frontispice

Émergence des grands projets
à Casablanca

• Sommaire du no 4

Aljem Sanae INAU

Émergence des grands projets à Casablanca, Riurba no 4, juillet 2017.
URL : https://www.riurba.review/article/04-varia/casablanca/
Article publié le 1er juil. 2017

Copier la référence
Télécharger le PDF
Imprimer l’article
Aljem Sanae
Article publié le 1er juil. 2017
  • Abstract
  • Résumé

The emergence of Mega projects in Casablanca

Many authors agree that the “project” is a form of action which breaks with past practices of anticipation and planning. In many foreign countries, the emergence of the project was based on a critique of functionalist urbanism whose main instrument, the “plan”, is considered limited and rigid. This article examines the conditions of emergence and characteristics of the first generation of major projects in Casablanca. It unveils that Casablanca’s projects, although facing huge difficulties, brought major advancements to the Moroccan public action.

De nombreux auteurs s’accordent sur le fait que le « projet urbain » est une forme d’action par laquelle s’opérerait une rupture par rapport aux pratiques antérieures d’anticipation et de planification. Dans de nombreux pays étrangers, l’émergence du projet avait pour origine la critique de l’urbanisme fonctionnaliste, dont le principal instrument, le « plan », est jugé rigide et il n’a pas donné de résultats probants sur le terrain. Cet article étudie les conditions d’émergence et les caractéristiques de la première génération de grands projets à Casablanca. Il dévoile que même si ces projets ont rencontré plusieurs difficultés, ils ont apporté des avancées majeures à l’action publique urbaine au Maroc.

Cet encadré technique n’est affiché que pour les administrateurs
post->ID de l’article : 4419 • Résumé en_US : 4678 • Résumé fr_FR : 4675 •

Introduction

La notion de projet urbain ne cesse d’attirer l’attention de l’ensemble des acteurs impliqués dans la transformation de la ville contemporaine. Malgré l’ambiguïté qui entoure sa définition, cette notion est en perpétuelle évolution, concerne plusieurs échelles d’action et est étudiée et appréhendée par diverses disciplines (Boutinet, 1993[1]Boutinet JP. (1993). Anthropologie du projet, Paris, Puf, 464 p. ; Boltanski, 1999[2]Boltanski L, Chapello E. (1999). Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.). De nombreux auteurs s’accordent sur le fait que le projet est une forme d’action par laquelle s’opérerait une rupture par rapport aux pratiques antérieures d’anticipation et de planification (Ingallina, 2001[3]Ingallina P. (2001). Le projet urbain, Paris, Presses Universitaires de France (collection « Que sais‐je ? »), 127 p.). Selon cette perspective, le projet est souvent opposé au plan.

Que ce soit en Europe ou aux États-Unis, le projet urbain a émergé après un long débat qui confronte les pratiques de la planification fonctionnaliste privilégiée pour transformer les villes des années 1960, face aux mutations socio-économiques et aux nouveaux enjeux territoriaux des années 1970. En Europe, pour que les grandes et moyennes villes survivent à la crise postindustrielle et aux défis d’une compétition territoriale exacerbée, elles ont adopté des politiques urbaines marquées par un détachement progressif de l’approche technocratique des années précédentes. Aux États-Unis, la notion d’urban design a émergé par opposition au courant moderne d’urbanisme et son ambition de contrôler la ville. Elle a constitué le fondement du mouvement New Urbanism, dont l’objectif est de promouvoir un urbanisme centré sur l’homme et fondé sur des principes tels que la mixité, la perméabilité, la densité…

Le contexte de développement de l’urbanisation est différent au Maroc par rapport aux pays occidentaux. Le démarrage de la transition urbaine au Maroc a dépendu plus de la colonisation que de l’industrialisation. Les conditions d’émergence du projet à Casablanca n’émanent pas d’une évolution de la pensée de la pratique de l’urbanisme. Elles ne résultent pas d’un long débat théorique qui confronte les idées rationalistes des urbanistes modernistes à celles qui militent pour un urbanisme plus adapté aux spécificités des territoires, le cas de l’Europe ou des États-Unis. L’histoire de l’émergence des grands projets à Casablanca est hybride et liée à sa croissance urbaine. Elle peut s’expliquer avant tout par des conditions politiques et sociales. La première génération de grands projets à Casablanca a émergé dans la fin des années 1980-début des années 1990. Même si ces premières expériences n’ont pas donné les résultats escomptés, elles ont été déterminantes dans la définition et la mise en œuvre des grands projets contemporains à Casablanca.

Comprendre et cerner la démarche de « projet » telle qu’elle est pratiquée actuellement à Casablanca ne peut se faire que dans une perspective de long terme afin d’en saisir les évolutions incrémentales et de mettre en évidence son processus d’instrumentation.

Quelles sont donc les conditions d’émergence des grands projets à Casablanca ? Quelles sont leurs principales caractéristiques ? Quelles sont les avancées majeures qu’ils ont apportées à l’action publique urbaine au Maroc, et quels ont été les blocages auxquels ces projets ont été confrontés ?

Conditions d’émergence des grands projets à Casablanca

Dans les années 1980 et 1990, les grandes villes marocaines ont connu plusieurs tensions sociales, à cause de problèmes liés à la forte pression démographique (Rachik, 1995[4]Rachik A. (1995). Villes et pouvoirs au Maroc, Casablanca, Afrique Orient, 196 p. ; Abouhani, 2002[5]Abouhani A. (2002). Enjeux et acteurs de la gestion urbaine, Dakar, Sénégal, Codesria, 290 p.). Depuis lors, les problèmes urbains ont occupé une place centrale dans la scène politique marocaine. L’État a pris plusieurs décisions relatives au contrôle sociopolitique et à l’aménagement urbain afin de lutter contre « le désordre urbain ». À Casablanca, qui a été la scène des émeutes urbaines les plus violentes en 1981, l’État s’est engagé dans de vastes politiques de restructuration de l’espace urbain, qui rentraient dans les mesures de « remise en ordre urbanistique ».

