frontispice

Le maintien des entreprises,
un problème d’urbanisme
L’équilibre fonctionnel comme principe
de l’intervention économique locale

• Sommaire du no 4

Gilles Crague École des Ponts - Paristech

Le maintien des entreprises, un problème d’urbanisme : l’équilibre fonctionnel comme principe de l’intervention économique locale, Riurba no 4, juillet 2017.
URL : https://www.riurba.review/article/04-varia/entreprises/
Article publié le 1er juil. 2017

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Gilles Crague
Article publié le 1er juil. 2017
  • Abstract
  • Résumé

Retaining firms, a concern for urban planners. Functional balance as a rationale for local economic development policy

The starting point of this paper is the existence of urban initiatives that aims at preserving a set of firms within an urban territory. The paper deals with the policy frames that are able to account for these urban policies. The reported initiatives are directed to one or a set of firms. Yet the dominant policy frames associated to local economic development policies have played down the role of firms (economic analysis of the metropoles, creative city theory, innovation ecosystem theory, extended economic base theory). It is then difficult to use them to account for those urban initiatives. The paper advances another policy frame which is drawn from a classical principle of urbanism, the « functional balance » one. It allows another way of using the category of function in urban actions and analysis, beyond its contemporary dominant use as a qualifying adjective of the word “mix” (functional mix). When underpinned by the functional balance principle, urban policy can then be identified as a local economic development policy.

Le point de départ du présent article est le constat de l’existence d’interventions publiques dont l’objectif premier est le maintien de tout ou partie d’un tissu économique au sein d’un territoire urbain. L’article examine de quel cadre cognitif relève ce type de politiques urbaines. En prise directe avec des entreprises ou un tissu entrepreneurial, elles contreviennent aux cadres cognitifs des politiques de développement local qui ont conduit dans la période récente à une relativisation du rôle des entreprises (analyse économique des métropoles, théorie de la ville créative, approche par les écosystèmes d’innovation, théorie étendue de la base). Un autre cadre cognitif est proposé, qui réactualise un principe classique de l’urbanisme, celui d’équilibre fonctionnel. Ceci permet d’élargir l’usage de la notion de fonction dans les pratiques urbaines et la réflexion sur l’urbanisme, au-delà de son seul adossement à la notion de mixité (mixité fonctionnelle). Orienté selon le principe d’équilibre fonctionnel, un nouveau statut de l’urbanisme comme intervention économique locale peut alors être identifié.

Cet encadré technique n’est affiché que pour les administrateurs
post->ID de l’article : 4416 • Résumé en_US : 4610 • Résumé fr_FR : 4607 •

Introduction

Le présent article part d’un constat : l’existence d’interventions urbaines qui manifestent une volonté publique de maintenir un ensemble d’entreprises au sein d’un territoire urbain (plusieurs exemples sont détaillés ci-dessous). Cette volonté est une réponse à une menace de disparition ou d’éviction, et plus généralement à la difficulté de trouver une place pour ces entreprises dans le territoire en question. Dit autrement, l’autorité publique locale agit afin de maintenir tout ou partie de la « fonction économique » au sein de l’ensemble des fonctions urbaines qui composent son territoire. L’intervention sur l’espace urbain est centrale dans ce type d’opérations puisqu’il s’agit de produire des espaces autorisant l’existence, tant sur le plan matériel (foncier, immobilier, surface) qu’économique (prix), d’une fonction économique à préserver. Par ailleurs, du fait du public cible, ce type d’intervention participe des politiques de développement économique local.

Deux idées principales seront développées dans ce qui suit. Premièrement, les cadres cognitifs dominants de l’intervention économique locale peinent à rendre compte du type d’interventions évoquées. Plus précisément, nous voudrions montrer que les pratiques d’urbanisme citées en exemple, qui sont en prise directe avec des entreprises ou un tissu entrepreneurial, contreviennent aux approches dominantes du développement économique local qui ont conduit dans la période récente à une relativisation du rôle des entreprises[1]Insistons sur le fait qu’il est tout à fait possible de formaliser et théoriser le développement économique local sans faire aucune référence à la catégorie « entreprise » ; par exemple, en examinant les dynamiques des prix du foncier et de l’immobilier. Cette omission de l’entreprise dans l’analyse économique n’est pas nouvelle. Rappelons que l’économiste américain Ronald Coase, dans un article devenu un classique de la théorie économique, reprochait à ses collègues économistes de rabattre l’analyse économique sur la seule coordination par les prix (le marché).. C’est ce que nous proposons de développer dans une première section.

Deuxièmement, le type d’interventions évoquées relève d’un autre cadre cognitif, plus ancien et ancré dans le champ de l’urbanisme (comme corps de doctrine). Il s’agit du principe « d’équilibre fonctionnel ». La seconde section permettra de revenir sur le statut de la notion de fonction dans les pratiques urbaines et la réflexion sur l’urbanisme. Elle est aujourd’hui le plus souvent utilisée sous la forme d’un adjectif qualificatif rapporté au principe de mixité (mixité fonctionnelle). L’analyse des interventions urbaines évoquées ci-dessus suggère une autre conceptualisation de la notion de fonction pour penser l’urbanisme, qui s’incarne dans le principe « d’équilibre fonctionnel ».

La notion de cadre cognitif est centrale dans les analyses proposées : la première section porte sur l’inadéquation de certains cadres cognitifs de l’intervention économique locale ; la seconde réactualise un cadre cognitif ancien. Cette notion participe d’un renouveau plus large de l’analyse des politiques publiques, apparu pour l’essentiel dans les années 1980 et 1990, généralement désigné par l’appellation « approches cognitives » (Surel, 2006[2]Surel Y. (2006). « Approches cognitives », dans Boussaguet L, Jacquot S, Ravinet P (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Les Presses de Science Po.). L’ensemble des travaux qui s’y réfèrent n’est pas homogène (Hassenteufel, 2011[3]Hassenteufel P. (2011). Sociologie politique : l’action publique, Paris, Armand Colin.). De nombreuses notions y ont été développées (idées, représentations, croyances, paradigme, référentiel, récit, advocacy coalition, policy frame). Des controverses « internes » au champ s’y sont déployées, par exemple, sur la pertinence de la dichotomie entre idée et intérêt (Braun et Busch, 1999[4]Braun D, Busch A (dir.). (1999). Public policy and political ideas, Cheltenham UK, Northampton MA USA, Edward Elgar.). Deux visions différentes des politiques publiques semblent s’y distinguer : la première est plutôt sensible à l’hégémonie d’un univers cognitif (notions de référentiel ou de paradigme) ; dans la seconde, c’est le pluralisme, la concurrence ou les controverses qui sont au centre de l’attention (notions d’advocacy coalition ou de policy frame) (Hassenteufel, 2011[5]Op. cit.). Toutes ont néanmoins en commun de ne pas réduire l’analyse des politiques publiques aux seuls jeux des intérêts et/ou aux différentiels de ressources entre les acteurs/participants des politiques publiques (Sabatier et Schlager, 2000[6]Sabatier P, Schlager E. (2000). « Les approches cognitives des politiques publiques : perspectives américaines », Revue française de science politique, n° 50(2), p. 209-234.). La façon dont ceux-ci décrivent une situation problématique (décodage) et proposent un ensemble d’actions pour y remédier (recodage) constitue un élément essentiel pour rendre compte des politiques publiques à l’œuvre ou en construction. Nous avons choisi l’expression « cadre cognitif » pour rendre compte de cet aspect des politiques de développement économique local (Rein et Schön, 1991[7]Rein M, Schön D. (1991). « Frame-reflective policy discourse », dans Wagner P, Weiss C, Wittrock B, Wollmann H (dir.), Social sciences and modern states, Cambridge, Cambridge University Press.). Ce faisant, nous privilégions une vision pluraliste pour l’analyse de ce type de politique publique, davantage marquée par la diversité des « cadres » que par l’hégémonie d’un « référentiel ».

Dans le sillage de ces « approches cognitives » des politiques publiques, une opérationnalisation de la notion de cadre cognitif est proposée, qui comprend quatre éléments constitutifs : une opération de décodage (1) d’une situation problématique et de recodage (2) via des propositions d’interventions portées par un groupe d’acteurs (3) et se manifestant explicitement dans le débat public, au-delà de la seule sphère académique (4). Certains acteurs et travaux académiques ont une audience qui va au-delà du seul champ académique et jouent un rôle important dans la constitution des cadres cognitifs de l’intervention économique locale. Seuls ceux-ci seront évoqués ci-dessous. Nous ne rendrons donc pas compte de l’ensemble de la production académique relative au développement économique local.

Avant d’examiner de quels cadres cognitifs elles relèvent, voici quelques exemples d’interventions urbaines visant à maintenir tout ou partie d’un tissu économique dans un territoire. Ces différents cas ont constitué les supports empiriques de notre analyse.

Au début des années 1980, l’entreprise Rhône-Mérieux[8]Deviendra Mérial suite à la fusion avec la division santé animale de Merck, en 1997., spécialisée dans la santé animale, se trouve à l’étroit dans ses implantations lyonnaises. En effet, les sites historiques ne permettent pas à l’entreprise de développer sa production pour répondre à une demande en croissance. L’entreprise est donc en quête d’une nouvelle implantation (à Lyon ou ailleurs). Cette demande industrielle a constitué un élément décisif de la décision des autorités lyonnaises de créer un nouveau parc d’activités dans l’Est lyonnais, le parc technologique de Lyon Saint-Priest[9]Ces informations sont tirées d’un entretien avec les chargés de projet de la SERL, aménageur en charge de cette opération. : Rhône-Mérieux y sera la première entreprise implantée en 1996, sur une vingtaine d’hectares (le parc compte 140 hectares).

