frontispice

L’essor des taxis collectifs dans le Grand Tunis
Une réponse aux besoins de mobilité
des périurbains.
Étude de cas d’El Mornaguia

• Sommaire du no 9

Souhir Bouzid Ben Tahar Inst. sup. des Technologies de l’Environnement, de l’Urbanisme et du Bâtiment, Tunis

L’essor des taxis collectifs dans le Grand Tunis : une réponse aux besoins de mobilité des périurbains. Étude de cas d’El Mornaguia, Riurba no 9, janvier 2020.
URL : https://www.riurba.review/article/09-objets/taxis/
Article publié le 1er janv. 2020

Copier la référence
Télécharger le PDF
Imprimer l’article
Souhir Bouzid Ben Tahar
Article publié le 1er janv. 2020
  • Abstract
  • Résumé

The rise of collective cabs in Greater Tunis, a response to the mobility needs of periurban dwellers. Case study of El Mornaguia

Greater Tunis has experienced an important phase of its urban evolution characterized by a large scale urban sprawl. This sprawl has led to the production of neighbourhoods with social, economic and urban conditions quite different from those of the central spaces. In addition, the changes in Greater Tunis are also affecting the urban transport system. The public transit system remains inadequate and seems to be struggling to keep up with the demand. However, urban lines have been opened, particularly for the service of outlying areas by collective taxis. The latter provide speed of travel, as well as flexibility in service and schedules in the face of insufficient public transit supply.

Le Grand Tunis a récemment connu une évolution urbaine caractérisée par un étalement spatial important. Cet étalement a conduit à la production de quartiers aux conditions sociales, économiques et urbaines bien différentes de celles des espaces centraux. En outre, les changements que connaît le Grand Tunis touchent également le système de transport urbain. Le réseau de transport collectif demeure insuffisant et semble peiner à suivre l’évolution de la demande. Cependant, des lignes urbaines ont été ouvertes, notamment pour la desserte des quartiers périphériques par des taxis collectifs. Ces derniers procurent la rapidité des déplacements, ainsi que la souplesse dans la desserte et les horaires face à l’insuffisance de l’offre de transport collectif.

Cet encadré technique n’est affiché que pour les administrateurs
post->ID de l’article : 3163 • Résumé en_US : 3214 • Résumé fr_FR : 3210 •

Introduction

Depuis une dizaine d’années, le réseau de taxis collectifs de l’agglomération du Grand Tunis connaît un essor remarquable. En effet, sur le périmètre du Grand Tunis, le nombre de taxis collectifs a été multiplié par 2,5 entre 2009 et 2017, passant de 945 à 2 383, selon les sources du ministère du Transport. Ces taxis, également appelés « grands taxis », se caractérisent par la taille imposante du véhicule, pouvant accueillir jusqu’à huit voyageurs, et par leur couleur jaune vif. Ils circulent sur des circuits prédéfinis longtemps cantonnés aux trajets interurbains, mais, ces dernières années, le partage territorial entre transports collectifs publics et taxis collectifs, en fonction de leur caractère urbain ou interurbain, tend à s’effacer. Actuellement, les taxis collectifs disposent de circuits qui visent la relation des quartiers périurbains avec le centre-ville de Tunis. Enfin, l’intégration du nombre croissant de ces véhicules dans les espaces publics et de circulation ne semble pas avoir été anticipée. L’absence d’aménagement, tant au niveau des stations qu’à l’échelle de l’espace public, pose des difficultés dans leur usage et des problèmes de cohabitation avec les autres modes de déplacements. Pour autant, leur utilisation semble plébiscitée par la population, particulièrement celle résidant dans les secteurs périurbains de l’agglomération.

De quoi cette multiplication des taxis collectifs et de leur usage est-elle le signe ? Plusieurs phénomènes semblent expliquer l’essor de ce mode : le fort étalement périphérique du développement urbain de la capitale, qui génère une dépendance à l’automobile, une évolution des pratiques de mobilité des habitants des quartiers périphériques et périurbains, les insuffisances du réseau d’autobus déjà en place, mais aussi les choix adoptés en matière de gouvernance des transports et de l’économie, perceptibles à travers la politique d’attribution des licences.

Ces différents aspects participant au développement croissant des taxis collectifs ont pu être abordés dans la littérature sur le sujet. Pour Richard Darbéra (2009[1]Darbera R. (2009). Où vont les taxis ?, Paris, Descartes et Cie.), « Partout dans le monde, le taxi est appelé à jouer un rôle central dans l’évolution de la mobilité urbaine ». Plus particulièrement, cet auteur montre que le rôle des taxis collectifs dans « l’éventail de l’offre de mobilité » est fortement variable selon les modalités de régulation de leur usage par les pouvoirs publics locaux ou étatiques. Selon le contexte et les options prises (tarifs, contingentement, règles de circulation), les taxis peuvent se présenter soit comme concurrents, soit comme complémentaires aux lignes de transports collectifs publics (Darbéra, 2010[2]Darbera R. (2010). « Transports publics et taxis : concurrence ou complémentarité ? », Ville, Rail et Transport, p. 34-39.). Le Tellier (2005[3]Le Tellier J. (2005). « Les services des taxis collectifs dans les grandes villes marocaines : une alternative aux déficiences des transports institutionnels », Annales de géographie, n° 642, p. 163-186.) a étudié le système des grands taxis au Maroc. Il souligne l’ambivalence de leur gestion : ces taxis collectifs ne correspondent pas au modèle de transport souhaité par l’administration et les élus (parc vieillissant, insécurité routière, concurrence pour les transports collectifs de type autobus, participation à la congestion automobile) ; pour autant, leur cadre réglementaire, bien qu’imparfait, ne semble pas être remis en cause, et le nombre d’agréments délivrés est en augmentation. D’une part, l’attribution des autorisations est un moyen pour l’État marocain de soutenir l’emploi et, d’autre part, ce mode pallie l’insuffisance de l’offre de transport collectif par autobus, en étant mieux adapté aux besoins de mobilité des populations situées en périphérie (Le Tellier 2005[4]Op. cit.).

Les deux références présentées ci-dessus abordent le sujet des taxis collectifs par le prisme de leurs acteurs, de leur modèle économique et de leur cadre réglementaire. Notre article apporte un éclairage plus spécifique sur la nature des besoins de mobilité des habitants du périurbain tunisois. Il consiste en une étude de cas des pratiques de déplacements des résidents de la délégation d’El Mornaguia. Dans le Grand Tunis, le taxi collectif apparaît comme concurrent au taxi privé mais complémentaire du transport collectif par autobus (Bouzid, 2018[5]Bouzid S. (2018). « La mobilité dans les aires périurbaines du Grand Tunis : étude de cas d’El Mornaguia », thèse de doctorat en urbanisme et aménagement, École nationale d’architecture et d’urbanisme de Tunis, 455 p.). Il s’agit de savoir si les taxis collectifs mis en place facilitent les déplacements des habitants du périurbain tunisois. L’accent est mis sur le rapport étroit entre l’évolution du système de transport et le développement urbain important qu’ont connus les marges périphériques de la capitale.

