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Comment Dubaï est devenue Dubaï

• Sommaire du no 10

Sami Ibrahim gouvernement local de l’émirat de Dubaï aux Émirats Arabes Unis

Comment Dubaï est devenue Dubaï, Riurba no 10, juillet 2020.
URL : https://www.riurba.review/article/10-metropoles/dubai/
Article publié le 1er fév. 2022

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Sami Ibrahim
Article publié le 1er fév. 2022
  • Abstract
  • Résumé

How Dubai became Dubai?

Since its founding in 1836, the modernization process of Dubai has been part of a long history marked by highlights that continue to influence its development. Whether it was the establishment of its port as a regional trade hub at the beginning of the 20th century, the discovery of oil in 1966, or the arrival of mega real estate developers at the start of the 21st century, the city-state had its destiny mostly linked to external factors, which were not always in its favor. In order to understand what breaks and what makes continuity in its history, I will discuss in this article how the Al-Maktoum family negotiated their reign by taking advantage of their position in power to impose the interests of the ruling family, while adapting to changing economic and geopolitical contexts.

Depuis sa fondation, en 1836, le processus de modernisation de Dubaï s’inscrit dans une histoire longue marquée par des temps forts, qui continuent à influencer l’histoire de son développement. Qu’il s’agisse de l’établissement de son port comme plaque tournante régionale du commerce au début du XXe siècle, de la découverte du pétrole en 1966, ou de l’arrivée des mégadéveloppeurs immobiliers au début du XXIe siècle, le destin de cette cité-État a toujours été lié à des facteurs extérieurs, qui n’ont pas toujours été en sa faveur. Dans le but de comprendre ce qui fait continuité et ce qui fait rupture dans son histoire, je discuterai dans cet article comment la famille Al-Maktoum négociera la continuité de son règne en profitant de sa position de pouvoir pour imposer les intérêts de la famille dirigeante, tout en s’adaptant aux contextes économiques et géopolitiques changeants.

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Contrairement à ce qu’on peut penser, Dubaï n’est pas seulement le produit du pétrodollar. Le développement de cette cité-État s’inscrit dans une histoire plus longue marquée par des hauts et des bas qui l’ont influencé. Depuis le début de son processus de modernisation, le destin de cette ville commerçante a été lié la plupart du temps à des facteurs extérieurs, qui n’étaient pas toujours en sa faveur. Pourtant, comme je l’exposerai dans cet article, Dubaï a assuré sa continuité grâce à sa grande capacité d’adaptation aux différents changements.

Depuis sa fondation, en 1836, Dubaï a vécu trois moments forts : tout d’abord, au tournant du XIXe siècle et à la suite du passage de l’activité commerciale de la rive est du golfe Persique, plus précisément du port de Lengeh, situé au sud de la région de Bastak en Iran, vers la crique de Dubaï située sur la rive Sud-ouest du golfe, marquant ainsi le début de l’histoire moderne de Dubaï ; ensuite, entre 1960, date de la mise en place du premier plan d’urbanisme de la ville, et 1966, date de la découverte du pétrole, avec le besoin de commencer à canaliser la croissance urbaine de la ville pour accompagner son développement économique entraîné par l’accroissement de sa population, principalement immigrante ; enfin, avec l’arrivée des mégadéveloppeurs immobiliers parapublics, vers la fin du XXe siècle, marquant le développement urbain accéléré de la ville et annonçant sa transition d’une économie pétrolière vers un nouveau modèle basé sur l’immobilier et le tourisme de masse.

Tout au long de ce processus de développement, la famille Al-Maktoum a négocié sa continuité au pouvoir, tantôt en cédant une part de ses intérêts économiques au profit des familles commerçantes quand le cheikh se retrouvait dans une faible position financière, tantôt en profitant de sa position de pouvoir pour imposer les intérêts de la famille dirigeante, solidifiant ainsi un mode de gouvernance politique autocratique à Dubaï et assurant sa souveraineté. De ce fait, le retrait des Britanniques du golfe Persique et la formation des Émirats arabes unis en 1971 (Onley, 2005[1]Onley J. (2005). Britain’s Informal Empire in the Gulf, 1820-1971, Journal of Social Affairs, vol. 22, n° 87, p. 29-43.), où chacun des émirats constituant la fédération sera dirigé par un cheikh, renforceront la position de force des Al-Maktoum en tant que famille dirigeante au sein d’un système familial tribal. La question est alors de savoir ce qui fait continuité et ce qui fait rupture dans l’histoire de Dubaï.

Le destin ou un coup de génie ?

En 1833, quelque 800 membres du groupe Al-Bu-Falasa, un sous-groupe de la tribu des Bani Yas, ont quitté Abu Dhabi pour s’installer au sud de Sharjah, sous la direction de Maktoum bin Butti (souverain de Dubaï entre 1836 jusqu’à sa mort, en 1852) et Ubaid bin Said Al-Falasi. Au début des années 1830, généralement reconnue comme la date officielle de fondation de Dubaï, le résident politique britannique avait déjà signalé que la crique de Dubaï comptait environ 1 200 habitants, de sorte que les nouveaux arrivants ont presque doublé sa population (Davidson, 2008[2]Davidson CM. (2008). Dubai: The vulnerability of success, New York, Columbia University Press, 392 p. ; Wilson, 2006[3]Wilson G. (2006). Rashid’s legacy: The genesis of the Maktoum family and the history of Dubai, Dubai, Media Prima, 640 p.). Peu de temps après 1836, Al-Falasi est mort, consolidant ainsi le règne de la dynastie Al-Maktoum, qui est la famille dirigeante à Dubaï depuis.

Les puissances européennes, à commencer par les Vénitiens, puis les Portugais, les Hollandais, et enfin les Britanniques, se sont intéressées à la région du golfe pour sécuriser leurs routes commerciales vers et depuis le sous-continent indien et leurs points de voyage vers l’Est (Ramos, 2009[4]Ramos S. (2009). The blueprint: a history of Dubai’s spatial development through oil discovery, working paper, The Dubai Initiative, Harvard Kennedy School, 22 p.). Cela signifiait que, du XVe jusqu’à la fin du XIXe siècle, si les convois commerciaux se déplaçaient sans obstruction dans la région du golfe, les puissances européennes n’avaient pas à s’impliquer dans les affaires internes de leurs colonies du sous-continent indien. De même, les marchands européens n’avaient pas la volonté d’établir des échanges commerciaux avec la région, estimant que le climat ou les économies locales n’en valaient pas la peine (Owen, 2008[5]Owen R. (2008). Cities of the Persian Gulf: past, present and future. Lecture delivered at the University of Nicosia, Nicosia, Cyprus. 14 October.).

Pourtant, la seconde moitié du XIXe siècle s’est avérée plus prospère pour la région du golfe inférieur, plus particulièrement pour la pêche et le commerce des perles. En janvier 1820, les Britanniques ont marqué la défaite des tribus locales, qui menaient des attaques de piraterie sur leurs navires de commerce, avec la signature du traité général de paix avec les cheikhs régionaux de Bahreïn et de ce qui était alors le nord d’Oman (qui comprenait les Émirats Arabes Unis) ; ce traité mettait fin aux attaques de piraterie, à la fois entre eux et sur les navires britanniques de commerce. Ce traité engageait la Grande-Bretagne à maintenir et à faire respecter cette paix, principalement dans l’intérêt de ses activités commerciales. Ainsi, le « système de la trêve » a été officiellement mis en place en 1835, orientant la région vers ce qui allait devenir la « côte de la Trêve » (Ramos, 2009[6]Op. cit.). Cette trêve maritime a offert un environnement plus calme pour l’économie perlière, et l’activité accrue démontre à quel point le secteur en a profité. Entre les années 1870 et la fin des années 1890, l’exportation de perles depuis Dubaï a été multipliée par dix (Davidson, 2008[7]Op. cit. ; Gabriel, 1987[8]Gabriel EF. (1987). The Dubai handbook, Ahrensburg, Institute for Applied Economic Geography, 242 p. ; Lorimer, 1970[9]Lorimer JG. (1970). Gazetteer of the Persian Gulf, Oman, and Central Arabia, Londres, Gregg International Publishers.), attirant l’attention vers la région, et stimulant ainsi l’immigration vers Dubaï, plus particulièrement des Persans, des Banians et des marchands indo-britanniques (Onley, 2007[10]Onley J. (2007). The Arabian frontier of the British Raj: merchants, rulers, and the British in the nineteenth century Gulf, Oxford, Oxford University Press.).