Au début des années 1980, dans l’agglomération grenobloise, la collectivité publique, avec le soutien d’acteurs du champ technoscientifique, crée la Zirst (Zone pour l’innovation et la recherche scientifique et technique) sur les communes de Meylan puis Montbonnot. La finalité de ce parc technologique pour l’autorité publique locale est de permettre aux jeunes entreprises high-tech de trouver à s’implanter dans l’agglomération. En effet, leur capacité d’investissement est tout entière dédiée à l’acquisition d’instruments et au recrutement de personnel qualifié, ce qui limite de façon drastique leur capacité d’investissement foncier et immobilier. Sans ce soutien public, ce tissu particulier d’entreprises aurait eu de grandes difficultés à se positionner sur le marché foncier et immobilier grenoblois (Novarina et al., 2015[10]Novarina G, Linossier R, Seigneuret N, Trotta G. (2015). « Les espaces économiques de la ville : spécialisation et intégration », Premier Plan, n° 32, p. 5-7.).

Trente ans plus tard, les mêmes acteurs grenoblois (élus et scientifiques) sont confrontés au même problème de localisation des « jeunes pousses » issues des laboratoires. Néanmoins, la solution urbaine a changé. Les capacités publiques d’investissement ont été considérablement réduites, de sorte que la production de locaux « accessibles » pour ce type d’entreprise passe par une opération mixte d’aménagement (le projet de Presqu’île scientifique) où « les charges foncières payées par les promoteurs de logement compensent celles payées par les entreprises » (Novarina et al., 2015[11]Op. cit.). À la subvention publique (création d’un parc technologique dédié dans les années 1980) s’est substitué le principe de péréquation (opération mixte activité-logement au début des années 2010).

On retrouve ce même principe de péréquation à l’œuvre dans l’opération Ivry-Confluences, dans la commune d’Ivry-sur-Seine, en périphérie de Paris. Là aussi, au cœur de la finalité poursuivie par la collectivité publique, il y a le maintien sur place d’un tissu d’entreprises, mais la filière ciblée est différente et relative à « l’économie productive » (petite industrie, fabrication, artisanat). Ce type d’entreprises a pu bénéficier jusqu’alors de locaux peu coûteux, et mobilise par ailleurs une main d’œuvre dont le profil est analogue à celui des résidents de la commune (ouvriers et employés). C’est un objectif politique affirmé de la commune que de maintenir autant que faire se peut ce type d’entreprises. Celles-ci sont en effet menacées d’éviction du fait du renchérissement des prix fonciers et immobiliers et d’un nouvel intérêt des investisseurs privés du secteur du bureau et du logement pour le territoire. La solution urbaine proposée par la collectivité publique a consisté, comme à Grenoble, à créer des îlots mixtes où les programmes de bureaux ou de logements « financent » des locaux d’activité susceptibles d’accueillir à prix maîtrisé les « entreprises productives » qu’il s’agit de maintenir sur place[12]Ces informations sont tirées de plusieurs entretiens avec des responsables techniques de la commune d’Ivry-sur-Seine..

Citons enfin le cas du Ciriam (Campus industriel de recherche et d’innovation appliquées aux matériaux) dans l’agglomération de Flers, en Normandie, dont la création n’est pas sans rappeler l’exemple de Rhône-Mérieux et du parc technologique de Lyon Saint-Priest. La création du Ciriam est issu d’une décision des collectivités territoriales de créer, au milieu des années 2000, une zone d’activités destinée à accueillir une usine et un centre technique de l’entreprise Faurécia, ainsi qu’une antenne d’une école d’ingénieurs et un centre d’essais. Cette zone-campus est la traduction urbaine de l’effort public consenti pour maintenir l’équipementier automobile Faurécia sur place. En effet, les établissements Faurécia sont installés dans le territoire de Flers depuis des décennies (avant même la création du groupe Faurécia) mais, au début des années 2000, leur existence est menacée par le mouvement de délocalisation des sites industriels vers l’Europe de l’Est. Leur maintien sera finalement assuré par le déménagement/regroupement des différents sites Faurécia dans un campus dédié, réalisé à quelques kilomètres du centre de Flers.

Notons d’ores et déjà que, dans les différents cas cités, le principe d’agencement spatial retenu est tantôt un principe de mixité, tantôt un principe de zonage spécialisé. Ce qui semble prévaloir, c’est donc moins le principe de mixité fonctionnelle (ou son contraire, celui de séparation) que le maintien d’un certain type fonctionnel dans la diversité des fonctions urbaines. Nous reviendrons sur ce point dans la seconde section.

Approches de l’intervention économique locale et entreprises

La théorie économique a construit des modèles et formulé des propositions d’action à l’attention des autorités en charge des politiques publiques de développement local. Certaines ont eu un écho favorable et ont été reprises par des structures politico-administratives, formant ainsi des « cadres cognitifs » pour l’intervention économique locale. Même s’ils sont multiples, les cadres récemment développés sont marqués par un trait commun : un désintérêt voire une marginalisation de l’acteur « entreprise » dans leurs opérations de décodage/recodage de « l’économie locale ». Cette marginalisation des entreprises ne coïncide aucunement avec un désintérêt pour l’économie des villes ou le développement économique des territoires. Elle signale simplement que leur analyse s’est déployée en prenant appui sur des notions, des concepts et des raisonnements dans lesquels les entreprises ne figurent pas. Les interventions publiques visant à maintenir une entreprise ou un type d’entreprises dans un territoire échappent ainsi, par construction, à ce type de « cadres cognitifs ». Quatre cadres cognitifs seront successivement analysés : l’analyse économique des métropoles ; l’approche « ville créative » ; l’approche « écosystème d’innovation » ; l’approche « théorie étendue de la base ».

L’analyse économique des métropoles envisage celles-ci comme les « lieux essentiels » et les « moteurs » de la croissance (DIACT, 2009[13]DIACT. (2009). Une nouvelle ambition pour l’aménagement du territoire, Paris, La Documentation Française.). Ce point de vue a été porté et élaboré par l’OCDE (Ahrend et al., 2014[14]Ahrend R, Farchy E, Kaplanis I, Lembcke AC. (2014). « What makes cities more productive. Evidence on the role of urban governance from five OECD countries », OECD Regional Development Working Papers, n° 5, p. 1-32. ; Ramos et Yemo, 2014[15]Ramos G, Yemo J (dir.). (2014). France. Les réformes structurelles : impact sur la croissance et options pour l’avenir, Paris, OCDE.) mais aussi par la Datar (DIACT, 2009[16]Op. cit.), dont les travaux sont explicitement cités pour justifier la création par la loi dite Maptam, en 2014, de la « métropole », nouvel établissement public de coopération intercommunale[17]Le Bras D. (2016). « “Nous avons besoin de métropoles responsables”. Sociogenèse de l’article 31 de la loi Maptam », dans Le Bras D, Seigneuret N, Talandier M (dir.), Métropoles en chantiers, Boulogne-Billancourt, Berger-Levrault. Voir aussi l’exposé des motifs de la loi n° 2014-58 du 27 janvier 2014, dite loi Maptam..

Trois idées essentielles traversent cette approche. D’abord, le constat statistique d’une performance économique remarquable de l’économie métropolitaine dans son ensemble, mesurée par des agrégats économiques comme le PIB ou la productivité (Ahrend et al., 2014[18]Op. cit. ; Ramos et Yemo, 2014[19]Op. cit.). Ensuite, la référence à des mécanismes théoriques abstraits formalisés par la « Nouvelle économie géographique », au centre desquels on trouve une forme particulière « d’économie externe », les « économies d’agglomération » (Combes et al., 2011[20]Combes PP, Duranton G, Gobillon L. (2011). « The identification of agglomeration economics », Journal of Economic Geography, n° 11, p. 253-266. ; Duranton et Puga, 2004[21]Duranton G, Puga D. (2004). « Microfoundations of urban agglomeration economics », dans Henderson V, Thisse JF (dir.), Handbook of Regional and Urban Economics, vol. 4, Elsevier.). Selon cette perspective, l’agglomération spatiale est alors envisagée (postulée) comme un « facteur de croissance économique » ; elle constitue « la facette territoriale de la croissance économique » (Thisse et Van Ypersele, 1999[22]Thisse JF, Van Ypersele T. (1999). « Métropoles et concurrence territoriale », Économie et statistique, n° 326-327, p. 19-30.). La troisième idée est relative à l’intervention publique qui pourra stimuler les « économies d’agglomération » : il s’agira pour l’essentiel d’agir sur l’efficacité des infrastructures de transport et la planification de l’espace, en évitant la fragmentation politique : « better urban governance structures have been shown to be associated with more efficient transport systems and land use, and may hence be expected to affect economic productivity » ; « administrative fragmentation can obstruct transport infrastructure investments and effective land use planning, thereby increasing congestion and reducing a city’s attractiveness for individuals and businesses » (Ahrend et al., 2014[23]Op. cit.). Cet objectif[24]Des arguments analogues sont repris dans un rapport de l’OCDE de 2014 (Ramos et Yemo (dir.), 2014). de lutte contre la fragmentation politique est explicitement repris pour justifier la création des métropoles en France via la loi Maptam de 2014.

