frontispice

La conception innovante
en urbanisme
Recherche-expérimentation pédagogique associée à l’atelier de maîtrise en urbanisme
de l’Université de Montréal

• Sommaire du no 3

Franck Scherrer Université de Montréal Nicolas Lavoie Université de Montréal Christophe Abrassart Université de Montréal Agnès Bastin École Normale Supérieure de Paris

La conception innovante en urbanisme : recherche-expérimentation pédagogique associée à l’atelier de maîtrise en urbanisme de l’Université de Montréal, Riurba no 3, janvier 2017.
URL : https://www.riurba.review/article/03-conception/innovante/
Article publié le 1er janv. 2017

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Franck Scherrer, Nicolas Lavoie, Christophe Abrassart, Agnès Bastin
Article publié le 1er janv. 2017
  • Abstract
  • Résumé

The innovative design in urban planning. An educational and investigation research associated with a workshop in the Master in Urban Planning at Université de Montréal

The planning studio is a privileged educational modality acquisition of skills and expertise in the professional field. It aims to consolidate and develop professional expertise that meet the diverse forms and planners intervention methods in the design of cities. Given the growing complexity of the planning profession, creativity seems to be a new skill to integrate the educational curriculum. The innovative design, proposed by the Concept-Knowledge theory (Hatchuel and Weil, 2002), generate unseen prototypes from knowledge and revisited concepts. This paper reports a research on experimentation of innovative design in urban planning and the benefits it brings to both train students and future planning professionals.

L’atelier d’intervention de la maitrise d’urbanisme est une modalité pédagogique privilégiée d’acquisition de compétences et de savoir-faire dans le champ professionnel. Il vise à consolider et développer des expertises professionnelles qui répondent à la diversité des formes et des modalités d’intervention des urbanistes dans l’aménagement des villes. Compte tenu du caractère de plus en plus complexe de la profession d’urbaniste, la conception créative semble être une nouvelle compétence à intégrer au cursus pédagogique. La conception innovante, issue de la théorie Concept-Knowledge (Hatchuel et Weil, 2002) permet de générer des prototypes inédits à partir de connaissances et de concepts revisités. Cet article rend compte d’une recherche sur l’expérimentation de la conception innovante en urbanisme et des bénéfices qu’elle apporte tant pour la formation des étudiants que pour les futurs professionnels de l’aménagement.

Cet encadré technique n’est affiché que pour les administrateurs
post->ID de l’article : 4495 • Résumé en_US : 4846 • Résumé fr_FR : 4843 •

Cet article rend compte d’une recherche sur l’expérimentation d’une nouvelle méthode d’apprentissage des savoir-faire en matière de conception innovante en urbanisme au sein d’une formation universitaire, plus précisément dans l’enseignement d’un atelier de la maîtrise professionnelle en urbanisme de l’Université de Montréal. Son objectif principal est d’apporter une première contribution au champ de la recherche sur la pédagogie de l’urbanisme, qui est resté jusqu’à présent pratiquement vierge dans la littérature scientifique francophone, en espérant ouvrir ainsi un débat fructueux sur la pratique réflexive de l’enseignement de l’urbanisme.

Ce faisant, l’analyse de la pédagogie de l’atelier permet d’interroger la question de la conception en urbanisme selon trois approches. La première est généalogique : le format de l’atelier en urbanisme est historiquement issu de celui en architecture, même s’il s’en est progressivement dissocié. Malgré leurs différences, l’atelier en urbanisme et l’atelier en architecture partagent le même substrat pédagogique : la réalisation d’un projet, l’apprentissage par la critique, l’adoption d’une attitude réflexive sur la pratique et la résolution d’un problème ouvert à travers ce que Schön appelle la « réflexion en cours d’action et sur l’action » (Schön, 1984[1]Schön DA. (1984), The Architectural Studio as an Exemplar of Education for Reflection-in-Action, Journal of Architectural Education, n° 38, p. 2-9.; Schön, 1994[2]Schön DA. (1994). Le praticien réflexif : à la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel, Montréal, Éditions Logiques, 418 p.) et Cross le « designerly ways of knowing » (Cross, 2006[3]Cross N. (2006). Designerly ways of knowing, London, Springer, 114 p.). Dans quelle mesure le partage de ce substrat pédagogique au service d’apprentissages différents de la conception — la production architecturale, d’une part, les processus de programmation et de mise en œuvre en urbanisme, d’autre part — ne permet-il pas d’approfondir l’analyse des différences entre conception en architecture et en urbanisme ? C’est une piste intéressante mais qui ne sera pas poursuivie dans cet article.

La deuxième approche, qui est l’objet principal de cet article, considère l’atelier comme une fenêtre ouverte sur les évolutions que connaissent les pratiques professionnelles en urbanisme, pour tenir compte des changements tant opérationnels que technologiques qui se produisent dans l’action collective urbaine. Elle repose sur la notion de « communauté de pratique » (Lave et Wenger, 1991[4]Lave J, Wenger E. (1991). Situated learning: Legitimate peripheral participation, Cambridge, Cambridge University Press, 138 p.) et sur l’idée que l’atelier participe de l’apprentissage progressif des valeurs, des compétences et de la vision commune de la profession qui fonde la communauté de pratique comme groupe social (Brandt et al., 2011[5]Brandt CB, Cennamo K, Douglas S et al. (2011). A theoretical framework for the studio as a learning environment, International Journal of Technology and Design Education, n° 23(2), p. 329-348.). Même s’il est possible de critiquer cette idée de l’assujettissement de l’atelier à la légitimation du groupe social des professionnels, il est indéniable que l’atelier est un lieu de coconstruction d’un répertoire de ressources (cas, outils, règles, heuristiques) pour identifier, formuler et résoudre des problèmes urbanistiques, partagé entre professeurs, étudiants et professionnels, par le biais notamment de leur participation aux séances de critique. C’est ce que Brandt et al. (2011) appellent le modèle de l’atelier « pont entre la communauté académique et la communauté des professionnels ». Nous questionnons ici l’interrelation entre des mutations perceptibles dans les pratiques professionnelles de l’urbanisme, notamment le développement récent et foisonnant des pratiques d’urbanisme participatif, et l’émergence de nouvelles méthodes pédagogiques en atelier d’urbanisme inspirées du design thinking (Brown, 2008[6]Brown T. (2008). Design thinking, Harvard Business Review, n° 86(6), p. 84.), dont notre étude de cas témoigne.