Les grandes villes des pays du Sud ont vu leurs périphéries s’étendre sur de longues distances en englobant d’anciennes localités, auparavant autonomes, qui forment désormais de véritables quartiers urbains. Ce processus est très avancé dans la capitale. Son étalement périphérique démesuré explique, en partie, la mobilité croissante, également génératrice de différenciation et de ségrégation sociospatiale (Belhedi, 2005[6]Belhedi A. (2005). « Différenciation et recomposition de l’espace urbain en Tunisie », dans Sid-Ahmed S (dir.), Villes arabes en mouvement, Cahiers du Gremamo, n° 18, Labo Sedet-CNRS, université Paris VII-Denis Diderot, p. 21-46.). Cette mobilité, aussi bien résidentielle que pendulaire, est facilitée notamment par le développement des transports urbains collectifs et rendue nécessaire par l’allongement des trajets et la séparation accrue des lieux de résidence et de travail. Néanmoins, les transports collectifs sont devenus incapables de répondre aux besoins de la population locale.

Nous nous intéressons en particulier à l’offre des taxis collectifs dans le Grand Tunis. Cet article apporte des résultats sur le fonctionnement de ce mode relativement récent, sur sa participation à la mobilité quotidienne des ménages et, de façon corollaire, sur les besoins de mobilité non satisfaits par les lignes d’autobus. Cette analyse s’appuie sur des entretiens avec les acteurs locaux, des visites de terrain et une enquête par questionnaire auprès des habitants d’El Mornaguia.

Méthodologie

L’enquête par questionnaire concerne 362 logements, ce qui représente 5 % du total des ménages de la délégation d’El Mornaguia. L’enquête touche l’ensemble du ménage, c’est-à-dire que nous nous intéressons aux profils et aux déplacements de tous les membres des ménages enquêtés, de 5 ans et plus. Les ménages interrogés ont été sélectionnés par quotas selon leur lieu de résidence. Au final, les ménages interrogés rassemblaient 1 884 personnes, dont 1 833 de 5 ans et plus qui ont répondu à l’enquête sur leurs déplacements. Nous avons effectué de multiples visites sur le terrain afin de nous familiariser avec le site. Nous nous sommes présentée à la commune, à la délégation et au lycée d’El Mornaguia, et avons ainsi pu faire la connaissance de plusieurs personnes ressources. Ces dernières nous ont introduite auprès de leurs proches, de leurs voisins et de leurs amis, ce qui a facilité notre travail de terrain.

Le choix de l’échantillon des personnes interrogées s’est fait par la méthode des quotas, en construisant un modèle réduit de population (suivant la taille voulue). La proportion des personnes à interroger dans chaque catégorie par rapport au nombre total de l’échantillon reproduit aussi exactement que possible leur proportion dans l’ensemble de la population sondée. Considérant que l’éloignement des stations de bus est un facteur déterminant dans le choix du moyen de transport collectif à emprunter, le critère de sélection des ménages enquêtés a été celui de « lieu de résidence ». À El Mornaguia, tous les moyens de transport collectif sont regroupés au centre de la commune, sur la route nationale 5 et tout près de la commune. Les habitants des différentes cités du milieu communal peuvent se déplacer à pied au centre de la commune pour prendre un moyen de transport collectif, tandis que les habitants des secteurs ruraux doivent prendre le bus de la TRANSTU ou le transport rural pour arriver au centre de la Mornaguia et prendre par la suite le moyen de transport convenable pour chaque personne. Ainsi, le lieu de résidence est un facteur de différenciation au niveau du transport collectif pour les ménages.

Notre enquête par questionnaire s’est déroulée soit au sein de la résidence du ménage, soit dans la commune (service d’état civil), soit dans la délégation. Tous les déplacements réalisés la veille des jours d’enquête ont été recensés. Les caractéristiques de ces déplacements, avec leurs motifs, leurs modes, leurs lieux, leurs heures de départ et d’arrivée ont été relevées de manière précise, et tous les modes de déplacement ont été pris en compte, y compris la marche à pied. L’exploitation des différentes données de l’enquête relative aux mobilités est effectuée à partir d’un calcul des fiches d’enquête. Cette étape est suivie par la réalisation d’une base de données sur Excel et transmise par la suite sur les logiciels Arc-Gis et Adobe Illustratorpour la réalisation des cartes. Les entretiens semi-directifs ne sont qu’un outil pour mieux accomplir et approfondir les données quantitatives collectées. Ils nous permettent d’acquérir de nouvelles connaissances sur les pratiques de mobilité des ménages. La méthodologie de recueil de données sur la mobilité de week-end est conforme à celle utilisée en semaine. Ces données sur la mobilité du dernier week-end sont recueillies auprès des mêmes membres des ménages enquêtés qui ont répondu au questionnaire sur les déplacements réalisés durant un jour classique de semaine, ce qui offre ainsi des renseignements sur d’éventuels liens entre les deux types de mobilités.

La première partie de l’article permet de comprendre l’organisation et les évolutions de l’offre des transports collectifs urbains, en lien avec le développement spatial du Grand Tunis. La deuxième partie est consacrée à l’organisation institutionnelle et au fonctionnement des taxis collectifs. Enfin, la troisième partie aborde les pratiques de mobilités actuelles et leurs évolutions modales. L’étude de cas d’El Mornaguia éclaire sur les besoins et les choix de mobilité d’une population située en secteur périurbain. Le traitement de cette enquête montre la contribution des taxis collectifs dans la mobilité des personnes.

Le système de transport urbain dans le Grand Tunis :
évolution et limites actuelles

Le transport est défini comme étant « un système ouvert, c’est-à-dire en échange continu avec son environnement économique, social et politique, dans lequel la circulation des biens et des personnes assure le lien entre l’ensemble des objets » (Belhareth, 2004, p. 211[7]Belhareth T. (2004). Transport et structuration de l’espace tunisien, Tunis, Publications de la Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis, 612 p.). Ainsi, le réseau de transport se développe afin de répondre aux besoins de mobilité d’une société donnée. De ce fait, « les besoins peuvent être internes et nécessités par une évolution lente et progressive des structures de production. Néanmoins, il arrive que ces besoins soient exogènes à un espace donné. C’est le cas des espaces dominés ou convoités où les réseaux ont été créés pour permettre l’extension de la base économique et territoriale de l’espace dominant » (Belhedi, 1980[8]Belhedi A, Signoles P, Miossec JM, Dlala H. (1980). Tunis, évolution et fonctionnement de l’espace urbain, Tours, Urbama, fascicule de recheche n° 6, 258 p.). Cependant, Tunis, l’agglomération la plus peuplée et le centre le plus dynamique de la Tunisie, est parmi les rares villes du Tiers-Monde nanties d’un système de transport public urbain anciennement organisé. Son système de transport a connu d’importantes évolutions depuis l’indépendance du pays (1956).