Les marchands de Dubaï étaient bien intégrés dans les réseaux de distribution du golfe inférieur et opéraient principalement à travers le port persan de Lengeh, point central du commerce britannique entre l’Inde, la Perse et l’Europe. Et comme les banques étaient vues comme étant contre la loi musulmane, ce sont les Banians, soutenus par les banques de Bombay, qui ont pris en charge le secteur bancaire à Dubaï et financé les expéditions annuelles de récolte des perles. La communauté perse était impliquée principalement dans le commerce de détail et l’alimentaire, tandis que la bourgeoisie arabe s’est concentrée principalement sur le commerce de perles (Al-Sayegh, 1998[11]Al Sayegh F. (1998). Merchants’ role in a changing society: The case of Dubai, 1900-90, Middle Eastern Studies, vol. 34, n° 1, p. 87-102.).

Alors que les expéditions de perles ont réussi à intensifier le commerce à Dubaï au cours de la dernière partie du XIXe siècle, le port persan de Lengeh, de l’autre côté du golfe, était toujours le principal centre de distribution des biens indiens pour la région. Cette position centrale de Lengeh a été établie depuis le XVIIIe siècle et s’est poursuivie tout au long du XIXe, incitant ainsi de nombreux marchands indiens à s’installer à Lengeh et à se mêler à la communauté commerçante locale. Avec le temps, les marchands de Dubaï se sont mis eux aussi à se mêler à ce groupement de marchands et, de 1877 à 1902, ils ont contrôlé le commerce de distribution de Lengeh vers la côte de la Trêve (Al-Sayegh, 1998[12]Op. cit.). Au tournant du siècle, Lengeh souffrait drastiquement en raison de l’imposition de Téhéran des tarifs douaniers impériaux et du contrôle des marchandises réexportées, atteignant jusqu’à 400 % sur certains produits, en particulier pour les marchands arabes (Al-Sayegh, 1998[13]Op. cit.).

En 1904, dans ce qui s’avérera être un coup de génie, le souverain de Dubaï, Maktoum bin Hashar (régnant entre 1894 et 1906), déclara dans son Majlis[14]Signifie « conseil » en arabe. que le mouvement de marchandises à travers le port de Dubaï serait exempté de taxe et de contrôle douanier, et cela en supprimant les frais de douane qui s’élevaient déjà à 5 %, ce qui détourna rapidement les activités de réexportation de Lengeh vers le port de Dubaï, de l’autre côté du golfe (Gabriel, 1987[15]Op. cit.). Ainsi, tout le commerce entre la Grande-Bretagne et l’Inde passait désormais par Dubaï, de sorte qu’en 1905 quelque 34 bateaux à vapeur accostaient régulièrement dans le port de Dubaï, portant le volume annuel de marchandises à 70 000 tonnes. La British India Steam Navigation Company y déplaça son centre de distribution, faisant de Dubaï l’entrepôt stratégique des routes commerciales britanniques. En conséquence, les marchands de Dubaï ont largement profité de l’augmentation du flux de marchandises, et une importante communauté commerçante persane et indienne de Lengeh a émigré vers Dubaï, suivant ainsi la route impériale.

Cette croissance économique a grandement affecté la société traditionnelle de Dubaï. Cela s’est traduit par un mode de vie plus sédentaire et par un goût accru vis-à-vis des équipements modernes. L’accroissement de la richesse de la population lui a ouvert de nouvelles perspectives plus larges ainsi qu’un mode de vie plus sophistiqué. Le statut nouvellement acquis des marchands a eu des répercussions non seulement sur leur propre mode de vie mais également sur l’architecture de la ville. Alors que, jusque-là, les maisons étaient construites de branches de palmiers, les marchands éminents se sont fait construire de nouvelles maisons en terre d’argile. Les marchands arrivant de Perse et d’Inde ont également ramené avec eux leur propre mode de vie ainsi que leur architecture. Ces derniers ont investi leurs richesses dans la construction de palais en pierre de corail, décorés de tours à vents dans les quartiers de Bastakiya et de Al-Chindagah, ajoutant ainsi un caractère distinctement cosmopolite à la ville (Al-Sayegh, 1998[16]Op. cit.).

L’annonce de Maktoum Bin Hashar n’était pas une coïncidence, car son conseil était composé des principaux commerçants de la communauté. Les travaux de Fatma Al-Sayegh (1998[17]Op. cit.) explorent la relation entre la classe marchande de Dubaï et son souverain tout au long du XXe siècle, soulignant cette relation parfois délicate mais importante tout au long du processus de développement de l’émirat : « Étant donné que les revenus du souverain n’étaient pas aussi élevés que ceux des marchands de perles, et qu’ils pouvaient fluctuer parfois avec le marché, le souverain se tournait souvent vers ces marchands pour assurer une aide financière, renforçant sa dépendance à leur égard. Cela menant à une situation unique où les marchands étaient souvent en mesure de dicter leurs souhaits. Le souverain était pleinement conscient de ce fait, et en échange des leurs contributions financières, il les nommait à son Majlis ou au conseil consultatif » (Al-Sayegh, 1998, p. 90[18]Op. cit.).

Alors que ces marchands ont tiré leurs richesses de nombreuses sources, y compris la pêche, le commerce et les expéditions perlières, le souverain dépendait entièrement des taxes imposées aux flottes et des revenus douaniers pour assurer ses propres revenus et financer le trésor public. Bien que les taxes sur les expéditions perlières aient été collectées saisonnièrement par une personne nommée par le souverain, la collecte des droits de douane n’était pas effectuée par un agent public : le souverain accorda cette fonction à un marchand qui accepta de lui remettre en contrepartie une certaine somme annuelle, renforçant ainsi l’influence des marchands sur le souverain et leur donnant plus de pouvoir dans le système politique établi. Vu que les revenus du souverain n’étaient pas aussi importants que ceux des marchands de perles et fluctuaient parfois en fonction du marché, le souverain se tournait souvent vers ces derniers pour assurer son financement, ce qui renforçait sa dépendance à leur égard. (Heard-Bey, 1982[19]Heard-Bey F. (1982). From trucial states to United Arab Emirates: A society in transition, Londres, Longman, 522 p.).

Le Majlis est ensuite devenu une sorte de groupement prémunicipal, dirigé par le souverain, dans lequel le pouvoir financier des marchands leur donnait une influence considérable sur la prise de décision. Principaux contributeurs au financement du trésor public, les marchands avaient un accès direct au souverain, qui ne pouvait pratiquement pas le gérer sans eux. En exerçant une pression sur le souverain chaque fois que cela leur paraissait nécessaire, ils jouissaient d’une forte influence sur le processus décisionnel économique et politique de l’époque (Hourani, 1981[20]Hourani A. (1981). The emergence of the modern Middle East, Londres, Macmillan, 243 p.). Ces marchands ont soutenu par la suite certaines initiatives communautaires à travers des projets philanthropiques, notamment pour la construction de plusieurs écoles et d’un hôpital, créant ainsi une préoccupation particulière pour les infrastructures de base mais en même temps un flou au sein de la classe dirigeante entre les sphères publique et privée (Ramos, 2009[21]Op. cit.).

Cependant, Dubaï a vécu une période charnière, entre les années 1929 et 1939, suite à deux évènements économiques mondiaux qui ont changé définitivement son tissu socio-économique : d’une part, la Grande Dépression et l’effondrement consécutif de l’économie perlière, en 1929, d’autre part, l’introduction de la perle cultivée par les Japonais, qui a réduit les prix internationaux des perles, marquant ainsi la fin d’une longue histoire perlière dans le golfe inférieur, qui avait perduré pendant des milliers d’années (Ramos, 2009[22]Op. cit.). Parallèlement, le souverain verra émerger de nouvelles sources financières provenant des concessions pétrolières et de celles de l’aéroport, lui assurant ainsi des revenus directs. L’effondrement de l’économie perlière entraîna ainsi la chute du pouvoir d’influence des marchands et de leur statut, au profit de celui du souverain (Ibrahim, 2020[23]Ibrahim S. (2020). « Dubaï : la genèse d’un modèle extrême dans le circuit des villes globales », thèse en aménagement et urbanisme, université Paris-Est/université de Balamand, 317 p.).