En troisième lieu, il apparaît, même si cela reste largement à démontrer par une enquête approfondie, que le terme de conception est très peu employé dans les intitulés et les syllabus d’atelier dans les programmes d’urbanisme. Ce qui est en cause pourrait être la difficulté de dissocier une définition propre de ce qu’est la conception en urbanisme par rapport à la conception en architecture, en design ou en ingénierie. Ceci renvoie pour partie aux problèmes identitaires de la profession d’urbaniste, mais aussi à un défaut de retour réflexif du milieu universitaire sur les contenus pédagogiques de la formation d’urbaniste, et particulièrement à la place qu’y jouent les savoirs et savoir-faire de la conception. Bien que cette contribution s’appuie sur une expérimentation très locale, le travail de recherche que nous avons mené nous a conduits en chemin à nous poser la question, par le biais d’un contenu pédagogique spécifique, de la définition plus générale de ce qu’est la conception en urbanisme. Aussi nous proposons à la fin une définition de la conception en urbanisme comme un processus d’innovation territorialisée, définition volontairement contestable pour que le débat s’engage.

La première partie de l’article propose une revue de littérature sur les connaissances et les questionnements soulevés par la pédagogie de l’atelier dans les cursus en urbanisme, ainsi que sur les compétences qu’il est jugé nécessaire d’y enseigner. Le constat d’une place de plus en plus grande qui est faite aux savoir-faire et savoir-être de la créativité et de l’innovation dans la pédagogie de l’atelier débouche sur un questionnement qui a guidé l’expérimentation d’un nouvel atelier. La méthodologie pour cette étude de cas, les résultats sur deux années d’expérience sont présentés et analysés dans les sections 2 et 3, avant de revenir sur les questions soulevées en introduction lors de la discussion présentée dans la section 4.

Revue de la littérature

La pédagogie de l’atelier : pérennité et innovation

L’atelier est un élément central de la formation en urbanisme depuis la naissance des premiers cursus, au début du XXe siècle. Inspirés de la formation en architecture de type beaux-arts, les ateliers d’urbanisme accordaient alors une place importante à la composition urbaine et aux interventions sur l’environnement physique (Heumann et Wetmore, 1984[7]Heumann LF, Wetmore LB. (1984). A Partial History of Planning Workshops: The Experience of Ten Schools from 1955 to 1984. Journal of Planning Education and Research, n° 4(2), p. 120-130.). L’atelier permettait la traduction de la mise en relation pratique de la planification rationnelle. Au fil du temps, la simple préparation de plans d’intervention « physique » a été enrichie par une réflexion sur la dimension sociale de l’urbanisme (Németh et Long, 2012[8]Németh J, Long JG. (2012). Assessing Learning Outcomes in U.S. Planning Studio Courses. Journal of Planning Education and Research, n° 32(4), p. 476-490. ; Vella et al., 2014[9]Vella K, Osborne N, Mayere S, Baker DC. (2014). Studio teaching in Australian planning curriculum, allocution presentée à ANZAPS 2014 Conference, Massey University, Palmerston North, New Zealand, 3-5 octobre, 15 p.). Par ailleurs, une importance plus grande a été accordée aux jeux d’acteurs et aux processus de l’action urbaine.

L’atelier constitue une forme particulière de la pédagogie par projet, dans laquelle les étudiants sont confrontés à un problème ouvert, c’est-à-dire n’ayant pas de solution unique prédéfinie, qu’ils doivent reformuler clairement, analyser et résoudre en groupe (Shepherd et Cosgriff, 1998[10]Shepherd A, Cosgriff B. (1998). Problem-Based Learning: A Bridge Between Planning Education and Planning Practice, Journal of Planning Education and Research, n° 17(4), p. 348-357.). L’apprentissage se fait par l’action et par itérations entre propositions des étudiants et critiques par les encadrants et les pairs (Schön, 1994[11]Op. cit., mais aussi par l’expérience et par la confrontation à un cas concret contextualisé, porté par un regard synthétique, réflexif et critique de leurs apprentissages, qui demande aux étudiants d’affronter les rugosités et les résistances du terrain, en même temps qu’il propose (Long, 2012[12]Long JG. (2012). State of the Studio, Journal of Planning Education and Research, n° 32(4), p. 431-448.).

L’atelier permet également de faire un pont entre le cursus académique et la pratique professionnelle. Il familiarise les étudiants aux normes, mais aussi aux valeurs de la profession, et contribue à forger un habitus professionnel qui permet in fine une meilleure intégration sur le marché du travail (Brandt et al., 2011[13]Op. cit.). La littérature récente en urbanisme s’appuyant sur les sciences de l’éducation apporte quelques éclairages sur l’utilité de cette activité pédagogique. Tout d’abord, il permet l’opérationnalisation et une meilleure maîtrise des connaissances, en s’appuyant sur un enrichissement réciproque entre théorie et pratique (Bosman et al., 2010[14]Bosman C, Dredge D, Dedekorkut A. (2010). « First Year Experience and Planning Studio Pedogogics », allocution presentée à Australian and New Zealand Association of Planning Schools Conference (ANZAPS), 11 p.). De plus, il s’appuie sur une pédagogie par l’expérience puisque les connaissances sont contextualisées et liées à une expérience mémorable. Elles deviennent donc plus palpables et plus durables (Shepherd et Cosgriff, 1998[15]Op. cit.).

Au-delà de ces caractéristiques communes, on peut distinguer différentes approches de l’atelier en urbanisme (Heumann et Wetmore, 1984[16]Op. cit.) : « l’atelier d’introduction » (The Introductory Workshop), « l’atelier cœur de l’enseignement professionnel » (The Core of Professional Education), et « l’atelier spécialisé en commande réelle » (The Real Life Problem in an Area of Concentration). Ces trois modèles se retrouvent dans les cursus d’Urban Planning en Amérique du Nord (Long, 2012[17]Op. cit.) comme en Europe.