En définitive, l’analyse économique des métropoles s’est essentiellement appuyée sur des agrégats macroéconomiques (la croissance) ; elle se réfère à des mécanismes économiques externes aux firmes (économies d’agglomération) ; elle promeut une intervention indirecte, sur l’environnement des entreprises, plutôt que directe, sur les entreprises elles-mêmes.

Au-delà de ces travaux ancrés dans la théorie économique, l’économie des métropoles fait l’objet de travaux statistiques de l’Insee, axés sur la structure des emplois. En raison de la place particulière de la statistique publique dans la construction des politiques publiques (Desrosières, 2001[25]Desrosières A. (2001). « Une histoire combinée des politiques économiques et de la statistique », Problèmes économiques, n° 2.725, p. 26-32.), ces approches statistiques contribuent elles aussi à la constitution d’un cadre cognitif, dont la métropole est l’élément clé. Au centre de cette analyse, il y a la notion « d’emploi stratégique » ; la loi Maptam y fait d’ailleurs explicitement référence à travers l’expression « fonctions tertiaires supérieures ». D’autres désignations ont été proposées[26]« Emplois métropolitains supérieurs », « cadres des fonctions métropolitaines »… L’exposé des motifs de la loi Maptam évoque les « fonctions tertiaires supérieures »., mais l’on a choisi de reprendre celle utilisée dans les travaux fondateurs de P. Julien du début des années 1990 (Julien, 1994[27]Julien P. (1994). « Les “fonctions stratégiques” dans cinquante villes de France », Insee Première, n° 300, p. 4. ; Julien, 2002[28]Julien P. (2002). « Onze fonctions pour qualifier les grandes villes », Insee Première, p. 4). Le centrage sur cette catégorie particulière d’emplois se fonde sur l’idée que les villes, et notamment les plus grandes d’entre elles, se différencient d’autres types de territoires par l’importance relative de cette catégorie d’emplois dits « emplois stratégiques », lesquels auraient un rôle moteur pour l’ensemble de l’économie (métropolitaine et au-delà). Une première série de travaux a été réalisée à l’Insee par P. Julien, qui couvre deux périodes intercensitaires (1982-1990 et 1990-1999). Une seconde série de travaux est plus récemment développée. Tous s’appuient sur une définition préalable de « l’emploi stratégique[29]Elle a ceci de spécifique qu’elle propose d’enrichir la description des structures d’emploi en mobilisant une segmentation fonctionnelle (la production peut être vue comme l’articulation de différentes fonctions : la R&D, la distribution, la fabrication, l’administration…) à côté de la segmentation hiérarchique plus classique. Précisons aussi que l’emploi stratégique est un emploi de niveau cadre. », mais celle-ci a significativement évolué entre les deux périodes. Dans la première série de travaux, « l’emploi stratégique » est défini à partir d’une douzaine de fonctions élémentaires (voir encadré ci-dessous) qui font référence à des secteurs d’activité spécifiques : banques et assurances, services aux entreprises, télécommunications, transports. Dans la seconde série de travaux, « l’emploi stratégique » (rebaptisé « cadres des fonctions métropolitaines ») n’est plus défini qu’à partir de cinq fonctions, dites fonctions métropolitaines[30]« Les Cadres des fonctions métropolitaines (CFM) sont définis comme suit ; il s’agit des emplois de cadres (CS=‘3’) ou les chefs d’entreprises de dix salariés ou plus (CS=‘23’) présents dans les cinq fonctions métropolitaines que sont : Conception-recherche, Prestations intellectuelles, Commerce inter-entreprises, Gestion et Culture-loisirs »., et cette nouvelle définition, de façon assumée et explicite, ne fait plus aucune référence aux secteurs d’activité : elle se veut « transversale par rapport aux secteurs d’activités » et doit permettre de « s’affranchir des choix d’organisation interne des entreprises[31]Insee. (2009). Analyse fonctionnelle des emplois et cadres des fonctions métropolitaines. ».

Les douze fonctions stratégiques

GESTION : cadres de direction, d’administration et de finance des établissements industriels
RECHERCHE-INDUSTRIE : ingénieurs et cadres de recherche, d’études et d’essais des établissements industriels
COMMERCIAL-INDUSTRIE : ingénieurs et cadres commerciaux, technico-commerciaux et de la publicité dans les établissements industriels
INFORMATIQUE : ingénieurs et cadres de l’informatique dans les établissements industriels
RECHERCHE : chercheurs de la recherche publique, emplois supérieurs des établissements de recherche et d’enseignement supérieur
INFORMATION : cadres et emplois supérieurs de l’information
SERVICES : cadres des services aux entreprises
BANQUE-ASSURANCE : cadres des banques et des assurances
COMMERCE DE GROS : cadres des commerces de gros et interindustriels
TÉLÉCOMMUNICATIONS : ingénieurs et cadres des postes et télécommunications
TRANSPORTS : ingénieurs et cadres des transports
ART : artistes et emplois supérieurs artistiques, artisans d’art
 (source : Julien, 1994[32]Op. cit.)

En définitive, si les secteurs d’activité, et donc la production et les entreprises, constituaient des critères utilisés pour définir les structures d’emploi métropolitaines dans les années 1990, ceux-ci disparaissent dans la refonte récente des indicateurs de l’économie métropolitaine conçus par l’Insee. Plus généralement, tant dans l’analyse économique que dans les descriptions statistiques, on constate que la centralité de la « métropole » dans les débats récents sur les transformations territoriales a coïncidé avec une marginalisation de la référence aux « entreprises ».

Une seconde lignée de travaux en arrive à des conclusions analogues mais pousse un peu plus loin la relativisation de l’importance des entreprises, en insistant sur le rôle primordial de la classe créative (Florida, 2002[33]Florida R. (2002). The Rise of the Creative Class and How It’s Transforming Work, Leisure, Community and Everyday Life, New York, Basic Books.), des talents et du capital humain (Glaeser, 2000[34]Glaeser E. (2000). « The new economics of urban and regional growth », dans Clark GL, Gertler MS, Feldman MP (dir.), The Oxford handbook of economic geography, Oxford, Oxford University Press.) dans les dynamiques contemporaines de développement économique local[35]Signalons que ces différents concepts ne se recouvrent pas ; certains ont été échafaudés à partir de considérations sur les limites des autres (ainsi de la théorie du « creative capital » de Florida par rapport aux théories du « capital humain »). Ils ont ici été regroupés parce qu’ils conduisent tous à une relativisation des firmes et de l’industrie dans l’explication proposée des dynamiques de développement économique.. La citation suivante du principal porte-parole de ce courant est sans ambiguïté : « […] a more efficacious approach to regional development may be to emphasize policies and programs to attract human capital, as opposed to conventional approaches that focus on the attraction of firms and the formation of industrial clusters » (Florida, 2005[36]Florida R. (2005). Cities and the creative class, New-York, Routledge, p. 109.). Une filiation est très souvent établie avec les travaux de Jane Jacobs, parus dans les années 1960 et portant sur les villes et leur économie (Jacobs, 1961[37]Jacobs J. (1961). The death and life of great American cities, New York, Random House. ; Jacobs, 1969[38]Jacobs J. (1969). The economy of cities, New York, Random House.). Le prix Nobel d’économie, Robert Lucas, un des théoriciens du rôle du capital humain dans le développement régional et urbain, lui a d’ailleurs rendu hommage en rebaptisant « externalité Jane Jacobs » les externalités positives caractéristiques des milieux urbains (Lucas, 1988[39]Lucas R. (1988). « On the mechanics of economic development », Journal of Monetary Economics, n° 22, p. 38-39.).

Ce décodage des dynamiques urbaines, centré sur la classe créative, a été très largement repris par des autorités publiques, à toutes les échelles d’intervention. Les idées de Florida ont eu un écho en Amérique du Nord, par exemple à Toronto et à Milwaukee, villes qui l’ont directement consulté[40]Cité par Eckert, Grossetti et Martin-Brelot, « La classe créative au secours des villes ? », La vie des idées [En ligne. Mais on peut aussi citer, à titre d’exemples, l’étude stratégique publiée en 2008 en Grande-Bretagne, sous le gouvernement de Gordon Brown, intitulée Creative Britain: new talents for the new economy, ou la création par l’Unesco en 2004 du réseau mondial des villes créatives (Saint-Étienne, Lyon et Enghien-les-Bains en sont membres), partie prenante d’une politique plus large ciblée sur les « industries créatives[41]L’Unesco a copublié en 2015 une étude visant à cartographier et évaluer l’importance des industries créatives dans l’économie globale (« Cultural times – The first global map of cultural and creative industries »). R. Florida y est cité à huit reprises [En ligne ».