Ainsi, d’une préfecture unique, Casablanca est passée à cinq préfectures en juillet 1981, et de 15 communes urbaines à 23 communes en 1983 (Abouhani, 2002[6]Op. cit. ; Rachik, 2002[7]Rachik A. (2002). Casablanca, l’urbanisme de l’urgence, Casablanca, Imprimerie Najah El Jadida, 223 p.). Face à ce pullulement d’institutions locales, le pouvoir mit en place une échelle de coordination agissant au niveau de l’aire territoriale casablancaise qu’est la wilaya du Grand Casablanca, qui a été créée en 1984 (Moujahid, 2008[8]Moujahid A. (2008). « Le gouvernement du grand Casablanca à l’épreuve de la gouvernance », thèse, université Montpellier III-Paul Valery, 741 p.). L’autre grande innovation institutionnelle de l’époque est la création de l’agence urbaine de Casablanca, en octobre 1984, soumise à la tutelle du ministère de l’Intérieur, dans l’objectif de l’encadrement de l’urbanisation et de la participation à la gestion urbaine.

Plusieurs actions d’aménagement entreprises dans la ville, en cette période trouble, peuvent être interprétées comme une nouvelle politique destinée à reconsidérer la répartition des pouvoirs, les structures, les procédures et les techniques, dans le but d’assurer une meilleure maîtrise de la ville par un aménagement stratégique de l’espace urbain (Naciri, 1987[9]Naciri M. (1987). « L’aménagement des villes et ses enjeux », Maghreb-Machrek, n° 118, p. 46-70.). C’est le manifeste de la mainmise de l’État sur le champ sociopolitique et de sa maîtrise du territoire de la ville (Iraki, 2014[10]Iraki A. (2014). « Réformes institutionnelles, refonte des territoires et rapports de pouvoirs dans la ville », dans Signoles P. (dir.), Territoires et politiques dans les périphéries des grandes villes du Maghreb, Paris, Karthala, 535 p.).

La grande mosquée Hassan II,
grand projet à portée symbolique

Le premier projet volontariste de Casablanca est celui de la mosquée Hassan II, qui a été lancé par le roi Hassan II en 1985. L’édification de la grande mosquée Hassan II est l’une des opérations qui ont marqué durablement le processus de transformation du littoral et de toute la ville de Casablanca. Ce projet regroupe plusieurs caractéristiques d’une démarche de « projet » :

– c’est un projet volontariste : le projet de la grande mosquée Hassan II n’émane pas du SDAU de Casablanca. En effet, le roi Hassan II a chargé l’architecte Michel Pinseau de concevoir la grande mosquée Hassan II au mois d’octobre 1985. Pourtant, le SDAU de Casablanca, élaboré par le cabinet Pinseau, sous la direction et le contrôle du ministère de l’Intérieur, entre 1981 et 1983 et ratifié en 1985, n’évoque à aucun moment un projet de grande mosquée (Cattedra, 2001[11]Cattedra R. (2001). « La mosquée et la cité : la reconversion symbolique du projet urbain à Casablanca (Maroc) », thèse, université de Tours-François Rabelais, 604 p.) ;

– il a constitué « l’occasion » d’un projet de réforme du littoral et de toute la ville de Casablanca : après le lancement du projet de la grande mosquée Hassan II, plusieurs autres projets qui lui sont rattachés ont été lancés simultanément dans la fin des années 1980-début des années 1990. Ces projets n’ont également pas été prévus dans le SDAU de la ville, élaboré en 1985. Ce dernier prévoyait pour la corniche de Casablanca trois opérations principales : (1) l’édification de nouvelles zones résidentielles dans le secteur sud ; (2) la conception d’une zone à destiner aux infrastructures de loisir dans le secteur ouest qui est déjà affecté à des équipements privés : restaurants, hôtels, piscines… cette vocation sera confortée grâce à la réglementation du secteur ; (3) une redéfinition des terrains du secteur nord qui bordent la mer, entre El Hank et la jetée. Ceux qui sont libres ou qui pourront être libérés seront affectés en fonction de la vocation naturelle de la corniche ;

– c’est un projet à forte portée symbolique, qui émane d’un besoin conjoncturel qui est celui de la « réappropriation sociale et la requalification symbolique de Casablanca » (Cattedra, 2001[12]Op. cit.) : le choix de bâtir une grande mosquée dans cette ville, dont l’essor et l’expansion urbains datent de la période du Protectorat, dans des conditions d’émeutes urbaines, affirme le contrôle et la légitimité du pouvoir politique de la sphère religieuse. Aussi, son aspect monumental (troisième plus grande mosquée du monde) envoie un message au monde entier de la stabilité politique du royaume ;

– le projet a bénéficié d’un montage financier spécifique : une grande campagne de souscription nationale a été lancée en 1988 par le roi Hassan II lors d’un discours officiel. Cette sollicitation de l’adhésion populaire pour l’édification de la mosquée se voulait une preuve de la légitimité et un gage de l’acceptation populaire du projet et donc du pouvoir régnant (Tozy, 1999[13]Tozy M. (1999). Monarchie et Islam politique au Maroc, Paris, Presses de Sciences Po, 282 p.).

Première génération de grands projets à Casablanca :
les projets rattachés à la mosquée Hassan II

Le choix d’implantation de la nouvelle mosquée Hassan II sur le littoral émanait d’une décision du roi Hassan II pour répondre à une sourate du Coran : « Et son trône était sur l’eau » (Coran, 11 : 7) ; il en a ainsi lui-même choisi l’emplacement. Cependant, cet emplacement n’était pas des plus favorables pour la réussite du projet de la mosquée, pour deux raisons : l’état délabré des quartiers limitrophes et l’absence de centralité, essentielle pour l’intégration d’une grande mosquée dans une cité musulmane.