Ces vingt dernières années, l’approche « traditionnelle », qui consiste en la réalisation d’un plan d’ensemble et d’une proposition d’aménagement, laisse de plus en plus la place à l’expérimentation du community planning, qui consiste à travailler avec des groupes communautaires afin de répondre aux demandes qu’ils expriment[18]Ces ateliers dits de « développement communautaire » sont particulièrement développés aux États-Unis, où les acteurs privés, promoteurs et associations d’habitants jouent un rôle central en matière d’urbanisme.. Cette approche participative favorise l’accroissement chez les étudiants d’une conscience des enjeux sociaux, culturels, éthiques et politiques de la profession d’urbaniste (Hou, 2007[19]Hou J. (2007). Community Processes: The Catalytic Agency of Service Learning Studio, dans Salama, AM et Wilkinson, N (dir.), Design studio pedagogy: horizons for the future, Gateshead, U.K., Urban International Press. p. 285-294. ; Roakes et Norris-Tirrell, 2000[20]Roakes SL, Norris-Tirrell D. (2000). Community Service Learning in Planning Education: A Framework for Course Development, Journal of Planning Education and Research, n° 20(1), p. 100-110.). Cette approche met au cœur de l’apprentissage une nouvelle figure de la conception en urbanisme.

Les ateliers en community planning retranscrivent les tournants participatif et communicationnel de l’urbanisme, plus centrés sur les processus de décision que sur ceux de la conception. Une partie de cette « famille » d’ateliers s’inspire néanmoins du courant du placemaking, qui suppose de développer chez les étudiants une aptitude à permettre une conception collective d’un lieu au service des besoins à long terme des citoyens (Gleye, 2014[21]Gleye PH. (2014). City Planning versus Urban Planning: Resolving a Profession’s Bifurcated Heritage, Journal of Planning Literature, n° 30(1), p. 3-17.).

Par ailleurs, de récentes expériences tentent de renouveler la pratique de l’atelier en proposant des dispositifs pédagogiques innovants, destinés à développer chez les étudiants la capacité à être créatifs. L’innovation pédagogique passe généralement par la transposition en urbanisme de méthodes issues d’autres disciplines, souvent artistiques, pour, par exemple, explorer les relations entre le corps et l’espace public (Higgins et al., 2009[22]Higgins M, Aitken-Rose E, Dixon J. (2009). The Pedagogy of the Planning Studio: A View from Down Under, Journal for Education in the Built Environment, n° 4(1), p. 8-30.), le théâtre d’improvisation pour améliorer la capacité des étudiants à travailler en groupe et pour encourager la prise de risque (Inam, 2010[23]Inam A. (2010). Navigating Ambiguity: Comedy Improvisation as a Tool for Urban Design Pedagogy and Practice, Journal for Education in the Built Environment, n° 5(1), p. 7-26.). Un autre vecteur de renouvellement de la pédagogie de l’atelier se trouve dans l’utilisation des technologies informatiques et digitales dans des « ateliers virtuels », pour permettre aux étudiants de créer des environnements urbains et de simuler des jeux d’acteurs (Thomas et Hollander, 2010[24]Thomas D, Hollander JB. (2010). The city at play: Second Life and the virtual urban planning studio, Learning, Media and Technology, n° 35(2), p. 227-242.).

Enfin, ces dernières années, on peut observer un renouvellement des ateliers d’urbanisme par le design, en particulier le design de service ou design thinking, centré sur les usagers (Brown, 2008[25]Op. cit.). L’apprentissage par l’action utilise alors des méthodes de génération d’idées nouvelles issues du design : brainstorming, design collaboratif, scénarios d’usage, etc. Ces ateliers modifient le cadre traditionnel de l’atelier en s’appuyant sur des équipes pluridisciplinaires (Johnston, 2014[26]Johnston AS. (2014). CitySection: A Pedagogy for Interdisciplinary Research and Collaboration in Planning and Environmental Design, Journal of Planning Education and Research, n° 35(1), p. 86-92. ; Senbel, 2012[27]Senbel M. (2012). Experiential Learning and the Co-creation of Design Artifacts, Journal of Planning Education and Research, n° 32(4), p. 449-464.) rassemblant des étudiants pouvant venir d’établissements différents le temps d’un projet, s’appuyant sur des méthodes d’apprentissage et de « coélaboration » issues des sciences de la gestion, de l’ingénieur ou du design.

Une compétence et des activités pédagogiques
pour répondre à de nouvelles pratiques urbanistiques

Même s’il est impossible de mesurer l’importance relative des transformations mentionnées dans la section précédente par rapport aux nombreux cursus en urbanisme, qui plus est à l’échelle internationale, la question se pose de savoir si le format de l’atelier évolue au même rythme que les évolutions des savoirs et des savoir-faire considérés comme nécessaires dans la formation des urbanistes. L’acquisition par les étudiants en urbanisme de ces compétences pratiques, aux contours imprécis, liées à des degrés divers à leur domaine professionnel, a d’ailleurs suscité de nombreux débats ces dernières années (Alexander, 2001[28]Alexander ER. (2001). What Do Planners Need to Know?, Journal of Planning Education and Research, n° 20(3), p. 376-380., 2016[29]Alexander ER. (2016). There is no planning—only planning practices: Notes for spatial planning theories, Planning Theory & Practice, n° 15(1), p. 91-103. ; Balassiano, 2011[30]Balassiano K. (2011). Tackling “Wicked Problems” in Planning Studio Courses, Journal of Planning Education and Research, n° 31, 4, p. 449-460.; Frébault et Pouyet, 2006[31]Frébault J, Pouyet B. (2006). Renforcer les formations à l’urbanisme et à l’aménagement : Tome I – Analyse et propositions, Grenoble, université Pierre-Mendès-France, La Documentation française, 94 p. ; Myers et Banerjee, 2005[32]Myers D, Banerjee T. (2005). Toward Greater Heights for Planning: Reconciling the Differences between Profession, Practice, and Academic Field, Journal of the American Planning Association, n° 71(2), p. 121-129. ; Ozawa et Seltzer, 1999[33]Ozawa CP, Seltzer EP. (1999). Taking Our Bearings: Mapping a Relationship Among Planning Practice, Theory, and Education, Journal of Planning Education and Research, n° 18(3), p. 257-266.). Alors qu’il n’y a pas unanimité sur la liste adéquate de savoirs, compétences et habiletés qui doivent être enseignés, c’est l’organisation pédagogique des cursus, l’adéquation entre savoirs théoriques et pratiques, ainsi que les modalités d’apprentissage qui deviennent d’autant plus importantes qu’elles sont, « en dernier recours », garantes de la qualité de la formation professionnelle.

