frontispice

L’élaboration collective
des projets d’urbanisme
Organiser l’intégration des acteurs
et gérer l’incertitude
des processus de conception

• Sommaire du no 3

Nadia Arab EUP-Lab’Urba, université Paris-Est-Créteil

L’élaboration collective des projets d’urbanisme : organiser l’intégration des acteurs et gérer l’incertitude des processus de conception, Riurba no 3, janvier 2017.
URL : https://www.riurba.review/article/03-conception/collective/
Article publié le 1er janv. 2017

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Nadia Arab
Article publié le 1er janv. 2017
  • Abstract
  • Résumé

The collective design of urban projects: organizing actors integration and managing design process uncertainty

Design in urbanism explores and generates choices which are involved in the material transformation of spaces. It is a collective activity which challenges actor’s integration and the conversion of their discrepancies into cooperation. Following this perspective, the paper examines the organizational settings that are carried out to build a space for collective action in the case of the second line of Strasburg tram, which is known for its urban, technical and commercial positive impact. The paper first identifies the actors involved in the design process, and then the role played by conflict and uncertainty. It stresses the existence of different but simultaneous organizational rationales in the way actors are integrated. It also underlines the specific uncertainties that these rationales aim at reducing.

L’activité de conception en urbanisme explore et génère les choix de la transformation matérielle des espaces. C’est une activité collective qui interroge l’intégration des acteurs. À l’heure de la transversalité et des démarches collaboratives, elle préoccupe le monde professionnel. Dans cette perspective, l’article examine les dispositifs organisationnels mis en place pour construire un espace d’action collective dans le cas de la deuxième ligne du tramway strasbourgeois, qui a fait date pour son succès urbain, technique et commercial. Après avoir identifié le collectif de conception, l’article formalise le caractère conflictuel et incertain du processus. Il met ensuite en évidence différentes logiques organisationnelles dans les modes de coopération ainsi que les incertitudes spécifiques qu’elles mettent sous contrôle.

Cet encadré technique n’est affiché que pour les administrateurs
post->ID de l’article : 4482 • Résumé en_US : 4762 • Résumé fr_FR : 4758 •

Introduction

Herbert Simon, qui a apporté une contribution décisive à la fondation d’un champ de recherche dédié à la conception, propose de l’aborder comme l’activité qui élabore les objets artificiels, c’est-à-dire imaginés et construits par l’activité humaine, en vue de répondre à des besoins, des intentions et de transformer une situation existante en une situation préférée (Simon, 1969/2004[1]Simon HA. (1969). The sciences of the artificials, Cambridge, MA, M.I.T Press, trad. française (2004) Les sciences de l’artificiel, Gallimard.). Dans la lignée des positions défendues par Choay (2015[2]Choay F. (2015). Art. « Urbanisme », dans Merlin P, Choay F (dir.), Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, 7e éd. [1ère éd. 1988], Paris, PUF, p. 792.), Lacaze (1997[3]Lacaze JP. (1997). Les méthodes de l’urbanisme, Que-sais-je?, PUF.) ou Barles (2015[4]Barles S. (2015). L’urbanisme, le génie urbain et l’environnementRiurba, n° 1.), je définis l’urbanisme comme l’activité sociale, intentionnelle et contextualisée, dont l’objet est de transformer et d’organiser l’espace urbain, ses fonctionnalités et ses fonctionnements en agissant par et sur sa matérialité (et donc par et sur son artificialité), en vue d’une situation jugée préférable. Dans cette perspective, la conception en urbanisme est au cœur de l’exploration et de la génération des choix de la transformation matérielle de l’espace. Dans le champ urbain, cette conception est collective. Ce n’est pas un phénomène nouveau mais il soulève l’intérêt croissant du monde professionnel.

Dès le tournant des années 1990, la logique projet et la rhétorique du projet urbain se sont développées en affirmant un nouveau modèle d’action pour la fabrique urbaine. Ce modèle d’action milite pour la construction d’une action collective dès la formulation des problèmes et des solutions urbaines (Arab, 2001[5]Arab N. (2001). La coproduction des opérations urbaines : coopération et conception, Espaces et Sociétés, n° 105-106, p. 57-81.). Les thématiques de l’urbanisme négocié et de la coproduction public/privé de la ville n’ont fait que conforter ce phénomène au cours des quinze dernières années. L’évolution des conditions de la fabrique urbaine et celle des règles du jeu urbain (Bourdin et al., 2006[6]Bourdin A, Lefeuvre MP, Mele P. (dir.). (2006). Les règles du jeu urbain. Entre droit et confiance, Descartes & Cie, Les Urbanités ; Biau et Tapie, 2009[7]Biau V, Tapie G. (dir.). (2009). La fabrication de la ville. Métiers et organisations. Éditions Parenthèses.) conduisent ainsi à caractériser les projets d’urbanisme « par une logique de coproduction fondée sur la coopération et la négociation entre tous les acteurs qui participent à la conception, la production, la gestion et l’usage de la ville, et ce dès les phases d’élaboration des projets » (Arab, 2011[8]Arab N. (2011). Projet urbain : l’objet sociotechnique et la structure des négociations, dans Hamman P, (dir.),  Le tramway dans la ville. Le projet urbain négocié à l’aune des déplacements, Rennes, PU Rennes, Collection « Espace et Territoires », p. 73.).