Au début des années 1990, Tunis a connu d’importantes actions des pouvoirs publics visant la maîtrise de l’urbanisation du Grand Tunis, à travers la mise en place de politiques sectorielles et la réalisation de projets (le code de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme a été promulgué en 1994, le Schéma Directeur d’Aménagement (SDA) du Grand Tunis à l’horizon 2021 a été engagé en 1995, l’élaboration du premier schéma national de l’aménagement du territoire en 1985). Toutes ces réalisations en matière de planification urbaine et de planification des transports s’inscrivent dans la tradition instituée au milieu des années 1970, basée sur la mise en cohérence de l’urbanisation et du transport. Le Grand Tunis a ainsi continué à recevoir une part importante du volume total des migrations résidentielles entre régions, ce qui a contribué à l’urbanisation des zones périphériques (Turki, 2013[9]Turki SY. (2013). Système de transport et urbanisation dans le Grand Tunis. La durabilité en question, Laboratoire de Télédétection et Systèmes d’Information à Référence Spatiale, 13 p.). La nouvelle périphérie populaire, concentrée à l’ouest de l’agglomération tunisoise, est dépourvue de zones d’activités et d’équipements. Ainsi, plusieurs quartiers de l’ouest du Grand Tunis, inclus dans des périmètres communaux, ont fait l’objet d’actions de réhabilitation ; néanmoins, ils demeurent faiblement équipés (Chabbi, 2012[10]Chabbi M. (2012). L’urbain en Tunisie. Processus et projet, Tunis, Nirvana, 219 p.). Par conséquent, la physionomie de l’agglomération a été modifiée par l’urbanisation de sa périphérie agricole.

Figure 1. Situation géographique d’El Mornaguia dans le Grand Tunis (source : auteur).

Le système de transport collectif :
 offre déficiente, coordination faible

Le système de transport constitue un facteur fondamental susceptible de soutenir toute croissance de la ville et de permettre toute organisation de son espace. Ainsi, l’offre de transport collectif, en Tunisie, relève à la fois du secteur public et du secteur privé. Le ministère des Transports a mis en place des opérateurs publics qui assurent l’offre du transport collectif routier et ferroviaire des voyageurs. Dans le Grand Tunis, la société des transports de Tunis, aussi connue par le nom de TRANSTU, entreprise publique de transport née en 2003 de la fusion entre la Société du Métro Léger de Tunis (SMLT, fondée en 1981) et la Société Nationale de Transports (SNT, fondée en 1963), est chargée de la gestion du transport des passagers.  

Les moyens de transport collectif dans le Grand Tunis ont connu différentes phases d’évolution. La construction de la première ligne ferroviaire du pays, Tunis-La Goulette, a débuté en 1873. Le premier tramway hippomobile tunisois a été mis en service en 1885, il a été électrifié en 1902. En 1930, fut mise en place la première ligne d’autobus reliant Tunis (rue de Rome et place de la Gare), Mutuelleville et Montfleury. En 1944, les tramways ont été remplacés par des trolleybus. La SNT, chargée du transport routier public, se spécialise en 1964 dans le transport des passagers de l’agglomération de Tunis.

Dans le Grand Tunis, l’autobus public géré par la Société des Transports de Tunis (STT) dessert les zones centrales et péricentrales, et toutes les cités et les quartiers résidentiels de la périphérie, alors que l’autobus géré par les sociétés privées de transport (TUS, TCV et CITY Transport) assure au départ les déplacements sur quelques lignes dans les quartiers habités par les populations les plus solvables de la ville de Tunis (Chabbi, 2012[11]Op. cit.) ; par la suite, ces lignes ont été prolongées pour desservir les périphéries (El Mornaguia, Mhamdia, Hamam-Lif…).

En 1985, Tunis a connu la mise en service de la première ligne de métro léger, entre Tunis et Ben Arous. Par la suite, le métro léger du Grand Tunis s’est étoffé avec trois lignes vers les banlieues, Sud (Tunis-El Mourouj, 2008), Nord (Tunis-Ariana, 1989) et Ouest (Tunis Bardo-Ibn Khaldoun, 1990). Ce réseau a été prolongé (en 1992) jusqu’à l’Intilaka à l’approche d’Ibn Khaldoun (ligne 5) puis jusqu’à Den Den en 1999 à partir de la station du Bardo (ligne 4), puis, en 2009, jusqu’au campus universitaire de la Manouba (ligne 14). Le réseau du métro était initialement au service de la population du centre, du fait qu’il ne comportait ni lignes diamétrales, ni lignes périphériques (Dlala, 2007[12]Dlala H. (2007). « Métropolisation et recomposition territoriale du Nord-Est tunisien », Cybergeo, European Journal of Geography, Environnement, Nature, Paysage, article n° 410.). Néanmoins, avec la création des lignes périphériques (lignes 6 et 14), le métro a commencé à desservir les espaces périurbains du Grand Tunis (l’Ouest et le Sud de la capitale).

Par ailleurs, nous signalons qu’il n’y a pas de coordination entre les différents opérateurs du transport urbain (bus, métro, train). Le réseau et les moyens de transport dans le Grand Tunis ont connu des évolutions importantes, néanmoins ils restent insuffisants vu l’importance de l’étalement spatial du Grand Tunis. Cette insuffisance est davantage ressentie par la population des périphéries, qui parcourt des distances plus longues pour arriver au centre-ville de Tunis, où se concentrent les emplois et les services. À l’aube de 2020, un nouveau projet est envisagé : le RFR[13]Réseau Ferroviaire Rapide.. Il permettra de relier Tunis au Bardo en 7 minutes, et Tunis à la Manouba en 13 minutes. Chaque jour, il permettra à 600 000 personnes de se déplacer. Cetransport collectif sera-t-il plus satisfaisant pour la population du Grand Tunis, et particulièrement pour les habitants des périphéries ?