Des préconisations pour l’intervention publique sont directement issues de ces recherches sur la classe créative et le capital humain. Elles suggèrent de faire de l’attractivité des talents un objectif central (Florida, 2005[42]Op. cit.). Des enquêtes ont été menées par Florida et son équipe pour déterminer les attentes et préférences des talents. Elles ont conduit à souligner l’importance de la « qualité des lieux » (quality of place), des aménités, des loisirs, du divertissement et plus largement des éléments relatifs au style de vie et aux valeurs (diversité, tolérance). Une sorte de grand retournement est suggéré : il ne s’agit plus de rendre attractives les villes pour les entreprises dont les emplois proposés attireront les habitants ; il s’agit au contraire d’attirer (certaines catégories) de(s) résidents qui, en retour, attireront les firmes désormais dépendantes desdits résidents pour stimuler leurs capacités créatives. L’exemple du changement de statut attribué à l’environnement naturel comme facteur d’attractivité illustre bien la rupture proposée : « The rise of the creative economy dramatically transforms the role of the environment and natural amenities –from a source of raw materials and a sink for waste disposal to a critical component of the total package required to attract talent. » (Florida, 2005[43]Op. cit., p. 50.).

L’irruption de la classe créative dans les travaux sur le développement économique local conduit aussi à mettre en exergue de nouvelles modalités d’organisation du travail, dont les villes seraient l’apanage : le travail collaboratif, les communautés, le mode projet et/ou l’innovation collaborative et ouverte sont considérés comme autant d’alternatives à l’organisation hiérarchique caractéristique de l’entreprise traditionnelle. Les figures de l’entrepreneur et du travailleur indépendant remplacent celle du salarié subordonné à son entreprise-employeur. La constitution de nouveaux lieux (Moriset, 2016[44]Moriset B. (2016). « Inventer les nouveaux lieux de la ville créative : les espaces de coworking », Territoire en mouvement, p. 1-21 [En ligne), les « tiers-lieux », accompagne ce mouvement (les désignations sont plurielles : espaces de coworking, fablabs, hacker spaces, maker spaces[45]Cf. pour un aperçu des transformations organisationnelles et managériales associées à la formation de ces nouveaux lieux, le site du réseau académique RGCS (Research Group Collaborative Spaces) [En ligne…). Ces locaux n’abritent plus des entreprises avec leurs salariés mais des communautés d’entrepreneurs et de coworkers.

L’affirmation de l’importance des talents et du capital humain dans l’approche « ville créative » participe d’une focale plus générale qui met l’accent sur l’importance de l’innovation dans l’économie contemporaine. À partir de cette prémisse commune, un autre cadre cognitif a été échafaudé. La notion « d’écosystème » en constitue l’emblème. Elle est au cœur du titre d’un rapport public à l’attention du Premier ministre, dirigé par Christian Blanc et paru en 2004 : Pour un écosystème de la croissance. Contrairement au cadre cognitif de la classe créative, centré sur les individus créatifs, ce sont ici les relations interorganisationnelles qui sont au cœur du décodage/recodage de l’économie des villes et des territoires. Innover est bien la finalité poursuivie, mais l’innovation est vue comme un processus essentiellement collaboratif, qu’il s’agit de stimuler en établissant de nouvelles relations entre organisations.

Plusieurs types de relations interorganisationnelles peuvent être envisagés, et on en évoquera ici principalement deux. Le premier est associé aux travaux de Michael Porter et se rattache à la notion de cluster (Porter, 1998[46]Porter M. (1998). On competition, Harvard Business School Press. ; Porter, 2000[47]Porter M. (2000). « Locations, clusters, and company strategy », dans Clark GL, Feldman MP, Gertler MS (dir.) The Oxford handbook of economic geography, Oxford, Oxford University Press.). La politique française des pôles de compétitivité, lancée en 2004, en constitue une traduction qui met l’accent sur la promotion des interactions entre industrie, recherche et formation. Un second type de relations interorganisationnelles a été plus récemment mis en lumière. Plus particulièrement centré sur le secteur des industries culturelles et créatives, le focus ne porte néanmoins pas sur l’attractivité des créatifs mais vise à promouvoir des dispositifs de mise en relation des acteurs de l’underground (artistique et culturel, informel et subversif) et de l’upperground (firmes et institutions) via des groupes du middleground (Cohendet et Simon, 2008[48]Cohendet P, Simon L. (2008). « Knowledge intensive firms, communities and creative cities », dans Amin A, Roberts J (dir.), Community, economic creativity and organization, Oxford, Oxford University Press. ; Simon, 2009[49]Simon L. (2009). « Underground, upperground et middleground : les collectifs créatifs et la capacité créative de la ville », Management international, n° 13, p. 37-51.).

Quel que soit le type de relations visées, les interventions préconisées par ces approches ne visent pas une firme ou un ensemble de firmes individuelles mais la constitution d’un écosystème. La citation suivante, tirée du rapport de Christian Blanc, l’illustre clairement : « L’objet n’est pas d’agir directement sur l’entreprise à travers de nouvelles subventions ou aides fiscales venant arroser en terrain stérile. Il s’agit en revanche de créer un écosystème où des initiatives naissent, croissent et s’épanouissent avec plus de facilité ». On retrouve cette métaphore de la fertilité chez Cohendet et Simon évoquant le « terreau fertile » de la ville (Cohendet et Simon, 2008[50]Op. cit.).

Enfin, un quatrième cadre cognitif peut être identifié, qui conduit lui aussi à mettre au second plan les entreprises dans l’analyse des mécanismes de développement territorial. Il est plus particulièrement porté par l’économiste Laurent Davezies, dont l’activité de recherche s’est doublée d’une importante activité de conseil et d’expertise auprès d’organismes publics divers : OCDE, Communauté européenne, gouvernements nationaux, Datar, collectivités territoriales, en particulier pour élaborer des diagnostics stratégiques (à Paris, Saint-Brieuc, Pau, Bayonne, Angers, Soissons, Cosne-sur-Loire, pour la métropole lilloise et celles de Nantes-Saint-Nazaire ou de Nice, pour les régions Ile-de-France, Paca, Limousin, Midi-Pyrénées[51]Cf. son CV téléchargeable sur le site du CNAM [En ligne…). L’approche s’adosse à la réactualisation d’une ancienne théorie du développement, la théorie de la base. L’objectif initial était de rendre compte et d’expliquer les évolutions des inégalités territoriales durant les années 1990 et 2000. L’une des observations au départ de ces travaux est la suivante : « On observe que de nombreux territoires français peu engagés dans la production moderne mondialisée, grâce à l’appoint de l’économie résidentielle, caracolent en tête des classements pour la progression de l’emploi, du revenu, le contrôle du nombre de pauvres ou pour leur solde migratoire » (Davezies, 2008[52]Davezies L. (2008). La République et ses territoires. La circulation invisible des richesses, Paris, Le Seuil. ; Davezies, 2009[53]Davezies L. (2009). « L’économie locale “résidentielle” », Géographie économie société, n° 11(1), p. 47-53.). Selon ce courant d’analyse, l’explication suppose d’élargir la définition des moteurs du développement local (les « bases ») au-delà de la « base exportatrice » (c’est-à-dire les entreprises vendant leurs produits à l’extérieur du territoire). Par « base » ou moteur de développement, il faut ici entendre tout type de revenu tiré de l’extérieur et venant irriguer le territoire. On peut alors identifier quatre types de bases économiques : la base productive (assimilée aux entreprises exportatrices), mais aussi la base publique (fonctions publiques), la base résidentielle (retraités, touristes, résidents actifs travaillant à l’extérieur) et la base socio-médicale (prestations sociales et remboursements de soins). Des estimations de la contribution de chacune de ces bases au début des années 2000 ont conduit L. Davezies à relativiser très nettement le poids de la base productive qui ne représentait alors qu’un cinquième des revenus basiques irriguant les aires urbaines et zones d’emploi françaises.

Ce type d’approche a lui aussi conduit à reconsidérer les stratégies de développement territorial : développer un territoire consisterait alors moins à maximiser le PIB local ou la croissance qu’à attirer des revenus, quels qu’ils soient. Parmi les revenus à attirer, ceux relatifs à la « base résidentielle » ont plus particulièrement retenu l’attention, en raison de leur poids dans les estimations précédemment citées (40 % des revenus basiques au début des années 2000). Un nouvel horizon stratégique pour le développement territorial émerge alors, qui consiste à construire une « offre résidentielle » destinée à attirer une demande constituée par les revenus de la base résidentielle.

Résumons-nous. En mettant l’accent sur des agrégats économiques comme la croissance, les économies externes d’agglomération, le capital humain, la classe créative, les relations interorganisationnelles ou le revenu, tous ces travaux conduisent à mettre au second plan les entreprises dans l’analyse du développement économique local. Ceci a des incidences importantes sur les interventions publiques que toutes ces analyses ne manquent pas de suggérer : la rationalisation des politiques de transport et de planification urbaine sous l’égide d’une autorité métropolitaine supracommunale, l’attractivité des talents à travers la « qualité des lieux », l’organisation d’écosystèmes propices à l’innovation, l’attractivité des revenus via la construction d’une offre résidentielle. Selon ces différentes perspectives, agir (directement) sur les entreprises ne constitue pas/plus une priorité dans les politiques de développement économique local.