Ce caractère collectif interroge les modalités de la coopération multiacteurs dans la définition des projets. Il fait l’objet d’un champ de rationalisation. Cela est vrai dans le domaine urbain comme dans d’autres secteurs d’activité. Dans cette perspective, différentes recherches ont mis en évidence deux grands types de supports à la conception collective : les instruments de type cognitif et les instruments organisationnels. Parmi les instruments cognitifs, ce que les spécialistes de la conception nomment « les objets intermédiaires de conception » occupent une bonne place. Esquisses, maquettes, cartes, cahiers des charges, planning… jouent à la fois un rôle dans l’exploration cognitive individuelle et collective des projets et un rôle de synchronisation entre les acteurs de la conception (Jeantet, 1998[9]Jeantet A. (1998). Les objets intermédiaires dans la conception. Éléments pour une sociologie des processus de conception. Sociologie du Travail, vol. 40, n° 3, p. 291-316. ; Boujut et Blanco, 2002[10]Boujut JF, Blanco E. (2002). Intermediary Objects as a Means to Foster Co-operation in Engineering Design, Journal of computer supported collaborative, n° 12 (2), p. 205-219. ; Vinck, 2009[11]Vinck D. (2009). De l’objet intermédiaire à l’objet-frontière. Vers la prise en compte du travail d’équipement, Revue d’Anthropologie des Connaissances, n° 3(1), p. 51-72.). Du côté des instruments organisationnels, le panel est assez vaste depuis des formes contractuelles de coordination qui établissent de façon rigide les responsabilités et engagements respectifs des acteurs de la conception, jusqu’à des formes souples tel le dispositif dit « ateliers d’urbanisme ». Celui-ci, encore mal connu, est expérimenté par des aménageurs ou par des architectes, à l’image de N. Michelin. Ils le décrivent comme une forme novatrice d’urbanisme négocié, qui organise un travail transversal, à l’échelle du projet d’urbanisme et/ou du projet immobilier, entre acteurs publics et privés, entre maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre, entre experts et usagers[12]Ce dispositif est expérimenté comme une nouvelle méthode de travail collaboratif par Grand Paris Aménagement ou encore par l’aménageur départemental Sadev 94, dans le cadre du projet Ivry Confluence. On le retrouve également dans le cas du projet des bassins à flots à Bordeaux,  selon une méthode récemment formalisée par N. Michelin, dans H. Christy et N. Michelin (2016), L’urbanisme négocié. Bordeaux : les bassins à flots. La Découverte. Cet article se situe du côté de l’exploration de ces dispositifs organisationnels. Même si l’on sait que la conception n’est jamais complètement « procéduralisable » (Prost, 1995[13]Prost R. (1995). Concevoir, inventer, créer. Réflexions sur les pratiques. Paris, L’Harmattan ; Darses et Falzon, 1996[14]Darse F, Falzon P. (1996). La conception collective, une approche de l’ergonomie cognitive, dans de Terssac G, Friedberg E, Coopération et conception, Toulouse, Octares Éditions, p. 123-135.) et qu’elle contient toujours une part individuelle, il n’empêche que des dispositifs sont déployés et expérimentés pour structurer des processus intégrés de conception collective. L’agencement des relations entre une pluralité d’acteurs aux logiques a priori éloignées est au cœur de ces instruments. L’enjeu est de convertir des divergences en coopérations, opération que March et Simon décrivent comme une question à la fois centrale et délicate (March et Simon, 1999[15]March JG, Simon HA. (1999). Les organisations. Dunod.).

Dans cette veine des théories de l’action, la manière dont l’action est organisée entretient une relation étroite avec la nature des problèmes à résoudre au cours de l’action, tels qu’ils sont perçus et définis par les acteurs. Dit autrement, examiner les choix d’organisation produit des enseignements sur le processus de conception lui-même. Cette approche suppose une exploration empirique et inductive adossée à une épistémologie compréhensive cherchant à décoder l’organisation des relations entre acteurs de la conception. Cette exploration s’appuie ici sur une enquête auprès des acteurs de la conception de la deuxième ligne du tramway strasbourgeois[16]La conception de la deuxième ligne et son pilotage ont donné lieu à une exploration empirique composée d’une enquête qualitative par entretiens semi-directifs auprès de différents acteurs représentant l’ensemble des structures impliquées dans la conception, entretiens complétés par une investigation documentaire, notamment l’examen de documents d’études produits par la maîtrise d’œuvre et/ou la maîtrise d’ouvrage. Cette exploration empirique s’est déroulée en 1999 et en 2000, dans le cadre d’une recherche doctorale.. Les dispositifs organisationnels s’appuient sur les apprentissages acquis avec l’expérience de la première ligne (ligne A), elle-même empruntant à l’expérience grenobloise[17]Expérience véhiculée par le recrutement, à Strasbourg, du directeur de projet du tramway grenoblois.. Après Nantes et Grenoble, le tramway strasbourgeois participe en effet de l’intronisation et de la diffusion d’un modèle d’action où le tramway devient un projet urbain et n’est plus seulement un projet de transport. Ce déplacement du projet de transport vers le projet d’urbanisme se traduit à Strasbourg dans la redistribution de la voirie au profit des mobilités douces, dans la requalification des espaces publics, dans des interventions de restructuration urbaine en faveur d’un centre urbain élargi et dans la revalorisation des centralités périphériques. La première ligne est inaugurée en 1994. Elle fait date pour son succès urbain, technique et commercial (Ziegler, 2000[18]Ziegler B. (2000). Nantes, Strasbourg : tramway, acte II, Transport public, n° 995, sept. , p. 20-23.). Vingt ans plus tard, ce succès, élargi à l’ensemble des lignes, reste plébiscité (Falzon, 2014[19]Falzon P. (2014). 1994-2014. « Comment le tramway a façonné le nouveau visage  de Strasbourg », Le Moniteur.fr [En ligne). Pour Peter, le paysagiste qui a accompagné ce tramway ainsi que de nombreux autres en France et à l’international, « le savoir-faire né à Strasbourg s’exporte » (dans Falzon, 2014). Celui-ci est inséparable d’un savoir-faire dans l’intégration d’une pluralité d’acteurs qu’il s’agit d’accorder par la construction d’un espace d’action collective où se jouent les caractéristiques du projet finalement réalisé.

L’article identifie et analyse les dispositifs organisationnels spécifiquement mis en place par la maîtrise d’ouvrage pour construire un tel espace d’action collective pour concevoir la deuxième ligne du tramway. Le premier temps identifie le collectif de conception et tire des enseignements sur les caractéristiques du processus de conception. Le second temps passe en revue les dispositifs organisationnels déployés. Il montre que différentes logiques organisationnelles cohabitent et qu’elles permettent de gérer certaines incertitudes qui pèsent sur les choix d’urbanisme, plutôt que d’autres.

La conception des projets d’urbanisme, une situation problématique

De la division du travail
entre acteurs de la conception urbaine

Comme j’ai pu le montrer ailleurs, le champ des expertises mobilisées est très ouvert (Arab, 2011[20]Op. cit.). Une large palette de spécialités participe à l’exploration et à la génération de l’ensemble des choix sous-tendus par le projet de ligne. On y retrouve des membres de l’agence d’urbanisme de l’agglomération strasbourgeoise qui maîtrisent une connaissance en matière de planification des transports et des déplacements à l’échelle de l’agglomération et, à leurs côtés, des membres des services techniques de la communauté urbaine parmi les techniciens en charge de l’organisation et de la gestion de la circulation et du stationnement jusqu’aux gestionnaires des espaces verts ou encore des représentants des services techniques des municipalités concernées par l’implantation de la ligne et qui portent la connaissance spécifique de leur territoire communal respectif[21]La deuxième ligne dessert quatre communes : Strasbourg, Bischheim, Schiltigheim et Hœnheim.. Ces agents publics sont accompagnés par des membres de la Compagnie des transports strasbourgeois, une société d’économie mixte qui a la responsabilité de l’exploitation du réseau tram-bus et qui, une fois la DUP[22]Déclaration d’utilité publique. obtenue, assurera la maîtrise d’ouvrage de la construction de la ligne. Ils véhiculent une expérience d’usage du tramway et une expertise d’exploitabilité à l’échelle du tramway et à celle du réseau tram-bus, l’une et l’autre étant renforcées par l’expérience acquise avec le chantier puis avec la mise en fonctionnement de la première ligne. Manquent les nombreuses ingénieries spécifiquement recrutées pour la conception de la ligne : ingénieurs réseau, ouvrages d’arts, matériel roulant, systèmes d’alimentation, technologies d’information, signalisations, mais aussi designers, paysagistes, urbanistes. Autant d’expertises, non exhaustives d’ailleurs, conjointement impliquées pour coconcevoir la ligne. Les uns et les autres sont pilotés par une direction de projet relevant des services de la communauté urbaine. Ces acteurs sont mobilisés dès le lancement des études pour contribuer à l’exploration et à la génération des choix de desserte, d’implantation de la ligne, d’aménagement des espaces publics alentour et de transformation du fonctionnement des espaces de circulation. Ils illustrent l’ampleur de la division du travail, qui caractérise l’activité de conception en urbanisme.