Éventail de l’offre en taxis dans le Grand Tunis

Parallèlement aux transports collectifs classiques, une offre de taxis individuels et collectifs existe. Les taxis individuels dans le Grand Tunis n’ont généralement pas de trajet prédéfini. Il s’agit d’une forme de transport à la demande, sollicitée directement par les usagers sur le réseau routier. Les taxis vides en quête de voyageurs circulent librement sur l’ensemble du réseau et répondent à la demande formulée par un simple geste. Ce mode est très important puisque le nombre de taxis en circulation est assez élevé (ils représentent 51 % du parc national en taxis (ministère du Transport, 2017). Quant aux taxis collectifs, ils disposent pour leur part de circuits prédéfinis qui visaient initialement à relier des localités périphériques aux centres régionaux et locaux. Avec le processus de périurbanisation, ces circuits traversent de plus en plus des quartiers périurbains, dont la population trouve dans ce mode un moyen de transport souple et au coût raisonnable. Le chauffeur de taxi collectif peut s’arrêter à tout moment sur voie, à la demande du voyageur. Le caractère rural de ce mode de transport est ainsi en train de devenir de plus en plus urbain (Bouzid, 2018[14]Op. cit.). Après la révolution de 2011, leur nombre a augmenté car l’État a délivré des autorisations afin de lutter contre le chômage. L’État a d’abord mis en place les taxis ruraux (reliant les localités rurales avec la commune) et les taxis collectifs (reliant les communes entre elles), puis, après la communalisation de tout le territoire national (en 2016), il a pris la décision de combiner ces deux modes de transport en un seul, celui des taxis collectifs (couleur jaune) (tableau 1). Ce mode dépend donc de certaines spécificités locales (Darbéra, 2010[15]Op. cit.).

Tableau 1. Nombre d’autorisations de transport en commun non réguliers des personnes au 31 décembre 2017 (source : ministère du Transport).

Ces taxis circulent sur un réseau viaire principalement radial, dont le point de convergence est Tunis. Le réseau routier de la ville est ancien dans les parties centrales et donc difficile à réaménager. Ce réseau se caractérise aussi par la multifonctionnalité de ses usages et un encombrement des voies existantes. En outre, il est marqué par la dominance des routes radiales reliant le centre-ville aux zones périphériques. Il s’agit essentiellement de routes nationales : la majorité d’entre elles se prolongent vers d’autres régions du territoire national (Turki, 2013[16]Op. cit. ; Belhareth, 2004[17]Op. cit.). Ce réseau se caractérise aussi par la multifonctionnalité et un encombrement des voies existantes.

L’examen de la situation actuelle dans le Grand Tunis montre que la demande de transport a évolué à un rythme plus rapide que le taux de croissance démographique (Turki, 2013[18]Op. cit.). Ceci s’explique tout d’abord par l’étalement spatial qu’a connu le Grand Tunis dans ses marges périurbaines et ensuite par l’amélioration des conditions de vie de ses habitants. Ainsi, l’offre de transport collectif reste insuffisante, ce qui pousse les gens à posséder une voiture particulière. Par conséquent, les transports collectifs sont utilisés par les populations qui ne peuvent pas acheter une voiture particulière, ce qui est à l’origine d’une inégalité sociale au sein de la population tunisoise.

Les taxis collectifs dans le Grand Tunis :
de nouveaux itinéraires et un nombre croissant de licences

Réglementation, acteurs et fonctionnement
des taxis collectifs

La mise en place des taxis collectifs remonte à l’année 1989. La législation limite la capacité de ces grands taxis à huit passagers, en sus du chauffeur. On les trouve dans une station dédiée. Généralement, la voiture ne part que lorsqu’elle est pleine et elle s’arrête n’importe où selon les demandes des passagers. Les taxis collectifs assurent une meilleure desserte du centre-ville, ils pénètrent davantage dans ses tissus urbains denses où la voirie est étroite. D’après la réglementation, les taxis collectifs doivent effectuer uniquement des courses intercommunales : transport interurbain, hors des périmètres communaux. Cependant, dans le Grand Tunis, des lignes urbaines de grands taxis ont été ouvertes, notamment pour la desserte des quartiers périphériques difficilement accessibles par autobus. Les autorités tolèrent cette entorse à la règle en raison des réponses apportées à des besoins de mobilité insatisfaits par les services d’autobus.

Les taxis collectifs procurent la rapidité des déplacements, ainsi que la souplesse dans la desserte et les horaires. Ils offrent une pluralité de solutions adaptées aux besoins d’usagers qui se déplacent collectivement. L’usage des taxis collectifs est simple : les véhicules sont regroupés dans des stations, points de départ et d’arrivée, qui renvoient à des itinéraires précis avec des destinations prédéfinies. Lieux de rassemblement, les stations sont concentrées dans les espaces centraux, puis elles sont réparties dans les centralités secondaires et les secteurs les plus dynamiques en périphérie.

Les propriétaires des licences de louages et des taxis collectifs sont tous des particuliers et des personnes physiques. L’octroi des « cartes d’exploitation du transport public » dites encore « licences », revient au ministère du Transport, en collaboration avec les collectivités locales dans le cas des taxis collectifs. La réponse aux demandes de licence se fait dans le cadre d’une commission d’examen. Ces licences peuvent être louées en contrepartie d’un montant d’argent que fixe le marché. De cette manière, une licence peut servir à créer des revenus pour plusieurs intermédiaires exploitant cette autorisation.

Selon un entretien avec le maire de la commune d’El Mornaguia, nous avons su que, durant la révolution (2011), des demandeurs d’emplois ont fait des manifestations devant la commune et la délégation afin d’obtenir des licences et, par la suite, ils ont déposé des demandes auprès du gouvernorat de La Manouba. Ils n’ont pas attendu l’accord de l’attribution des licences, ils ont acheté des véhicules et ont commencé à travailler (particulièrement ceux qui avaient des relations avec la sécurité nationale) (figure 2). L’État a autorisé l’offre des taxis collectifs dans les grandes agglomérations. Par conséquent, plusieurs problèmes concernant les difficultés de déplacement et la qualité de l’offre ont été résolus grâce à des mesures multiples.

Figure 2. Organisation des acteurs et gestion des taxis collectifs (source : auteur).

La façon de planifier et d’aménager la ville est un élément de base expliquant la qualité et la sécurité de la cohabitation entre les automobilistes et les autres usagers de la route. Les stations de taxis collectifs sont fixées par le ministère du Transport, néanmoins elles ne sont pas aménagées de façon à assurer une bonne organisation de la montée/descente des voyageurs. Le ministère fixe les stations sans apporter aucun aménagement. À titre d’exemple, la station des taxis collectifs reliant la capitale au gouvernorat de Ben Arous est localisée à proximité des stations du métro et du train « Barcelone » (figure 3). Il n’existe ni abri contre les intempéries, ni guichet, ni organisation pour la montée des voyageurs (le premier arrivé monte dans le véhicule) (figure 4).

Figure 3. Station non aménagée pour le taxi collectif, place Barcelone, Tunis (cliché : auteur, août 2016).
Figure 4. Conflit d’usage de la RN5 : stationnement sur trottoir, station pour le taxi collectif et circulation (cliché : auteur, mars 2014).

Toujours en l’absence de stations bien aménagées et afin de gagner du temps, certains chauffeurs n’attendent pas leur tour et s’arrêtent avant la station pour collecter les voyageurs (ils connaissent d’où les voyageurs viennent). À titre d’exemple, les conducteurs s’arrêtent à l’avenue Habib Bourguiba (au lieu de l’avenue Med V) afin de collecter les voyageurs (avant la station située à 200 mètres) (figure 5).