Or tous les exemples cités en introduction contreviennent à de telles préconisations. À chaque fois, une ou un ensemble d’entreprises sont au centre des interventions publiques mises en œuvre : Rhône-Mérieux à Lyon, les startup grenobloises (envisagées moins comme des entrepreneurs individuels que comme des entreprises classiques ayant des besoins de recrutement de salariés et d’investissement), les PME de l’économie productive à Ivry-sur-Seine ou Faurécia à Flers. En outre, l’urbanisme est au cœur de ces interventions publiques puisqu’elles se traduisent dans tous les cas par une production d’espace, dont la finalité est de maintenir une fonction économique particulière au sein de l’espace urbain. Ceci suggère un réexamen du statut de la notion de fonction dans le champ de l’urbanisme, au terme duquel un cadre cognitif ancien pourra être identifié auquel les pratiques urbaines précitées peuvent être rattachées.

Urbanisme et entreprises :
du principe de mixité au principe d’équilibre fonctionnel

Les corpus théoriques évoqués ci-dessus et les préconisations qu’ils suggèrent pour stimuler le développement économique local ne permettent pas de rendre compte des pratiques urbaines évoquées en introduction. Afin de sortir de cette impasse, nous proposons de revenir à la notion de fonction et à la façon dont elle a été/est mobilisée dans le champ de l’urbanisme. Ce bref détour conceptuel et la réinterprétation de la notion de fonction qu’il propose offrent une clé de lecture pour expliquer ces pratiques. En un mot, elles participent d’une volonté publique de maintien d’une fonction particulière au sein d’un territoire urbain (en l’occurrence ici une fonction économique). Cette volonté procède d’une finalité plus générale, qui vise à assurer un certain équilibre fonctionnel. L’action urbaine vise alors à rendre possible l’insertion urbaine des activités relevant de cette fonction. Pour y parvenir, les solutions urbaines peuvent correspondre ici à la création d’un espace séparé, là à la création d’une zone mixte. Toutes procèdent d’un même cadre cognitif, associé au principe d’équilibre fonctionnel.

La notion de fonction dans les débats contemporains en urbanisme est pour l’essentiel utilisée comme un adjectif qualificatif associé à la notion de mixité. C’est donc cette dernière notion qui est centrale, le recours à celle de fonction ne visant alors qu’à spécifier un type particulier de mixité. Le principe de mixité, et donc de mixité fonctionnelle, a été plus particulièrement développé dans deux champs particuliers de l’intervention urbaine : d’une part, celui de la politique de la ville, et d’autre part, celui des macrolots.

La mixité est une notion centrale dans le développement de la politique de la ville. Si l’on en croit ses spécialistes, c’est surtout le caractère social de celle-ci qui a été visé, en France (Donzelot, 2006a[54]Donzelot J. (2006a). « Refonder la cohésion sociale », Esprit. ; Houard, 2012[55]Houard N. (2012). « Au nom de la mixité sociale », dans Donzelot J. (dir.), À quoi sert la rénovation urbaine ?, Paris, PUF.) comme à l’étranger (Arthurson, 2012[56]Arthurson K. (2012). Social Mix and the City. Challenging the Mixed Communities Consensus in Housing and Urban Planning Policies, Collingwood, CSIRO Publishing.). Elle est envisagée comme une réponse à la « crise des banlieues » (Donzelot, 2006b[57]Donzelot J. (2006b). Quand la ville se défait. Quelle politique face à la crise des banlieues, Paris, Le Seuil.) ou aux « problem neighbourhoods » (Arthurson, 2012[58]Op. cit.). Elle s’est traduite concrètement par la réalisation d’une mixité du logement et de l’habitat (Donzelot, 2006a[59]Op. cit.). Toutefois, c’est une acception plus large de la notion de mixité qui est promue dans les textes législatifs. Ceux-ci visaient aussi bien une mixité sociale que fonctionnelle. Ainsi l’article premier de la loi d’orientation pour la ville du 13 juillet 1991 énonce-t-il l’obligation pour « l’État et les collectivités publiques […] de prendre toutes mesures tendant à diversifier dans chaque agglomération, commune ou quartier [souligné par nous] les types de logement, d’équipements et de services nécessaires […] au maintien et au développement du commerce et des autres activités économiques de proximité[60]Figurent aussi parmi les équipements et services nécessaires visés ceux relatifs « – à la vie collective dans les domaines scolaire, social, sanitaire, sportif, culturel et récréatif ; – aux transports ; – à la sécurité des biens et des personnes ». […] ». François Ménard est ainsi amené à constater que « c’est avec la politique de la ville que la notion de mixité fonctionnelle trouve véritablement à s’incarner » (Ménard, 2015[61]Ménard F. (2015). « Mixité fonctionnelle, de quoi parle-t-on ? Rappel de la question initiale », Premier Plan, n° 32, p. 2-4.).

On trouve un second emploi contemporain de la notion de mixité fonctionnelle, associée à un renouvellement des principes de conception des grandes opérations urbaines. Elle est intimement liée à la notion de macrolot, à laquelle Jacques Lucan s’est plus particulièrement intéressé (Lucan, 2012[62]Lucan J. (2012). Où va la ville aujourd’hui ? Formes urbaines et mixités, Paris, Éditions de La Villette.). Une expérience fondatrice pour l’application de ce principe du macrolot a été le secteur « Trapèze » de la Zac Seguin-Rives-de-Seine décidé en 2004, mais il s’avère qu’il est l’aboutissement d’un travail de réhabilitation de la notion d’îlot opéré dans le champ de l’urbanisme et de l’architecture à partir des années 1990. L’urbanisme moderne s’est en effet pour partie constitué en rupture avec « l’îlot » quelques décennies plus tôt[63]À l’îlot devait se substituer la « barre », la « dalle », l’» urbanisme d’ensemble », l’» urbanisme vertical ». Signalons néanmoins que cette opposition tranchée entre urbanisme d’îlot (horizontal) et urbanisme d’ensemble (vertical) doit sans doute être nuancée : les macrolots verticaux récemment créés, qui juxtaposent des fonctions urbaines différentes, ont un air de ressemblance avec les mégastructures et l’urbanisme de dalle qui juxtaposaient les différentes fonctions (en bas, la circulation, puis l’activité, puis plus haut les logements).. Selon Lucan, « l’îlot ouvert » de Christian de Portzamparc et le projet du quartier Masséna à Paris ont constitué des jalons importants dans la réhabilitation de l’îlot et l’émergence du principe du macrolot.

L’idée de mixité fonctionnelle est centrale dans le macrolot. J. Lucan la désigne par l’appellation « mixité programmatique » : « Le trait le plus caractéristique du macrolot est qu’il met ensemble plusieurs programmes différents : logements en accession à la propriété ou logements locatifs du marché libre, logements sociaux, résidences d’étudiants, résidences de personnes âgées, bureaux, commerces, activités, équipements publics (écoles, crèches, etc.) » (Lucan, 2012[64]Op. cit.). L’objectif recherché à travers la mixité est quelque peu différent de celui associé à la politique de la ville (répondre à la crise des banlieues). En effet, pour Lucan, il s’agit ici d’éviter la monofonctionnalité pour « échapper aux syndromes des quartiers de bureaux ou des quartiers uniquement dévolus à l’habitation, animés certains jours ou à certaines heures du jour, déserts d’autres jours et à d’autres heures ». Signalons néanmoins que l’objectif d’animation de quartier associé à la mixité programmatique (fonctionnelle) du macrolot ne saurait dissimuler les spécificités économico-financières et les objectifs sous-jacents : importance des acteurs privés, importance de la mutualisation des espaces et des équipements, rationalisation des délais d’exécution.

On constate ainsi que, adossée à l’idée de mixité, la notion de fonction a surtout été utilisée pour évoquer des formes très spécifiques d’interventions urbaines, associées aux quartiers de la politique de la ville ou aux macrolots caractéristiques de certaines grandes opérations d’aménagement contemporaines. Cet usage de la notion de fonction apparaît quelque peu restrictif. Il existe en effet d’autres conceptions de l’intervention urbaine, plus anciennes, qui permettent de mettre à jour une autre façon de penser urbanisme et fonctions. C’est alors moins la mixité que l’équilibre fonctionnel qui importe. Cette idée est exprimée de façon claire et condensée dans le rapport présenté par Michel Huet au Conseil économique et social en 1993, intitulé Les équilibres des fonctions dans la ville : pour une meilleure qualité de vie[65]Même si cette citation date de plus de vingt ans, son actualité ne fait pas de doute, puisqu’elle est reprise par François Ménard en 2015 dans un article introductif consacré à un programme de recherche du PUCA portant sur la mixité fonctionnelle (Ménard, 2015, op. cit.). Nous en faisons néanmoins ici une interprétation quelque peu différente, puisqu’on propose de distinguer le principe de « mixité fonctionnelle » et celui d’» équilibre fonctionnel ». : « La ville est un monde qui réunit une variété infinie d’activités économiques, sociales et culturelles, qui coexistent et interagissent. […] Et c’est l’équilibre entre toutes ces activités, parfois contradictoires, qui détermine la qualité de vie » (Huet, 1993[66]Huet M. (1993). Les équilibres des fonctions dans la ville : pour une meilleure qualité de vie, Paris, Conseil économique et social.). Il en découle assez naturellement que, selon cette perspective, la quête de l’équilibre entre les fonctions constitue la finalité de l’intervention urbaine.