Or une nouvelle compétence semble à ce titre chambouler la structure des programmes de formation en urbanisme : la créativité[34]La créativité dans le contexte de l’urbanisme est définie par Higgins et Morgan (2000) comme « a key capability that helps individuals and organisations deal with and manage change, which is fundamental to the nature of the planning process »). Pour Godet et al. (2010), la créativité est plutôt une capacité personnelle, tandis que l’innovation relève de l’action collective (Godet M, Durance P, Mousli M. (2010). Créativité et innovation dans les territoires. Paris, La Documentation française, 472 p.). Pour Le Masson et al. (2006, op. cit.), l’innovation est un résultat (la révision de l’identité des objets), et la créativité une caractéristique de l’activité de conception innovante qui y conduit.. Cet essor de la créativité peut être lu comme un symptôme d’une crise des savoirs classiques de l’urbaniste (la planification, notamment) face à la montée en puissance d’enjeux environnementaux et sociaux de plus en plus complexes. Il est possible que cette montée en puissance perceptible du souci de formation à la créativité en urbanisme ne fasse que retranscrire un mouvement plus général d’ajustement de l’offre académique au discours sur le nouveau paradigme de l’économie créative, l’innovation en flux continu et l’économie collaborative (Foster et Yaoyuneyong, 2016[35]Foster J, Yaoyuneyong G. (2016). Teaching innovation: equipping students to overcome real-world challenges, Higher Education Pedagogies, n° 1(1), p. 42-56.). Elle se justifie aussi comme d’autres mutations dans la formation des urbanistes, dans un constat d’épuisement des modalités d’action et de mise en œuvre de la planification urbaine, même renouvelée, au bénéfice de processus de coconception, d’apprentissage collectif ou de gestion des parties prenantes.

Or il n’en reste pas moins que, face à des situations en permanente évolution et pour lesquelles les méthodes établies ne sont pas toujours adaptées, la créativité permet d’ouvrir de nouvelles perspectives pour relier des idées en apparence contradictoire (March et al., 2012[36]March A, Hurlimann A, Robins J. (2012). Accreditation of Australian urban planners: building knowledge and competence, Australian Planner, n° 50(3), p. 233-243.). Par exemple, l’apparition de nouveaux acteurs ou problématiques peut requérir une adaptation des échelles temporelles ou spatiales des projets. La créativité peut alors être utilisée de façon pointue ou encore tout au long du processus d’analyse, de planification et de décision, en offrant une perspective renouvelée sur une problématique ou la provenance des solutions possibles, et également des solutions inédites et originales (Higgins et al., 2009[37]Op. cit. ; Higgins et Morgan, 2000[38]Higgins M, Morgan J. (2000). The Role of Creativity in Planning: The ‘Creative Practitioner’, Planning Practice & Research, n° 15(1-2), p. 117-127.).

Néanmoins, Higgins et Morgan (2000) soulignent, à travers une enquête auprès de 50 employeurs en Grande-Bretagne, que si la créativité des urbanistes apparaît comme une aptitude importante à acquérir, c’est sous une formulation indirecte, à travers des compétences telles que la flexibilité, la résolution de problèmes, la capacité à rebondir face aux obstacles. La créativité des urbanistes doit rester « acceptable », le secteur privé y étant d’ailleurs plus sensible que le secteur public (Higgins et Morgan, 2000[39]Op. cit.).

Finalement, l’objet de cet article n’est pas tant de justifier cet engouement, dont il reste encore à désigner les contours, qu’à en comprendre les conséquences sur la pédagogie de l’urbanisme, et de l’atelier en particulier. En effet, la littérature qui s’intéresse à ce sujet signale que l’aptitude à la créativité est particulièrement difficile à enseigner (Higgins et al. 2009[40]Op. cit. ; Le Masson et al. 2011[41]Le Masson P, Weil B, Hatchuel A. (2006). Les processus d’innovation : conception innovante et croissance des entreprises, Paris, Hermes Science publications, 470 p.). C’est pourquoi les nouvelles méthodes issues du design, des sciences de l’ingénieur ou de gestion constituent une piste intéressante de renouvellement de la pédagogie de l’atelier en urbanisme.

De la conception réglée
à la conception innovante en urbanisme[42]Nous proposons une distinction préliminaire entre la conception réglée et la conception innovante. Le premier terme fait référence au fait que l’urbanisme doit être vu comme un champ disciplinaire dont le rôle est de produire et d’encadrer le développement de la ville avec des outils (plans, règlements, instruments financiers, etc.) de projets pour concevoir des solutions urbanistiques en fonction de critères de performance prédéterminés par l’atteinte d’objectifs précis. La conception innovante, utilisée notamment en sciences de la gestion, fait référence à la possibilité de réviser l’identité des outils, des règles et des solutions concernant un problème urbain, en mobilisant de nouvelles connaissances pour produire des concepts inusités. Voir à ce sujet Le Masson et al. (2006).