D’un village de pêcheurs à la ville commerçante

En tant qu’agglomération, Dubaï fut créée dans une boucle du bras de mer, le Khor Dubaï ou la crique, qui s’insinue dans le désert et qui constitue un port naturel. Bur Dubaï, s’étendant à l’ouest du Khor vers Abu Dhabi, fut le principal site de développement urbain dans les premières années du XXe siècle, reflétant la prospérité économique générée par la pêche et le commerce des perles. Les premiers quartiers commerciaux, dont le Souk Al-Kabir ou le Meena Bazar[24]Signifie « le bazar du port », en arabe., ainsi que Bastakiya, aujourd’hui préservé en site historique, ont été construits par les marchands arabes, persans et indiens arrivant de l’autre côté du golfe Persique. Cependant, de l’autre côté de la crique, le quartier de Deira était déjà établi depuis le XIXe siècle, et ce n’est qu’avec les grands projets d’infrastructure entrepris dans les années 1960 pour l’agrandissement du Port Rashid et à la suite de la découverte du pétrole en 1966, que Deira a commencé à attirer plus d’attention en tant que zone d’urbanisation le long de la côte (Mathew, 2014[25]Mathew N. (2014). « Understanding space, politics and history in the making of Dubai, a global city », thèse en histoire, University of the Witwatersrand, Johannesburg, 240 p.). En janvier 1968, le gouvernement britannique a déclaré son intention de mettre fin au traité de paix avec les États de la Trêve. Pendant quatre ans, les dirigeants de ces États se sont engagés dans des discussions et des négociations pour finalement se mettre d’accord sur la structure politique et constitutionnelle à adopter une fois les Britanniques retirés (Al-Abed, 2001[26]Al Abed I. (2001). The historical background and constitutional basis to the federation, dans Al Abed I, Hellyer P (dir.), United Arab Emirates: a new perspective, Londres, Trident Press, p. 121-144.). Ainsi, le 2 décembre 1971, les Émirats arabes unis ont été officiellement formés (Mayo, 2010[27]Mayo AJ et al. (2010). Sheikh Mohammed and the making of ʽDubai, Inc.ʼ, Boston, Harvard Business School, 31 p.).

En plus des 800 membres des Al-Bu-Falasa arrivés en 1833, Dubaï a connu deux principales vagues d’immigration (Pacione, 2005[28]Pacione M. (2005). « City Profile Dubai », Cities, vol. 22, n° 3, p. 255-265.). Le premier flux arrivant au début du XXe siècle était formé principalement d’Arabes provenant de la côte iranienne attirés par les opportunités et la liberté économique qu’offrait Dubaï, principalement dans les secteurs de la pêche et du commerce des perles. Venant de la région de Bastak du sud de l’Iran, ils se sont installés à Bastakiya, un nouveau quartier de Dubaï. La deuxième vague d’immigrants, arrivant dès la fin des années 1960, était formée d’une main-d’œuvre provenant principalement de l’Inde, du Pakistan et de l’Iran, des autres pays arabes, de l’Europe et des États-Unis : les entreprises britanniques, auxquelles le gouvernement de l’émirat avait accordé la construction d’infrastructures majeures, telles que l’aéroport, les équipements portuaires, les routes et les hôtels, puisaient dans ces pays une main-d’œuvre peu chère (Pacione, 2005[29]Op. cit.).

Malgré ces événements accélérés, Dubaï n’a connu qu’une croissance lente ainsi qu’une expansion physique limitée de son tissu urbain. La population de Dubaï est passée de 1 500 habitants en 1833 à 10 000 en 1900, pour n’atteindre que 59 000 en 1968 (Pacione, 2005[30]Op. cit.). Au début du XXe siècle, les quelque 10 000 habitants de Dubaï se concentraient dans trois quartiers résidentiels, qui composaient un seul noyau autour de la crique : Deira, avec 350 magasins et 1 600 maisons habitées majoritairement par des Arabes, des Persans et des Baloutches, Al-Chindaghah, l’ancienne résidence de la famille gouvernante, avec 250 maisons uniquement habitées par des Arabes, et Bur Dubaï, le plus petit de ces quartiers, qui comptait 200 maisons et 50 magasins, peuplé principalement par une population de marchands persans et indiens (Pacione, 2005[31]Op. cit.).

Jusqu’en 1955, Dubaï ne couvrait qu’une superficie de 3,2 kilomètres carrés, où la majorité des habitants étaient des familles élargies vivant dans les barasti, maisons construites en branches de palmier ; les quartiers résidentiels, construits en grappe, assuraient l’intimité et la sécurité collective des différentes familles (Pacione, 2005[32]Op. cit.). La première maison en béton n’a été construite qu’en 1956 (Heard-Bey, 1982[33]Op. cit.).

Figure 1. Plan simplifié de Dubaï montrant les trois quartiers historiques de la ville (source : auteur).

Quand Dubaï commence à faire de l’urbanisme

La relation historique entre Dubaï et le gouvernement britannique, ainsi que leurs intérêts associés dans la promotion de leurs institutions bancaires et leurs sociétés de conseil, font partie intégrante du projet de modernisation de l’émirat. Avec la reprise de l’exploration pétrolière après la Seconde Guerre mondiale, les différentes institutions britanniques s’installent à Dubaï pour établir leur présence dans une ville en pleine croissance. En 1947, un résident politique britannique s’installe dans la ville et, pendant l’année précédente, la British Imperial Bank of Iran, qui change son nom en British Bank of Middle East (BBME) en 1952, signe un accord avec l’émirat pour installer son bureau, qui jouit d’un monopole bancaire jusqu’en 1963 (Ramos, 2009[34]Op. cit.).

Depuis la fin des années 1930, le dragage et l’élargissement de la crique étaient considérés comme le projet d’infrastructure le plus impératif à Dubaï pour accroître le flux de marchandises mais aussi pour assurer l’arrivée d’équipements plus lourds nécessaires à l’exploration pétrolière. En 1954, et avec l’aide des connections politiques du Raj britannique et de celles de la BBME, le prince Rashid Al-Maktoum (qui devient le souverain en 1958 jusqu’à sa mort en 1990) fit appel à Neville Allen, ingénieur de la société britannique de Sir William Halcrow, pour effectuer les travaux hydrographiques nécessaires à l’aménagement de la crique. Le dragage et l’élargissement de la crique ont été achevés à la fin des années 1950, permettant le débarquement de bateaux à vapeur d’une capacité allant jusqu’à 800 tonnes (Ramos, 2009[35]Op. cit.).

Au-delà de l’élargissement de la crique et à travers les mêmes réseaux politiques, Donald Hawley, le résident politique britannique à Dubaï, persuada le cheikh Rashid, récemment nommé souverain de Dubaï, de faire appel, en 1959, à l’architecte urbaniste britannique John R. Harris pour élaborer le premier plan directeur de la ville afin de gérer son expansion ainsi que ses nouveaux projets d’infrastructure (Reisz, 2021[36]Reisz T. (2021). Showpiece city: How architecture made Dubai, Stanford, Stanford University Press, 406 p.). Avec la croissance de l’activité économique et le développement de la crique, le cheikh Rashid prévoyait – ou avait été convaincu – que cette expansion urbaine nécessitait un aménagement approprié pour la guider (Ramos, 2009[37]Op. cit.). À la suite d’une visite qui n’a duré que neuf jours, en novembre 1959, John Harris est retourné à Dubaï en mai 1960 avec son plan qui guidera la croissance de Dubaï pour les décennies à venir (Reisz, 2021[38]Op. cit.).

Figure 2. Premier plan directeur de Dubaï, dessiné par Harris en 1960 (source : archives de John R. Harris).

Les propositions de ce premier plan ont été mises en œuvre assez fidèlement avec le développement de l’infrastructure routière et le zonage de la ville en quartiers résidentiels, commerciaux et industriels. Pour assurer l’extension de la ville, Harris a conçu une grille superposant routes et zones résidentielles, qui s’étendent dans le désert à l’est du quartier de Deira, et à l’est et au sud du quartier de Bur Dubaï (Pacione, 2005[39]Op. cit.). De même, la municipalité de Dubaï a été officiellement créée en 1957 pour gérer la mise en œuvre du plan et coordonner les différents services municipaux sous la supervision d’un conseil municipal formé en grande partie des principaux marchands de la ville (Ramos, 2009[40]Op. cit.). Une brochure promotionnelle de 1968 sur Dubaï écrit dans sa section urbanisme : « L’ensemble du plan est doté d’une flexibilité qui lui permet de s’adapter aux nouvelles conditions et aux grands projets de développement » (Hamza, 1968[41]Hamza K. (1968). « Dubai: The pearl of the coast, Beirut », Al Massaref Magazine, 1968.).