En effet, les schémas directeurs qui se sont succédé pour la ville de Casablanca l’ont d’abord planifiée sous la forme d’un demi-cercle, dont le centre est son noyau historique, constitué de l’ancienne médina et du port ; c’est le cas du plan élaboré par l’architecte Henri Prost. Ensuite, le plan de 1947 a favorisé le développement linéaire de la ville le long de son littoral. Enfin, un même développement fut projeté par Michel Pinseau en 1985. Cependant, malgré la planification de la ville de Casablanca le long de l’axe atlantique, son front d’eau n’a pas été aménagé et exploité en conséquence, avec des installations et des activités adaptées. Le littoral a été utilisé en dépotoir et a servi d’exutoire pour les ordures ménagères et les rejets des eaux urbaines et industrielles. L’emplacement de la mosquée Hassan II, à proximité du port et en face de l’ancienne médina, correspondait au centre géographique et historique de la ville. Mais malgré sa centralité géographique, il ne représentait pas une réelle centralité urbaine au sein de la ville de Casablanca : ce n’était pas « un lieu accessible ou attractif où s’opèrent des échanges » (Bourdin, 2003[14]Bourdin A. (2003). Centralités dans la ville en mutation. Quelles perspectives pour les pouvoirs publics ?, Lyon, éditions CERTU, p. 76.). Son environnement n’abritait aucune activité administrative, commerciale ou financière importante de la ville, ce qui l’empêchait de devenir un véritable centre de rayonnement, comme le confirme N. Lebrun : « le contenu [d’une centralité urbaine] ne prenant de la valeur qu’à l’examen du vide relatif avoisinant » (Lebrun, 2002[15]Lebrun N. (2002). « Centralités urbaines et concentration de commerces », thèse, université de Reims-Champagne-Ardenne, 511 p.). L’absence de centralité autour de la mosquée Hassan II risquait de compromettre son intégration au sein de la ville de Casablanca et de l’empêcher de jouer le rôle dévolu historiquement aux grandes mosquées des cités musulmanes (Othman, 1988[16]Othman MA. (1988). La cité musulmane, Koweit, Conseil national de la culture et des arts, 415 p.), qui sont non seulement des centres de culte, mais aussi d’apprentissage et d’échange où convergent tous les principaux flux de la ville[17]« Le terme “mosquée” provient du terme arabe masjid, qui signifie le lieu de rassemblement. Le terme peut aussi se dire jâmi ou lieu de réunion » (Torrekens, 2009)..

Première génération de grands projets à Casablanca

À la fin des années 1980-début des années 1990, plusieurs projets ont été lancés par les autorités afin de mettre à niveau l’environnement immédiat de la mosquée et de la relier au centre-ville moderne de Casablanca. Ces projets expriment la volonté royale de désenclaver la mosquée Hassan II en facilitant son accessibilité et en l’intégrant dans une centralité renouvelée dont elle constituerait le noyau. Ainsi, entre la mosquée et le port, a été initié le projet de la « Marina de Casablanca » au début des années 1990. Entre la mosquée et la pointe d’El Hank a été lancé le projet de « la grande baie de Casablanca », à la fin des années 1990. Aussi, en face de la mosquée, une artère de 1 300 m de longueur et de 60 m de largeur devait joindre la place des Nations-Unies et la grande mosquée Hassan II, constituant la nouvelle « avenue royale » (figure 1).

La génération de projets des années 1990 :
caractéristiques, avancées et échecs

La construction de la mosquée Hassan II a entraîné la naissance d’une nouvelle modalité de produire l’espace et de l’aménager, à travers les prémices de ce qui deviendra plus tard des grands projets à Casablanca. Il s’agit de projets volontaristes, qui cristallisent plusieurs interventions complexes et qui proposent des programmes variés intégrant diverses composantes (résidentielle, commerciale, affaires, hôtellerie, équipement à fonction métropolitaine…). Mais ces projets supposent le travail sur un tissu existant qui présente plusieurs difficultés, que ce soit du point de vue technique, du point de vue social, et/ou du point de vue politique. En contrepartie, les outils de mise en œuvre et de réalisation du projet employés se sont avérés peu efficaces face à cette complexité. Tous ces projets des années 1990 n’ont jamais atteint le stade de la réalisation.

Afin de déterminer les avancés majeures et les conditions d’échec des projets urbains de Casablanca dans le contexte marocain des années 1990, nous proposons de les confronter à un modèle « d’idéal-type du projet », défini par Gilles Pinson (2002[18]Pinson G. (2002). « Projets et pouvoir dans les villes européennes, une comparaison de Marseille, Venise, Nantes et Turin », thèse, Rennes, CNRS/université de Rennes I/Institut d’études politiques de Rennes, p. 58.), à l’aune d’éléments d’expérience tirés des contextes européens, selon deux plans : celui des méthodes de construction de la ville et celui des méthodes d’actions.

Méthodes de construction

La notion de projet urbain étant construite par opposition à la notion de plan, elle a entraîné une remise en question des méthodes et des outils de l’urbanisme fonctionnaliste qui prédominait largement les pratiques urbaines de reconstruction des villes européennes dans les Trente Glorieuses. On a ainsi vu émerger des critiques des politiques urbaines planifiant la ville à partir d’une vision technocratique des besoins sociaux et réduisant la vie urbaine à des besoins fonctionnalistes élémentaires à travers une réglementation rigide (Deviller, 1996[19]Deviller C. (1996). Le projet urbain, Paris, Éditions du Pavillon de l’Arsenal, p. 20-21.). Elle correspond au rejet des démarches de tabula rasa, à travers la prise de conscience qu’on ne pouvait pas construire la ville sans tenir compte de l’existant (Levy, 1995[20]Lévy A. (1995). Contribution au projet urbain : composition urbaine et instruments d’urbanisme, rapport, LTMU/IFU/Paris 8. ; Toussaint et Zimmerman, 1998[21]Toussaint JY, Zimmerman M. (1998). Projet urbain : ménager les gens, aménager la ville, Bruxelles, Mardaga, 202 p.). Le retour sur la genèse du projet urbain, tel que pratiqué en Europe et aux États-Unis, permet de dégager plusieurs caractéristiques communes concernant ses méthodes de construction, en l’occurrence : l’affiliation à une idéologie antifonctionnaliste ; la conception de la construction de la ville comme un processus long, inscrit dans le temps et ne se limitant pas au moment de l’élaboration du plan ; rompre avec le principe de l’autonomie en concentrant l’effort sur l’espace public et pratiquer un urbanisme de substitution intensif plutôt qu’un urbanisme d’extension. Au regard de ces principes, les grands projets de Casablanca présentent les caractéristiques suivantes :