L’approche fonctionnelle de la ville n’est pas récente. Si elle est souvent référée à ce que l’on nomme parfois « l’urbanisme moderne », alors cette modernité apparaît dès le XVIIIᵉ siècle. C’est ce que signale l’historien Jean-Claude Perrot dans son ouvrage séminal sur Caen (Perrot, 1974[67]Perrot JC. (1974). « Genèse d’une ville moderne : Caen au XVIIIᵉ siècle », Annales historiques de la Révolution française, n° 215.). La vision fonctionnelle émerge à Caen dans les années 1730, en réponse à plusieurs problèmes qui touchent alors la ville (afflux de migrants, épidémies, crise de l’ordre corporatif et essor du commerce) : « De tous côtés surgit une nouvelle méthode d’analyse des problèmes urbains. Plus prospective, elle s’attache aux rôles de la cité, à ses fonctions ; entre ces dernières une ébauche de hiérarchie apparaît ; la ville est saisie comme être vivant ». Cette « nouvelle méthode » est portée par quatre groupes professionnels principaux : les négociants, les administrateurs royaux, les ingénieurs des ponts et chaussées et les médecins. La notion de fonction fait partie de « l’outillage mental » (cadre cognitif) de chacun et tient lieu de « trait d’union » entre eux. Elle est d’ailleurs en fort développement dans les milieux intellectuels du XVIIIᵉ siècle (en économie, en architecture, en médecine) : « […] la perception des fonctions urbaines résulte d’un glissement analogique depuis des domaines de connaissance déjà constitués ». Si l’on en croit J.-C. Perrot, cette vision fonctionnelle a constitué un point d’appui décisif pour faire advenir une intervention consciente sur la ville : « […] le pouvoir accroît considérablement au XVIII siècle le domaine des décisions collectives, des interventions publiques qui remplaceront des arrangements spontanés par des dispositions systématiques. Dans l’optique fonctionnelle, il s’agit de tailler, greffer, amender la nature ». Et J.-C. Perrot d’évoquer l’invention simultanée d’une « politique populationniste […] d’une politique économique […] d’une politique urbaine contraignante, que manifestent des expropriations […], des rues à programme […], une police rigoureuse de la voierie […] ».

En définitive, l’approche fonctionnelle de la ville rapportée par Perrot procède d’un « modèle organique » : elle envisage la ville comme un « être vivant » dont l’existence procède/dépend du (bon) fonctionnement de plusieurs fonctions.

On retrouve ce type de vision fonctionnelle de la ville au moment de la constitution de la profession d’urbaniste au tournant du XXᵉ siècle, en lien en France avec la « réforme urbaine », fortement influencée par l’école leplaysienne de la « science sociale » (Claude, 2006[68]Claude V. (2006). Faire la ville. Les métiers de l’urbanisme au XX siècle, Marseille, Parenthèses.). On la décèle, par exemple, dans le portrait dressé par B. Kalaora et A. Savoye d’un membre nancéien de ce courant et « expert urbain », Georges Hottenger (Kalaora et Savoye, 1989[69]Kalaora B, Savoye A. (1989). Les inventeurs oubliés. Le Play et ses continuateurs aux origines des sciences sociales, Seyssel, Champ Vallon.). Ainsi, d’après Kalaora et Savoye, Hottenger considérait-il que les « problèmes d’urbanisation dans les régions minières […] peuvent se résoudre par la construction de véritables cités, et non de cités dortoirs comme il en existe autour des enceintes des maîtres de forges. […] Hottenger refuse le modèle des cités dortoirs et leurs conséquences […] Il faut arriver à penser l’urbanisme et dépasser la seule question du logement afin d’assurer aux travailleurs des véritables conditions de vie. Maîtriser l’urbanisation et le développement des cités ouvrières, organiser et développer l’agriculture sur une base particulariste d’organisation familiale sont les conditions nécessaires du maintien de l’équilibre de la région » (souligné par nous, p. 162). Et de conclure sur la position d’Hottenger : « La cité parfaite est celle qui assurera la complémentarité fonctionnelle des différentes activités et services » (p. 165), que ne font que confirmer les propos suivants, tirés d’un ouvrage écrit par Hottenger lui-même : « Suivant une conception plus heureuse, la cité ne devrait-elle pas se présenter sous l’aspect d’une agglomération ayant en propre sa vie et ses organes, d’une bourgade industrielle dont les rues bordées de maisons de types plus ou moins différents convergeraient d’après un plan d’ensemble, vers un centre commun, square-jardin, ou simples plantations, entourées de bâtiments publics, poste, école, église, mairie » (Hottenger, 1912[70]Hottenger G. (1912). Le Pays de Briey, hier et aujourd’hui, Paris, Berger-Levrault.).

On reviendra pour finir sur la vision fonctionnelle de la ville développée par la Charte d’Athènes. Rappelons d’abord que la notion de fonction y est centrale : le Ciam de 1933 dont elle est issue était en effet consacré à « la ville fonctionnelle ». L’interprétation dominante de la vision fonctionnelle de la ville véhiculée par la Charte d’Athènes est associée à l’idée de « séparation » des fonctions dans l’espace. De ce point de vue, le principe de mixité s’oppose aux préconisations de la Charte d’Athènes[71]On peut citer à titre d’exemple François Ménard : « La question de la mixité fonctionnelle apparaît en effet en réaction à la Charte d’Athènes […]. Ce texte a lancé la ville dans un modèle “fonctionnaliste” avec son corollaire d’unités d’habitation, de travail, de loisirs et de circulation séparés dans l’espace », ibid... Toutefois, en retournant au texte original, une autre lecture peut être faite.

On peut d’abord rappeler que l’un des apports de la Charte, en amont de la préconisation de séparation, c’est la formalisation de quatre fonctions primaires que l’urbanisme aura en charge d’agencer dans l’espace : « Les clefs de l’urbanisme sont dans les quatre fonctions : habiter, travailler, se recréer (dans les heures libres), circuler. Les plans détermineront la structure de chacun des secteurs attribués aux quatre fonctions clefs et ils fixeront leur emplacement respectif dans l’ensemble » (Le Corbusier et Ciam-France, 1943[72]Le Corbusier, Ciam-France. (1943). La Charte d’Athènes, Paris, Plon.). De ce point de vue, on peut aussi lire la Charte d’Athènes comme un texte qui fait de l’équilibre fonctionnel l’objectif principal de l’urbanisme. Comme le rappellent très pertinemment R. Linossier et N. Seigneuret (Linossier et Seigneuret, 2014[73]Linossier R, Seigneuret N. (2014). « Les objets urbanistiques dédiés à l’implantation des activités économiques. France 1950-1990 », dans Linossier R, Novarina G, Seigneuret N, Trotta-Brambilla G (dir.), Les espaces économiques de la ville. Spécialisation et intégration, rapport de recherche, PUCA.), cet objectif « multifonctionnel » de l’urbanisme proposé par la Charte vise justement à élargir une pratique de l’urbanisme de l’époque par trop focalisée sur une seule des fonctions, à savoir la circulation[74]« L’urbanisme exprime la manière d’être d’une époque. Il ne s’est attaqué qu’à un seul problème, celui de la circulation. Il s’est contenté de percer des avenues ou de tracer des rues, constituant ainsi des îlots bâtis dont la destination est laissée au hasard des initiatives privées. » (Le Corbusier, 1925, p. 100, cité par Linossier et Seigneuret, 2014, op. cit.).. La finalité d’équilibrage des quatre fonctions primaires étant posée, la séparation des fonctions dans l’espace constitue alors un moyen de la réaliser, afin de remédier, rappelons-le, à une situation de fonctionnement urbain chaotique : « L’avènement de l’ère machiniste a provoqué d’immenses perturbations dans le comportement des hommes, dans leur répartition sur la terre, dans leurs entreprises ; mouvement réfréné de concentration dans les villes à la faveur des vitesses mécaniques, évolution brutale et universelle sans précédent dans l’histoire. Le chaos est entré dans les villes » (Le Corbusier et Ciam-France, 1943[75]Op. cit.).

On signalera par ailleurs que, relativement à la nécessité de séparer les fonctions dans l’espace, Le Corbusier avait une position plutôt nuancée. On trouve notamment cette nuance lorsqu’il envisage le positionnement de l’activité économique dans l’espace urbain. Dans certains cas, la séparation peut s’avérer pertinente, mais dans d’autres, la mixité est préconisée. C’est ce que rappellent R. Linossier et N. Seigneuret, dont nous reprenons ici les citations tirées de l’œuvre de Le Corbusier. Ainsi, selon lui, toute activité économique n’est pas bonne à être séparée : « L’artisanat diffère par sa nature de l’industrie… Il émane du potentiel accumulé dans les centres urbains. Artisanats du livre, de la bijouterie, de la couture ou de la mode trouvent dans la concentration intellectuelle de la ville l’excitation créatrice qui leur est nécessaire. Il s’agit ici d’activités essentiellement urbaines et dont les lieux de travail pourront être situés aux points les plus intenses de la ville » (Le Corbusier, 1925[76]Le Corbusier. (1925). Urbanisme, Paris, Éditions G. Grès et Cie.). Dans d’autres cas, la séparation est au contraire recommandée : « [Les] zones industrielles doivent être installées dans des zones vertes choisies pour leur orientation, leur vue et, avant tout, en contact immédiat avec les voies d’amenés des matières premières (routes d’eau, de terre, de fer) ; (…) les secteurs industriels doivent être indépendants des secteurs d’habitation et séparés les uns des autres par une zone de verdure mais situés de telle manière l’un par rapport à l’autre, qu’il sera, d’une manière générale, superflu d’envisager des moyens mécaniques de transport des personnes » (Le Corbusier, 1959[77]Le Corbusier. (1959). L’Urbanisme des trois établissements humains, Paris, Éditions de Minuit.).

