Nature en ville
Deux lectures

• Sommaire du no 11

Didier Paris Institut d’Aménagement et d’Urbanisme de Lille, laboratoire Territoires, Villes, Environnement & Société

Nature en ville : deux lectures, Riurba no 11, janvier 2021.
URL : https://www.riurba.review/article/11-atelier-1/nature-en-ville/
Article publié le 1er oct. 2022

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Didier Paris
Article publié le 1er oct. 2022
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Carrière JP, Di Pietro F, Hamdouch A, Robert A, Serrano J. (2021). Faire Nature en ville, Paris, L’Harmattan, Questions contemporaine/Série Questions urbaines, 200 p., ISBN 978-2-343-23326-0.

C’est une double publication que nous propose l’équipe de l’UMR CNRS 7324 CITERES, à l’initiative de Jean-Paul Carrière et ses collègues, associés dans la codirection éditoriale (F. Di Pietro, A. Hamdouch, A. Robert et J. Serrano), sur le thème de la nature en ville. Ces ouvrages, issus notamment des rencontres luso-francophones qui se sont tenues en 2018 à Tours, concrétisent cette coopération internationale qui, dans le sillage de l’APERAU et de l’ANPUR, s’est développée, ces dernières années, entre les deux cultures, lusophone et francophone, en particulier entre Brésil et France, à travers des évènements scientifiques récurrents (Paris 2011, Sao Paulo 2012, Lille 2014, Bahia 2009 et 2016) donnant lieu aussi à publications. Mais c’était le temps d’avant la covid… Que ces dernières livraisons puissent entretenir la flamme jusqu’à de nouvelles rencontres « en présentiel », après la dernière édition, en visioconférence, organisée par l’Institut d’architecture et urbanisme de São Carlos (campus de l’université de São Paulo) en 2020. Des rencontres toujours stimulantes quant à la réflexion sur les grands enjeux de nos villes et territoires de part et d’autre de l’Atlantique, mais également ouvertes sur d’autres horizons.

Le premier, Faire Nature en Ville (9 chapitres, 200 pages), pose la question du grand paradoxe de la relation ville-nature, sur le mode complémentarité ou opposition : la ville dévoreuse d’espaces « naturels »… mais, en fait, qui étaient déjà bien anthropisés ; « un désir de ville » qui s’opposerait à un « désir de nature » ; une ville qui dénature… mais que l’on « renature » aujourd’hui, sous des formes diverses. Mais derrière le paradoxe émergent rapidement les questionnements, face aux méta-enjeux globaux, notamment climatiques. Ville – c’est-à-dire aujourd’hui plus de la moitié de l’humanité – et nature sont appelées à s’épauler face à ces nouveaux défis : la nature à la rescousse de la ville (ex : en luttant contre les îlots de chaleur) et la ville qui doit prendre en compte la nature face aux risques qu’elle représente (crues, méga feux de forêts…). Comment faire ? Comment organiser ? Comment planifier… si c’est possible ?

Pour répondre à ces questionnements et cerner le sujet, l’ouvrage propose trois thématiques transversales. Celle, tout d’abord, des dynamiques observées dans les rapports ville-nature : l’étalement urbain, ses modalités et ses impacts ; la place de la nature dans le design urbain, le paysage urbain et périurbain, aujourd’hui ; la dynamique propres aux espaces agricoles ; la force de la biodiversité, qui s’insinue dans les délaissés, les friches urbaines, les terrains vagues (le tiers paysage de Gilles Clément).

Ensuite la thématique ambivalente de la nature, atout ou menace pour la ville, amie ou dangereuse… ou les deux à la fois, comme un couple trop passionné. La nature ressource, qui met en avant la notion de services écosystémiques, fournis gracieusement… à condition qu’on la respecte : bien-être, santé, aménités, espace nourricier, espace de rencontre…Mais aussi la nature menaçante pour des villes devenues vulnérables à force d’extension non maîtrisée (inondations), mais aussi à cause des aléas (séismes) ou les deux (glissements de terrain sur des zones qui n’auraient jamais dû être urbanisées).