En effet, dans des domaines comme le design et l’ingénierie, cette combinaison de savoirs et de compétences, permettant de générer des réponses inattendues à des problèmes convenus ou inédits, a fait l’objet de développements méthodologiques récents et de mise en œuvre au sein d’entreprises et d’organisations de toute taille et de toute sorte (Le Masson et al., 2006[43]Op. cit. ; Arnoux, 2013[44]Arnoux F. (2013). « Modéliser et organiser la conception innovante : le cas de l’innovation radicale dans les systèmes d’energie aéronautiques », thèse de doctorat, École Nationale Supérieure des Mines de Paris, Paris, 331 p. ; Laousse et Hooge, 2016[45]Laousse D, Hooge S. (2016). Refaire la société par la recherche d’une institutionalisation collaborative. Le cas des transports publics, allocution presentée à la Conférence OPDE (Les Outils Pour Décider Ensemble), Rouen, 4-5 février 2016, 23 p.). La conception innovante est née dans le domaine des sciences de l’ingénieur au milieu des années 1990 pour répondre aux défis posés par une économie de l’innovation intensive. Elle propose une rupture avec les méthodes dites de conception réglée (Le Masson et al., 2006[46]Op. cit.) grâce à un cheminement cognitif qui vise à repenser l’identité même des objets conjointement aux réseaux des compétences qui rendent possible leur production.

La théorie C-K (pour Concept-Knowledge[47]Hatchuel A, Weil B. (2002). « La théorie C-K : fondements et usages d’une théorie unifiée de la conception », allocution presentée au Colloque « Sciences de la conception », Lyon, 15-16 mars 2002, 24 p.) permet de rendre compte rigoureusement de ce cheminement cognitif[48]Cette théorie a été développée initialement par Armand Hatchuel (1996), puis Armand Hatchuel et Benoit Weil (2002).. Cette théorisation distingue deux espaces en coexpansion dans le raisonnement de conception : un espace de Concepts (C), qui contient des inconnus, des propositions imaginaires et indécidables (elles ne sont ni vraies, ni fausses), et un autre de Connaissances (K) qui contient toutes les propositions ayant un statut vérifiable (elles sont vraies ou fausses) (Hatchuel et Weil, 2002[49]Op. cit.). Le premier permet d’explorer de nouvelles identités des objets, à partir de concepts déclencheurs[50]Un concept déclencheur constitue, à la manière d’un brief de design, une formulation audacieuse d’une problématique et le cadrage d’un champ d’exploration (on parle aussi de « concept projecteur »). De prime abord, elle ne possède pas de statut logique dans l’espace des connaissances (Hatchuel et Weil, 2002). Elle n’est donc ni vraie ni fausse mais stimulante pour la conception collective, à la manière d’une utopie concrète., et le second espace permet de cartographier conjointement les savoirs associés à ces concepts, y compris des savoirs traditionnellement éloignés d’une pratique disciplinaire.

En ajoutant de nouveaux attributs au concept déclencheur, il est possible de partitionner de manière expansive ce concept pour ainsi ouvrir de nouvelles voies d’exploration qui vont appeler à leur tour de nouvelles poches de connaissances (voir figure 1). Ces itérations permettent de transformer une proposition indécidable dans C en une proposition vraie dans K, grâce à deux types d’opérations (Hatchuel et Weil, 2002[51]Op. cit.) :

De K vers C : l’ajout dans C de propositions venant de K. Cet ajout, appelé partition, peut être expansif ou restrictif : 1) restrictif si les propriétés sont déjà contenues dans l’identité de l’objet (exemple : une soirée sympa entre amis avec du champagne) ; 2) expansif si les propriétés sont nouvelles et permettent de renouveler l’identité de l’objet (exemple : une soirée sympa entre amis-avatars). Seules les partitions expansives sont créatives et porteuses d’innovation.

De C vers K : la production de nouvelles connaissances dans K guidées par les expansions conceptuelles.

Ainsi, la méthode C-K se différencie du brainstorming, qui fonctionne sur l’association d’idées, dans la mesure où elle permet d’explorer des pistes très variées au-delà de l’intuition, grâce à l’activation de nouvelles connaissances dans K. Elle se distingue aussi de la résolution de problème parce que le raisonnement sort des schémas hypothético-déductif et analytique.

Ce processus de coexpansion des concepts et des connaissances permet, après quelques étapes, de dessiner une arborescence de nouvelles fonctions, usages, design, inattendus conduisant à un ou plusieurs prototypes inédits (voir figure 1). Ce travail intellectuel implique toutefois d’explorer des voies d’innovation inconnues et de travailler avec des objets ou des connaissances aux contours imprécis (Agogué et al., 2013[52]Agogué M, Arnoux F, Brown I, Hooge S. (2013). Introduction à la conception innovante, Paris, Presses des Mines, 60 p.).

L’approche qui a été développée en urbanisme à l’Université de Montréal a cherché à intégrer cette formulation théorique en la combinant à d’autres éléments, notamment théoriques et thématiques (l’urbanisme, l’économie circulaire), méthodologiques (la prospective stratégique et l’analyse morphologique) et pratiques (l’application à un territoire donné) au sein d’une même activité d’atelier de type « learning by doing ». L’adaptation de ce type de méthode dans l’apprentissage proposé par un atelier d’urbanisme pose au moins deux défis : comment implémenter une phase de conception innovante dans la boîte à outils de l’urbanisme, et comment passer de la conception d’objets urbains inconnus à celle de solutions innovantes territorialisées ?

Étude de cas, questionnement et méthodologie

Un atelier expérimental

L’atelier de prospective et d’urbanisme innovant de la maîtrise d’urbanisme de l’Université de Montréal s’inscrit dans le courant du design thinking appliqué à l’urbanisme. La maîtrise en urbanisme est une formation professionnelle accréditée par l’Ordre des urbanistes du Québec. Elle comprend deux ateliers successifs, l’un d’intégration qui initie les étudiants aux méthodes du diagnostic urbain et à la formulation d’un parti d’aménagement, l’autre d’intervention, dédié au départ à l’apprentissage de l’élaboration, de la programmation, des stratégies de mise en œuvre et du montage institutionnel d’un projet urbain à partir d’une commande réelle. Ce dernier atelier se déroule deux jours pas semaine pendant 15 semaines, représentant un travail effectif de 15 heures par semaine. La formule pédagogique générale a peu évolué jusqu’en 2010. Il s’agissait d’un atelier traditionnel, relevant du modèle « atelier cœur de l’enseignement professionnel » (Heumann et Wetmore, 1984[53]Op. cit.), s’inscrivant dans la formule de la récapitulation d’un projet complet (du diagnostic à la mise en œuvre), inspiré du séquençage des ateliers en École d’architecture pour former au design complet, et en phase avec les meilleures pratiques et exigences professionnelles contemporaines au Québec.