Agents d’une entreprise publique locale exploitant le réseau de transports en commun[23]La Compagnie des Transports Strasbourgeois est une société d’économie mixte., services techniques des collectivités municipales et intercommunales, ingénierie territoriale représentée par l’agence d’urbanisme et pas seulement concepteurs estampillés intervenant en situation de maîtrise d’œuvre : autant de statuts et types divers. Ils questionnent une représentation de la conception exclusivement centrée sur les professionnels reconnus comme concepteurs et sur les tâches qui leur incombent, le plus souvent par voie règlementaire et contractuelle, tout particulièrement en France dans le cadre juridique dressé par la loi MOP[24]Loi sur la Maîtrise d’Ouvrage Publique (1985) qui règle les relations entre maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre dans le cas de bâtiments et d’infrastructures publics.. Elle produit une vision réductrice de la conception en urbanisme. Le cas invite au contraire à rejoindre la position d’Herbert Simon selon lequel est concepteur celui qui participe à la conception donc, pour le champ urbain, celui qui contribue aux opérations qui explorent, génèrent et arbitrent les choix de transformation et d’organisation des espaces, dans leur matérialité. Toutefois, si l’activité de conception n’est manifestement pas l’apanage de certains statuts professionnels, pour autant il s’agit de ne pas nier que, parmi ceux qui y participent, certains – ingénieurs, paysagistes, architectes, urbanistes, concepteurs sonores ou lumière, designers… – sont des professionnels qui détiennent en la matière un savoir et un savoir-faire spécifiques. Parmi d’autres, les travaux de Donald Schön, qui a notamment étudié des concepteurs professionnels en situation de conception architecturale et urbanistique, mettent en effet en évidence l’usage d’un langage spécifique et la référence à des règles de l’art, la mise en œuvre de protocoles et de procédures d’évaluation (même implicites) des choix explorés et formalisés, une maîtrise technique notamment celle des techniques de représentation (plan, dessin, maquette…) qui forment un ensemble de savoirs et savoir-faire plus ou moins tacitement partagés par une communauté de concepteurs professionnels (Schön, 1983[25]Schön DA. (1983). The reflexive practitioner. How professionals think in action, U.S.A., Basic Books Inc.). Ces savoirs et savoir-faire échappent, par exemple, à l’usager ordinaire intégré au processus de conception et qui, pour autant, peut y jouer un rôle actif (Arab, 2014[26]Arab N. (2014). « L’usager est-il un concepteur ? », dans Terrin JJ, Le projet du projet, Marseille, Éditions Parenthèses, p. 179-181.), de même que l’intégration d’usagers au processus de conception suppose la mise en place d’outils spécifiques (Ozdirlik et Terrin, 2015[27]Ozdirlik B, Terrin JJ. (2015). La Conception en question, Éditions de l’Aube.). L’usage de la notion « d’acteurs de la conception » veut reconnaître cette coexistence, dans le même processus, de concepteurs non professionnels et de concepteurs professionnels, c’est-à-dire maîtrisant en la matière un savoir-faire spécifique de conception et pas, ou pas seulement, un savoir sectoriel ou d’usage. Il n’empêche que les uns et les autres se retrouvent pour coconcevoir le projet de ligne.

L’enquête porte plus précisément sur la séquence du projet qui court depuis la décision du conseil de la communauté urbaine de Strasbourg de lancer les études de la deuxième ligne jusqu’à la déclaration d’utilité publique. Il va de soi que la conception de la ligne ne saurait être réduite à cette séquence amont du projet. Comme l’ont déjà introduit d’autres travaux en urbanisme (Idt, 2009[28]Idt J. (2009). « Le pilotage des projets d’aménagement urbain : entre technique et politique », thèse de doctorat en urbanisme et aménagement, IFU, université Paris 8. ; Blanchard et Miot, 2016[29]Blanchard G, Miot Y. (2016). Analyser l’activité de projet en aménagement : quels cadres théorique et méthodologique ? Retours d’expériences de recherche, Communication au colloque « Champ libre ? L’aménagement et l’urbanisme à l’épreuve des cadres théoriques », Paris, 14-15 janvier 2016.), la conception court tout au long du projet, éventuellement avec des intensités variables, des objets distincts et une variabilité parmi les acteurs impliqués, et peut cohabiter avec des phases avancées de réalisation. Dans le cas de la ligne de tramway, il s’agit de décliner les grands choix d’insertion et d’aménagement dans des conceptions détaillées valant prescriptions opératoires pour organiser le travail des entreprises de construction. Dans la séquence plus amont étudiée ici, la conception de la ligne a plutôt pour objet d’explorer le tracé de la ligne, l’emplacement des stations, les modes de réaménagement des espaces traversés et d’insertion du matériel roulant dans la rue. Elle concerne encore la réorganisation du trafic, du stationnement, du fonctionnement du réseau bus/tram, les choix en matière de redistribution des emprises au sol, de piétonisation, de priorité aux feux ou de réorganisation de carrefours. Sont également explorés et générés les choix de transformation des espaces publics, leur recomposition et leur requalification, par exemple en matière de mobilier urbain, de revêtements du sol, de bordure végétale de la plate-forme. L’activité de conception concerne enfin les composantes constitutives de l’infrastructure elle-même, telles que les installations des rails, les signalisations lumineuses, les lignes électriques aériennes, la correspondance entre le véhicule roulant et les quais des stations, la déviation des réseaux souterrains. Autant de registres de conception différents. Quatre peuvent être clairement identifiés : la performance de l’infrastructure technique, l’organisation de la circulation et du stationnement, la restructuration urbaine, la requalification des espaces publics[30]On prendra garde à considérer ces registres comme ceux qui s’appliquent à l’élaboration de tout tramway. Reconstruits pour les besoins de l’analyse sur la base d’une démarche empirique et inductive, ils sont exclusivement fondés sur le cas strasbourgeois. (Arab, 2011[31]Op. cit.).