Enfin, la troisième thématique touche au décalage entre représentations de la nature urbaine et contenu de l’action publique (ou privée). Au « désir de nature » (la demande sociale) répond la « mise en nature » (l’offre politique), qui n’est parfois que verdissement, instrumentalisation, mais qui peut amplifier aussi les processus de ségrégation socio-spatiale, interrogeant la notion de justice environnementale, ou qui peut procéder, notamment dans les quartiers populaires, de dynamiques d’appropriation et de construction d’une identité locale. Tout ceci renvoie bien évidemment à des sujets de gouvernance, notamment en interrogeant ce qu’induit la prise en compte de la nature, par exemple en matière de participation citoyenne.

Le sujet est complexe, les entrées nombreuses… et le volume de l’ouvrage forcement limité : neuf chapitres ici, qui, malgré tout, permettent de balayer une grande partie de ces questionnements. Une mise en perspective historique de cette relation entre villes et nature (Bourdeau-Lepage) permet une entrée en matière permettant de cerner l’évolution des perceptions de la nature à travers le temps et sa mobilisation, voire son instrumentalisation, au service de l’image des villes. C’est ensuite l’ambiguïté de la « mise en nature » qui est abordée, à travers la problématique de l’accroissement des inégalités sociospatiales qu’elle peut générer, ici dans l’exemple de Rio de Janeiro, notamment des espaces verts des grands ensembles de la ville (Machado-Martins & Trotta) et l’ambiguïté de l’interaction entre patrimoine urbain et nature, ici à Salvador de Bahia et Tours, soulignant la difficulté de la prise en compte de la nature dans les quartiers sauvegardés (Fernandes & Verdelli).

Cette prise en compte de la nature peut également être totalement absente, comme dans le cas de l’extension périurbaine d’une ville moyenne littorale du Brésil, Aruruama, où l’extension urbaine incontrôlée prend un caractère insoutenable en ignorant les besoins de la population et la nécessité de préserver les espaces naturels, notamment, aujourd’hui, dans le cadre de la dérégulation environnementale défendue par l’actuel gouvernement fédéral (De Moura Lacerda). Mais si la nature disparaît, elle peut laisser aussi des traces dans la ville, en termes de représentations ou de pratiques culturelles, à l’exemple du Sacarrura, une rivière enterrée à São Paulo dans le quartier de Bexiga, toujours présente chez les habitants (Nadia Someck).

Mais cette nature en ville, tous les habitants ne la plébiscitent pas, en tout cas pas dans tous ses aspects, positifs… ou négatifs. Aux services qu’elle rend, répondant au « désir de nature », s’opposent les « disservices » (Robert et Yengué), c’est-à-dire les inconvénients générés par la nature (des allergies aux pollens jusqu’aux feuilles qui tombent, en passant par les herbes folles) que les électeurs, souvent, ne supportent pas : la quadrature du cercle, pour les gestionnaires. Les conflits, on les retrouve aussi dans la cohabitation entre agriculture et ville, autour de la notion d’agriculture urbaine, difficilement prise en compte dans le développement des villes, en raison des conflits d’usage ou des questions liées à la pression foncière (l’espace agricole considéré comme réserve foncière pour le développement urbain). Cependant, à partir des exemples de Tours et Bahia (Serrano, Ney, Valois et Hamdouch), se révèlent de nouvelles formes de gouvernance, autour de la société civile et bénéficiant de l’évolution des outils de la planification, plus favorable au respect de l’environnement. Les entrées sont donc multiples pour repenser la place de la nature en ville.

Mais la plus prégnante aujourd’hui est sans doute celle du changement climatique. Une comparaison franco-portugaise des programmes locaux d’adaptation climatique, fondée sur l’analyse des bénéfices procurés par les espaces verts en ville (Madureira et Cormier) offre un cadre de réflexion pour l’adaptation des pratiques aménagistes. L’ouvrage se termine par une réflexion plus conceptuelle, fondée sur l’analyse des permanences et transformations des relations ville/nature, au travers notamment l’évolution des modèles urbanistiques, qui conduit son auteur à proposer un nouveau questionnement. La nature en ville : de l’oxymore au pléonasme ? (Di Pietro).