Figure 5. Stationnement interdit des taxis collectifs menant à La Marsa sur l’avenue Habib Bourguiba pour la recherche de passagers (la station se trouve sur l’avenue Med V, distante de 200 m) (cliché : auteur, octobre 2016).

Face à cette mauvaise organisation, les usagers des taxis collectifs sont obligés de se précipiter et de monter afin de garantir leur voyage et d’éviter le temps d’attente.

En l’absence de stations aménagées et par conséquent de guichets, les voyageurs payent leur trajet dans le véhicule, ce qui peut déconcentrer le conducteur puisqu’il prend et rend la monnaie en conduisant. La personne assise juste derrière le chauffeur sert alors d’intermédiaire improvisé pour l’échange d’argent entre celui-ci et le reste des voyageurs.

La mobilité[19]La motilité peut être définie comme la manière dont un individu ou un groupe fait sien le champ du possible en matière de mobilité et en fait usage. n’est nulle part enseignée. Elle s’apprend et se construit d’abord dans le cadre familial (Kaufmann, 2005[20]Kaufmann V. (2005). « Mobilités et réversibilités : vers des sociétés plus fluides ? », Cahiers internationaux de sociologie, n° 118, p. 119-135. [En ligne) puis, par la suite, dans un contexte spatial bien déterminé. La mobilité d’une personne ne peut pas être étudiée sans se référer à sa ville et aux caractéristiques du système de transport utilisé. Dans notre cas, l’utilisation des taxis collectifs demande une connaissance du fonctionnement de ce mode qui a permis de répondre aux besoins de la population non satisfaite du transport collectif existant.

Les raisons de l’augmentation des licences
de taxis collectifs dans le Grand Tunis

En périurbain tunisois, les taxis collectifs représentent un segment vital de l’économie et du système de transport. Tout d’abord, augmenter le nombre des taxis permet aux pouvoirs publics de créer des emplois et de répartir entre plusieurs acteurs les ressources liées à l’exploitation, la location et la sous-location des agréments. Cependant, les taxis collectifs ont une mauvaise image de marque et, entre autres nuisances, ils participent à la congestion de la circulation automobile.

Les habitants des périphéries tunisoises étaient très insatisfaits de l’offre du transport collectif dans leur région et ils ont profité de la révolution pour faire entendre leur voix. Le nombre des autorisations des taxis collectifs a ainsi connu une évolution importante surtout après la révolution tunisienne de 2011 (tableau 2).

Tableau 2. Nombre des autorisations des taxis collectifs au 31 décembre 2017
(source : ministère du Transport).

Prenons l’exemple du gouvernorat de l’Ariana : le nombre de taxis collectifs est multiplié par 2,5 en 6 ans,  comme le montre le tableau 3.

Tableau 3. Évolution du nombre de taxis collectifs dans le gouvernorat de l’Ariana (source : gouvernorat de l’Ariana en chiffres, 2017).

À titre d’exemple, dans l’aire périurbaine d’El Mornaguia (qui est distante de 17 km à l’ouest du centre-ville de Tunis) et juste après la révolution tunisienne de 2011, plusieurs habitants d’El Mornaguia ont décidé d’utiliser les différentes lignes de la TRANSTU sans payer leur ticket pour exprimer leur insatisfaction vis-à-vis de l’offre du transport en commun. Ceci a créé des conflits avec les employeurs de la TRANSTU et des perturbations sur le service. Dans une deuxième étape, des demandes d’autorisations de transport collectif – essentiellement de la part de chômeurs en quête de travail – ont été faites, ce qui a abouti à la délivrance de nouvelles autorisations par le gouvernorat de La Manouba, représentant une forme d’aide aux populations démunies et de lutte contre le chômage. Depuis 2011, le gouvernorat (il en existe 24 en Tunisie) s’occupe ainsi de l’octroi des autorisations des taxis collectifs. Le tableau 4 nous donne une idée de l’évolution du nombre d’autorisations de taxi collectif dans la délégation d’El Mornaguia.

Tableau 4. Évolution du nombre de taxis collectifs dans la délégation d’El Mornaguia (source : entretien avec les chauffeurs du taxi rural/collectif, avril 2014).

Le taxi collectif accapare donc une part importante du marché du transport collectif et l’on peut affirmer que le taxi collectif répond ainsi aux besoins non satisfaits par l’offre publique du transport collectif (Bouzid, 2018[21]Op. cit. ; Mraihi, 2008[22]Mraihi R. (2008). « Transport des voyageurs par taxis collectifs et louages en Tunisie : un modèle réussi à la ville de Sousse », dans Godard X (dir.), Le transport artisanal dans les villes méditerranéennes, Aix-en-Provence, Inrets, p. 79-105.) Il est mis en place comme solution et comme moyen pour ajuster l’offre à la demande. L’expérience des taxis collectifs a été également étudiée par Mraihi (2008[23]Op. cit.), qui la considère comme un modèle réussi dans le cas de l’agglomération de Sousse (distante 140 km de Tunis).

Il est à noter que Tunis fait figure d’exception dans les pays du Sud, puisque le transport clandestin est rare et n’est présent qu’aux marges périurbaines.

Le coût d’un voyage en taxi collectif est beaucoup moins cher que celui d’un voyage en taxi individuel, c’est pour cela que la population les emprunte. Le coût d’un voyage de l’avenue Habib Bourguiba jusqu’à la Marsa coûte 1,5[24]1 euros = 3,4 dt environ dt (20 min), environ 9 dt en taxi individuel (20 min), 0,9 dt en train de banlieue (50 min)) (tableau 5).

Tableau 5. Distance et coût de quelques trajets des taxis collectifs dans le Grand Tunis (source : enquête de terrain, 2017).

Les taxis collectifs dans la mobilité des personnes :
réponses aux besoins face aux insuffisances de l’offre du transport

État des lieux de la mobilité des personnes
dans le Grand Tunis : une tendance à la hausse
de la motorisation des ménages

En Afrique du Nord, Tunis a fait l’objet de trois enquêtes-ménages successives, en 1977, 1985 et 1994, qui devaient permettre des comparaisons temporelles sur les évolutions de la mobilité. Mais l’insuffisance d’homogénéité méthodologique entre ces enquêtes empêche de cerner rigoureusement ces évolutions. L’enquête-ménage-déplacement de 1994 a couvert les trois gouvernorats du Grand Tunis (Tunis, Ariana, Ben Arous). Sur le même périmètre, une enquête ménage est en phase de préparation et sera réalisée en automne-hiver 2020-2021.

Ainsi, d’après ces enquêtes, le taux de motorisation (défini comme étant le nombre de véhicules particuliers par personne) de l’agglomération tunisoise a connu une nette évolution depuis les années 1970, comme le montre le tableau 6.