En définitive, on peut déceler dans la Charte d’Athènes et l’œuvre de Le Corbusier une interprétation du rapport entre urbanisme et fonction qui apparaît alternative à celle qui ne retient que l’injonction de « séparation des fonctions dans l’espace ». On peut y déceler la promotion d’une vision de l’urbanisme comme quête d’un équilibre entre des fonctions diverses, équilibre qui peut être réalisé selon différentes solutions spatiales (séparation ou mixité).

Les interventions urbaines énumérées en introduction peuvent ainsi être interprétées à l’aune de ce cadre cognitif associé au principe d’équilibre fonctionnel. Le maintien d’une industrie ou d’un ensemble d’entreprises dans la ville relève d’une volonté de ménager une place pour la fonction qu’elles incarnent au sein du territoire urbain, à côté des autres fonctions urbaines. Il s’agit bien en ce sens de garantir un certain équilibre fonctionnel d’ensemble. Dans certains cas, on constate que la solution spatiale consiste à créer une zone séparée : le parc technologique de Lyon Saint-Priest, la Zirst à Meylan Montbonnot, le Ciriam à Flers. Dans d’autres cas, il s’agit de les inscrire dans des îlots mixtes : cas d’Ivry-sur-Seine, cas de la Presqu’île scientifique à Grenoble.

Conclusion

Maintenir une entreprise ou un type d’entreprises dans un territoire constitue une intervention économique locale. Celle-ci ne relève pas des cadres cognitifs dominants des politiques de développement économique, qui tous marginalisent le rôle des entreprises, qu’il s’agisse de l’analyse économique des métropoles ou des approches axées sur la « ville créative », les « écosystèmes d’innovation » ou la « théorie étendue de la base ». C’est vers un cadre cognitif plus ancien, ancré dans l’urbanisme et son corps de doctrine, qu’il faut se tourner pour en rendre compte. Le principe « d’équilibre fonctionnel » en constitue le cœur. Plusieurs enseignements peuvent être tirés de nos analyses que nous voudrions développer en guise de conclusion.

Le premier concerne l’usage de la notion de fonction dans le champ de l’urbanisme. L’adossement à la seule notion de « mixité », très courant dans le discours contemporain sur la ville, en réduit considérablement la portée, portée spatiale (restriction aux seules zones urbaines sensibles ou à la programmation des îlots) mais plus encore portée heuristique. En effet, contrairement à la vision réductrice associée à la notion de mixité, il apparaît que le principe d’équilibre fonctionnel constitue un apport fructueux de la pensée de l’urbanisme, depuis son émergence au XVIIIᵉ siècle, sa consolidation au début du XXᵉ, et jusqu’à l’urbanisme dit moderne. La réflexion contemporaine sur l’urbanisme gagnerait à le redécouvrir.

Le second enseignement concerne le rapport entre urbanisme et intervention économique locale. Nous avons pu montrer qu’à travers les agencements spatiaux qu’il conçoit et réalise (création de zones dédiées, création d’îlots mixtes) et la façon dont il organise la place de la fonction économique parmi les autres fonctions urbaines, l’aménagement urbain constitue, de fait, une intervention économique locale. Les cas d’interventions urbaines évoqués, adossés au principe d’équilibre fonctionnel, questionnent ainsi une dichotomie fermement instituée entre, d’une part, l’intervention économique locale et, d’autre part, l’aménagement urbain. On peut, par exemple, la repérer dans l’existence de deux fédérations nationales distinctes : le CNER fédère les agences de développement économique et les comités d’expansion économique, alors que la FNAU fédère les agences d’urbanisme. On peut la retrouver dans l’organisation même des collectivités territoriales (Crague, 2009[78]Crague G. (2009). « Le développement économique dans l’aménagement urbain », dans Bourdin A, Prost R (dir.) Projets et stratégies urbaines. Regards comparatifs, Marseille, Paris, Parenthèses/GIP EPAU.). Cette dichotomie s’est même un peu plus accrue, lorsqu’au début des années 2000, certaines analyses (Demazière, 2000[79]Demazière C. (2000). Entreprises, développement économique et espace urbain, Paris, Économica. ; Veltz, 2002[80]Veltz P. (2002). Des lieux et des liens. Le territoire français à l’heure de la mondialisation, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube.), relayées par la création de nouvelles politiques publiques (par exemple, la politique des systèmes productifs locaux ou celle des pôles de compétitivité), ont pu relativiser le rôle du hard (aménagement foncier, création d’infrastructures) dans l’intervention économique locale. Notre analyse suggère que cette dichotomie, et les cadres cognitifs qui en sont indirectement issus, rendent invisibles certaines formes d’intervention urbaine, rendent plus difficile leur pleine intelligence et, par suite, leur diffusion plus large comme forme d’intervention économique locale.

Un dernier enseignement concerne le contenu même des interventions urbaines analysées. On ne saurait les réduire à de simples « aides directes » consistant à verser une subvention à une entreprise afin qu’elle maintienne son implantation. Le maintien de tout ou partie d’un tissu d’entreprises en ville ne va pas de soi et suppose la mise en œuvre d’un processus d’innovation : une intervention publique se déploie afin de contrer les tendances spontanées des marchés immobilier et foncier ; dans son sillage s’inventent des solutions spatiales et des modèles économiques, afin de rendre compatible l’activité des entreprises cibles avec les autres fonctions urbaines. Le présent article a permis d’identifier ces formes d’interventions urbaines. Les activités qui les sous-tendent et les solutions économiques et spatiales qu’elles inventent restent pour l’essentiel à décrire et analyser.


[1] Insistons sur le fait qu’il est tout à fait possible de formaliser et théoriser le développement économique local sans faire aucune référence à la catégorie « entreprise » ; par exemple, en examinant les dynamiques des prix du foncier et de l’immobilier. Cette omission de l’entreprise dans l’analyse économique n’est pas nouvelle. Rappelons que l’économiste américain Ronald Coase, dans un article devenu un classique de la théorie économique, reprochait à ses collègues économistes de rabattre l’analyse économique sur la seule coordination par les prix (le marché).

[2] Surel Y. (2006). « Approches cognitives », dans Boussaguet L, Jacquot S, Ravinet P (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Les Presses de Science Po.

[3] Hassenteufel P. (2011). Sociologie politique : l’action publique, Paris, Armand Colin.

[4] Braun D, Busch A (dir.). (1999). Public policy and political ideas, Cheltenham UK, Northampton MA USA, Edward Elgar.

[5] Op. cit.

[6] Sabatier P, Schlager E. (2000). « Les approches cognitives des politiques publiques : perspectives américaines », Revue française de science politique, n° 50(2), p. 209-234.

[7] Rein M, Schön D. (1991). « Frame-reflective policy discourse », dans Wagner P, Weiss C, Wittrock B, Wollmann H (dir.), Social sciences and modern states, Cambridge, Cambridge University Press.

[8] Deviendra Mérial suite à la fusion avec la division santé animale de Merck, en 1997.

[9] Ces informations sont tirées d’un entretien avec les chargés de projet de la SERL, aménageur en charge de cette opération.

[10] Novarina G, Linossier R, Seigneuret N, Trotta G. (2015). « Les espaces économiques de la ville : spécialisation et intégration », Premier Plan, n° 32, p. 5-7.

[11] Op. cit.

[12] Ces informations sont tirées de plusieurs entretiens avec des responsables techniques de la commune d’Ivry-sur-Seine.

[13] DIACT. (2009). Une nouvelle ambition pour l’aménagement du territoire, Paris, La Documentation Française.

[14] Ahrend R, Farchy E, Kaplanis I, Lembcke AC. (2014). « What makes cities more productive. Evidence on the role of urban governance from five OECD countries », OECD Regional Development Working Papers, n° 5, p. 1-32.

[15] Ramos G, Yemo J (dir.). (2014). France. Les réformes structurelles : impact sur la croissance et options pour l’avenir, Paris, OCDE.

[16] Op. cit.

[17] Le Bras D. (2016). « “Nous avons besoin de métropoles responsables”. Sociogenèse de l’article 31 de la loi Maptam », dans Le Bras D, Seigneuret N, Talandier M (dir.), Métropoles en chantiers, Boulogne-Billancourt, Berger-Levrault. Voir aussi l’exposé des motifs de la loi n° 2014-58 du 27 janvier 2014, dite loi Maptam.

[18] Op. cit.

[19] Op. cit.

[20] Combes PP, Duranton G, Gobillon L. (2011). « The identification of agglomeration economics », Journal of Economic Geography, n° 11, p. 253-266.

[21] Duranton G, Puga D. (2004). « Microfoundations of urban agglomeration economics », dans Henderson V, Thisse JF (dir.), Handbook of Regional and Urban Economics, vol. 4, Elsevier.

[22] Thisse JF, Van Ypersele T. (1999). « Métropoles et concurrence territoriale », Économie et statistique, n° 326-327, p. 19-30.

[23] Op. cit.