L’élargissement de la crique et du port, ainsi que la mise en œuvre du premier plan directeur, se sont produits en même temps que le cheikh Rashid a promulgué la loi sur la propriété foncière, en 1960. Ce nouveau texte, qui était calqué sur la loi de la propriété foncière soudanaise, récemment achevée après l’indépendance du Soudan en 1956, qui lui aussi faisait alors partie du Raj britannique (Balfour-Paul, 1991[42]Balfour-Paul G. (1991). The end of empire in the Middle East. Britain’s relinquishment of power in her last three Arab dependencies, Cambridge, Cambridge University Press, 304 p. ; Hamza, 1968[43]Op. cit.), deviendra un outil essentiel pour capitaliser sur les terrains, dont la propriété revenait au cheikh, pour l’accumulation d’une richesse qui servira ultérieurement, dans le cadre d’une stratégie plus large, pour investir à Dubaï en tant que territoire de grands projets d’infrastructure et pour profiter de la plus-value foncière que ces terrains ramèneront une fois ces grands projets réalisés (Ramos, 2009[44]Op. cit.). Reisz (2021[45]Op. cit.) décrit comment Donald Hawley prévoyait dans le plan d’urbanisme de Dubaï un marché immobilier lucratif qu’il voulait quantifier. Pour cela, il avait convaincu le cheikh Rashid qu’articuler la longévité économique de Dubaï nécessitait un marché immobilier gérable. Utilisé pour cartographier la ville et créer un registre foncier par la suite, où les terrains sans propriété clairement établie deviendraient la propriété du gouvernement de Dubaï et donc sous le contrôle de son souverain, le plan n’avait pas pour objectif de contrôler la croissance urbaine de la ville mais de maîtriser le foncier afin de générer des revenus financiers pour le souverain.

Conformément aux traditions arabo-islamiques, la propriété foncière à Dubaï reposait sur le principe du droit d’usage où, juridiquement, tout terrain occupé par un bien durant une longue période appartient à son occupant. Mais avec le nouveau régime foncier instauré en 1960, le cheikh fait sienne les terres libres qui ne relevaient pas de la propriété privée. Ainsi, sur les terrains où des maisons en dur étaient déjà construites, le droit de disposer des parcelles revenait à ses habitants ; ailleurs, le Cheikh pouvait vendre les terrains, les donner en bail, les affecter à certains usages pour une certaine période, ou les attribuer à la municipalité pour y aménager des équipements publics. Et quand le terrain était mis à disposition à titre gratuit, le cheikh se réservait le droit de le récupérer dans le futur. Le fait que le cheikh puisse disposer librement des terrains en dehors des zones déjà établies jusqu’en 1960 lui a permis non seulement de contrôler l’urbanisation de Dubaï, mais aussi d’instaurer le fondement du pouvoir urbain de la famille dirigeante, renforçant ses capacités financières et son pouvoir politique vis-à-vis des familles de marchands sur lesquelles il s’est toujours appuyé pour assurer la continuité de son règne.

En effet, entre leur entrée dans le golfe, au début des années 1820, et leur retrait à la fin des années 1960, les Britanniques étaient principalement concernés par deux menaces : la piraterie, dans la première moitié du XIXe siècle, et le nationalisme, un siècle plus tard. Pour les combattre, les Britanniques ont recruté et maintenu des dictateurs locaux, auxquels il fallait garantir protection et rente. Dans ce processus, ils ont installé des monarques, jouissant d’une domination absolue sur des territoires nouvellement dessinés. Ces dynasties, comme Al-Maktoum à Dubaï, ont été remarquablement efficaces dans l’assurance de l’hégémonie britannique (Kanna, 2011, p. 140[46]Kanna A. (2011). Dubai, the city as corporation, Minneapolis, University of Minnesota Press, 296 p.).

Alors que la municipalité exécutait les 130 kilomètres de routes dessinées par Harris, elle avait pratiquement ignoré ce que le plan proposait en termes d’usage des sols et de densité résidentielle (Reisz, 2021, p. 118[47]Op. cit.). Le plan de Harris s’est avéré modeste pour le marché immobilier de Dubaï, avant qu’il ne soit décrit comme manquant d’une vue d’ensemble et de suffisamment d’analyse préliminaire par les ingénieurs britanniques envoyés par leur ministère des Affaires étrangères pour examiner sa mise en œuvre. Même le cheikh Rashid avait ignoré son propre plan en faveur de projets non conformes mais financièrement irrésistibles (Reisz, 2021, p. 128[48]Op. cit.).

Avec l’expansion urbaine de Dubaï au-delà de la crique et son développement économique accéléré depuis 1969, en raison de l’exportation de pétrole depuis son premier champ en eau profonde découvert en 1966, Harris a été contraint de réviser son plan, en 1971. Ce nouveau plan prévoyait un développement urbain concentrique autour de la crique, renforçant cette zone comme un axe structurant de la ville, tout en tenant compte de sa morphologie déjà existante. Cependant, la rupture avec la ville s’est faite en 1979, à la fois avec l’inauguration du World Trade Centre, première et plus haute tour de Dubaï jusqu’en 1999, construit au-delà de son périmètre urbain sur l’axe principal menant de Dubaï à Abu Dhabi, et avec le port de Jebel Ali, inauguré en 1979, lui aussi à une trentaine de kilomètres au sud du centre. Ainsi, la ville a commencé à s’étirer le long de Sheikh Zayed Road, un axe perpendiculaire à la crique dans la direction d’Abu Dhabi avec des nouvelles zones résidentielles à faible densité longeant la côte, qui sera connue plus tard sous le nom de Jumeirah.

Figure 3. Plan simplifié de Dubaï montrant l’emplacement du port de Jebel Ali par rapport à la ville historique (source : auteur).

Dans son plan de 1971, Harris recommandait de limiter la hauteur des bâtiments et de contrôler la croissance urbaine, mais ne se souciait pas du contrôle de la densité au sol des parcelles, encourageant ainsi les propriétaires fonciers à construire complètement leurs parcelles sans exigences de recul. En conséquence, les quartiers de Deira et de Bur Dubaï sont devenus les zones urbaines les plus denses de la ville, réunissant ainsi sa plus grande diversité ethnique et culturelle. En parallèle, de nouvelles lois ont été adoptées dans la périphérie, imposant aux bâtiments résidentiels un recul par rapport aux limites de la parcelle, marquant ainsi la fin de la maison à cour intérieure construite aux limites du périmètre de la parcelle. Dès lors, les villas familiales individuelles et climatisées seront construites derrière de hauts murs de séparation (Velegrinis et Katodrytis, 2015[49]Velegrinis S, Katodrytis G. (2015). « Drawing on sand: Cities in the making », Archit Design, n° 85, p. 72-79.).

Entre 1985 et 1988, le cabinet d’architecte et d’urbanisme grec Doxiadis Associates a été missionné par la municipalité de Dubaï[50]La municipalité de Dubaï a été créée en 1957 pour gérer et coordonner les différents services municipaux, sous la supervision d’un conseil municipal formé des principaux marchands de la ville, nommés par le cheikh Rashid en récompense de leurs services à la communauté. Établi par l’ordre local n° 1 de 1961, le conseil est initialement constitué de 16 membres nommés par le cheikh pour une durée de deux ans, ainsi qu’un directeur du conseil, lui aussi désigné par le cheikh parmi ces membres, pour un mandat d’un an. Cette première loi de 1961 définissait le rôle de la municipalité en matière de réglementation et de gestion de la ville, couvrant l’approvisionnement et le maintien de services municipaux, dont les routes, l’eau, l’assainissement, les ordures ménagères, la santé publique et le contrôle de la construction. Sa modification, en 1974, stipulait que la municipalité serait établie en tant qu’entité juridique morale composée d’un conseil municipal et d’un corps administratif, dont les pouvoirs couvrent la totalité de l’émirat, et qu’elle serait responsable devant le souverain de l’exercice de ses fonctions. L’amendement de 1980 prévoyait de porter le nombre des membres du conseil à 32 et nomma le ckeikh Hamdan bin Rashid Al-Maktoum président de la municipalité de Dubaï., en coordination avec le Projet de développement urbain des Nations Unies pour mettre en place un nouveau plan directeur pour la ville. Ce nouveau plan de développement a été préparé dans une perspective de vingt ans, allant jusqu’à l’année 2005, et constituait une première tentative de réflexion sur le développement futur de l’émirat dans son ensemble, contrairement aux plans précédents de Harris qui ne portaient que sur la crique et ses environs. Différenciant les centres urbains des centres ruraux, ce plan était le premier à envisager l’avenir du développement démographique et urbain de la totalité du territoire de Dubaï, en mettant l’accent sur la nécessité de développer les équipements publics et sociaux (Dubai Municipality, 1988[51]Dubai Municipality. (1988). Comprehensive development plan for Dubai Emirate Summary Report.).