Mais il ne faut pas s’y tromper : il n’existe pas de correspondance stricte entre un registre de conception et un domaine d’expertise. Au contraire, chaque registre de conception relève d’une diversité et d’une combinaison parmi les acteurs de la conception. Cela est d’autant plus vrai qu’en urbanisme il s’agit moins de concevoir un objet isolé qu’un agencement d’interventions matérielles interreliées, techniquement et/ou fonctionnellement, entre lesquelles il faut aussi élaborer une cohérence et lui donner forme. D’une part, la maîtrise des connaissances sur les sous-ensembles de cet agencement est, elle, distribuée entre les différents acteurs de la conception. D’autre part, la conception sur les différents sous-ensembles se déroule, pour partie au moins, et simultanément, en plusieurs lieux distincts propres à chaque groupe d’acteurs de la conception. Cela rend illusoire la possibilité d’identifier rigoureusement les mécanismes et le cheminement de la conception d’un projet d’urbanisme. Il est cependant possible de reconstituer quelques caractéristiques structurantes du processus.

Interdépendance des registres de conception
et incertitude irréductible du processus

La reconstitution de l’histoire de la conception du tronçon qui dessert Strasbourg et les trois communes situées au nord de l’agglomération montre comment le tracé initialement décrit par les acteurs comme « la solution la plus évidente pour tout le monde » (Direction Tramway) sera finalement abandonné. Ce tracé dit « tracé historique » devait passer par les centres anciens des trois communes Nord, par une voie au gabarit relativement réduit (de 16 à 18 mètres) et desservir des secteurs urbains denses, dont les pieds d’immeubles étaient occupés par des commerces à l’activité déclinante ou encore par des brasseries industrielles pour le fonctionnement desquelles la voie destinée à accueillir le tramway constituait le principal accès. L’étude de ces caractéristiques fonctionnelles et morphologiques met en évidence une incompatibilité majeure avec les objectifs de requalification des espaces publics auxquels les élus sont particulièrement attachés. Ils attendent un niveau de qualité à la hauteur de celui qui a prévalu pour la ligne A, qui n’avait alors bénéficié qu’à Strasbourg. Du point de vue des jeux politiques locaux, le sujet est d’importance. Alors que « dans un premier temps tout le monde était convaincu que c’était la bonne solution » (Services techniques de la Ville d’Hœnheim), les acteurs se trouvent confrontés à une situation d’indécidabilité. D’un côté, parmi les maîtres d’œuvre et l’agence d’urbanisme, sont réunis ceux qui militent pour l’axe historique au nom de la revitalisation des centres anciens et du renforcement des centralités périphériques. Ils invoquent l’exemplarité de l’hypercentre strasbourgeois. D’un autre côté, la direction Tramway et la compagnie des transports, ainsi qu’une autre partie des maîtres d’œuvre et des techniciens municipaux ou communautaires considèrent que les modalités de revitalisation des centres périphériques ne peuvent pas être calquées sur celles qui ont fonctionné pour le centre de Strasbourg. Les deux partis s’accordent pour convenir qu’il n’existe pas de solution de compromis : soit la priorité est accordée à la circulation pour conserver une desserte routière aux commerces et aux brasseries, ce qui suppose de renoncer aux objectifs de requalification des espaces publics ; soit, dans la continuité de la première ligne, la priorité est accordée à la redistribution de la voirie aux dépens de la voiture et au profit de la revalorisation des espaces sillonnés. Cette option suppose la piétonisation des centres anciens et la mise en place d’un plan de circulation drastique. À l’impossibilité technique du compromis fait écho une indécision politique. Les maires des trois communes Nord sont les seuls habilités à trancher en faveur ou non de la piétonisation. Partagés entre le désir de voir passer le tramway au cœur de leur commune et les risques politiques liés aux mesures à prendre en matière de circulation et de stationnement, ils hésitent sur la priorisation qu’ils souhaitent privilégier. Cela conduira finalement à déporter l’implantation de la ligne vers la frange Est de l’agglomération, plus éloignée des centres historiques, affaiblissant ainsi la finalité de renforcement des centralités périphériques.

Ce cas révèle une caractéristique majeure de la conception dans le projet d’urbanisme : les différents registres de conception entretiennent une forte relation d’interdépendance fonctionnelle et/ou technique. Tout choix d’implantation du tramway suppose, par exemple, des mesures sur la circulation. Les choix en matière de vitesse commerciale ne peuvent s’appréhender sans considérer leurs tenants et aboutissants sur l’aménagement des espaces, ne serait-ce que pour sécuriser les tronçons là où le critère de vitesse commercial l’emporte ou, a contrario, pour concevoir une solution de partage de la voirie entre les modes. Les choix relatifs à la plantation d’une bordure végétale questionnent, eux, les conditions d’entretien des espaces publics ou la compatibilité avec les réseaux souterrains. Les exemples abondent. En somme, « si chaque registre de conception poursuit des enjeux propres, il peut difficilement être abordé indépendamment de tout ou partie des autres registres dans une situation où les paramètres de conception s’imbriquent étroitement et où les choix opérés sur un registre ont des incidences sur les marges d’action des autres. C’est une source de tensions majeures entre protagonistes » (Arab, 2011[32]Op. cit., p. 81.).

Cette interdépendance fonctionnelle et/ou technique entre registres de conception, et donc entre acteurs, s’inscrit par ailleurs dans une situation d’incertitude. D’une part, les choix formulés sur tel ou tel registre de conception font l’objet d’une hiérarchisation sans cesse remise sur l’établi au gré des espaces traversés. Ainsi le critère de vitesse commerciale qui participe du registre de performance de l’infrastructure peut prévaloir sur telle portion de rue mais devenir secondaire sur une autre rue, selon les arbitrages contingents entre acteurs de la conception. Cette contingence peut être liée à des caractéristiques morphologiques (elles ne se valent pas ici ou là) ou encore à des réactions riveraines, à un déficit de connaissances parmi les experts, à des conflits d’intérêt entre décideurs politiques. D’autre part, comme l’illustre le tronçon Nord, l’activité de conception se situe aux interfaces de registres et de paramètres qui peuvent se révéler conflictuels selon les espaces. C’est un des problèmes majeurs que doit résoudre l’organisation de la conception. Les acteurs savent, par leur expérience respective, que ces problèmes surviendront. En revanche, aucun d’eux ne peut prédire à l’avance où, quand, ni sur quels points de blocage particulier. L’interdépendance fonctionnelle et/ou technique entre les registres de conception s’exerce in fine dans une situation à la fois instable et incertaine. Les tensions aux interfaces des registres de conception ne sont pas précisément prévisibles, les pondérations entre paramètres varient, ainsi que leurs combinaisons, et les hiérarchisations ne peuvent être établies à l’avance, les risques de blocages ne peuvent être parfaitement anticipés comme il n’existe pas de catalogue prédéfini des problèmes qui seront rencontrés dans l’exploration des choix de conception. Et pourtant, la conception de la ligne vise les objectifs de qualité assignés à chaque registre de conception (performance de l’infrastructure et de la réorganisation de la circulation et du stationnement, qualité de la requalification des espaces publics, et effets de restructuration urbaine), cela dans le respect des coûts et plus encore des délais prescrits dès le lancement du projet. La manière dont les relations entre acteurs sont organisées fait écho, on va le voir, aux caractéristiques de cette situation de conception.