Affiliation à une idéologie antifonctionnaliste

Les projets de 1990 à Casablanca ne représentaient en aucun cas une sorte de « version expérimentale » qui constituerait des projets pilotes ou une base de réflexion pour développer plus tard un nouveau mode de production de l’urbain, qui illustrerait une introduction réfléchie du « projet » en tant qu’instrument de l’action publique urbaine (Pinson, 2005[22]Pinson G. (2005). « Le projet urbain comme instrument de l’action publique », dans Lascoumes P, Le Gales P (dir.), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, 369 p.). Ceci pour plusieurs raisons :

– ils étaient pensés et conçus comme des exceptions pour servir et appuyer un même objectif de départ : créer de la centralité symbolique autour du projet de la mosquée ;

– ces projets étaient restreints à une même zone géographique ;

– même s’ils ne proviennent pas du SDAU de 1985, ils ont été rattachés a posteriori à l’urbanisme réglementaire, en étant repris dans les plans d’aménagement. Ce qui veut dire que l’autorité marocaine n’assume pas ces projets en tant que choix volontaristes et tente de les légitimer par la réglementation.

Les projets de Casablanca des années 1990 sont donc des « faits du prince » qui émanent d’une volonté politique d’un marquage territorial à portée symbolique. Ils ne sont pas rattachés à une idéologie antifonctionnaliste car ils ont coïncidé avec la généralisation des outils législatifs fonctionnalistes.

Pratiquer un urbanisme de substitution intensif plutôt qu’un urbanisme d’extension

Dans le cadre des grands projets de Casablanca, il s’agit effectivement d’un urbanisme de substitution et non d’une extension urbaine. Ces projets illustrent la volonté d’un « prince » de marquer le territoire de la ville, à travers des interventions massives sur des tissus existants, selon une logique d’intervention néo-haussmannienne. La réalisation de l’avenue Royale, par exemple, percement sur une zone de 48 ha censée relier la mosquée Hassan II au centre administratif de la ville, exige la destruction d’un grand nombre d’immeubles d’habitation et le relogement d’une population estimée par le recensement de 1989 à 11 500 ménages.

Rompre avec le principe de l’autonomie en concentrant l’effort sur l’espace public

Les projets de la marina et de la grande baie de Casablanca ont été initiés afin de développer l’activité touristique dans la capitale économique du pays. Ces projets prévoient la réalisation de nouvelles zones d’attractivité à vocation touristique, de loisirs et de culture.

Le réaménagement de l’avenue Royale prévoit, quant à lui, la réalisation d’un ordonnancement d’immeubles de haut standing le long de la percée, comprenant un centre d’affaires et plusieurs espaces commerciaux. Il prévoit également la réalisation du futur Théâtre National et d’un palais des congrès. Ces projets présentent des programmes mixtes qui allient entre des bureaux, des résidences de luxe, du commerce, de l’hôtellerie, une marina et des espaces de loisir. Ces programmes sont disposés dans des master plans qui se basent uniquement sur des concepts urbanistiques choisis par les urbanistes en chef des projets et s’organisent en fonction du rapport du vide et du plein, de la densité, des perspectives visuelles et des contraintes du site. Les masters plans de ces projets proposent la création d’axes imposants et d’équipements à envergure métropolitaine, avec une forte présence d’espaces publics.

Projets de la ville sur la ville

Les grands projets de Casablanca, de par leur localisation dans l’hypercentre de la ville, proposent d’intervenir sur des zones à haut potentiel paysager et patrimonial, jusqu’alors négligés et délaissés par les autorités et les investisseurs. Il s’agit alors d’un nouveau mode d’intervention de « la ville sur la ville », ainsi que de la création d’espaces récréatifs et touristiques pour la valorisation des fronts d’eau de la ville.

Méthode d’action sur la ville

Les grands projets urbains sont de nature complexe et multidimensionnelle : sociale, culturelle, économique et environnementale. Par ailleurs, un nombre croissant d’acteurs est appelé à intervenir tout au long du processus de l’aménagement urbain, dans le cadre des grands projets (Frébault, 2006[23]Frébault J. (2006). La maîtrise d’ouvrage urbaine, Paris, Le Moniteur, 148 p.), ce qui met en évidence un grand changement dans les méthodes et dispositifs de conduite des projets qui rentrent dans le cadre de la maîtrise d’ouvrage urbaine : « Piloter un projet urbain, c’est partir d’une volonté politique, mobiliser un travail continu de conception urbaine, tenir un cap dans la durée, gérer l’interactivité qui fait évoluer le projet dans la concertation et les partenariats, organiser la ”coproduction”, coordonner les opérateurs et les maîtres d’ouvrage opérationnels, fédérer l’ensemble des partenaires qui concourent au portage et à la mise en œuvre du projet tout en assumant les risques politiques et financiers. Le maître d’ouvrage urbain est une sorte de “chef d’orchestre” ».

Le projet urbain est annoncé comme un processus porté par les élus locaux, qui nécessite la participation des habitants et de la société civile (Toussaint et Zimmerman, 1998[24]Op. cit.). Cette participation est devenue l’enjeu même de la démarche et la source de légitimité du projet.

La mise en œuvre des grands projets interpelle ainsi l’utilisation de nouveaux outils et concepts dans la gestion de la chose publique, qui rompt avec la représentation classique du pouvoir et fédère toutes les alliances et formes d’hégémonie : il s’agit de la « gouvernance » (Le Galès, 1995[25]Le Galès P. (1995). « Du gouvernement des villes à la gouvernance urbaine », Revue française de science politique, vol. 45, n° 1, p. 57-95.). Le projet n’est donc pas uniquement une séquence ou une action, il est aussi un instrument, autrement dit, un mode d’action. Halpern et al. (2014[26]Halpern P, Lascoumes P, Le Galès P (dir.). (2014). L’instrumentation de l’action publique. Controverses, résistance, effets, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Gouvernances ».) définissent un instrument de l’action publique comme étant « un dispositif à la fois technique et social qui organise les rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires, en fonction des représentations et des significations dont il est porteur ». Le projet en tant qu’instrument de l’action publique urbaine peut déterminer quelles ressources peuvent être utilisées et par qui. Il permet de stabiliser une forme d’action collective et de rendre plus visible le comportement des acteurs (Pinson, 2005[27]Op. cit.).