Mais, en 1993, la municipalité de Dubaï laissa de côté le plan de Doxiadis et confia à la société de conseil américaine Parsons-HBA, Inc. l’élaboration d’un nouveau plan d’urbanisme pour la ville en se recentrant cette fois sur l’aire urbaine et ses extensions uniquement ; un plan qui reposait principalement sur la croissance économique et urbaine de la ville comme moteur de son développement futur. Le plan avait pour but d’être flexible pour pouvoir s’adapter aux changements. Classifiant l’émirat en trois occupations de sols principales – résidentielle, commerciale et industrielle – le plan divisa la ville en des zones monofonctionnelles connectées par un réseau routier qui lui donna sa forme urbaine actuelle (Dubai Municipality, 1995[52]Dubai Municipality. (1995). Structure plan for the Dubai urban area 1993-2012.).

Mais la majorité des objectifs de développement stratégique fixés par ce plan n’ont pas été pris en compte, plus particulièrement concernant la compacité de la ville, l’établissement de corridors verts structurant l’étalement urbain et l’assurance d’une certaine mixité sociale entre population locale et expatriée dans les zones résidentielles. Les politiques qui devaient assurer ce mélange social n’ont pas été mises en place ni celles qui étaient censées encourager la population émiratie à se déplacer de nouveau des zones résidentielles périphériques vers le centre-ville. Mais l’enjeu le plus important resta celui du logement de la population expatriée, qui a été laissé au libre jeu de l’offre et de la demande du marché immobilier.

L’objectif du plan de 1993 était d’orienter le développement de l’émirat jusqu’en 2013. Cependant, la municipalité de Dubaï n’a pas été en mesure de faire face, ni d’anticiper la croissance massive de la population et du secteur immobilier due à l’émergence des mégaprojets urbains et à l’établissement des autorités régulatrices des zones franches vers la fin du XXe siècle, des nouveaux acteurs non soumis à l’autorité de la municipalité, qui vont prendre le contrôle d’une part considérable du développement urbain de la ville.

Dubaï l’émirat entreprise

Au début des années 1990, le cheikh Mohammed bin Rashid Al-Maktoum n’avait que le titre de prince héritier. Même s’il n’était pas le souverain, son frère aîné, le cheikh Maktoum (qui régna entre 1991 et 2006) s’est fortement appuyé sur lui pour concevoir l’avenir de Dubaï en tant que centre commercial et d’affaires moderne (Davidson, 2008[53]Op. cit.). Avec ses responsabilités grandissantes, le cheikh Mohammed bin Rashid Al-Maktoum (2006-présent) a poursuivi les efforts de son père pour diversifier l’économie de Dubaï afin de réduire la dépendance de l’émirat vis-à-vis du pétrole, jusque-là source unique de revenus (Mayo, 2010[54]Op. cit.).

Dans cette logique, des zones franches ont été établies à Dubaï sur la base du code civil et non pas du droit islamique, ce qui incita fortement les entreprises étrangères à s’installer à Dubaï. Les zones franches étaient géographiquement délimitées par rapport au reste de l’émirat. Les entreprises y bénéficiaient d’une exonération fiscale allant jusqu’à 100 % pendant 50 ans, d’un droit de pleine propriété (contre 49 % en dehors de ces zones franches), et d’un droit du travail flexible (Mayo, 2010[55]Op. cit.). Ainsi, ces zones franches se sont multipliées et sont devenues une caractéristique commune du paysage de Dubaï. Les entreprises multinationales basées dans ces zones n’ont pas besoin de se mettre en conformité avec le contexte local de Dubaï, ni avec ses lois en matière d’emploi, de visas et de politique de nationalisation du marché du travail. Elles jouissent de la pleine propriété et du rapatriement des bénéfices, par opposition aux strictes lois en matière de profit et de partage de la propriété avec la population émiratie en dehors de ces zones (Kanna, 2011[56]Op. cit.). La zone franche du port de Jebel Ali, Jebel Ali Free Zone Authority (JAFZA), fut la première à être établie en 1985 avec 19 entreprises[57]Voir About Jafza [en ligne.

Alors que les zones franches attiraient les entreprises étrangères à Dubaï, plusieurs sociétés parapubliques ont été créées pour soutenir la croissance de l’économie de l’émirat.

En 1997, et sous la direction du cheikh Mohammed, Mohammed Al-Abbar créa Emaar, la première des sociétés de développement immobilier possédée par le souverain, de qui il recevra des terrains à bas prix sur lesquels il lancera l’un de ses premiers projets : Emirates Hills (Kazerouni, 2017[58]Kazerouni A. (2017). Le miroir des cheikhs.Musée et politique dans les principautés du Golfe persique, Paris, PUF, 276 p.). Aujourd’hui, Investment Corporation of Dubai (ICD)[59]La ICD est le principal bras d’investissement du gouvernement de Dubaï. Avec le cheikh Mohammed bin Rashed Al-Maktoum à la tête de son conseil d’administration, la ICD a été créée en 2006 avec pour but de consolider et de gérer le portefeuille des sociétés commerciales et des investissements du gouvernement de Dubaï. est le principal actionnaire d’Emaar, avec environ 30 % des actions cotées sur le marché financier de Dubaï. Ce géant de l’immobilier, qui est devenu le numéro un du secteur au Proche-Orient et qui a enregistré 4,2 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2016, se retrouve derrière la plupart des icônes de Dubaï : la Burj Khalifa, la plus haute tour du monde, le Dubai Mall, le plus grand centre commercial au monde, et la Dubai Marina, un canal de trois kilomètres de long bordé de restaurants et de tours résidentielles.

Comme Dubaï jouissait de belles plages et d’un climat chaud tout au long de l’année, mais avec un littoral qui ne faisait que 70 kilomètres, le cheikh Mohammed, estimant que Dubaï ne devait pas être limitée par sa petite taille, constitua une équipe chargée d’étudier la possibilité d’élargir son littoral et décida de réaliser plusieurs projets de récupération de terres afin d’édifier des îles artificielles au large de l’émirat en draguant des millions de tonnes de sable du golfe Persique (Moody, 2008[60]Moody A. (2008). « The universe up for sale? », The Observer, 15 juin.). Ainsi, Nakheel, la deuxième société de développement immobilier, créée par le cheikh Mohammed en 2000, commença à développer dès l’année suivante l’île de Palm Jumeirah, le premier de leurs projets ambitieux. Suivront, entre 2003 et 2009, une autre île en forme de palmier, le Palm Jebel Ali, et The World Island, un archipel de 300 îles conçu pour imiter les continents du monde (Mayo, 2010[61]Op. cit.).

En 2002, Dubai Properties, la troisième des sociétés immobilières, fut également créée par le souverain et figure aujourd’hui parmi les filiales de Dubai Holding, la société d’investissement mondiale qui gère le portefeuille d’entreprises du cheikh Mohammed. Parallèlement, celui-ci créa Dubai World en 2006, une société de portefeuille qui gérait et dirigeait un portefeuille d’entreprises et de projets pour le gouvernement de Dubaï et s’employait à faire de Dubaï une plaque tournante du commerce et du tourisme mondial (Ellis, 2007[62]Ellis D. (2007). « Meteoric rise of Dubai drydocks », Lloyd’s List, 14 juin.). Outre JAFZA, les plus grandes entreprises du groupe Dubai World comprenaient Nakheel, Dubai Ports, les principaux opérateurs portuaires de Dubaï, et Istithmar World, la branche de gestion d’actifs. Détenue par le gouvernement de Dubaï sous la direction du cheikh Mohammed, Dubai World était l’une des plus grandes sociétés de portefeuille au monde, avec près de 50 000 employés (Mayo, 2010[63]Op. cit.). Ces sociétés étaient gérées comme des sociétés privées, dont le cheikh Mohammed avait défini la vision, fixant des objectifs et transmettant les directives essentielles à travers de décrets officiels (idem). Comme cette flotte de sociétés générait un excédent de revenus, Istithmar, qui signifie « investissement » en arabe, était responsable de réinvestir cet argent dans l’immobilier et dans le capital-investissement. Ainsi, Istithmar possédait un portefeuille couvrant développement immobilier, services maritimes, commodités aménités, ports et zones franches (idem).