Tableau 6. Évolution de la motorisation dans le Grand Tunis entre 1977 et 2006[25]Ces données ont été actualisées pour l’année 2006 à partir des enquêtes et comptages de trafic effectués à l’occasion de la réalisation de plusieurs études de projets routiers et de transport collectif dans le Grand Tunis. (source : Abid et Chabbi, 2008[26]Abid H, Chabbi M. (2008). « Plan Bleu : La mobilité urbaine dans le Grand Tunis. Évolutions et perspectives », 94 p.).

Entre 1996 et 2006, et suite aux mesures d’allègement des taxes sur les véhicules de faible puissance, le parc de véhicules – et par la suite le taux de motorisation – ont connu un accroissement plus rapide que lors de la période 1985-1996. L’amélioration du niveau de vie peut expliquer cette évolution du taux de motorisation. Ce taux a triplé en 29 ans (1977-2006) de 0,028 à 0,102 et a presque doublé entre 1996 et 2006 (de 0,067 à 0,102).

En outre, selon Dlala (2007[27]Op. cit.), le nombre de ménages possédant une voiture en milieu communal en 2005 varie de 20,7 % dans le gouvernorat de la Manouba à 39 % dans celui de l’Ariana. Dans les autres gouvernorats du Grand Tunis, Tunis et Ben Arous, ce taux est respectivement de 29,4 et 32,1, contre 25,4 % pour l’ensemble de la population communale (urbaine) de la Tunisie. Il est plus élevé dans les communes de banlieue situées au nord et au sud du lac de Tunis et dans les vieilles banlieues de l’ouest. Le nombre de ménages possédant une voiture est plus élevé dans les communes les mieux desservies par le métro et le bus, ou le train de banlieue et le bus. À l’inverse, il est très faible dans les communes de la première couronne desservies uniquement par le bus (Dlala, 2007[28]Op. cit.).

Par ailleurs, le tableau 7 (données issues de l’enquête ménages de 1994, actualisées en 2006) montre l’évolution de la mobilité en modes motorisés dans l’agglomération de Tunis sur les 30 dernières années.

Tableau 7. Évolution de la répartition modale (source : Abid et Chabbi, 2008[29]Op. cit.).

Pour plus de précision, la répartition modale des modes de transport, de 1977 à 2006, est présentée dans le tableau 8.  

Tableau 8. Répartition modale tous modes, entre 1977 et 2006 (source : Abid et Chabbi, 2008[30]Op. cit.).

Depuis 1977, nous notons une nette augmentation de la part du transport individuel et une parallèle diminution de celle du transport public. Sans considérer la marche à pied, la voiture particulière est le mode le plus utilisé, elle représente plus de la moitié des modes utilisés, suivie des moyens de transport collectif routiers (bus publics et privés) et ferroviaires (métro léger et trains de banlieue).

Après cette rapide présentation de la répartition modale à l’échelle du Grand Tunis, les sous-parties suivantes traitent plus particulièrement des résultats issus de l’enquête de terrain empirique menée sur l’aire périurbaine d’El Mornaguia à partir de 2014.

Participation des taxis collectifs
au transport scolaire des jeunes
d’El Mornaguia

Dès l’âge de 11-12 ans, les jeunes se déplacent seuls pour aller au collège et commencent à acquérir leur autonomie grâce à l’utilisation des transports en commun. Les résultats de notre enquête reflètent bien l’importance de la participation du transport collectif, adapté aux horaires des collèges d’El Mornaguia, dans la desserte des équipements scolaires. Nous signalons que le bus de la TRANSTU participe en premier lieu au transport scolaire des jeunes des localités périphériques, devant le taxi rural[31]Depuis 2016, les taxis ruraux ont été fusionnés aux taxis collectifs..

Dans ces espaces dilués, les ramassages scolaires s’avèrent vite contraignants en termes de fréquence et d’horaires. Les jeunes, disposant d’abonnement de transport de bus de la TRANSTU, sont obligés dans certains cas d’emprunter le taxi rural à cause de l’inadéquation et l’insuffisance de l’offre des bus de la TRANSTU face à la demande de ces jeunes (figure 6).

Figure 6. Moyen de transport utilisé par les collégiens selon le lieu de résidence (source : auteur, enquête de terrain, 2014).

Avec l’âge, les adolescents changent d’établissement scolaire, du collège au lycée, et s’approprient à cette occasion de nouveaux modes de transport. L’entrée au lycée marque d’ailleurs une nouvelle étape, avec la possibilité de sortir de l’enceinte scolaire avant l’heure du car et de découvrir la ville d’El Mornaguia. Ce changement d’établissement favorise ainsi une certaine ouverture citadine. Des amitiés se nouent entre les adolescents d’El Mornaguia et ceux de ses périphéries. Les commerces, les cafés, les restaurants, la maison des jeunes, la maison de la culture, la bibliothèque publique… peuvent devenir le support des loisirs et des sociabilités des lycéens. L’espace des loisirs et des sociabilités s’élargit donc, alors que les liens avec le quartier de résidence se distendent. La question de la mobilité pour les loisirs et les sociabilités se pose donc rapidement avec acuité et est souvent un facteur premier de conflit dans le ménage. Ce sont donc les adolescents du périurbain périphérique qui souffrent le plus de l’éloignement de la ville et de ses commodités (figure 7).

Figure 7. Moyen de transport utilisé par les lycéens pour arriver au lycée d’El Mornaguia selon le lieu de résidence (source : auteur, enquête de terrain, 2014, 8 heures du matin).

Il est à noter que plusieurs recherches dans le monde ont été faites sur le choix résidentiel en périurbain et ses conséquences sur les mobilités quotidiennes des ménages, telles que Pinson et Thomann[32]Pinson D, Thomann S. (2001). La maison en ses territoires, de la villa à la ville diffuse, Paris, L’Harmattan, 191 p. en France et Bouzid[33]Op. cit. en Tunisie. Pinson et Thomann ont montré que les habitants du périurbain ont des territoires très étendus aux contours flous, variables selon chaque individu. Bouzid (2018[34]Op. cit.) a démontré également que les conditions sociales et spatiales se combinent pour contraindre la mobilité quotidienne des individus en périurbain.

Nous notons une attractivité du taxi rural sur les jeunes du périurbain périphérique (figure 8). Ceci est dû à la non-efficacité des bus scolaires (retard, surcharge, inconfort…). Les politiques de transport ont donc des effets multiples et variés sur l’indépendance des jeunes en milieu périurbain. Lors de nos visites multiples au lycée secondaire d’El Mornaguia, nous avons constaté une longue queue de jeunes en attente de billets d’entrée. Le directeur du lycée nous a indiqué que la principale cause (pour les jeunes des localités rurales) en était le retard des bus scolaires, qui peuvent atteindre une heure ; dans certains cas, le bus ne passe pas et les jeunes doivent donc emprunter le transport rural ou un autre bus de la TRANSTU.

Figure 8. Station non aménagée pour le transport des lycéens résidant dans les périphéries rurales d’El Mornaguia (cliché : auteur, mars 2014).