L’analyse de Gilles Pinson permet de dégager plusieurs caractéristiques communes en ce qui concerne les méthodes d’action sur la ville, dans le cadre des projets urbains, à savoir : la critique des savoirs sectoriels et professionnels et de leur cloisonnement ; la volonté de dépasser les modes rigides de codification des objectifs politiques en matière d’urbanisme, de ne pas soumettre le projet à la procédure ; la construction participative et délibérative des partis d’aménagement et le souci de la gestion. Confrontés à ces « idéaux types » de projets, les grands projets de Casablanca des années 1990 dévoilent plusieurs caractéristiques qui présentent des avancées majeures dans la conception et la mise en œuvre des projets, en même temps qu’ils en dévoilent les conditions de leur échec.

Avancées des grands projets du littoral de Casablanca

Émergence de nouveaux acteurs :
la Sonadac, structure publique dédiée à la conduite du projet de l’avenue Royale

La réalisation du projet d’émanation royale de « l’avenue Royale » est portée par la Sonadac (Société nationale d’aménagement communal), créée dans cette optique par la transformation des statuts et des compétences de la Banque de Développement des Collectivités Locales (BDCL). Elle a pour principale mission d’assainir le foncier qui va servir à la réalisation de l’avenue Royale, en relogeant les familles concernées dans la nouvelle ville de Nassim et le projet Attacharouk. Cette société a été créée en 1989 sous la dénomination « Banque de développement des collectivités locales », elle a été rebaptisée sous sa dénomination actuelle en 1993, mais elle n’a démarré ses activités qu’en 1995. L’essentiel de son capital était détenu jusqu’en 2006 par la quarantaine de communes qui composaient le Grand Casablanca, et son conseil d’administration était présidé par le ministre de l’Intérieur. Les sources de financement de la Sonadac proviennent essentiellement des emprunts bancaires, ainsi que des recettes générées par les opérations de péréquation. Le relogement des ménages dans la nouvelle ville de Nassim revêtant un caractère purement social, la Sonadac entreprend des opérations à caractère commercial afin de compenser le déficit.

Ouverture de l’action publique urbaine sur l’acteur privé
et le recours à la contractualisation et au conventionnement

Le projet de la marina a été lancé en 1992, après l’obtention de la société privée Puerto loisirs d’un contrat d’exploitation du port de plaisance de Casablanca de la part du ministère de l’Équipement. Ce contrat avait pour objectif de transformer le site en un grand projet touristique pour la ville. De négociation en négociation, le premier contrat d’exploitation n’a été signé qu’en 1993 et le deuxième en 1996. Dans le deuxième contrat, la société s’engage à démarrer les travaux au plus tard six mois après la signature. Entretemps, le promoteur a cherché des bailleurs de fonds pour l’accompagner dans son projet, qui nécessite une enveloppe d’environ un milliard de dirhams, et s’est associé finalement en 1998 à André Der Krikorian, président de la société Der Krikorian, qui est un grand investisseur dans le secteur de l’immobilier et des projets touristiques. Il s’est joint au projet en tant qu’acteur financier, promettant d’apporter « si nécessaire », des sommes qui totalisent 900 millions de DH[28]Voir L’Économiste, « Marina de Casablanca : Puerto Loisirs crie à l’arnaque », édition n° 2030 du 27/05/2005 [En ligne. En 2000, le contrat est annulé par l’Odep (Office des ports) pour motif que la société n’a respecté aucun de ses engagements… Depuis l’annulation du contrat, Puerto Loisirs a entamé plusieurs poursuites judiciaires contre l’Odep pour annulation abusive. Entretemps, Der Krikorian a contacté le ministère de l’Équipement pour un renouvellement du contrat pour son propre compte, et a obtenu la signature d’une nouvelle convention en octobre 2001, en contrepartie d’un désistement du procès intenté contre l’Odep et des dédommagements souhaités estimés à 600 millions de DH.

Nouvelle tendance de l’autonomisation de la maîtrise d’ouvrage opérationnelle du projet

La société Der Krikorian, en charge de la réalisation du projet de la marina, gérait de manière autonome les décisions relatives à la conception, à l’expertise et à la mise en œuvre du projet. Pour ce faire, elle a favorisé le recours à l’expertise privée et a développé un nouveau langage de communication autour du projet pour attirer des investisseurs potentiels.

La société française s’est beaucoup adonnée aux effets d’annonces et aux déclarations dans les journaux. Une communication axée sur l’immobilier, les centres commerciaux vantant les mérites du projet et la grande expertise internationale dont il a bénéficié. Les gérants de la société mettaient en avant, dans plusieurs interviews accordées à des journaux locaux, l’expertise internationale à laquelle la société a eu recours pour la conception et le montage du projet. Ces démarches, que ce soit de communication ou d’expertise et de gestion de projet, étaient jusqu’alors inédites pour la réalisation de grands projets à Casablanca.

Échecs des projets des années 1990

Absence d’ingénierie sociale

Dans le projet de l’avenue Royale, il ne s’agit pas d’une intervention en tabula rasa, mais plutôt d’une intervention massive sur un site chargé d’histoire (la médina extramuros), dont les bâtiments présentaient de réels signes de vétusté et de délabrement, et dont les populations sont extrêmement vulnérables sur plusieurs plans : pauvreté, chômage, analphabétisme, etc. Ce projet nécessite d’autres types de spécialisations et de modes opératoires par rapport aux démarches propres aux modes d’action de la planification urbaine « traditionnelle », plus structurants et verticaux. Or le processus de pilotage du projet de l’avenue Royale se limitait à l’acteur unique Sonadac, qui exerçait un processus de décision excessivement centralisé. Il était sous la tutelle du ministère de l’Intérieur et bénéficiait de son soutien dans la mise en œuvre des opérations d’expropriation, de démolition et de relogement. Ainsi, afin de faciliter les opérations d’expropriation et de délogement des familles, toute l’emprise du projet a été déclarée par décret du ministère de l’Intérieur sous utilité publique.