Organiser les relations multiacteurs :
cohabitation d’une pluralité d’instruments et d’objectifs

Comment intégrer les différents registres de conception ? Comment procéder dans une situation de conception instable tout en veillant à assurer la maîtrise des coûts et des délais ? Comment réduire les incertitudes qui pèsent sur le projet ? Ces questions traversent la façon d’organiser les relations entre acteurs de la conception.

Un premier niveau de dispositif renvoie au système politico-administratif qui organise l’action publique sur le territoire de la communauté urbaine, tandis qu’un second niveau vient de la législation qui encadre les projets d’infrastructures publiques, en l’occurrence la loi MOP qui distribue les responsabilités et les tâches entre maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre. Ces deux niveaux correspondent à ce que certains qualifient de « modèle hiérarchique » de la conception (Callon, 1997[33]Callon M. (1997). Concevoir : modèle hiérarchique et modèle négocié, dans L’élaboration des projets architecturaux et urbains en Europe, vol. 1, Plan Construction et Architecture, p. 169-174.). Le fonctionnement administratif définit des lignes hiérarchiques entre ses agents, il établit des normes, des procédures, des responsabilités qui contribuent à structurer leur coordination. De la même façon, le maître d’ouvrage est en position de commandement, adossé à la prescription d’un cahier des charges supposé s’imposer au concepteur. Ces cadres organisationnels, administratifs et législatifs contribuent à structurer les relations, mais cet article privilégie les dispositifs organisationnels librement bricolés. Outre la direction de projet, trois autres instruments spécifiquement construits pour le projet méritent l’attention : 1/ le comité de pilotage technique, qui assemble tous les protagonistes ; 2/ le groupement d’étude du tramway de l’agglomération qui réunit les maîtrises d’œuvre impliquées dans la conception. On retrouve là le cadre de la loi MOP mais réapproprié en contraignant tous ceux dont le métier est de concevoir à entrer dans une relation de cocontractant ; 3/ le contrat, signé en 1990 à l’occasion de la première ligne, liant la communauté urbaine à la Compagnie des transports en désignant celle-ci à la fois comme l’exploitant du réseau bus-tram et comme le maître d’ouvrage de la construction de la ligne, une fois la déclaration d’utilité publique acquise[34]On n’évoquera pas davantage ici le comité de pilotage politique composé du vice-président communautaire en charge des transports, des trois maires des communes Nord directement concernées par l’implantation de la ligne, et d’autres élus. Il se substitue au conseil de communauté pour le temps du projet. Il se réunit une fois par mois pour en assurer le suivi et le portage politique, gérer les négociations entre élus ainsi que les arbitrages en cas de conflit persistant à l’échelle technique..

Le Cotec, réduire la division du travail
et la séquentialité du projet

Le comité de pilotage technique, ou Cotec, est un dispositif ordinaire du management des projets d’urbanisme. Ici, il se réunit de manière hebdomadaire, ce qui indique son importance dans le processus. Dispositif à géométrie variable, il est composé d’un noyau dur parmi l’ensemble des acteurs évoqués, également d’autres acteurs qui interviennent plus ponctuellement (services techniques des communes Nord lorsque leur banc communal est concerné ou services communautaires sur des compétences qui ne sont pas au cœur des principaux registres de conception, tel le service de l’éclairage public), ou encore d’expertises convoquées a posteriori sur des prestations ponctuelles. Le Cotec coordonne ainsi les acteurs entre lesquels sont distribués les paramètres techniques[35]Qu’il s’agisse d’ingénierie ou des techniques urbanistiques et paysagères. de la conception, qu’ils soient en position de maîtrise d’œuvre, de maîtrise d’ouvrage (au sens de la loi MOP) ou relevant de la sphère de la maîtrise d’ouvrage urbaine. Ces groupes d’acteurs, dans leur très grande majorité, existent indépendamment du projet de ligne. Le comité technique coordonne leurs expertises et responsabilités pour répondre à cette fragmentation des savoirs et savoir-faire.

Le comité technique organise également la rencontre entre l’amont et l’aval du projet. Sont ainsi réunis les concepteurs professionnels traditionnellement acteurs de l’amont des projets, ceux qui dirigent la construction de la ligne, et encore ceux qui s’occupent du fonctionnement de la ligne, du réseau et des espaces publics. Les uns et les autres participent des choix de conception. Ce faisant, le comité technique a pour vertu de « déséquentialiser » le processus en organisant de façon précoce un lieu d’interactions entre le temps de la conception, le temps de la construction et le temps du fonctionnement, alors que le déploiement temporel du projet suit, lui, nécessairement, un cheminement linéaire et séquentiel.

Ce modèle d’organisation a été formalisé par les sciences de gestion dans le cas des projets industriels sous la notion « d’ingénierie concourante » (Midler, 1996[36]Midler C. (1996). Modèles gestionnaires et régulations économiques de la conception, dans de Terssac G, Friedberg E (dir.), Coopération et conception, Toulouse, Octares Éditions, p. 63-85.). Il est décrit comme une innovation organisationnelle, dont les formes peuvent varier selon les secteurs d’activité et les singularités contextuelles, mais c’est une méthode dont l’objectif est d’optimiser la phase de conception des projets par la remontée, en amont, de l’ensemble des points de vue impliqués par le cycle de vie du produit. Le comité technique de la deuxième ligne du tramway strasbourgeois suit une logique similaire. À la division du travail et des responsabilités, au caractère irréductible des aléas et à la séquentialité du cheminement dans la concrétisation du projet, il organise, dès le lancement des études, l’interface entre les différents représentants des paramètres techniques du projet, depuis les ingénieries de l’étude jusqu’à celles de la gestion des infrastructures et des espaces.

Le Getas et la CTS :
déléguer une régulation technique
et formaliser les tensions à mettre sous contrôle