Les contextes spatiaux, périurbain communal et périurbain périphérique, ont ainsi des effets sur les déplacements scolaires des jeunes.

Les taxis ruraux jouent donc un rôle crucial en Tunisie pour les liaisons des secteurs ruraux avec le milieu urbain ainsi que pour le transport scolaire. Il est à noter que dans le gouvernorat de Kairouan (situé à 150 km au sud-ouest de Tunis), le transport des élèves est assuré par les taxis ruraux à partir de 2018 suite à une convention entre la délégation et l’établissement scolaire. L’abonnent mensuel est de 25 dinar (dt) : les parents participent à hauteur de 5 dt et l’État à hauteur de 20 dt. C’est une nouvelle expérience réalisée en l’absence de transports scolaires performants. Verra-t-on cette expérience se généraliser dans tout le pays ?

Participation des taxis collectifs
à la mobilité quotidienne des périurbains
d’El Mornaguia

Pour la migration pendulaire

Selon notre enquête et en examinant les lieux de travail des chefs des ménages actifs, nous constatons que l’attraction du centre-ville de Tunis est nette. Il assure l’emploi pour 31,3 % des chefs des ménages actifs. Ceci témoigne du rôle attractif de la capitale en tant que métropole et confirme le rôle de l’infrastructure routière dans le développement des migrations alternantes. Par ailleurs, le gouvernorat de La Manouba attire 24,7 % des chefs des ménages actifs. La commune d’El Mornaguia assure l’emploi pour 10,2 % de l’ensemble des chefs des ménages actifs contre 7,8 % dans les secteurs périphériques. Enfin, le reste du Grand Tunis attire 9,5 % des chefs des ménages actifs.

Malgré un choix résidentiel périphérique, les actifs ont des pratiques de mobilités étendues et revendiquent une forte appétence citadine. Pour lors, nous pouvons affirmer que l’aire périurbaine d’El Mornaguia est loin d’offrir l’anonymat et l’isolement du centre-ville de Tunis.

En interrogeant les chefs des ménages actifs sur leur degré de satisfaction envers le transport collectif, nous relevons que :

  • 28 % sont très insatisfaits (3 % du milieu communal, 25 % des secteurs périphériques) ;
  • 51 % sont insatisfaits (19 % du milieu communal, 33 % des secteurs périphériques) ;
  • 21 % sont satisfaits (21 % du milieu communal) ;
  • 2 % sont très satisfaits (2 % du milieu communal).

Nous avons également interrogé des chefs de ménages actifs sur les causes d’insatisfaction dans l’usage du transport collectif. Ces dernières sont résumées dans le tableau 9.

Tableau 9. Causes d’insatisfaction des chefs des ménages captifs du transport collectif pour les migrations pendulaires (source : auteur, enquête personnelle, 2014).

Pour les utilisateurs des taxis collectifs et ruraux, nous avons recueilli leurs arguments expliquant leur choix pour l’utilisation des taxis ruraux et collectifs. Ils sont regroupés dans le tableau 10.

Tableau 10. Arguments du choix d’utilisation des taxis collectifs et ruraux (source : auteur, enquête personnelle, 2014).

Les pratiques de mobilité des actifs de l’aire périurbaine d’El Mornaguia dessinent des espaces étendus variables selon chaque individu.

Pour les déplacements durant les weekends :

Notre enquête montre également que les individus qui empruntent les taxis collectifs (environ 50 % des individus mobiles ont utilisé les taxis collectifs) sont plus importants durant les weekends, et que ces taxis sont utilisés par toutes les strates de la population. Ces taxis jouent le rôle de palliatif aux insuffisances de l’offre en transport collectif et représentent ainsi des leviers pour un système de transport public plus performant.

On ne peut que souligner la part importante qu’occupent les transports en commun pour les déplacements de weekend. Le taxi collectif et rural est le moyen de transport le plus emprunté par la population qui se déplace le weekend (51,12 %) pour l’ensemble de l’aire périurbaine d’El Mornaguia (milieu communal et milieu rural). L’offre de transport rural est suffisante durant les weekends, celle vers Denden l’est aussi, mais celle vers Tunis reste insuffisante (uniquement quatre taxis collectifs effectuent des voyages vers Tunis, le reste des taxis préfèrant le trajet El Mornaguia-Denden).

Vient ensuite la voiture particulière, à raison de 29 %. La motorisation du ménage est un facteur clé pour le déplacement de longues distances, et la voiture particulière en est l’instrument idéal. Ajoutons que le voyage en voiture présente un atout intrinsèque pour certains : celui du plaisir de rouler.

Figure 9. Répartition modale des moyens de transport empruntés durant les weekends (source : auteur, enquête de terrain, 2014).

Dans notre panel, l’utilisation des transports en commun (baisse de l’utilisation du bus de la TRANSTU et élévation du taxi collectif par rapport aux jours ouvrables) est toujours dominante, mais nous notons une augmentation de l’utilisation de la voiture particulière, vu que les transports publics classiques n’offrent pas de solutions efficaces dans l’aire périurbaine d’El Mornaguia où l’urbanisation est plus dispersée.

La spatialisation des lieux fréquentés par les membres des ménages montre qu’une échelle métropolitaine se dessine et prend ses mesures par rapport aux dimensions spatiales. Cette spatialisation nous a permis de déterminer que les déplacements des ménages se redistribuent dans de nouveaux espaces, hors de la vie domestique, vers de nouvelles figures de l’urbanité en fonction du niveau de vie des ménages et du lieu de résidence (Bouzid, 2018[35]Op. cit.).

Notre enquête de terrain nous a permis de cartographier les déplacements des ménages enquêtés (Bouzid, 2018[36] Op. cit.) ; nous illustrons nos propos dans cet article par une cartographie des déplacements des membres d’un ménage[37]Ce ménage se compose de 6 individus : père (technicien supérieur en génie civil dans la commune d’El Mornaguia), mère (femme au foyer) et 4 enfants (le premier est un technicien supérieur en génie civil à Tunis, le second suit une formation professionnelle à Radès, le 3ème est une collégienne à El Mornaguia et le dernier est un élève à El Mornaguia). qui ne dispose pas d’une voiture particulière et qui réside dans la commune d’El Mornaguia (figures 10a, b, c).

a. Déplacements d’un ménage résidant dans la commune d’El Mornaguia.
b. Déplacements fortement contraints : travail/études.  
c. Les déplacements non contraints.
Figures 10a, b, c. Cartographique des mobilités en jour de semaine d’un ménage résidant dans la commune d’El Mornaguia (source : auteur).