Carrière JP, Di Pietro F, Hamdouch A, Robert A, Serrano J. (2021). La transformation urbaine au prisme de la nature,Paris, L’Harmattan, Questions contemporaine/Série Questions urbaines, 176 p., ISBN 978-2-343-23396-3.

Le second ouvrage, La transformation urbaine au prisme de la nature (8 chapitres, 176 pages), est plus directement tourné vers l’action et la pratique, interrogeant la fabrique urbaine à l’aune de la place qu’elle accorde désormais à la nature et des grands enjeux climatiques contemporains. « (Re)faire la ville autrement n’est plus une option ». Le modèle du développement métropolitain hyperconcentré en son cœur et générant des dynamiques d’étalement urbain à ses marges bute aujourd’hui sur des limites (congestion, pollution, consommation foncière…), d’autant plus que s’imposent à lui les défis environnementaux planétaires que l’on sait. Attendue, voire recherchée par eux, les habitants des villes n’opposent pas la nature à la ville. Au contraire, ils veulent une nature de proximité, ce qui implique de reconsidérer la façon de concevoir la ville. Les auteurs insistent sur deux raisons principales qui forcent à cette exigence d’une ville repensée au prisme de la nature.

D’une part, l’urgence créée par les défis globaux en relation avec l’artificialisation des sols, la perte de biodiversité, l’aggravation des risques naturels, la montée du niveau marin, l’épuisement des ressources… « imposent une rupture dans la façon d’envisager l’intervention planificatrice des autorités publiques, et au-delà l’aménagement urbain par l’ensemble des acteurs participants à la fabrique urbaine ». Cela nécessite de prendre en compte toutes les formes de nature urbaine, de la plus sauvage à la plus jardinée, et renvoie à des pratiques qui intègrent les démarches plus informelles, non institutionalisées, décentralisées et participatives, laissant la bride sur le cou à l’innovation sociale et à la créativité.

D’autre part, les dernières décennies ont vu s’amplifier le désir de nature, à travers des opérations de régénération d’espaces naturels, de revalorisation de zones de nature, par exemple autour des fleuves et rivières, de création de trames, vertes ou bleues. Cette aspiration à une ville plus verte n’est sans doute pas sans effet sur les processus de gentrification, mais elle reflète un besoin, tant individuel que collectif, que la présente pandémie de la covid 19 a sans doute accéléré, interrogeant la conception toujours plus dense de nos villes.

Huit chapitres ouvrent ici différentes perspectives d’action au service du renforcement de la place de la nature en ville. Trois d’entre eux en réfèrent à la nature en tant qu’infrastructure. La notion d’infrastructure verte est ainsi défendue (Attia, Binou et Rejeb) en tant que solution pour recréer des continuités, à partir de l’exemple de Radès en Tunisie, identifiée par les auteurs pour son potentiel en la matière, tandis que les parcs linéaires sont interrogés en tant que réponse aux enjeux de la ville durable, en France, notamment à Lyon, et au Brésil, avec le parc Madureira en périphérie de Rio, le long d’une infrastructure de transport d’électricité (Wiesztort et Amorim). Dans le Minas Gerais, à Belo Horizonte (Costa H., Costa G. et Monte-Mor), c’est l’expérience française de la trame verte et bleue, notamment du Nord-Pas-de-Calais, qui a été inspirante. Ces trois chapitres révèlent à la fois les différences liées à des contextes urbains, culturels et sociétaux différents, mais aussi la possibilité de mieux exploiter le potentiel des territoires en matière d’infrastructures vertes, capables de créer des continuités pour la biodiversité et les pratiques de la nature par les habitants. Mais cela ne se fait pas toujours sans conflit (expropriations à Madureira), et peut aussi – voire doit – être posé en termes de « droit à la ville », à la façon d’Henri Lefebvre, avec des citoyens formés et engagés, en renouvelant les pratiques d’un aménagement participatif.