Dans les termes de la loi MOP, le GETAS désigne la maîtrise d’œuvre du projet. Il regroupe plusieurs bureaux d’études représentant les ingénieries mobilisées, depuis les champs d’expertises relatifs à l’infrastructure technique, au trafic et aux réseaux jusqu’aux dimensions urbanistiques et paysagères. D’où son nom : Groupement d’études du tramway de l’agglomération strasbourgeoise. Contrairement aux autres groupes d’acteurs de la conception, son champ d’action est limité au temps et à l’espace du projet. Il intègre les maîtres d’œuvre spécifiquement recrutés pour la conception de la ligne. Cocontractants, ils sont liés par une coresponsabilité sur les coûts, les délais et les spécifications techniques du projet. Ce groupement d’ingénierie s’analyse sous deux angles. D’abord, il construit un interlocuteur unique pour la CUS et limite les strates de décision dans un contexte d’action fortement contraint par les délais. Ensuite, en intégrant de la sorte les différentes composantes de la maîtrise d’œuvre, entreprises par ailleurs indépendantes, il formalise au contraire leur interdépendance, dont on sait qu’elle est un levier des comportements coopératifs (Crozier et Friedberg, 1977[37]Crozier M, Friedberg E. (1977). L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collective. Paris, Seuil.). Enfin, il constitue une entité à laquelle est déléguée une part de la négociation et donc de la régulation des conflits et compromis. C’est tout particulièrement la confrontation entre transport et urbanisme qui est mise sous contrôle. Le tramway strasbourgeois est en effet davantage pensé comme un projet urbain que comme un « simple » projet de transport ; or la logique transport et la logique urbaine sont réputées compter parmi les plus conflictuelles, en même temps qu’elles sont l’une et l’autre des conditions du succès du projet. Les controverses entre ceux qui voient d’abord le tramway comme un outil de transport dont il faut assurer la performance et la rentabilité et ceux qui y voient d’abord un vecteur urbanistique comptent parmi les controverses les plus vives dans l’exploration et la génération des choix d’aménagement des espaces et d’insertion de la ligne. La constitution de ce groupement de maîtrise d’œuvre institutionnalise ces tensions ainsi que leur prise en charge. Cela se traduit, par exemple, dans le choix que fait la maîtrise d’ouvrage, dans le contrat, de placer le champ urbain sur un pied d’égalité avec celui de l’ingénierie tramway, trafic, réseau… De l’avis des praticiens interviewés et habitués des projets de tramway en France, cette forme contractuelle était, alors, une singularité strasbourgeoise. Au-delà de l’organisation des coopérations, c’est aussi un instrument pour gérer l’incertitude et les sources de blocage qui pèsent sur l’articulation transport/urbanisme. Il pallie le caractère à la fois irréductiblement conflictuel et imprévisible du cheminement de la conception sur ces registres et sur leurs interfaces, alors même qu’ils sont au cœur des critères de réussite du projet.

On retrouve avec la compagnie des transports une logique similaire. Bien que ses responsabilités contractuelles ne démarrent qu’après la déclaration d’utilité publique pour diriger la construction de l’infrastructure et qu’une fois celle-ci achevée pour exploiter la ligne, elle est intégrée à la conception dès le lancement du projet. L’intervention précoce de la compagnie des transports a pour effet de mettre sous contrôle une autre interface centrale dans la réussite du projet : l’interface construction/exploitation. Le contrat qui désigne la compagnie des transports à la fois comme exploitant et comme maître d’ouvrage de la construction institutionnalise une interdépendance, et donc une coopération, entre le constructeur de la ligne et l’exploitant de l’infrastructure et du réseau tram-bus. Cette double responsabilité contractuelle pour la même entreprise participe de la résolution des problèmes liés aux divergences entre ces deux logiques, comme en témoigne le directeur général de la CTS : « L’heure de vérité, c’est le moment de l’exploitation (…) mais la construction précède l’exploitation. Il est donc fondamental que, dans la construction, on prenne bien en compte l’exploitation future. Le directeur du projet à la CTS, qui est le constructeur, participe au groupe de direction de la CTS toutes les semaines, au même titre que le directeur de l’exploitation (…). Ces directeurs se réunissent dans des réunions de travail de 4 à 5 heures, avec moi (DGS CTS) pour traiter des problèmes courants, qu’il s’agisse de la construction du tramway ou de l’exploitation générale de nos activités. Deuxième élément, en plus de ces réunions, les exploitants participent directement à toutes les questions qui touchent l’exploitation. Et, sur un tramway, les questions d’exploitation, il y en a beaucoup ! Par exemple, les voies de communication, les endroits où l’on peut passer d’une voie à l’autre, où l’on peut rebrousser, sont essentielles pour bien exploiter. Donc pour les exploitants, il n’y a jamais assez de communications et, pour le constructeur, il y en a toujours trop, parce que ça coûte très cher. On a en interne des échanges constants et malgré ça on ne fait pas de la qualité totale, même si c’est mieux que sur la ligne A ».

La Ditram, piloter la convergence technico-politique
dans les délais prescrits

La Ditram – ou direction tramway – désigne l’équipe à laquelle la communauté urbaine délègue la responsabilité de piloter la conception de la ligne. Elle est composée d’agents communautaires détachés de leurs services pour le temps du projet. C’est une équipe pluridisciplinaire qui rassemble des spécialistes transports, mais également des architectes-urbanistes, et fait appel aux juristes, des financiers ou des spécialistes de la communication communautaires. Elle est dirigée par un directeur de projet en titre dédié à la ligne. Sur le plan de l’organigramme, elle relève de la Direction transport, indiquant que le projet est placé au plus près de la politique des déplacements mais, dans le même temps, elle est dotée d’une autonomie de décision et elle est placée sous l’autorité directe du vice-président communautaire, en charge des transports, également patron politique du projet pour la Ville de Strasbourg. La Ditram se distingue donc d’une direction sectorielle ou d’une direction fonctionnelle. Elle est constituée pour le projet et sort des procédures routinières appliquées aux autres directions. Mettre en place et animer la concertation publique, piloter la maîtrise d’œuvre, fédérer les services communautaires, monter les dossiers administratifs, suivre et contrôler les coûts et délais du projet, animer le comité technique, assurer les relations avec les services de l’État ou avec les gestionnaires de réseaux urbains, assumer la communication sur le projet, préparer le comité de pilotage politique…, cette liste à la Prévert donne une représentation des tâches qui incombent à la Ditram au cours de cette séquence de conception. Contrairement aux autres dispositifs, la Ditram couvre tout le périmètre du projet, et ses fonctions oscillent entre des tâches techniques et codifiées (contrôle de gestion, procédures administratives, marchés…) et des tâches qui, pour reprendre les termes du directeur de projet, relèvent d’un rôle de « metteur en scène » sur lequel la Ditram insiste et vers lequel convergent les témoignages des autres participants à la conception, qui affirment eux aussi l’importance de cette fonction. Comme l’explique le directeur de projet : « Le vrai métier du chef de projet, c’est de produire de la décision, c’est de mettre les différents éléments d’une décision en perspective, de bien analyser la situation pour donner au politique les critères d’appréciation. C’est au politique de trancher en fonction de la vision qu’il a de l’aménagement de la ville. Ce qui est difficile, c’est que les variables clés de la conduite de ce projet sont de l’ordre du cheminement du projet. Il faut être bon dans l’analyse et fournir les bonnes cartes permettant au patron de définir le cap. Il faut bien mettre les enjeux en évidence, selon plusieurs critères. Le critère économique, le critère de qualité d’insertion, le critère des effets d’entraînement du projet sur l’urbanisation, ce que ça change en coûts, en délais, quelles sont les caractéristiques de maintenance, etc. Mais c’est aussi faire en sorte que les conditions d’une décision face à l’opinion publique soient réunies. C’est vraiment ça le boulot, c’est ça qui est déterminant, le reste c’est de la technique, ça peut s’améliorer, on n’est pas parfait dans la gestion de projet mais c’est plus technique, ça se trouve un peu plus dans les bouquins ». La direction du projet dirige le processus de conception vers sa finalisation, dans les coûts et les délais prescrits, en pilotant à la fois la finalisation d’un accord opérationnel entre acteurs techniques de la conception et en appréciant ou construisant les conditions de sa faisabilité sociopolitique. Cette fonction prend sens dans un contexte d’action où, comme déjà souligné, la convergence du projet vers ces points d’accord est loin d’aller de soi. Le comité technique, le groupement d’études et la compagnie des transports intègrent les acteurs de la conception et régulent des conflits techniques névralgiques pour la réussite du projet. La Ditram joue un autre rôle : c’est le dispositif auquel revient la responsabilité de veiller aux crises de conception et à la convergence des variables techniques et sociopolitiques, dans le respect du planning et du budget préétablis. Dans cet objectif, elle est placée en position de commandement sur l’ensemble des autres acteurs de la conception. Elle est aussi en capacité de circuler entre le comité technique et le comité de pilotage politique, jouant des ressources à la fois techniques et politiques dans la gestion des crises. Enfin, via son accès aux élus et via sa position dans l’organigramme de la communauté urbaine, elle est aussi en position de déployer un raisonnement et des arguments multiscalaires jouant de l’échelle du tramway et de l’échelle de l’agglomération, du projet de ligne et du projet de territoire, pour débloquer les crises de conception.