Par le déplacement et la destruction de l’espace vécu des habitants, cette opération peut être associée à un processus de déterritorialisation (Deleuze et Guattari, 1972[29]Deleuze G, Guattari F. (1972). L’anti-Œdipe, Paris, Les éditions de minuit, 494 p.), impliquant des réajustements spatiaux et sociaux, ce qui nécessite de la part de l’opérateur une haute qualification en matière d’ingénierie sociale. Or ce projet n’a pas fait l’objet d’enquête publique ou même donné lieu à des séances d’information publique (Berry-Chikhaoui, 2004[30]Berry-Chikhaoui I. (2004). « L’avenue royale à Casablanca », dans Ghorayeb M, Khyatt T, Navez-Bouchanine F (dir.), L’entre-deux des politiques institutionnelles et dynamiques sociales. Liban, Maroc, Algérie, Mauritanie, rapport de synthèse, Tours, CNRS, CITERES, équipe EMAM, 178 p.). Le premier contact avec la population a été à travers les enquêtes socio-économiques et foncières réalisées par l’agence urbaine de Casablanca en 1989 et, depuis lors, le projet a été mis en suspens et n’a démarré réellement qu’en 1995, date de début d’activité de la Sonadac.

Aussi, afin de donner des résultats concrets et d’assurer sa crédibilité aux yeux des acteurs de la ville, la Sonadac a lancé dans l’urgence un projet qualifié de « pilote », quand elle a démarré son activité en 1995. Cette première opération avait également pour objectif d’expérimenter les mécanismes de mise en œuvre de relogement et de démolition. Elle concernait 530 ménages, qui ont été relogés en moins d’une année. Cette opération, réalisée dans des conditions d’urgence et de mauvaise information des populations, a été mal vécue par les familles déplacées. La précipitation dans laquelle l’opération s’est déroulée a alors été perçue comme une sorte de « déguerpissement » (Hauw, 2004[31]Hauw D. (2004). « Les opérations de relogement en habitat collectif à Casablanca, de la vision des aménageurs aux pratiques des habitants », thèse, université de Tours-François Rabelais, 431 p.).

Aujourd’hui, 28 ans après le lancement du projet, un grand espace ouvert et vide, qui devrait être la première partie de l’avenue Royale, a été créé. Mais ce qui est censé devenir un symbole de prestige ressemble aujourd’hui plus à une zone de guerre.

La société Sonadac, maître d’ouvrage du projet, a connu une sous-activité accrue caractérisée par un rythme d’exécution des projets très lent, voire même stagnant. Après un faible rendement et un cumul de plusieurs pertes, la CDG développement[32]Entretien avec M. N. D., architecte ayant participé au montage de filiales de la CDG dédiées au pilotage de grands projets d’aménagement, juin 2015. a été introduite au capital de la Sonadac, en 2007. Cependant, malgré sa restructuration, la Sonadac n’a pas encore réalisé un grand progrès dans la libération du foncier du projet. D’après M. N. D., architecte ayant participé au montage et à la création de filiales dédiées à l’aménagement de grands projets à la CDG : « Quand la Sonadac a déclaré faillite, on a fait appel à la CDG pour venir à son secours. Cependant, la CDG s’en fout de ce projet. Elle a tellement de projets rentables qu’elle n’a pas envie de s’enliser avec un projet à caractère social. Elle est évidemment plus sensible aux projets “iconiques” qui sont très rentables ».

Un management qui ne dispose pas des outils nécessaires
de gestion de projets complexes et d’adaptation aux incertitudes

Le projet de la marina a rencontré, quant à lui, des difficultés d’une autre nature. Le site de l’opération est vierge, certes, et ne comporte pas ou peu d’enjeux sociaux, mais la morphologie et la nature du site n’étaient pas des plus favorables à l’urbanisation. L’aménagement du site a nécessité un investissement important de la part de l’entrepreneur privé, qui devait engager des grands travaux pour le développement et la préparation de l’assiette foncière. Ces travaux étaient estimés à 20 millions de dollars US, auxquels il fallait ajouter 22 millions de dirhams (2,28 millions de dollars US) représentant les coûts de déménagement de la Marine royale occupant une partie du site du projet. L’ensemble des travaux a démarré en octobre 2001 et devait se terminer en fin 2002, mais en raison de plusieurs blocages financiers, techniques et administratifs, ils n’ont pris fin qu’en 2004.

Les études techniques et architecturales réalisées par la société française se sont heurtées à un refus total de la part des administrations locales. Le plan de masse du projet, réalisé par l’architecte marocain Karim Chakor, a été refait plus de 22 fois (Barthel, 2008[33]Barthel PA. (2008). Faire du « grand projet » au Maghreb. L’exemple des fronts d’eau (Casablanca et Tunis), GéoCarrefour, n° 83-1, p. 25-34.). Il a été refusé par l’agence urbaine de Casablanca, qui lui reprochait sa constitution en blocs étanches qui opéraient une rupture entre la ville et la mer.

La société chargée du projet avait du mal à obtenir les autorisations de déclassement des terrains sans lesquelles il était difficile de prétendre au financement bancaire nécessaire pour entamer les travaux de construction, par manque d’hypothèque garantissant les crédits consentis.

L’investisseur privé, qui avait investi des sommes importantes dans la préparation du terrain et avait attendu environ dix ans sans avoir pu démarrer les travaux de construction, s’attendait à un retour sur investissement après la réalisation du projet. Ce qui l’a rendu attentif aux fluctuations du marché de vente national et international. Ceci s’est traduit par son recours aux techniques de communication et aux effets d’annonce pour promouvoir le projet. L’effort fourni n’a pourtant pas été suffisant pour rassurer les acteurs publics de la ville. Ainsi, même s’il y a eu accord entre l’office des ports et l’acteur privé, il ne s’agit pas réellement d’un partenariat public/privé, à cause du climat de méfiance qui régnait entre les deux contractants. Cette mésentente entre les acteurs publics et privés a été soldée par plusieurs poursuites judiciaires et a entraîné une série de blocages qui ont été couronnés par l’abandon du projet.