La formule de l’atelier a cependant changé à partir de 2010 sous l’effet de trois facteurs. Le premier de ces facteurs est une attente du corps professoral de l’Institut d’urbanisme, en profond renouvellement générationnel, pour diversifier les contenus et les approches de cet atelier, afin d’y intégrer l’apprentissage de la planification stratégique. Le second est souligné par l’arrivée d’un nouveau directeur à l’Institut, venu de l’étranger, formé dans sa pratique pédagogique au deuxième modèle de Heumann et Wetmore (1984), « l’atelier spécialisé en commande réelle », et ayant pratiqué plusieurs années un atelier expérimental en prospective territoriale et qui a formulé une nouvelle activité pédagogique. La nouvelle formule de l’atelier à l’Université de Montréal se présente comme un hybride de ces deux modèles, en étant subdivisé en sous-ateliers spécialisés autour de différents « atelier cœur de l’enseignement professionnel » : la conception de projets urbains, la gestion de projets d’aménagement urbain, et, en ce qui concerne cet article, la prospective et la planification métropolitaine. Ce dernier sous-atelier a lui-même connu une évolution également rapide, en tant que « pont entre la communauté académique et la communauté professionnelle » (Brandt et al., 2011[54]Op. cit.), au vu des commandes réelles venues du milieu professionnel. Inspiré d’un modèle plutôt européen, il s’est heurté dans sa définition au développement limité des pratiques de planification stratégique territoriale formalisées au Québec, et a été au contraire interpellé par une demande d’expérimentation de « bonnes pratiques », dans les outils et démarches de l’urbanisme : concevoir une charte de la marchabilité dans les méga-centres commerciaux, imaginer un guide des outils d’urbanisme favorables à la mobilité active des élèves du primaire, développer des stratégies locales d’intégration urbanisme-transport, explorer de manière prospective le potentiel du concept de « corridor d’urbanisation » pour la banlieue sud de Montréal, etc. Depuis deux ans, il se concentre sur le développement d’une vision prospective du déploiement de l’économie circulaire à l’échelle de quartiers urbains.

Le troisième facteur d’évolution a été, pour répondre à cette évolution de la demande, l’adoption/adaptation au sein du cœur de compétences enseignées de l’atelier, de méthodes de prospective et de conceptions innovantes apportées par un nouveau professeur à l’École de design. Il se trouve que ce dernier a été fortuitement hébergé, par manque de place, à l’étage de l’Institut d’urbanisme ; la curiosité réciproque a fait le reste. Le processus d’expérimentation/innovation pédagogique de cet atelier, devenu de « prospective et de conception innovante en urbanisme », est ainsi le produit d’un mélange d’adaptation pragmatique par essai-erreur, de synchronicité et du « syndrome de la machine à café », cher aux théoriciens du management de l’innovation (Eagle, 2004[55]Eagle N. (2004). Can Serendipity Be Planned?, MIT Sloan Management Review, n° 46(1), p. 10-14. ; Obolensky, 2010[56]Obolensky N. (2010). Complex adaptive leadership: embracing paradox and uncertainty, Farnham, U.K., Gower, 238 p.). De la même manière, c’est par agrégation/désagrégation successive que le contenu de l’atelier s’est détaché du paradigme et des outils de la planification, pour se rapprocher de celui beaucoup moins balisé de la conception innovante en urbanisme.

L’expérimentation a porté sur l’introduction de nouveaux éléments pédagogiques en lien avec la vocation évolutive de cet atelier. En termes de contenu, il s’agit d’un ensemble de méthodes relevant, d’une part, de la démarche de prospective territoriale — la construction de scénarios par l’analyse morphologique et, d’autre part, de la conception innovante — la méthode C-K, pour traiter d’un problème territorialisé ouvert devant déboucher sur des solutions innovantes. En termes d’organisation, l’atelier devait comprendre en phase finale une « activité d’idéation » (décrite dans la section 3) organisée par les étudiants, reproduisant une situation d’urbanisme participatif avec des acteurs et des urbanistes du terrain choisi. Le thème de l’atelier a été le déploiement de l’économie circulaire à l’échelle de quartiers de Montréal en phase de requalification urbaine à l’horizon 2040.

Retour sur le questionnement

Le questionnement pour analyser cette expérimentation au sein de l’atelier d’urbanisme se décline en deux temps. Il s’agit tout d’abord de savoir comment procéder à l’analyse d’un dispositif pédagogique complexe, intriquant des savoirs théoriques et pratiques dans une démarche opérationnelle, et combinant de très nombreuses interactions entre membres d’une même équipe, les différentes équipes, les étudiants et les encadrants. Selon Shaffer (2003[57]Shaffer DW. (2003). Portrait of the Oxford Design Studio: An Ethnography of Design Pedagogy. Wisconsin Center for Education Research Working Paper, University of Wisconsion, Madison WI., 30 p.), il est possible de caractériser un atelier en trois niveaux : l’organisation spatio-temporelle, les activités pédagogiques et les soubassements épistémologiques. Nous nous sommes concentrés sur le déroulement des activités pédagogiques et leur traduction dans les différentes étapes du contenu du travail fourni par les équipes d’étudiants. La discussion des résultats dans la section 4 nous permettra de revenir partiellement sur les deux autres niveaux, pour évaluer l’enrichissement pédagogique apporté par l’introduction de nouveaux apprentissages par l’action.

La seconde question explore l’hypothèse que les résultats de l’expérimentation de l’apprentissage d’une méthode de conception innovante en urbanisme en atelier peuvent s’interpréter comme un miroir grossissant des possibilités et des difficultés de développer, en complément de la conduite réglée de résolution de problème — la planification spatiale —, une démarche de conception innovante adaptée aux situations de codesign et d’urbanisme participatif. L’avantage de ce « laboratoire » que représente l’atelier, est de pouvoir relever pas à pas les écueils, les bifurcations, les développements imprévus et les potentialités d’une démarche de conception innovante en urbanisme. Par ailleurs, le suivi du comportement des étudiants dans leur progression et l’évaluation réflexive des apports, enrichissements et limites en termes de compétences acquises dans l’atelier complètent cette première approche de la conception innovante comme outil de l’urbaniste.