In fine, ces différents agencements dans les relations entre acteurs de la conception se conjuguent pour organiser un système de veille à plusieurs échelles de temps et d’espace, outre bien sûr les relations interpersonnelles directes, que ce soit avec les élus ou avec/entre les acteurs techniques.

Conclusion

Jean-Paul Lacaze expliquait que la manière d’effectuer les choix est l’une des grandes difficultés de l’urbanisme (Lacaze, 1997[38]Op. cit.). Lucien Sfez avait formulé un point de vue similaire en portant l’attention sur la décision (Sfez, 1992[39]Sfez L. (1992). Critique de la décision, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 4e éd). Mais alors que la décision insiste sur les modalités de l’arbitrage et de la délibération, porter l’attention sur la conception focalise davantage l’étude sur l’exploration et la génération même des choix entre lesquels il peut s’agir de trancher. C’est toute la différence entre concevoir des options d’aménagement et décider entre ces options. Bien sûr, la conception contient de la décision et réciproquement mais, du point de vue analytique et méthodologique, la posture diverge. S’intéresser à la conception collective en urbanisme oriente le regard sur les modalités, les conditions, les outils, les mécanismes, les enjeux, les acteurs, les problèmes de l’exploration et de la génération des choix de la transformation matérielle et intentionnelle des espaces en vue d’en (ré)organiser les usages, les fonctionnalités et le fonctionnement.

Ce regard, dans le cas du tramway strasbourgeois, met en évidence un mode de pilotage polycéphale. Les différents agencements dans les relations entre acteurs de la conception se conjuguent pour organiser un système de veille à plusieurs échelles de temps et d’espace. Ce pilotage polycéphale distribue la gestion des convergences en déléguant la régulation des conflits entre plusieurs dispositifs spécifiquement constitués pour le projet. Face à l’incontournable division du travail et à des incertitudes inévitables, ces dispositifs organisent des interactions entre les acteurs concernés par la conception, la construction et le fonctionnement de la ligne et des espaces publics. Il s’agit de répondre aux fortes contraintes d’intégration fonctionnelle dans une situation où la conception est tendue par des délais, alors même qu’elle rencontre bien des aléas qu’il est illusoire de vouloir anticiper et planifier et où des conflits clés se jouent aux interfaces des registres de conception. Les paramètres et les finalités du projet font l’objet d’une hiérarchisation rediscutée tout au long des 12 km de la ligne. Ce travail de hiérarchisation dans la conception a pour avantage de réduire les difficultés liées à la multiplicité des paramètres et de leurs combinaisons. Mais hiérarchiser revient aussi à donner la primeur à tel problème ou à tel enjeu plutôt qu’à tel autre. Par conséquent, c’est dans cette zone conflictuelle de la conception, la hiérarchisation, que se jouent les registres prioritaires qui vont présider aux choix d’aménagement.

L’incertitude sur ces interfaces conflictuelles appelle une vigilance spécifique. Le comité technique, le groupement d’études, la compagnie des transports et la direction tramway représentent une série de dispositifs emboîtés en charge de cette vigilance. En formalisant des interdépendances, ils ordonnent, au sens propre et figuré, la prise en charge de leur régulation. Il ne s’agit donc plus seulement d’impulser un caractère collectif dans la conception mais de désigner et de formaliser les interfaces simultanément perçues comme conflictuelles et stratégiques pour le succès du projet. L’organisation de la coopération est donc ici inséparable de la mise sous contrôle d’incertitudes choisies. Cela n’empêche pas que d’autres incertitudes puissent être ainsi réduites mais celles qui pèsent sur les délais et sur la relation transport/urbanisme, la relation conception-construction / exploitation et la relation choix techniques/faisabilité sociopolitique sont intentionnellement institutionnalisées comme des incertitudes clés par la maîtrise d’ouvrage. Simultanément, elles indiquent les préoccupations prioritaires de la maîtrise d’ouvrage pour ce projet.

Il importe de préciser que ces modes d’organisation et de régulation de l’activité de conception sont indissociables de la visibilité que la maîtrise d’ouvrage a sur le projet, son déroulement et ses acteurs. En effet, au lancement du projet, le tramway est un concept éprouvé, des expertises tramway existent et sont repérables, les principaux jalons qui structurent le cheminement du projet, des intentions aux réalisations, sont connus, les lignes précédentes ont produit une expérience sur les incertitudes à anticiper. Autant d’éléments qui fondent la capacité à déployer les instruments de pilotage observés. Mais cette situation de conception n’est pas représentative de toutes les situations et tout particulièrement de celles où la plupart de ces éléments de connaissance font défaut. C’est typiquement le cas des situations d’innovation qui, a minima, interdisent la mise en œuvre d’une ingénierie concourante dès les premières phases du projet. Celle-ci suppose en effet une connaissance préalable des expertises à mobiliser. Or l’innovation, et à plus forte raison l’innovation radicale, est une situation de rupture avec les pratiques établies, avec les concepts connus et avec les connaissances éprouvées. D’une part, les compétences pour concevoir le projet sont en question, voire ne sont pas disponibles sur le marché, d’autre part, les enjeux mêmes du pilotage ne peuvent guère être anticipés. Les conditions de la conception sont donc bien différentes de celles qui prévalent pour la deuxième ligne du tramway. Pourtant, la conception est une activité clé dans la production de l’innovation et, comme le cas du tramway strasbourgeois y invite, il importe de considérer que la conception n’est pas seulement affaire de connaissance et de créativité, mais également affaire d’organisation. L’injonction actuelle à l’innovation en matière d’urbanisme invite à développer plus amplement la connaissance scientifique sur les situations de conception innovante et leur pilotage, d’autant que l’innovation en urbanisme interpelle peut-être, avant tout, des innovations organisationnelles.