[24] Des arguments analogues sont repris dans un rapport de l’OCDE de 2014 (Ramos et Yemo (dir.), 2014).

[25] Desrosières A. (2001). « Une histoire combinée des politiques économiques et de la statistique », Problèmes économiques, n° 2.725, p. 26-32.

[26] « Emplois métropolitains supérieurs », « cadres des fonctions métropolitaines »… L’exposé des motifs de la loi Maptam évoque les « fonctions tertiaires supérieures ».

[27] Julien P. (1994). « Les “fonctions stratégiques” dans cinquante villes de France », Insee Première, n° 300, p. 4.

[28] Julien P. (2002). « Onze fonctions pour qualifier les grandes villes », Insee Première, p. 4

[29] Elle a ceci de spécifique qu’elle propose d’enrichir la description des structures d’emploi en mobilisant une segmentation fonctionnelle (la production peut être vue comme l’articulation de différentes fonctions : la R&D, la distribution, la fabrication, l’administration…) à côté de la segmentation hiérarchique plus classique. Précisons aussi que l’emploi stratégique est un emploi de niveau cadre.

[30] « Les Cadres des fonctions métropolitaines (CFM) sont définis comme suit ; il s’agit des emplois de cadres (CS=‘3’) ou les chefs d’entreprises de dix salariés ou plus (CS=‘23’) présents dans les cinq fonctions métropolitaines que sont : Conception-recherche, Prestations intellectuelles, Commerce inter-entreprises, Gestion et Culture-loisirs ».

[31] Insee. (2009). Analyse fonctionnelle des emplois et cadres des fonctions métropolitaines.

[32] Op. cit.

[33] Florida R. (2002). The Rise of the Creative Class and How It’s Transforming Work, Leisure, Community and Everyday Life, New York, Basic Books.

[34] Glaeser E. (2000). « The new economics of urban and regional growth », dans Clark GL, Gertler MS, Feldman MP (dir.), The Oxford handbook of economic geography, Oxford, Oxford University Press.

[35] Signalons que ces différents concepts ne se recouvrent pas ; certains ont été échafaudés à partir de considérations sur les limites des autres (ainsi de la théorie du « creative capital » de Florida par rapport aux théories du « capital humain »). Ils ont ici été regroupés parce qu’ils conduisent tous à une relativisation des firmes et de l’industrie dans l’explication proposée des dynamiques de développement économique.

[36] Florida R. (2005). Cities and the creative class, New-York, Routledge, p. 109.

[37] Jacobs J. (1961). The death and life of great American cities, New York, Random House.

[38] Jacobs J. (1969). The economy of cities, New York, Random House.

[39] Lucas R. (1988). « On the mechanics of economic development », Journal of Monetary Economics, n° 22, p. 38-39.

[40] Cité par Eckert, Grossetti et Martin-Brelot, « La classe créative au secours des villes ? », La vie des idées [En ligne].

[41] L’Unesco a copublié en 2015 une étude visant à cartographier et évaluer l’importance des industries créatives dans l’économie globale (« Cultural times – The first global map of cultural and creative industries »). R. Florida y est cité à huit reprises [En ligne].

[42] Op. cit.

[43] Op. cit., p. 50.

[44] Moriset B. (2016). « Inventer les nouveaux lieux de la ville créative : les espaces de coworking », Territoire en mouvement, p. 1-21 [En ligne].

[45] Cf. pour un aperçu des transformations organisationnelles et managériales associées à la formation de ces nouveaux lieux, le site du réseau académique RGCS (Research Group Collaborative Spaces) [En ligne].

[46] Porter M. (1998). On competition, Harvard Business School Press.

[47] Porter M. (2000). « Locations, clusters, and company strategy », dans Clark GL, Feldman MP, Gertler MS (dir.) The Oxford handbook of economic geography, Oxford, Oxford University Press.

[48] Cohendet P, Simon L. (2008). « Knowledge intensive firms, communities and creative cities », dans Amin A, Roberts J (dir.), Community, economic creativity and organization, Oxford, Oxford University Press.

[49] Simon L. (2009). « Underground, upperground et middleground : les collectifs créatifs et la capacité créative de la ville », Management international, n° 13, p. 37-51.

[50] Op. cit.

[51] Cf. son CV téléchargeable sur le site du CNAM [En ligne].

[52] Davezies L. (2008). La République et ses territoires. La circulation invisible des richesses, Paris, Le Seuil.

[53] Davezies L. (2009). « L’économie locale “résidentielle” », Géographie économie société, n° 11(1), p. 47-53.

[54] Donzelot J. (2006a). « Refonder la cohésion sociale », Esprit.

[55] Houard N. (2012). « Au nom de la mixité sociale », dans Donzelot J. (dir.), À quoi sert la rénovation urbaine ?, Paris, PUF.

[56] Arthurson K. (2012). Social Mix and the City. Challenging the Mixed Communities Consensus in Housing and Urban Planning Policies, Collingwood, CSIRO Publishing.

[57] Donzelot J. (2006b). Quand la ville se défait. Quelle politique face à la crise des banlieues, Paris, Le Seuil.

[58] Op. cit.

[59] Op. cit.

[60] Figurent aussi parmi les équipements et services nécessaires visés ceux relatifs « – à la vie collective dans les domaines scolaire, social, sanitaire, sportif, culturel et récréatif ; – aux transports ; – à la sécurité des biens et des personnes ».

[61] Ménard F. (2015). « Mixité fonctionnelle, de quoi parle-t-on ? Rappel de la question initiale », Premier Plan, n° 32, p. 2-4.

[62] Lucan J. (2012). Où va la ville aujourd’hui ? Formes urbaines et mixités, Paris, Éditions de La Villette.

[63] À l’îlot devait se substituer la « barre », la « dalle », l’» urbanisme d’ensemble », l’» urbanisme vertical ». Signalons néanmoins que cette opposition tranchée entre urbanisme d’îlot (horizontal) et urbanisme d’ensemble (vertical) doit sans doute être nuancée : les macrolots verticaux récemment créés, qui juxtaposent des fonctions urbaines différentes, ont un air de ressemblance avec les mégastructures et l’urbanisme de dalle qui juxtaposaient les différentes fonctions (en bas, la circulation, puis l’activité, puis plus haut les logements).

[64] Op. cit.

[65] Même si cette citation date de plus de vingt ans, son actualité ne fait pas de doute, puisqu’elle est reprise par François Ménard en 2015 dans un article introductif consacré à un programme de recherche du PUCA portant sur la mixité fonctionnelle (Ménard, 2015, op. cit.). Nous en faisons néanmoins ici une interprétation quelque peu différente, puisqu’on propose de distinguer le principe de « mixité fonctionnelle » et celui d’» équilibre fonctionnel ».

[66] Huet M. (1993). Les équilibres des fonctions dans la ville : pour une meilleure qualité de vie, Paris, Conseil économique et social.

[67] Perrot JC. (1974). « Genèse d’une ville moderne : Caen au XVIIIᵉ siècle », Annales historiques de la Révolution française, n° 215.

[68] Claude V. (2006). Faire la ville. Les métiers de l’urbanisme au XX siècle, Marseille, Parenthèses.

[69] Kalaora B, Savoye A. (1989). Les inventeurs oubliés. Le Play et ses continuateurs aux origines des sciences sociales, Seyssel, Champ Vallon.

[70] Hottenger G. (1912). Le Pays de Briey, hier et aujourd’hui, Paris, Berger-Levrault.

[71] On peut citer à titre d’exemple François Ménard : « La question de la mixité fonctionnelle apparaît en effet en réaction à la Charte d’Athènes […]. Ce texte a lancé la ville dans un modèle “fonctionnaliste” avec son corollaire d’unités d’habitation, de travail, de loisirs et de circulation séparés dans l’espace », ibid..

[72] Le Corbusier, Ciam-France. (1943). La Charte d’Athènes, Paris, Plon.

[73] Linossier R, Seigneuret N. (2014). « Les objets urbanistiques dédiés à l’implantation des activités économiques. France 1950-1990 », dans Linossier R, Novarina G, Seigneuret N, Trotta-Brambilla G (dir.), Les espaces économiques de la ville. Spécialisation et intégration, rapport de recherche, PUCA.

[74] « L’urbanisme exprime la manière d’être d’une époque. Il ne s’est attaqué qu’à un seul problème, celui de la circulation. Il s’est contenté de percer des avenues ou de tracer des rues, constituant ainsi des îlots bâtis dont la destination est laissée au hasard des initiatives privées. » (Le Corbusier, 1925, p. 100, cité par Linossier et Seigneuret, 2014, op. cit.).

[75] Op. cit.

[76] Le Corbusier. (1925). Urbanisme, Paris, Éditions G. Grès et Cie.

[77] Le Corbusier. (1959). L’Urbanisme des trois établissements humains, Paris, Éditions de Minuit.

[78] Crague G. (2009). « Le développement économique dans l’aménagement urbain », dans Bourdin A, Prost R (dir.) Projets et stratégies urbaines. Regards comparatifs, Marseille, Paris, Parenthèses/GIP EPAU.

[79] Demazière C. (2000). Entreprises, développement économique et espace urbain, Paris, Économica.

[80] Veltz P. (2002). Des lieux et des liens. Le territoire français à l’heure de la mondialisation, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube.