le Grand Lyon financeront le supermarché Casino », 12/02/1996. ont appuyé la décision.

Des réseaux comme ressource politique

Ces mêmes réseaux d’acteurs, auxquels le personnel politique municipal s’est socialisé à mesure des dispositifs issus de la politique de la ville, sont réinvestis dans un nouveau projet au sud de la commune : le Carré de Soie. L’implication du maire de Vaulx-en-Velin dans ces réseaux s’est progressivement intensifiée, et le répertoire d’action mobilisé s’en trouve exacerbé. L’enjeu d’un nouveau projet d’envergure sur la commune est de sortir des dispositifs de la politique de la ville pour échapper aux « stigmates » attachés aux politiques dérogatoires du droit commun. Cette « normalisation » de l’urbanisation est envisagée par deux leviers : l’inscription des projets dans une planification intercommunale non soumise au soutien de l’État, d’une part, et un investissement privé sur la ville, d’autre part.

La configuration politique locale à l’occasion des élections municipales de 1995 renforce les positions du maire de Vaulx-en-Velin et sa proximité avec certains acteurs privés du développement urbain. À Lyon, du fait de dissensions au sein des partis de droite, Raymond Barre (centre-droit) est contraint d’ouvrir l’exécutif de la communauté urbaine à sa gauche. Le maire de Vaulx-en-Velin est nommé vice-président à l’urbanisme commercial. Une seconde étape de socialisation du maire et de son entourage proche résulte directement du nouveau réseau qu’il se constitue à travers ce nouveau mandat. C’est aussi depuis ces fonctions que le maire parvient à orienter une politique intercommunale en matière d’implantation des cinémas multiplex au profit du Sud de la commune. La disponibilité du foncier, sa localisation et l’opportunité de réexploiter d’anciennes infrastructures (cf. supra) sont à l’origine de la genèse du Carré de Soie.

La société Pathé cinéma manifeste rapidement son intérêt pour le site. Les deux principaux acteurs du projet sont ensuite issus des réseaux précités. C’est d’abord l’INTA qui est mobilisé pour une nouvelle prospective. L’association d’experts propose d’ouvrir le projet à une mixité fonctionnelle incluant la construction de logements et, surtout, d’en renforcer la vocation tertiaire. Elle fait de « l’arrivée d’investisseurs privés [le] gage d’un retour de la ville au droit commun »[69]Rapport d’expertise de l’INTA sur le Carré de Soie, mai 2002, AMV 217 W 18, p. 9.. Les partenariats public-privé permettraient selon elle de « favoriser l’investissement privé en accompagnement des desseins promus par les collectivités publiques territoriales et l’État. »[70]« Le carré de Soie, un projet d’agglomération », INTA, dossier de mission, 12-17 mai 2002, AMV 217 W 18.

Dans cette quête d’investisseurs, le maire de Vaulx-en-Velin peut compter sur son mandat communautaire. C’est effectivement à l’occasion de sa participation aux grands salons de l’immobilier tertiaire et commercial, tels que le MIPIM ou le MAPIC, où il est accompagné de son cabinet, qu’il rencontre de nombreux promoteurs et leur présente son projet. Le maire et son cabinet sont invités en Espagne, au Portugal, en Pologne ou encore en République tchèque afin de se faire une idée des réalisations de leurs interlocuteurs[71]Entretien avec le directeur de cabinet de Maurice Charrier de 1998 à 2004, réalisé le 30-10-2017.. La construction du centre commercial offre un premier débouché à ces investisseurs sélectionnés dans le cadre d’une consultation publique. Parmi les trois consortiums concourants, c’est l’association de la société foncière spécialisée dans la construction de centre commercial Altarea Cogedim et de la société d’investissement Euris, appartenant à Jean-Charles Naouri, mobilisée quelques années plus tôt au nord de la ville, qui remporte le concours.

Nous soulignons un investissement croissant du personnel politique dans ces réseaux qui offrent également des perspectives de reconversion au terme des mandats et fonctions endossés sur la commune. En 2013, ayant quitté son mandat de maire, Maurice Charrier prend la tête de l’INTA. Quant à son directeur de cabinet, après un passage auprès de la branche immobilière du groupe ING, il dirige une filiale d’un groupe de construction et de promotion immobilière.

La mobilisation d’acteurs privés constitue, au-delà des capitaux qu’ils investissent, une véritable ressource permettant à la municipalité d’inscrire son renouvellement urbain à l’agenda des politiques intercommunales, dont le fonctionnement favorise la convergence d’acteurs aux intérêts distincts (Desage, 2010[72]Desage F. (2010). « Un régime de grande coalition permanente ? », Politix, n° 88, p. 133‑161.). Au total, la mise en œuvre du projet s’initie à la faveur d’une coalition entre la municipalité de Vaulx-en-Velin et des acteurs privés, promoteurs et grands groupes tertiaires trouvant pour le Carré de Soie un intérêt certain. C’est au vu de ces perspectives d’investissement que la communauté urbaine engage des moyens d’action, à commencer par la mise en place d’une mission territoriale, une équipe d’agents communautaires attachés à la mise en œuvre du projet. Mais ces mêmes agents déplorent l’absence de politique foncière permettant de maîtriser cette urbanisation et de programmer des équipements publics. Bien que figurant parmi les principaux projets mis en avant par l’institution communautaire, le Carré de Soie se distingue, selon eux, par la faible présence des espaces et équipements publics :

La technostructure métropolitaine ne voulait pas de cette opération […] d’ailleurs, ça n’a finalement pas coûté beaucoup d’argent ! On n’a rien acheté comme foncier. […] comme je te disais, Gerland, enfin la presqu’île [deux quartiers lyonnais], c’était que de l’équipement ; Gerland, c’était aussi que de l’équipement ; là, c’était que du privé, avec bien malheureusement aucun équipement. »[73]Entretien avec le directeur de la mission Carré de Soie, réalisé le 20/06/2017.

La part de l’investissement privé au détriment d’une maîtrise publique du développement reste l’une des caractéristiques principales du projet.

Conclusion

Le projet urbain du Carré de Soie utilise des modes d’action identifiables en d’autres lieux, loin d’un particularisme propre aux couleurs politiques de la municipalité. En cherchant à capter de nouvelles populations, mais aussi des activités productives à haute valeur ajoutée, les instruments mobilisés se détachent de préoccupations singulières aux catégories sociales présentes sur le territoire, majoritairement populaires. Cependant, loin de présenter une rupture avec de précédents modes opératoires, ce répertoire s’inscrit dans un long processus de transformation des pratiques politiques et administratives municipales.

L’examen longitudinal entrepris pour expliquer l’émergence et les caractéristiques du projet, bien que sortant largement du périmètre de la politique de la ville, ne peut faire l’économie d’une interrogation sur les effets de ces programmes sur l’action municipale. Certes, la montée en puissance de l’intercommunalité sur les politiques urbaines, en même temps que l’institution communautaire met à l’agenda le rayonnement international, contribue à formaliser un cadre contraignant pour ces ambitions municipales. De ce point de vue, le marketing territorial du Carré de Soie est largement relayé par la communauté urbaine, au même titre que d’autres projets qui partagent bien des caractéristiques, à l’instar de Confluence au cœur de l’agglomération. Mais à l’inverse de ces derniers, l’investissement public communautaire reste marginal. La réception du répertoire mobilisé pour le Carré de Soie correspond davantage à des opportunités saisies par le maire de Vaulx-en-Velin qui, tout en ayant accédé à certaines responsabilités intercommunales, côtoie des experts internationaux et de grands groupes d’investisseurs dans la production urbaine. Ces pratiques et ressources nous semblent toutefois héritées des dispositifs de la politique de la ville. Au-delà des différents modèles d’intervention qui auraient mené à un gouvernement « à distance » des quartiers, « transposant dans la sphère publique des techniques issues de la gestion privée » (Epstein, 2005, p. 97[74]Op. cit.), les effets processuels engagés sur le temps long par la politique de la ville semblent participer à l’établissement de « normes » du développement urbain fondé sur l’investissement privé et l’attractivité du territoire. Mais plutôt qu’un modèle en soi, ce sont les mécanismes d’apprentissages et les sociabilités que la politique de la ville génère pour les élus et leur entourage, qui en font un véhicule de répertoires néolibéraux dans la fabrique de la ville. Ces derniers sont d’abord vecteurs de rencontres et d’inscription du personnel politique local dans des réseaux mobilisables pour l’action.


[1] McCann E, Ward K. (2011). Mobile Urbanism: Cities and Policymaking in the Global Age, Minneapolis, University of Minnesota Press, 213 p.

[2] Harvey D. (1989). « From managerialism to entrepreneurialism: The transformation in urban governance in late capitalism », Geografiska Annaler, Series B, Human Geography, n° 71(1), p. 3‑17.

[3] Padioleau JG, Demesteere R. (1991). « Les démarches stratégiques de planification des villes. Origines, exemples et questions », Les Annales de la Recherche Urbaine, n° 51(1), p. 29‑40.

[4] Pinson G, Reigner H. (2012). « Différenciation et standardisation dans la(es) politique(s) urbaine(s) », dans Douillet AC et al. (dir.), L’action publique locale dans tous ses états: différenciation et standardisation, L’Harmattan, p. 163‑178.

[5] Hauchecorne M. (2012), « Faire du terrain en pensée politique », Politix, n° 100, p. 149‑165.

[6] Lascoumes P, Simard L. (2011). « L’action publique au prisme de ses instruments, Abstract », Revue française de science politique, n° 61(1), p. 5‑22.

[7] Dumoulin L, Saurugger S. (2010). « Les policy transfer studies : analyse critique et perspectives », Critique internationale, n° 48, p. 9‑24.

[8] Massey D. (2011), « A Counterhegemonic Relationality of Place », dans McCann E, Ward K, Mobile Urbanism: Cities and Policymaking in the Global Age, Minneapolis, University of Minnesota Press, p. 1‑14.

[9] Négrier E, Tomàs M. (2003). « Temps, pouvoir, espace : la métropolisation de Barcelone », Revue française d’administration publique, n° 107(3), p. 357‑368.

[10] Taiclet AF. (2011). « La territorialisation de l’action publique : un mode de gestion politique du déclin économique », Droit et gestion des collectivités territoriales, n° 31(1), p. 701‑713.

[11] Bardet F, Healy A. (2015). « Les acteurs urbains et les promesses des palmarès internationaux des villes. Lyon à la conquête du “Top 15” européen », Métropoles, n° 16.

[12] Cousin S, Djament-Tran G, Gravari-Barbas M, Jacquot S. (2015). « Contre la métropole créative… tout contre. Les politiques patrimoniales et touristiques de Plaine Commune, Seine-Saint-Denis », Métropoles, n° 17.

[13] Bertrand O. (2002). « Vaulx-en-velin renaît dans la Soie », Libération, 21 mai [En ligne, 10/05/2018].

[14] Bellanger E, Mischi J (dir.). (2013). Les territoires du communisme : élus locaux, politiques publiques et sociabilités militantes, Paris, Armand Colin, 302 p.

[15] Vaulx-en-Velin est la première municipalité du Rhône remportée par le parti communiste français (PCF) dès les années 1920. Outre une parenthèse (1935-1944), jusqu’en 2014, ses maires ont tous été élus sous l’étiquette PCF.

[16] Nous livrons ici quelques résultats d’une enquête monographique réalisée dans le cadre d’une thèse en science politique. Entretiens et archives ont été menés et dépouillés auprès des différentes institutions intervenant autour du projet du Carré de Soie.

[17] Epstein R. (2005). « Gouverner à distance. Quand l’État se retire des territoires », Esprit, novembre, p. 96‑111.

[18] Galimberti D, Lobry S, Pinson G, Rio N. (2014). « La métropole de Lyon. Splendeurs et fragilités d’une machine intercommunales », Hérodote, n° 154, p. 191‑209.

[19] Outre le foisonnement d’articles dans la presse locale, le projet est annoncé dans sept numéros de quotidiens nationaux qui tous font part d’un volontarisme des élus locaux : Libération (op. cit.) ; Le Monde (édition du 24/05/2002) ; Le Figaro (28/05/2002) ; L’Humanité (15/03/2003) ; L’Express (24/11/2005) ; Les Échos (05/04/2005, 01/01/2006, 15/06/2006).

[20] Op. cit.

[21] Béal V, Rousseau M. (2014). « Alterpolitiques ! », Métropoles, n° 15.

[22] Dikec M. (2007). Badlands of the Republic: Space, Politics and Urban Policy, Oxford, Blackwell Pub, 219 p.

[23] Tissot S. (2007). L’État et les quartiers : genèse d’une catégorie de l’action publique, Paris, Seuil, 300 p.

[24] Op. cit.

[25] Op. cit.

[26] Pinson G, Vion A. (2000). « L’internationalisation des villes comme objet d’expertise », Pôle Sud, n° 13(1), p. 85‑102.

[27] Lettre de mission de Maurice Charrier à Michel Sudarskis, directeur général de l’International New Towns Association (INTA), le 6 novembre 2001, AMV (Archives Municipales de Vaulx-en-Velin), 217 W 18.

[28] Entretien avec Pascal Carré, directeur de cabinet de Maurice Charrier de 1998 à 2004, réalisé le 30 octobre 2017.

[29] Entretien avec une chargée d’opération d’urbanisme, ville de Vaulx-en-Velin, le 12/01/2016.

[30] Inventaire général du patrimoine culturel, région Rhône-Alpes, ville de Lyon [En ligne, 16/04/2019].

[31] Op. cit.

[32] Taiclet AF. (2015). « Du passé, faisons table rase ? La controverse patrimoniale comme révélateur de luttes d’appropriation de l’espace », Lien social et Politiques, n° 73, p. 15‑32.

[33] Offner JM. (2001). « Raisons politiques et grands projets », Annales des Ponts et Chaussées, n° 99, p. 55‑59.

[34] Mission Carré de Soie (2016). Carré de Soie : Projet urbain, principes et enjeux [En ligne, 22/01/2018].

[35] Lévêque A. (2018). « Le gouvernement métropolitain de la banlieue lyonnaise à l’aune des politiques de transport urbain : sociohistoire d’une relégation », Métropoles, hors-série.

[36] « Carré de Soie, grands principes » [En ligne, 22/01/2018].

[37] Guironnet A. (2017). « La financiarisation du capitalisme urbain : marchés immobiliers tertiaires et politiques de développement urbain dans le Grand Paris et le Grand Lyon, les projets des Docks de Saint-Ouen et du Carré de Soie », thèse de doctorat Aménagement de l’espace et urbanisme, université Paris-Est.

[38] Cette diminution est enregistrée non seulement en « part modale » mais aussi en valeur absolue (autour de 7 000 déplacements par jour en transport en commun en moins). Enquête déplacement de l’aire métropolitaine lyonnaise, 2015, « Fiches communes et conférences territoriales des maires », métropole de Lyon, direction de la planification et des politiques d’agglomération.

[39] Op. cit.

[40] Lévêque A. (2017). « Des tramways en banlieue pour qui ? Entre intégration métropolitaine et relégation des grands ensembles dans l’agglomération lyonnaise », Géocarrefour, n° 91(3).

[41] Tellier T. (2015). « De la normalisation des grands ensembles à la constitution d’une politique spécifique : genèse de la politique de la ville », dans Kirszbaum T, En finir avec les banlieues ? Le désenchantement de la politique de la ville, La Tour d’Aigues, Éd. de l’Aube, p. 63‑80.

[42] Estèbe P. (2004). « Les quartiers, une affaire d’État. Un instrument territorial », dans Lascoumes P, Le Galès P (dir.), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, p. 47‑70.

[43] Epstein R. (2012). « Politique de la ville, rénovation urbaine, égalité territoriale : quelle est la nature du problème ? », dans Houard N, Politique de la ville. Perspectives françaises et ouvertures internationales, La Documentation française, Centre d’analyse stratégique, p. 33‑49.

[44] Op. cit.

[45] Tissot S, Poupeau F. (2006). « La spatialisation des problèmes sociaux », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 159(4), p. 4‑9.

[46] Charmes E. (2009). « Pour une approche critique de la mixité sociale », La Vie des idées, mars.

[47] Bacqué M.-H., Fol S. (2007), « L’inégalité face à la mobilité : du constat à l’injonction », Revue suisse de sociologie, n° 33, 1, p. 89‑104.

[48] Rapport d’activités 1978 du groupe interministériel HVS, février 1979. Archives Nationales de France (ANF) 19840754/46.

[49] Belmessous F. (2007). « L’émergence du problème des quartiers d’habitat social : une “fenêtre d’opportunité” pour l’Agence d’urbanisme de Lyon ? (1978-1984) », Territoire en mouvement, n° 2, p. 44‑56.

[50] Convention de plan, État, COURLY, ville de Vaulx-en-Velin, février 1987. Archives de la direction du développement urbain, ville de Vaulx-en-Velin.

[51] « Plan de déplacements urbains. Le diagnostic », dossier technique préparatoire, SYTRAL, mai 1986, p. 101.

[52] Op. cit.

[53] Op. cit.

[54] Entretien avec Serge Simon, directeur de cabinet de Maurice Charrier de 1994 à 1998 (réalisé les 14 et 17 novembre 2017).

[55] Ibid.

[56] Pinson G. (2009). Gouverner la ville par projet : urbanisme et gouvernance des villes européennes, Paris, Presses de Sciences Po, 420 p.

[57] Mischi J. (2014). Le communisme désarmé : le PCF et les classes populaires depuis les années 1970, Marseille, Agone, 332 p.

[58] Op. cit.

[59] La fédération locale du parti communiste est à l’origine de cette succession. Entretien avec M. Charrier, le 10/10/2014 ; entretien avec R. Many, maire de Vaulx-en-Velin de 1966 à 1977, le 12/09/2014.

[60] On peut mentionner entre autres le directeur de l’agence d’urbanisme, J. Frébault, et des membres de son conseil d’administration, dont son président J. Rigaud, député et maire d’Écully (UDF), vice-président de la communauté urbaine en charge de l’urbanisme de 1977 à 1995 ou encore B. Rivalta, adjoint au maire de Villeurbanne (PS), qui devient président du syndicat des transports de 2001 à 2014.

[61] La distance qu’il prend avec le parti s’incarne notamment dans des initiatives politiques telles que l’appel des « 49 refondateurs » en 1994 (« Appel lancé par 49 refondateurs », Le Monde, 13/07/1994, p. 7.)

[62] L’INTA a été fondé en 1976 par un réseau rassemblant élus locaux et nationaux français et britanniques, universitaires et experts intervenant sur les villes nouvelles, puis plus largement autour du développement urbain (cf. Inventory of the archives of the INTA 1976-2004, International New Town Institute, 2010).

[63] Entretien avec le chef de projet politique de la ville à Vaulx-en-Velin, Communauté urbaine, le 18/02/2016.

[64] Reconnue d’utilité publique en 1994, FACE a été créée en 1993 à l’initiative de Martine Aubry quittant alors le ministère du Travail, de l’Emploi et de la Formation professionnelle sous le gouvernement socialiste de Pierre Bérégovoy. Elle réunit 13 grands groupes français pour « favoriser l’innovation sociale et apporter un soutien actif à des initiatives locales de lutte contre les exclusions » [En ligne, 04/01/2018].

[65] Les citations de cet encadré sont issues de notre entretien avec Serge Simon, directeur de cabinet de Maurice Charrier de 1994 à 1998.

[66] Adhérent au parti communiste dès ses 20 ans en 1965, il gère plusieurs librairies du parti avant de travailler dans une agence Tourisme et Travail proposant des offres aux comités d’entreprises. Son départ du parti est lié à des oppositions auxquelles il se confronte dans ses différentes fonctions, ainsi qu’à la politique de George Marchais.

[67] Ancien inspecteur des Finances, Jean-Charles Naouri a été le directeur de cabinet de Pierre Bérégovoy de 1982 à 1986 aux ministères des Affaires sociales puis de l’Économie et des Finances. Il est actuellement président-directeur général du groupe Casino et président de la société foncière d’investissement Euris SAS [En ligne, 14/05/2018].

[68] Les Échos, région Rhône-Alpes, « Vaulx-en-Velin : la commune et le Grand Lyon financeront le supermarché Casino », 12/02/1996.

[69] Rapport d’expertise de l’INTA sur le Carré de Soie, mai 2002, AMV 217 W 18, p. 9.

[70] « Le carré de Soie, un projet d’agglomération », INTA, dossier de mission, 12-17 mai 2002, AMV 217 W 18.

[71] Entretien avec le directeur de cabinet de Maurice Charrier de 1998 à 2004, réalisé le 30-10-2017.

[72] Desage F. (2010). « Un régime de grande coalition permanente ? », Politix, n° 88, p. 133‑161.

[73] Entretien avec le directeur de la mission Carré de Soie, réalisé le 20/06/2017.

[74] Op. cit.