Méthodologie utilisée

La recherche a été conduite par observation participante tout au long de la session universitaire (15 semaines), sur deux ans (2015 et 2016). Les encadrants de l’atelier, un professeur d’urbanisme, un professeur de design industriel et un chargé de formation pratique, à la fois doctorant et urbaniste à la Ville de Montréal, ont fait de ce terrain d’enseignement leur terrain de recherche, en adoptant une position de « participant observateur », selon la typologie de Gold (1958[58]Gold RL. (1958). Roles in Sociological Field Observations, Social Forces, n° 36(3), p. 217-223.) qui distingue les formes d’observation participante selon le degré d’implication du chercheur. Une stagiaire de recherche a été associée à l’atelier dans un rôle plus proche de celui d’» observateur participant » lors de l’activité de 2015. Cette « co-observation », en multipliant les regards et donc les points d’analyse, a limité les biais méthodologiques inhérents à cette méthode, tels que l’attention sélective liée à un rapport familier ou affectif au terrain (Beaud et Weber, 2003[59]Beaud S, Weber F. (2003). Guide de l’enquête de terrain : produire et analyser des données ethnographiques, Paris, La Découverte, 356 p. ; Martineau, 2005[60]Martineau S. (2005). L’observation en situation : enjeux, possibilités et limites, Recherches qualitatives – Hors Série, n° 2, p. 5-17.).

Elle a permis de recueillir les échanges entre étudiants et encadrants ayant lieu à chaque séance dans un carnet de bord. Ces notes brutes ont ensuite été organisées dans un tableau s’inspirant à la fois de la théorie C-K et des conversations retranscrites par Schön dans Le Praticien réflexif (1994). Les réflexions et propositions des étudiants ont été replacées dans un tableau à deux colonnes (une colonne C pour les concepts et une colonne K pour les connaissances) par ordre chronologique, les lignes du tableau séparant les différentes séances. Des cases retraçant les commentaires des encadrants ont été intercalées tantôt parmi les concepts, tantôt parmi les connaissances, tantôt entre les deux, selon le sujet de la remarque. Ces commentaires replacent les principaux débats, à la fois la méthode en elle-même et le contenu des propositions[61]Ce tableau diffère donc de l’arbre C-K fourni in fine par les étudiants dans la mesure où il retrace le raisonnement de manière chronologique et non synthétique, ce qui permet de visualiser les ajustements et modifications réalisés par les étudiants. Alors qu’un arbre C-K comme celui présenté plus haut permet de visualiser rapidement le raisonnement C-K, ce tableau permet d’en suivre l’évolution au gré des échanges avec les encadrants et entre étudiants. Il permet de visualiser la démarche itérative au cœur de l’atelier (Schön, 1984).

in fine par les étudiants dans la mesure où il retrace le raisonnement de manière chronologique et non synthétique, ce qui permet de visualiser les ajustements et modifications réalisés par les étudiants. Alors qu’un arbre C-K comme celui présenté plus haut permet de visualiser rapidement le raisonnement C-K, ce tableau permet d’en suivre l’évolution au gré des échanges avec les encadrants et entre étudiants. Il permet de visualiser la démarche itérative au cœur de l’atelier (Schön, 1984)., qui ont émergé entre étudiants et encadrants, les critiques soulevées et réorientations suggérées par les encadrants.

L’observation participante a été complétée par des entretiens de groupe (focus group) finaux qui ont servi à la fois d’évaluation générale du cours et d’évaluation spécifique des innovations pédagogiques liées à C-K (degré de satisfaction, apprentissages, perception de la pertinence d’un tel atelier, appropriation des méthodes de conception innovante, ainsi que les difficultés rencontrées). Ensuite, les productions des étudiants (présentations intermédiaires, présentation orale finale devant un jury et rapport de synthèse) constituent un matériau précis pour, d’une part, retracer le travail des étudiants réalisé en dehors des séances d’échange avec les encadrants et, d’autre part, analyser plus précisément les expansions conceptuelles réalisées.

Résultats

Un atelier d’intervention
en planification et prospective stratégique

Au cours des ateliers qui se sont déroulés de janvier à avril 2015 (Atelier H15) et de janvier à avril 2016 (Atelier H16), les étudiants ont réalisé une démarche prospective et de conception innovante appliquée d’un territoire donné. Cette section trace un bref survol des objectifs de cette démarche, ainsi que des principales étapes confiées aux étudiants, par lesquels ils devaient concevoir un scénario à l’horizon 2040 en intégrant les principes de l’économie circulaire. Ils devaient ensuite décliner ces scénarios en orientations stratégiques à moyen-long terme.

Mandat, objectifs et déroulement

L’atelier visait plusieurs apprentissages :

développer la capacité à faire de la prospective, à formuler des scénarios et à en dégager une démarche stratégique ;

utiliser les méthodes de conception innovante en urbanisme ;

mettre en œuvre avec les acteurs du territoire la démarche de prospective territoriale ;

formuler des objectifs stratégiques et les traduire en orientations spécifiques et programmes d’action, à différentes échelles territoriales ;

effectuer le lien entre stratégie et action, ajuster les intentions aux contraintes de l’opérationnel en urbanisme.

À la différence de beaucoup d’ateliers, dans lesquels les étudiants sont amenés à faire la synthèse de leurs connaissances en les réutilisant et en les adaptant à un cas singulier, cet atelier a introduit des notions inconnues des étudiants, à savoir la conception innovante, la théorie C-K et l’économie circulaire. Les étudiants devaient donc à la fois procéder à la synthèse et porter un regard critique sur les connaissances acquises précédemment, et acquérir de nouvelles notions et méthodes en les appliquant.

Les étudiants travaillaient en autonomie et avec les encadrants, auxquels ils faisaient état de leurs avancées et de leurs questionnements de façon hebdomadaire, afin que ceux-ci puissent les aider à s’orienter dans leurs réflexions. Les dix étudiants de l’Atelier H15 et les douze étudiants de l’Atelier H16 ont été séparés en trois groupes qui ont travaillé sur le même terrain d’intervention en utilisant les mêmes méthodes.