Dans cette relation ville/nature, à côté de ces schémas de trames linéaires, un objet urbain spécifique joue un rôle particulier : le jardin ouvrier, un espace de nature jardinée qui joue un rôle social important, tant en matière de production et de diversité alimentaire qu’en tant que loisir extérieur. Les pratiques horticoles sont ici étudiées (Poiré et Di Pietro) à Tours et Orléans, qui montrent toute l’ambiguïté du sujet de la nature en ville. Si les pratiques culturales sont de plus en plus respectueuses de l’environnement, les horticulteurs ont du mal à y accepter le sauvage (par essence, le jardin est une nature domestiquée), les herbes folles qui favorisent la biodiversité (on sent bien que les autrices y sont plus sensibles que les jardiniers). Le vivant, il est aussi dans le sol, les sols. C’est ce que nous rappelle une équipe nombreuse de chercheurs (Poyat et al.) à partir d’une étude d’espaces périurbains en France et au Brésil. Ils militent pour une prise en compte intégrale du sol, dans son épaisseur, qui fait sa valeur, biologique, physico-chimique, et pas seulement comme un simple support surfacique défini par un mode d’occupation (en France, les anciens POS et ce qui en tient lieu aujourd’hui, dans les deux pays), des sols qui ont leur rôle à jouer en matière de services écosystémiques.

Les trois derniers chapitres abordent le sujet des friches urbaines et des espaces vacants. Les friches représentent une opportunité (Lotz) dans une perspective de valorisation durable, que ce soit en évitant l’étalement urbain ou en permettant une renaturation. Des exemples d’anciennes friches militaires sont mobilisés, à Grenoble (écoquartier de Bonne, en particulier le parc) et Mulhouse (jardin Neper), ainsi que la friche Kodak à Sevran, des exemples de renaturation, dont le succès est lié à la réflexion d’un projet urbain global. Mais ces friches sont aussi considérées aujourd’hui comme des espaces en transition qui peuvent révéler un potentiel très varié d’usages transitoires, avant que ne se fige un éventuel projet ou choix d’aménagement. Cela suppose une nouvelle manière de penser la ville, qui reconsidère autrement les délaissés (Brun et Bouché-Pillon). Sur un autre registre, l’exemple de Campinas, au Brésil (Moreira et Leonelli), montre une situation où l’inefficacité des politiques foncières ne permet pas de répondre ni aux exigences sociales, ni aux exigences écologiques. Alors que des gisements fonciers importants (espaces vacants) sont soumis à une forte spéculation et pourraient accueillir des programmes de logements sociaux, les favelas, mocambos et autres palafitas, correspondant à différents types d’habitat précaires, se développent dans des zones naturelles fragiles, soumises aux risques « naturels » et générant des pollutions non contrôlées, l’occupation illégale de la terre restant le fondement du moteur du développement urbain au Brésil. Les auteurs appellent à une révision radicale des politiques foncières.

La nature transforme-t-elle la ville ? C’est la question de conclusion de l’ouvrage. La réponse est sans doute oui, à condition de repenser la ville, tant du point de vue conceptuel qu’opérationnel, et de savoir reformuler les pratiques aménagistes au prisme de la nature.

Au-delà des expériences croisées franco-brésiliennes, ces deux ouvrages constituent aujourd’hui un repère dans la réflexion sur un sujet qui s’est imposé aux aménageurs depuis maintenant une bonne vingtaine d’années, et qu’il faut lire à la fois pour la pertinence des analyses et la diversité des exemples mobilisés. Surtout, il faut espérer que la covid n’aura pas raison de ces fructueux échanges franco-brésiliens et maintenant luso-francophones, inscrits dans une tradition ancienne, et qui, depuis le milieu du XXe siècle, ont tant marqué le domaine de l’urbanisme et la pensée urbaine.