Ainsi, vers le milieu des années 2000, Dubaï s’est dotée de deux leviers de développement immobilier supplémentaires, Nakheel et Dubai Properties. Des firmes rattachées à deux holdings d’État, Dubai World et Dubai Holding. Le trio que Nakheel et Dubai Properties formaient avec Emaar fonctionnait selon un mode hybride, mi-privé, mi-public, devenu caractéristique de l’émirat (Barthe, 2017[64]Barthe B. (2017). « Dubaïland, vertigineuse folie d’un magicien de l’immobilier », Le Monde, 7 août.). Le pouvoir souverain les finance, tout en leur laissant une grande autonomie de décision et en stimulant la concurrence entre elles. Le résultat est spectaculaire. En quelques années, Dubaï comptait déjà de nombreuses zones franches (Media City, Healthcare City, Internet City, Knowledge Village, etc.), des complexes hôteliers luxueux, des tours de bureaux, des centres commerciaux et des enclaves urbaines (Emirates Hills, Jumeirah Islands, Arabian Ranches, etc.).

En 2007, le cheikh Mohammed créa Meraas, une quatrième société de développement immobilier, en tant que promoteur privé, avec pour objectif de construire plusieurs projets prestigieux dans l’immobilier et l’hôtellerie, tels que City Walk, La Mer, Al-Seef, Bluewaters Island et Dubai Harbour. En 2020, et suites aux directives du cheikh Mohammed, Meraas est devenue une filiale de Dubai Holding.

Yasser Elsheshtawy (2019[65]ElSheshtawy Y. (2019). « Real estate speculation and transnational development in Dubai », dans Molotch H, Ponzini D (dir.), The New Arab Urban, New York, New York University Press, p. 235-255.) délimite trois phases distinctes de la croissance de la surface bâtie de Dubaï : une première entre 1950 et 1978, avec une croissance moyenne de 11,1 km2 par an, une deuxième entre 1978 et 1990, avec une croissance moyenne de 6 km2 par an, et une troisième phase, la plus rapide, entre 1990 et 2014, avec une croissance moyenne de 20 km2 par an.

Figure 4. Croissance de la population de Dubaï, comparée à la croissance de sa surface bâtie (source : auteur).

Ainsi, au début du XXIe siècle, Emaar, qui cherchait à élargir la base économique de la ville par le biais du développement immobilier, a débuté son premier projet. Parallèlement à ces développements, de nombreuses zones franches, ainsi que leurs propres autorités régulatrices, ont été établies. Cela a coïncidé avec une période de forte expansion, caractérisée par une liquidité mondiale élevée, et un moment où le gouvernement de Dubaï a cherché à maximiser l’attractivité de l’émirat en tant qu’endroit privilégié pour l’investissement, à travers le développement immobilier qui se produisait là où les mégadéveloppeurs assuraient le foncier auprès du souverain.

Concrètement, afin de rationaliser leurs activités économiques et leurs projets de développement immobilier, chaque zone franche ou groupe de zones franches, relevant du même mégadéveloppeur ou appartenant à la même holding, a établi ses propres autorités régulatrices pour livrer les licences d’exploitation commerciale, organiser la réalisation des projets d’infrastructures, approuver les plans directeurs des projets immobiliers et délivrer les permis de construire requis. En conséquence, les projets de Nakheel étaient sous l’autorité de la Ports, Customs and Free Zone Corporation (PCFC), créée en 2001. Les projets de Dubai Properties et de Meraas étaient sous l’autorité de Dubai Creative Clusters Authority (DCCA), créée en 2014 pour gérer tous les projets immobiliers tombant sous l’égide de Dubai Holding, et renommée Dubai Development Authority (DDA) en 2018. Quant à Emaar, ses projets étaient soit sous la DDA si ces derniers étaient situés dans une zone franche, soit sous la municipalité de Dubaï en dehors de ces zones.

Ainsi, le développement immobilier de Dubaï a joué un rôle majeur dans la mise en œuvre de la vision du cheikh Mohammed pour construire l’une des principales destinations touristiques au monde, en cherchant à captiver investisseurs et visiteurs avec une série de projets d’envergure. Grâce à ces investissements, le nombre de visiteurs à Dubaï est passé de 1 million en 1992 à 5 millions en 2005, et le cheikh Mohammed souhaitait atteindre 15 millions en 2010 (Underhill et Patel, 2006[66]Underhill W, Patel V. (2006). « The wings of Dubai Inc. », Newsweek, 17 avril.). Cela dit, Dubaï attire aujourd’hui les touristes des quatre coins du monde et figure en quatrième position mondiale dans le rapport du Global Destination Cities Index, publié par MasterCard, avec 16 millions de visiteurs internationaux en 2019.

Dans la période de postindépendance à Dubaï, le souverain, comme les marchands les plus importants, va consolider ses activités à travers des grandes sociétés holding qui contrôlent la trajectoire économique de l’émirat. Ces sociétés épousent les idéologies décrites par le politologue émirati Abdul Khaleq Abdulla (2006[67]Abdulla AK. Dubai: the journey of an Arab city from localism to cosmopolitanism. Al-Mustaqbal al-Arabi, 2006, n°323, p. 1-28.), présentant Dubaï comme un résultat inévitable d’une téléologie, qui a effacé la politique, et dont la modernité est assimilée au consumérisme, au capitalisme autoritaire et à l’idéologie du libre-échange. De son coté, François Cusset note que le pouvoir politique à Dubaï est assez puissant et assez concentré, et ses fonds propres assez durablement garantis pour que le rêve y prenne automatiquement la forme du planning stratégique, et le marché, lui, celle de l’instrument de pouvoir : « Dubaï pratique l’indistinction active entre l’État et la grande entreprise, plus peut-être que nulle part ailleurs, et mieux que ne le faisait l’URSS de la grande époque, ruinée par l’étatisation des corporations là où l’émirat a fait sa fortune en incorporant l’État » (Cusset, 2007, p. 79[68]Cusset F. (2007). « Questions pour un retour de Dubaï », dans Davis M, Le stade Dubaï du Capitalisme, Paris, Les Prairies Ordinaires, p. 49-87.).

En conséquence, le gouvernement se confond pratiquement avec l’entreprise privée : tout en contrôlant les rouages administratifs de l’État, les hauts responsables de l’émirat sont à la tête d’une grande entreprise de BTP, propriété de la famille Al-Maktoum, et sont en concurrence pour assurer à la dynastie le meilleur retour sur investissement possible (Davis, 2007[69]Davis M. (2007). Le stade Dubaï du capitalisme, Paris, Les prairies ordinaires.). Au sommet de la hiérarchie, le cheikh détient un réseau complexe d’entreprises et de filiales. Une complexité d’organisation qui serait une version élaborée de la famille marchande traditionnelle de Dubaï, avec un énorme portefeuille d’intérêts divers où le souverain, même s’il est entouré d’une élite dirigeante, reste l’acteur principal, et où tout doit répondre à sa vision comme s’il était le seul à avoir le droit de laisser une empreinte sur la ville, renforçant ainsi le flou entre ce qui est du privé et du public, et faisant de lui le souverain-PDG de Dubaï (Ibrahim, 2020[70]Op. cit.). Et dans un tel système, la notion de conflit d’intérêts n’a pas vraiment droit de cité (Wallis, 2005[71]Wallis W. (2005). « Big business: Intense rivalry among the lieutenants », Financial Times, 12 juillet.).

Pourtant, en novembre 2009, Dubaï World annonça le défaut de paiement de ses dettes, provoquant ainsi l’explosion de la bulle immobilière de Dubaï, à la suite de la crise financière mondiale de 2008. Suite à ces évènements, la municipalité de Dubaï a annoncé, en 2011, le nouveau plan d’urbanisme de l’émirat qui devait guider le développement de la ville jusqu’en 2020. Couvrant l’ensemble du territoire de l’émirat, le plan a pris en compte les impacts de la crise financière de 2008, notamment en termes de projection de croissance démographique et économique, et a essayé d’optimiser l’usage des sols en réponse aux problèmes environnementaux émergents et aux transformations socio-économiques de l’émirat. Analysant différents scénarios de croissance économique et urbaine, le plan opte pour un cadre de planification spatial stratégique basé sur les principes de compacité de la ville, de développement urbain axé sur les transports en commun et la conservation des systèmes naturels. Le plan définit aussi, et pour la première fois, une région métropolitaine pour la ville et dessine la limite entre les zones urbaines et rurales et donc une limite à l’étalement urbain. Au sujet de la gouvernance, le plan indique qu’au cours de la dernière décennie, le processus de gestion de l’aménagement urbain de Dubaï s’est considérablement fragmenté et que les grands projets de développement urbain ne sont ni approuvés ni coordonnés par la municipalité, l’autorité théoriquement en charge de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire de l’émirat. Par conséquent, le plan propose la mise en place d’un conseil supérieur de l’urbanisme chargé de l’administration et de la coordination des activités de planification urbaine (Dubai Municipality, 2012[72]Dubai Municipality. (2012). Dubai 2020 urban master plan. A smart approach to sustainable and competent urban planning for 2020, 224 p.).