Le projet de la marina a été repris par la CDG développement en 2005. Il est géré par la société ad hoc Al Manar, qui est une filiale à 70 % de la CDG développement, avec une participation à hauteur de 30 % dans son capital de Sama Dubaï, filiale de Dubaï Holding. Aujourd’hui, le nouveau projet de la marina, qui a été conçu par les urbanistes français Yves Lion et François Leclerc, avec la collaboration des architectes marocains Abdelouahed Mountassir et Abdelmoula Imadeddine, a atteint des phases avancées de réalisation.

Absence d’une construction participative et délibérative des partis d’aménagement :
projets engagés par la puissance publique, avec une forte présence du ministère de l’Intérieur

Les grands projets de Casablanca des années 1990 n’ont donné lieu à aucune tentative d’ouverture du processus de planification, ni sur le local, ni sur la participation citoyenne. Au contraire, cette période est celle où ont été généralisés les instruments législatifs et réglementaires de la « mise en ordre urbanistique ». Tout se jouait alors au sein de l’État qui maîtrisait les allocations des ressources et gérait presque tout directement ou indirectement (Iraki, 2011[34]Iraki A. (2011). « Réformes institutionnelles, refonte des territoires et rapports de pouvoirs dans la ville », dans Signoles P, Faire la ville en périphérie(s) ? Territoires et territorialités dans les grandes villes du Maghreb, CITERES/université de Tours/CNRS. ; Abouhani, 2002[35]Op. cit.).

Le projet de l’avenue Royale, que ce soit dans sa conception (sous forme de percée fortement inspirée des réalisations haussmanniennes) ou dans sa mise en œuvre, est d’emblée le projet du roi. Il a été conçu dans une double optique de désenclavement de la mosquée Hassan II et de restructuration de la centralité casablancaise, tout en s’inscrivant dans la conception sécuritaire de l’urbanisme des années 1980 au Maroc (Rachik, 2002[36]Op. cit.).

Le ministère de l’Intérieur a également été très présent dès les premières étapes de préparation du projet de la baie de Casablanca, qui a été le sujet de plusieurs études et conceptions depuis la fin des années 1990. D’après l’architecte Abdelouahed Mountassir du groupe Confluences, concepteur de la dernière version du projet de la baie de Casablanca, ces différentes conceptions « n’ont pas plu aux décideurs et responsables politiques[37]Entretien avec Abdelouahed Mountassir, réalisé en avril 2014. ». D’ailleurs, les architectes du groupe Confluences déclarent avoir été convoqués de gré à gré personnellement par le ministre de l’Intérieur afin de préparer une proposition de conception pour le projet. Ce projet n’a également jamais été réalisé.

Incapacité du système de gouvernement classique de la ville
à gérer et à mettre en œuvre les grands projets

À l’intérieur de la ville de Casablanca coexistent plusieurs organes administratifs qui se disputent le pouvoir local : il s’agit de l’administration territoriale représentée par le wali et le gouverneur de l’agence urbaine, qui est sous la tutelle du ministère de l’Intérieur, de l’administration déconcentrée formée des représentations déconcentrées des ministères, des entités élues et des concessionnaires privés des services publics urbains. Cette multiplicité des intervenants qui opèrent dans les champs de l’urbain a induit la dilution des responsabilités et, de ce fait, a interdit l’apparition d’une autorité fédératrice capable d’assurer la bonne coordination et de conduire le développement du territoire casablancais dans le cadre d’une vision d’ensemble claire et partagée par tous les acteurs (Abouhani, 2002[38]Abouhani A. (2002). Enjeux et acteurs de la gestion urbaine, Dakar, Sénégal, Codesria, 290 p. ). Cette situation a eu pour effet une lourdeur dans les procédures administratives et une incapacité des collectivités locales à entrer en symbiose avec le reste des composantes du système de gouvernement classique de la ville, ce qui a empêché l’émergence d’un réel leadership local (Iraki, 2011[39]Op. cit.).

Cette mésentente entre les composantes du système de gouvernement, conjuguée à la complexité des circuits de prise et de validation des décisions se rapportant à l’urbanisme, a été, elle aussi, l’une des causes majeures de l’échec de cette première génération de projets.

Conclusion

Les premiers grands projets de Casablanca des années 1990 ne s’apparentent pas — ou peu — à une démarche de projet urbain telle que documentée et pratiquée en Europe. Si cet instrument de l’action publique urbaine s’est imposé en Europe, autant par le haut que par le bas dans les contextes économiques, politiques et sociaux des années 1970, l’histoire de l’émergence des grands projets à Casablanca est hybride. Les premiers grands projets de Casablanca étaient avant tout un moyen d’exprimer clairement une volonté politique. Ils sont fortement marqués par l’empreinte du sceau royal et connaissent une forte présence du ministère de l’Intérieur.

On peut déduire de cette analyse que les premiers projets des années 1990 représentent une avancée importante en matière de mode de fabrication de l’espace urbain à Casablanca. Ces projets ont été relancés au début des années 2000, et repris en main par les grandes holdings nationales[40]Une holding est une société qui n’a qu’une activité financière, et qui, en détenant un nombre suffisant d’actions de chacune de ses filiales, s’assure du contrôle du groupe qu’elles forment (source : Barthel PA, 2008, op. cit.). dans le domaine de l’aménagement urbain, telles que la CDG.

D’ailleurs, la démarche de « projet » a connu un grand essor à Casablanca dans cette période. Il s’agit à la fois d’une multiplication rapide du nombre des opérations, d’un élargissement des sphères d’intervention et de l’arrivée massive d’investisseurs étrangers. Cette généralisation de la démarche de « projet » à Casablanca dans les années 2000 est rattachée, d’une part, à plusieurs réformes économiques et politiques (en l’occurrence le nouveau règne) et, d’autre part, à des enjeux exogènes à la ville qui émanent d’injonctions supranationales.

Cependant, malgré la généralisation des grands projets, les autorités chargées de l’urbanisme au Maroc n’envisagent nullement un passage du « plan » au « projet ». Elles restent de très grandes productrices de réglementations par le biais du plan, ne serait-ce que parce qu’elles s’évertuent à élaborer la nouvelle génération de documents d’urbanisme, sous la même forme que les anciens plans d’aménagement[41]Même si les nouveaux documents d’urbanisme présentent de minimes changements par rapport aux anciens plans, ils obéissent toujours à la même loi 12/90.. Ces nouveaux documents d’urbanisme entérinent les grands projets qui sont majoritairement des coups partis qui ont bénéficié de la procédure de dérogation urbanistique. Les grands projets à Casablanca expriment ainsi une indépendance des importants acteurs politiques et économiques dans la création de morceaux de villes, de manière autonome vis-à-vis des orientations de la planification urbaine traditionnelle.