[1] Simon HA. (1969). The sciences of the artificials, Cambridge, MA, M.I.T Press, trad. française (2004) Les sciences de l’artificiel, Gallimard.

[2] Choay F. (2015). Art. « Urbanisme », dans Merlin P, Choay F (dir.), Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, 7e éd. [1ère éd. 1988], Paris, PUF, p. 792.

[3] Lacaze JP. (1997). Les méthodes de l’urbanisme, Que-sais-je?, PUF.

[4] Barles S. (2015). L’urbanisme, le génie urbain et l’environnement : une lecture par la technique, Riurba, n° 1.

[5] Arab N. (2001). La coproduction des opérations urbaines : coopération et conception, Espaces et Sociétés, n° 105-106, p. 57-81.

[6] Bourdin A, Lefeuvre MP, Mele P. (dir.). (2006). Les règles du jeu urbain. Entre droit et confiance, Descartes & Cie, Les Urbanités

[7] Biau V, Tapie G. (dir.). (2009). La fabrication de la ville. Métiers et organisations. Éditions Parenthèses.

[8] Arab N. (2011). Projet urbain : l’objet sociotechnique et la structure des négociations, dans Hamman P, (dir.),  Le tramway dans la ville. Le projet urbain négocié à l’aune des déplacements, Rennes, PU Rennes, Collection « Espace et Territoires », p. 73.

[9] Jeantet A. (1998). Les objets intermédiaires dans la conception. Éléments pour une sociologie des processus de conception. Sociologie du Travail, vol. 40, n° 3, p. 291-316.

[10] Boujut JF, Blanco E. (2002). Intermediary Objects as a Means to Foster Co-operation in Engineering Design, Journal of computer supported collaborative, n° 12 (2), p. 205-219.

[11] Vinck D. (2009). De l’objet intermédiaire à l’objet-frontière. Vers la prise en compte du travail d’équipement, Revue d’Anthropologie des Connaissances, n° 3(1), p. 51-72.

[12] Ce dispositif est expérimenté comme une nouvelle méthode de travail collaboratif par Grand Paris Aménagement ou encore par l’aménageur départemental Sadev 94, dans le cadre du projet Ivry Confluence. On le retrouve également dans le cas du projet des bassins à flots à Bordeaux,  selon une méthode récemment formalisée par N. Michelin, dans H. Christy et N. Michelin (2016), L’urbanisme négocié. Bordeaux : les bassins à flots. La Découverte

[13] Prost R. (1995). Concevoir, inventer, créer. Réflexions sur les pratiques. Paris, L’Harmattan

[14] Darse F, Falzon P. (1996). La conception collective, une approche de l’ergonomie cognitive, dans de Terssac G, Friedberg E, Coopération et conception, Toulouse, Octares Éditions, p. 123-135.

[15] March JG, Simon HA. (1999). Les organisations. Dunod.

[16] La conception de la deuxième ligne et son pilotage ont donné lieu à une exploration empirique composée d’une enquête qualitative par entretiens semi-directifs auprès de différents acteurs représentant l’ensemble des structures impliquées dans la conception, entretiens complétés par une investigation documentaire, notamment l’examen de documents d’études produits par la maîtrise d’œuvre et/ou la maîtrise d’ouvrage. Cette exploration empirique s’est déroulée en 1999 et en 2000, dans le cadre d’une recherche doctorale.

[17] Expérience véhiculée par le recrutement, à Strasbourg, du directeur de projet du tramway grenoblois.

[18] Ziegler B. (2000). Nantes, Strasbourg : tramway, acte II, Transport public, n° 995, sept. , p. 20-23.

[19] Falzon P. (2014). 1994-2014. « Comment le tramway a façonné le nouveau visage  de Strasbourg », Le Moniteur.fr [En ligne].

[20] Op. cit.

[21] La deuxième ligne dessert quatre communes : Strasbourg, Bischheim, Schiltigheim et Hœnheim.

[22] Déclaration d’utilité publique.

[23] La Compagnie des Transports Strasbourgeois est une société d’économie mixte.

[24] Loi sur la Maîtrise d’Ouvrage Publique (1985) qui règle les relations entre maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre dans le cas de bâtiments et d’infrastructures publics.

[25] Schön DA. (1983). The reflexive practitioner. How professionals think in action, U.S.A., Basic Books Inc.

[26] Arab N. (2014). « L’usager est-il un concepteur ? », dans Terrin JJ, Le projet du projet, Marseille, Éditions Parenthèses, p. 179-181.

[27] Ozdirlik B, Terrin JJ. (2015). La Conception en question, Éditions de l’Aube.

[28] Idt J. (2009). « Le pilotage des projets d’aménagement urbain : entre technique et politique », thèse de doctorat en urbanisme et aménagement, IFU, université Paris 8.

[29] Blanchard G, Miot Y. (2016). Analyser l’activité de projet en aménagement : quels cadres théorique et méthodologique ? Retours d’expériences de recherche, Communication au colloque « Champ libre ? L’aménagement et l’urbanisme à l’épreuve des cadres théoriques », Paris, 14-15 janvier 2016.

[30] On prendra garde à considérer ces registres comme ceux qui s’appliquent à l’élaboration de tout tramway. Reconstruits pour les besoins de l’analyse sur la base d’une démarche empirique et inductive, ils sont exclusivement fondés sur le cas strasbourgeois.

[31] Op. cit.

[32] Op. cit., p. 81.

[33] Callon M. (1997). Concevoir : modèle hiérarchique et modèle négocié, dans L’élaboration des projets architecturaux et urbains en Europe, vol. 1, Plan Construction et Architecture, p. 169-174.

[34] On n’évoquera pas davantage ici le comité de pilotage politique composé du vice-président communautaire en charge des transports, des trois maires des communes Nord directement concernées par l’implantation de la ligne, et d’autres élus. Il se substitue au conseil de communauté pour le temps du projet. Il se réunit une fois par mois pour en assurer le suivi et le portage politique, gérer les négociations entre élus ainsi que les arbitrages en cas de conflit persistant à l’échelle technique.

[35] Qu’il s’agisse d’ingénierie ou des techniques urbanistiques et paysagères.

[36] Midler C. (1996). Modèles gestionnaires et régulations économiques de la conception, dans de Terssac G, Friedberg E (dir.), Coopération et conception, Toulouse, Octares Éditions, p. 63-85.

[37] Crozier M, Friedberg E. (1977). L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collective. Paris, Seuil.

[38] Op. cit.

[39] Sfez L. (1992). Critique de la décision, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 4e éd