Ce nouveau plan recommandait la mise en place d’un nouveau service central responsable de l’aménagement urbain de la ville, qui permettait de résoudre ces nombreux problèmes, mais il manquait les outils juridiques nécessaires qui auraient obligé les différents acteurs impliqués à se mettre en conformité. Bien que ce plan ait été approuvé par le conseil exécutif[73]Le gouvernement local de l’émirat de Dubaï. de l’émirat, rien n’a été appliqué, et cela en raison de la faible position politique et de la faible influence de la municipalité sur le cheikh face aux puissants mégadéveloppeurs qui voyaient dans ce plan un affaiblissement de leur pouvoir. Ainsi, ces derniers ne jugeaient pas nécessaire de suivre le plan ni de l’appliquer, et considéraient que les décisions de la municipalité n’auraient aucune conséquence sur les projets relevant de leurs mandats (Ibrahim, 2020[74]Op. cit.).

C’est ainsi que Dubaï a été, et est toujours témoin d’une offre immobilière programmée et pensée à la base de toute politique de développement économique, mais entraînant en même temps un étalement urbain sans fin.

En effet, cela découle de la façon dont Dubaï est pensée et planifiée. Traditionnellement, les villes produisent un espace urbain planifié à partir d’un document à l’échelle de leur territoire, quelle que soit sa nature (texte, plan, stratégie, etc.) et suivant une approche qui va de haut-en-bas et vice-versa, et que Jean Haëntjens (2017[75]Haëntjens J. (2017). « Modèles urbains et renouvellement des pensées politiques », Urbanisme, n° 404, p. 17-18.) qualifie de « transversale » pour assurer une intégration des différentes composantes et à toutes les échelles, ainsi que l’implication des acteurs de la société, considérés comme les coproducteurs du même projet socio-spatial. Même si toutes les villes ne suivent pas ce même processus, c’est ce dernier qui assure l’harmonie et la complémentarité des différents usages du sol, de la distribution des différents services et équipements, du logement, etc. Cependant, à Dubaï, la ville se fait à l’envers : c’est la somme des unités – des projets immobiliers individuels – qui fait la totalité de la ville, en l’absence de toute harmonie ou de contrôle, ce qui a pour résultat de faire de Dubaï « des villes dans la ville ». Le souverain, qui détient la quasi-totalité du foncier, va au fur et à mesure créer des sociétés d’investissement qui vont se charger de livrer ces mégaprojets, qui seront par la suite – ou en même temps – connectés par l’infrastructure autoroutière (Ibrahim, 2020[76]Op. cit.). Et dans un tel contexte, un mot magique revient toujours dans les différents documents de planification stratégique ou spatiale, à Dubaï, celui de la « flexibilité ». Cette « qualité » est récurrente dans les discours politiques de l’élite dirigeante et des professionnels de l’aménagement urbain à Dubaï. Mais si la flexibilité signifie une certaine agilité à s’adapter à des circonstances en évolution permanente, elle signifie aussi l’informalité, l’absence d’une forme précise dans la prise de décision et dans la planification, donnant à l’élite dirigeante une marge de manœuvre assez large pour organiser la ville en fonction de sa vision ou plutôt de ses propres intérêts et ceux du marché (idem). De ce fait, et tout au long de ces soixante années de planification urbaine à Dubaï (1960-2020), le principe de flexibilité initialement annoncé a été poussé trop loin, peut-être, pour éviter de trop restreindre les mégadéveloppeurs majoritairement détenus par le cheikh.

La séparation des pouvoirs
conduit à un paysage urbain fragmenté

Au moment où le cheikh Mohammed a officiellement pris les rênes du pouvoir à Dubaï, le 4 janvier 2006, il était déjà largement connu sous le nom de « PDG de Dubaï ». Lorsque Steve Kroft, dans une émission spéciale de CBS 60 Minutes intitulée Dubai Inc., a demandé au cheikh Mohammed s’il convenait de l’appeler « le PDG de Dubaï », il lui a répondu : « Je pense, oui. J’ai changé la façon de faire du gouvernement… pour que cela fonctionne comme une grande entreprise ». Et lorsque Kroft l’a interrogé sur ce qui le motivait pour construire Dubaï, il a répliqué : « Je veux que Dubaï soit le numéro un. Pas dans la région, mais dans le monde… le numéro un dans tout : l’éducation supérieure, la santé, le logement… donner à mon peuple la meilleure qualité de vie ».

Ainsi, le développement immobilier a joué un rôle majeur dans la transition de Dubaï loin de l’économie pétrolière, et dans la traduction de la vision de son souverain, qui a cherché à transformer le pays en y édifiant l’une des premières destinations touristiques au monde, en captant les investisseurs et les visiteurs de l’émirat avec un série de mégaprojets urbains où le gouvernement se confond pratiquement avec l’entreprise privée.

En tant que tel, Dubaï est un des hauts-lieux des conflits et des luttes de pouvoir sur les juridictions spatiales et règlementaires, qui a pris naissance avec l’expansion rapide des zones franches et des mégadéveloppeurs, au début du XXe siècle, notamment en l’absence d’un code d’urbanisme unifié qui fixe clairement les procédures d’autorisation de construction, d’affectation des usages des sols et de l’approbation des plans d’urbanisme. Ces zones franches et mégadéveloppeurs parapublics ont été explicitement créés pour traduire la vision économique du gouvernement par le biais d’une approche de la planification et du développement favorable aux entreprises. Le chevauchement entre ces développeurs liés au pouvoir et leurs autorités régulatrices correspondantes au sein d’une même société de portefeuille ne permettait pas une séparation adéquate des pouvoirs, chose que n’importe quel système juridique dans la plupart d’autres pays exigerait.

Sous la vision de son souverain, Dubaï s’est efforcée de devenir une ville de premier plan et un acteur clé du commerce mondial depuis le début du XXIe siècle, loin de l’image de l’économie pétrolière habituellement associée aux villes du golfe. De la création des îles en forme de palmier à la construction de la Burj Khalifa, la ville est associée à des objets iconiques. Pourtant, même si Dubaï s’est dotée d’une série de plans d’urbanisme depuis les années 1960 pour tenter de canaliser sa croissance urbaine et économique, la véritable dynamique derrière le développement de la ville reste les mégaprojets immobiliers lancés depuis le début du XXIe siècle. Ainsi, les quatre principaux mégadéveloppeurs parapublics (Emaar, Nakheel, Dubai Properties et Meraas) ont profité de la flexibilité administrative et législative offerte par le modèle des zones franches pour contourner la municipalité de Dubaï, qui était jusqu’à leur fondation, la seule autorité en charge de la planification urbaine de la ville.

En conséquence, et en l’absence d’un cadre règlementaire, tous les plans d’urbanisme élaborés par la municipalité n’étaient pas juridiquement contraignants, et cette dernière n’avait pas le pouvoir politique nécessaire pour imposer leur mise en œuvre au mégadéveloppeurs, qui représentent en réalité les propres investissements du souverain. Ces nouveaux acteurs se sont engagés à intensifier un nouveau modèle de développement économique et urbain, déclarant Dubaï « ville mondiale en construction ». De plus, la tendance du souverain à faire de Dubaï « un modèle unique à suivre » s’est traduite par sa grande volonté d’investir dans les différents secteurs économiques à travers la création d’une multitude de sociétés parapubliques, notamment dans le secteur de l’immobilier. Ce modèle de gouvernance souvent qualifié de « néolibéral » n’est autre qu’un « capitalisme monopoliste d’État » masqué et nourri par un appétit croissant d’investir à travers des grandes entreprises publiques.