[1] Boutinet JP. (1993). Anthropologie du projet, Paris, Puf, 464 p.

[2] Boltanski L, Chapello E. (1999). Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.

[3] Ingallina P. (2001). Le projet urbain, Paris, Presses Universitaires de France (collection « Que sais‐je ? »), 127 p.

[4] Rachik A. (1995). Villes et pouvoirs au Maroc, Casablanca, Afrique Orient, 196 p.

[5] Abouhani A. (2002). Enjeux et acteurs de la gestion urbaine, Dakar, Sénégal, Codesria, 290 p.

[6] Op. cit.

[7] Rachik A. (2002). Casablanca, l’urbanisme de l’urgence, Casablanca, Imprimerie Najah El Jadida, 223 p.

[8] Moujahid A. (2008). « Le gouvernement du grand Casablanca à l’épreuve de la gouvernance », thèse, université Montpellier III-Paul Valery, 741 p.

[9] Naciri M. (1987). « L’aménagement des villes et ses enjeux », Maghreb-Machrek, n° 118, p. 46-70.

[10] Iraki A. (2014). « Réformes institutionnelles, refonte des territoires et rapports de pouvoirs dans la ville », dans Signoles P. (dir.), Territoires et politiques dans les périphéries des grandes villes du Maghreb, Paris, Karthala, 535 p.

[11] Cattedra R. (2001). « La mosquée et la cité : la reconversion symbolique du projet urbain à Casablanca (Maroc) », thèse, université de Tours-François Rabelais, 604 p.

[12] Op. cit.

[13] Tozy M. (1999). Monarchie et Islam politique au Maroc, Paris, Presses de Sciences Po, 282 p.

[14] Bourdin A. (2003). Centralités dans la ville en mutation. Quelles perspectives pour les pouvoirs publics ?, Lyon, éditions CERTU, p. 76.

[15] Lebrun N. (2002). « Centralités urbaines et concentration de commerces », thèse, université de Reims-Champagne-Ardenne, 511 p.

[16] Othman MA. (1988). La cité musulmane, Koweit, Conseil national de la culture et des arts, 415 p.

[17] « Le terme “mosquée” provient du terme arabe masjid, qui signifie le lieu de rassemblement. Le terme peut aussi se dire jâmi ou lieu de réunion » (Torrekens, 2009).

[18] Pinson G. (2002). « Projets et pouvoir dans les villes européennes, une comparaison de Marseille, Venise, Nantes et Turin », thèse, Rennes, CNRS/université de Rennes I/Institut d’études politiques de Rennes, p. 58.

[19] Deviller C. (1996). Le projet urbain, Paris, Éditions du Pavillon de l’Arsenal, p. 20-21.

[20] Lévy A. (1995). Contribution au projet urbain : composition urbaine et instruments d’urbanisme, rapport, LTMU/IFU/Paris 8.

[21] Toussaint JY, Zimmerman M. (1998). Projet urbain : ménager les gens, aménager la ville, Bruxelles, Mardaga, 202 p.

[22] Pinson G. (2005). « Le projet urbain comme instrument de l’action publique », dans Lascoumes P, Le Gales P (dir.), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, 369 p.

[23] Frébault J. (2006). La maîtrise d’ouvrage urbaine, Paris, Le Moniteur, 148 p.

[24] Op. cit.

[25] Le Galès P. (1995). « Du gouvernement des villes à la gouvernance urbaine », Revue française de science politique, vol. 45, n° 1, p. 57-95.

[26] Halpern P, Lascoumes P, Le Galès P (dir.). (2014). L’instrumentation de l’action publique. Controverses, résistance, effets, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Gouvernances ».

[27] Op. cit.

[28] Voir L’Économiste, « Marina de Casablanca : Puerto Loisirs crie à l’arnaque », édition n° 2030 du 27/05/2005 [En ligne].

[29] Deleuze G, Guattari F. (1972). L’anti-Œdipe, Paris, Les éditions de minuit, 494 p.

[30] Berry-Chikhaoui I. (2004). « L’avenue royale à Casablanca », dans Ghorayeb M, Khyatt T, Navez-Bouchanine F (dir.), L’entre-deux des politiques institutionnelles et dynamiques sociales. Liban, Maroc, Algérie, Mauritanie, rapport de synthèse, Tours, CNRS, CITERES, équipe EMAM, 178 p.

[31] Hauw D. (2004). « Les opérations de relogement en habitat collectif à Casablanca, de la vision des aménageurs aux pratiques des habitants », thèse, université de Tours-François Rabelais, 431 p.

[32] Entretien avec M. N. D., architecte ayant participé au montage de filiales de la CDG dédiées au pilotage de grands projets d’aménagement, juin 2015.

[33] Barthel PA. (2008). Faire du « grand projet » au Maghreb. L’exemple des fronts d’eau (Casablanca et Tunis), GéoCarrefour, n° 83-1, p. 25-34.

[34] Iraki A. (2011). « Réformes institutionnelles, refonte des territoires et rapports de pouvoirs dans la ville », dans Signoles P, Faire la ville en périphérie(s) ? Territoires et territorialités dans les grandes villes du Maghreb, CITERES/université de Tours/CNRS.

[35] Op. cit.

[36] Op. cit.

[37] Entretien avec Abdelouahed Mountassir, réalisé en avril 2014.

[38] Abouhani A. (2002). Enjeux et acteurs de la gestion urbaine, Dakar, Sénégal, Codesria, 290 p. 

[39] Op. cit.

[40] Une holding est une société qui n’a qu’une activité financière, et qui, en détenant un nombre suffisant d’actions de chacune de ses filiales, s’assure du contrôle du groupe qu’elles forment (source : Barthel PA, 2008, op. cit.).

[41] Même si les nouveaux documents d’urbanisme présentent de minimes changements par rapport aux anciens plans, ils obéissent toujours à la même loi 12/90.