Conclusion

Au final, nous avons traité de l’étalement spatial important qu’a connu Tunis, ainsi que de l’évolution de son système de transport. La population s’est développée à un rythme soutenu sur des espaces dispersés de telle façon que les transports collectifs sont devenus incapables de répondre aux besoins de la population locale. Quant aux taxis collectifs, ils sont mis en place depuis les années 1990 afin de faciliter les déplacements des habitants du périurbain tunisois. Ils sont ainsi considérés comme un palliatif des insuffisances de l’offre de transport collectif existant. Ce moyen de transport a largement facilité les déplacements de la population du périurbain vers le centre-ville de Tunis. Le réseau de transport collectif demeure insuffisant et peine à suivre l’évolution de la demande tant sur le plan quantitatif que qualitatif. De plus, les déplacements de type périphérie-périphérie sont actuellement difficiles à assurer à cause de l’insuffisance des offres directes et de la lourdeur du passage par le centre-ville.

La part d’utilisation des taxis collectifs est élevée chez les périurbains d’El Mornaguia, surtout durant les weekends. Le rôle de ces modes de transport est ainsi de plus en plus important et nécessite d’être pris en compte par les autorités dans la politique du transport urbain. Des études plus approfondies devraient être entreprises pour comprendre l’organisation de l’activité de ces modes alternatifs, leurs impacts sur l’accès aux services urbains de la population et leurs places dans la politique du transport multimodal dans le Grand Tunis. Peuvent-ils être des leviers au transport collectif ?

Le choix du taxi collectif est stratégique pour l’État dans un contexte de crise financière et face à l’incapacité à répondre aux besoins de transport dans les grandes agglomérations tunisiennes. Pour autant, l’expérience des taxis collectifs peut être considérée comme une arme à double tranchant : s’ils répondent aux besoins non satisfaits par le transport collectif, ils sont source de nombreux problèmes.

Afin de mieux organiser le fonctionnement de ce mode présent dans tout le territoire national, les solutions sont multiples, connues pour la plupart. Mais c’est leur mise en œuvre, leur combinaison et leur adaptation à chaque situation locale qui pourront permettre de faire évoluer les comportements :

 au niveau « politique », l’État doit penser sérieusement à alourdir les sanctions pénales pour les infractions au code de la route tout en complétant ces mesures par une formation plus solide des conducteurs ;

au niveau « institutionnel », une campagne de sensibilisation des grands dangers que procure ce mode sur la sécurité des usagers et des conducteurs, sur l’environnement (au regard de ses émissions dangereuses), sur le paysage urbain, sur la mauvaise image de marque qu’il donne à nos villes… ;

au niveau « urbanistique », il s’agit de redensifier les villes, d’accroître la mixité des bâtiments ou des quartiers, de repenser l’espace public, de limiter l’étalement urbain en périphérie ;

au niveau « environnemental », assurer une utilisation des taxis collectifs qui ne produise pas de nuisances à l’environnement, ce qui n’est pas le cas actuellement ;

au niveau des « altermobilités », cela concerne le développement des modes autogènes, des véhicules électriques, de la conduite raisonnée…

Les solutions à apporter devraient faire la part belle à l’innovation et à la citoyenneté participative.


[1] Darbera R. (2009). Où vont les taxis ?, Paris, Descartes et Cie.

[2] Darbera R. (2010). « Transports publics et taxis : concurrence ou complémentarité ? », Ville, Rail et Transport, p. 34-39.

[3] Le Tellier J. (2005). « Les services des taxis collectifs dans les grandes villes marocaines : une alternative aux déficiences des transports institutionnels », Annales de géographie, n° 642, p. 163-186.

[4] Op. cit.

[5] Bouzid S. (2018). « La mobilité dans les aires périurbaines du Grand Tunis : étude de cas d’El Mornaguia », thèse de doctorat en urbanisme et aménagement, École nationale d’architecture et d’urbanisme de Tunis, 455 p.

[6] Belhedi A. (2005). « Différenciation et recomposition de l’espace urbain en Tunisie », dans Sid-Ahmed S (dir.), Villes arabes en mouvement, Cahiers du Gremamo, n° 18, Labo Sedet-CNRS, université Paris VII-Denis Diderot, p. 21-46.

[7] Belhareth T. (2004). Transport et structuration de l’espace tunisien, Tunis, Publications de la Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis, 612 p.

[8] Belhedi A, Signoles P, Miossec JM, Dlala H. (1980). Tunis, évolution et fonctionnement de l’espace urbain, Tours, Urbama, fascicule de recheche n° 6, 258 p.

[9] Turki SY. (2013). Système de transport et urbanisation dans le Grand Tunis. La durabilité en question, Laboratoire de Télédétection et Systèmes d’Information à Référence Spatiale, 13 p.

[10] Chabbi M. (2012). L’urbain en Tunisie. Processus et projet, Tunis, Nirvana, 219 p.

[11] Op. cit.

[12] Dlala H. (2007). « Métropolisation et recomposition territoriale du Nord-Est tunisien », Cybergeo, European Journal of Geography, Environnement, Nature, Paysage, article n° 410.

[13] Réseau Ferroviaire Rapide.

[14] Op. cit.

[15] Op. cit.

[16] Op. cit.

[17] Op. cit.

[18] Op. cit.

[19] La motilité peut être définie comme la manière dont un individu ou un groupe fait sien le champ du possible en matière de mobilité et en fait usage.

[20] Kaufmann V. (2005). « Mobilités et réversibilités : vers des sociétés plus fluides ? », Cahiers internationaux de sociologie, n° 118, p. 119-135. [En ligne].

[21] Op. cit.

[22] Mraihi R. (2008). « Transport des voyageurs par taxis collectifs et louages en Tunisie : un modèle réussi à la ville de Sousse », dans Godard X (dir.), Le transport artisanal dans les villes méditerranéennes, Aix-en-Provence, Inrets, p. 79-105.

[23] Op. cit.

[24] 1 euros = 3,4 dt environ

[25] Ces données ont été actualisées pour l’année 2006 à partir des enquêtes et comptages de trafic effectués à l’occasion de la réalisation de plusieurs études de projets routiers et de transport collectif dans le Grand Tunis.

[26] Abid H, Chabbi M. (2008). « Plan Bleu : La mobilité urbaine dans le Grand Tunis. Évolutions et perspectives », 94 p.

[27] Op. cit.

[28] Op. cit.

[29] Op. cit.

[30] Op. cit.

[31] Depuis 2016, les taxis ruraux ont été fusionnés aux taxis collectifs.

[32] Pinson D, Thomann S. (2001). La maison en ses territoires, de la villa à la ville diffuse, Paris, L’Harmattan, 191 p.

[33] Op. cit.

[34] Op. cit.

[35] Op. cit.

[36] Op. cit.

[37] Ce ménage se compose de 6 individus : père (technicien supérieur en génie civil dans la commune d’El Mornaguia), mère (femme au foyer) et 4 enfants (le premier est un technicien supérieur en génie civil à Tunis, le second suit une formation professionnelle à Radès, le 3ème est une collégienne à El Mornaguia et le dernier est un élève à El Mornaguia).