Conclusion

En réponse à la question de départ, je soutiens l’hypothèse que Dubaï a réussi à s’adapter aux situations changeantes qui se sont produites tout au long de sa longue histoire de développement pour devenir le Dubaï d’aujourd’hui. À chaque nouveau tournant, les souverains, de père en fils, sont parvenus à mettre en œuvre de nouvelles solutions. Au début du XXe siècle, l’annonce de Maktoum bin Hashar a fait de Dubaï l’entrepôt de la région et a marqué le début de son parcours de développement. Près de cinquante ans plus tard, le contrôle du marché immobilier à travers le premier plan d’urbanisme de la ville s’est avéré la meilleure réponse face à la chute de l’économie perlière et en l’absence des revenus du pétrole, avant sa découverte en 1966. Enfin, en apercevant la fin imminente de l’économie pétrolière, Dubaï s’est tournée vers le commerce, le tourisme et l’immobilier, mais cette fois à l’échelle mondiale. C’est ainsi à travers ces ruptures marquées par des moments historiques forts, que les cheikhs de Dubaï ont assuré une continuité dans leur mode de gouvernance de l’émirat et, dans une certaine mesure, dans les objectifs de son développement, continuité qui s’adapte aux différents contextes économiques et géopolitiques.


[1] Onley J. (2005). Britain’s Informal Empire in the Gulf, 1820-1971, Journal of Social Affairs, vol. 22, n° 87, p. 29-43.

[2] Davidson CM. (2008). Dubai: The vulnerability of success, New York, Columbia University Press, 392 p.

[3] Wilson G. (2006). Rashid’s legacy: The genesis of the Maktoum family and the history of Dubai, Dubai, Media Prima, 640 p.

[4] Ramos S. (2009). The blueprint: a history of Dubai’s spatial development through oil discovery, working paper, The Dubai Initiative, Harvard Kennedy School, 22 p.

[5] Owen R. (2008). Cities of the Persian Gulf: past, present and future. Lecture delivered at the University of Nicosia, Nicosia, Cyprus. 14 October.

[6] Op. cit.

[7] Op. cit.

[8] Gabriel EF. (1987). The Dubai handbook, Ahrensburg, Institute for Applied Economic Geography, 242 p.

[9] Lorimer JG. (1970). Gazetteer of the Persian Gulf, Oman, and Central Arabia, Londres, Gregg International Publishers.

[10] Onley J. (2007). The Arabian frontier of the British Raj: merchants, rulers, and the British in the nineteenth century Gulf, Oxford, Oxford University Press.

[11] Al Sayegh F. (1998). Merchants’ role in a changing society: The case of Dubai, 1900-90, Middle Eastern Studies, vol. 34, n° 1, p. 87-102.

[12] Op. cit.

[13] Op. cit.

[14] Signifie « conseil » en arabe.

[15] Op. cit.

[16] Op. cit.

[17] Op. cit.

[18] Op. cit.

[19] Heard-Bey F. (1982). From trucial states to United Arab Emirates: A society in transition, Londres, Longman, 522 p.

[20] Hourani A. (1981). The emergence of the modern Middle East, Londres, Macmillan, 243 p.

[21] Op. cit.

[22] Op. cit.

[23] Ibrahim S. (2020). « Dubaï : la genèse d’un modèle extrême dans le circuit des villes globales », thèse en aménagement et urbanisme, université Paris-Est/université de Balamand, 317 p.

[24] Signifie « le bazar du port », en arabe.

[25] Mathew N. (2014). « Understanding space, politics and history in the making of Dubai, a global city », thèse en histoire, University of the Witwatersrand, Johannesburg, 240 p.

[26] Al Abed I. (2001). The historical background and constitutional basis to the federation, dans Al Abed I, Hellyer P (dir.), United Arab Emirates: a new perspective, Londres, Trident Press, p. 121-144.

[27] Mayo AJ et al. (2010). Sheikh Mohammed and the making of ʽDubai, Inc.ʼ, Boston, Harvard Business School, 31 p.

[28] Pacione M. (2005). « City Profile Dubai », Cities, vol. 22, n° 3, p. 255-265.

[29] Op. cit.

[30] Op. cit.

[31] Op. cit.

[32] Op. cit.

[33] Op. cit.

[34] Op. cit.

[35] Op. cit.

[36] Reisz T. (2021). Showpiece city: How architecture made Dubai, Stanford, Stanford University Press, 406 p.

[37] Op. cit.

[38] Op. cit.

[39] Op. cit.

[40] Op. cit.

[41] Hamza K. (1968). « Dubai: The pearl of the coast, Beirut », Al Massaref Magazine, 1968.

[42] Balfour-Paul G. (1991). The end of empire in the Middle East. Britain’s relinquishment of power in her last three Arab dependencies, Cambridge, Cambridge University Press, 304 p.

[43] Op. cit.

[44] Op. cit.

[45] Op. cit.

[46] Kanna A. (2011). Dubai, the city as corporation, Minneapolis, University of Minnesota Press, 296 p.

[47] Op. cit.

[48] Op. cit.

[49] Velegrinis S, Katodrytis G. (2015). « Drawing on sand: Cities in the making », Archit Design, n° 85, p. 72-79.

[50] La municipalité de Dubaï a été créée en 1957 pour gérer et coordonner les différents services municipaux, sous la supervision d’un conseil municipal formé des principaux marchands de la ville, nommés par le cheikh Rashid en récompense de leurs services à la communauté. Établi par l’ordre local n° 1 de 1961, le conseil est initialement constitué de 16 membres nommés par le cheikh pour une durée de deux ans, ainsi qu’un directeur du conseil, lui aussi désigné par le cheikh parmi ces membres, pour un mandat d’un an. Cette première loi de 1961 définissait le rôle de la municipalité en matière de réglementation et de gestion de la ville, couvrant l’approvisionnement et le maintien de services municipaux, dont les routes, l’eau, l’assainissement, les ordures ménagères, la santé publique et le contrôle de la construction. Sa modification, en 1974, stipulait que la municipalité serait établie en tant qu’entité juridique morale composée d’un conseil municipal et d’un corps administratif, dont les pouvoirs couvrent la totalité de l’émirat, et qu’elle serait responsable devant le souverain de l’exercice de ses fonctions. L’amendement de 1980 prévoyait de porter le nombre des membres du conseil à 32 et nomma le ckeikh Hamdan bin Rashid Al-Maktoum président de la municipalité de Dubaï.

[51] Dubai Municipality. (1988). Comprehensive development plan for Dubai Emirate Summary Report.

[52] Dubai Municipality. (1995). Structure plan for the Dubai urban area 1993-2012.

[53] Op. cit.

[54] Op. cit.

[55] Op. cit.

[56] Op. cit.

[57] Voir About Jafza [en ligne].

[58] Kazerouni A. (2017). Le miroir des cheikhs.Musée et politique dans les principautés du Golfe persique, Paris, PUF, 276 p.

[59] La ICD est le principal bras d’investissement du gouvernement de Dubaï. Avec le cheikh Mohammed bin Rashed Al-Maktoum à la tête de son conseil d’administration, la ICD a été créée en 2006 avec pour but de consolider et de gérer le portefeuille des sociétés commerciales et des investissements du gouvernement de Dubaï.

[60] Moody A. (2008). « The universe up for sale? », The Observer, 15 juin.

[61] Op. cit.

[62] Ellis D. (2007). « Meteoric rise of Dubai drydocks », Lloyd’s List, 14 juin.

[63] Op. cit.

[64] Barthe B. (2017). « Dubaïland, vertigineuse folie d’un magicien de l’immobilier », Le Monde, 7 août.

[65] ElSheshtawy Y. (2019). « Real estate speculation and transnational development in Dubai », dans Molotch H, Ponzini D (dir.), The New Arab Urban, New York, New York University Press, p. 235-255.

[66] Underhill W, Patel V. (2006). « The wings of Dubai Inc. », Newsweek, 17 avril.

[67] Abdulla AK. Dubai: the journey of an Arab city from localism to cosmopolitanism. Al-Mustaqbal al-Arabi, 2006, n°323, p. 1-28.

[68] Cusset F. (2007). « Questions pour un retour de Dubaï », dans Davis M, Le stade Dubaï du Capitalisme, Paris, Les Prairies Ordinaires, p. 49-87.

[69] Davis M. (2007). Le stade Dubaï du capitalisme, Paris, Les prairies ordinaires.

[70] Op. cit.

[71] Wallis W. (2005). « Big business: Intense rivalry among the lieutenants », Financial Times, 12 juillet.

[72] Dubai Municipality. (2012). Dubai 2020 urban master plan. A smart approach to sustainable and competent urban planning for 2020, 224 p.

[73] Le gouvernement local de l’émirat de Dubaï.

[74] Op. cit.

[75] Haëntjens J. (2017). « Modèles urbains et renouvellement des pensées politiques », Urbanisme, n° 404, p. 17-18.

[76] Op. cit.