Les ateliers ont suivi une démarche comportant quatre étapes principales : une initiation générale aux concepts enseignés, une réflexion sur le développement à long terme (prospective), la construction d’une arborescence C-K, et une mise en application des prototypes dans un espace géographique, avec validation par les parties prenantes.

L’étape d’initiation

Ainsi, afin de se familiariser avec les démarches de prospective et avec le potentiel d’application de la théorie C-K, chaque groupe a débuté sa réflexion par une analyse de divers exercices de prospective réalisés en France au cours de la dernière décennie (Michaud et Segrestin, 2008[62]Michaud V, Ségrestin B. (2008). La marche au cœur des mobilités : une démarche innovante, Régie autonone des transports parisiens, 69 p. ; Mora, 2009[63]Mora O (dir.). (2009). Les nouvelles ruralités à l’horizon 2030, Paris, Quae, 84 p. ; Pecqueur et Talandier, 2011[64]Pecqueur B, Talandier M. (2011). Les territoires à base économique résidentielle et touristique, Paris, La Documentation française et DATAR, 23 p.). Ces trois exercices soumis aux étudiants en 2015 ont porté sur la possible combinaison de la marche et des transports en commun effectuée par la Régie autonome des transports parisiens dans le premier cas, d’une réflexion sur les nouvelles ruralités en France en 2030 produit par l’Institut national de recherche agronomique pour le second, et d’une analyse des espaces de développement résidentiel et touristique dans le cadre de la réflexion DATAR 2040. Seul le premier document a été soumis aux étudiants de la cohorte de l’atelier de 2016.

L’étape de l’insertion de la vision à long terme par la prospective

Dans un deuxième temps, chaque groupe a réalisé un scénario prospectif préliminaire en utilisant la méthode de l’analyse morphologique (Godet, 1985[65]Godet M. (1985). Prospective et planification stratégique, Paris, Economica, 335 p., 2012[66]Godet M. (2012). To predict or to build the future? Reflections on the field and differences between foresight and la prospective, The Futurist, n° 46(3), p. 46. ; Polère, 2012[67]Polère C. (2012). La prospective : questions actuelles, Lyon, Grand Lyon, communauté urbaine, 113 p.). Celle-ci pourrait être définie comme une méthode d’analyse réflexive et formelle qui permet de mettre en évidence les différentes composantes structurelles d’un objet ou d’une réalité, et d’identifier les différentes évolutions possibles que cet objet ou réalité pourrait prendre dans l’avenir. Dans le cadre des ateliers, les étudiants devaient choisir une variable parmi cinq évolutions possibles (économiques et géopolitiques, sociales et démographiques, valeurs culturelles, organisation de l’espace, technologiques et scientifiques), puis choisir, pour chaque variable, une hypothèse possible[68]Pour donner un exemple, mentionnons une évolution possible de l’ « Organisation de l’espace ». La variable s’énonçait comme suit : « Libre jeu ou forte organisation spatiale du couple mobilité-espace ». L’hypothèse A retenait le maintien de la dominance de l’automobile ; l’hypothèse B présentait la possibilité que la notion de distance perde de l’importance au profit de la notion de temps ; et l’hypothèse C énonçait une dualité entre la solidité des transit-oriented developments dans les quartiers centraux vs. une périphérie désorganisée.. En additionnant les variables, les étudiants devaient créer un scénario cohérent à l’horizon 2040 dans chacun des territoires.

L’étape de la production de prototypes issus de la conception innovante[69]Ce processus de conception innovante ne doit pas être vu comme un objectif en soi, mais plutôt comme une illustration d’une manière complémentaire à la conduite de projet urbain issue de la conception réglée, pour faire émerger des concepts intéressants, inédits, voire utopiques ou ambigus. Leur caractère innovant pourra notamment être évalué selon des critères de variété, d’originalité, de valeur et de robustesse. Voir notamment Le Masson et al. 2014.

Une fois ce scénario établi, une ultime variable a été introduite au cours de la troisième étape, soit le prototype issu d’une démarche de conception innovante à l’aide d’un diagramme C-K. Cette étape est présentée en détail ci-dessous.

L’étape de la validation territoriale

Les prototypes obtenus ont ensuite été réintégrés aux scénarios, pour y introduire la dimension de l’économie circulaire et replacer ces prototypes dans le territoire donné. Ces prototypes spatialisés ont ensuite fait l’objet d’une validation lors d’une demi-journée d’échanges (« activité d’idéation ») qui visait à tester, devant quelques professionnels de l’urbanisme, impliqués ou non dans l’arrondissement concerné, ou des membres du corps professoral, la performance des prototypes et des scénarios.

Les apprentissages de la théorie C-K
en atelier d’urbanisme : analyse de la conduite
de la démarche et produits

Ainsi, cette formule de l’atelier a proposé un apprentissage théorique de la conception en urbanisme par sa mise à l’épreuve dans le cadre d’une activité pédagogique. Les briefs confiés aux étudiants ont été construits en associant une notion classique de l’urbanisme et un aspect de l’économie circulaire. Ces briefs, ou concepts projecteurs, visaient en effet deux objectifs : revisiter le référentiel cognitif et l’identité d’une doctrine d’urbanisme, d’une part, et préciser les modes de déploiement territoriaux de l’économie circulaire, d’autre part (cf. tableau 2). Ce processus a produit des réflexions approfondies qui font l’objet de cette section.

Hiver 2015 : Lachine Est, ville de l’économie circulaire

Le territoire attribué lors de l’atelier de l’hiver 2015 a été celui de Lachine Est, un territoire industriel et logistique en reconversion, situé dans l’arrondissement de Lachine sur l’île de Montréal. Afin de délimiter un espace d’exploration, les trois équipes d’étudiants se sont vu attribuer un concept projecteur comme point de départ (cf. tableau 2).

Le premier réflexe des étudiants a consisté à maximiser l’identification de connaissances générées par chacune des composantes des briefs. L’équipe travaillant sur les « centres intelligents de l’économie circulaire » a débuté sa réflexion en analysant chacune des trois dimensions de la notion de centre et de centralité, de ville intelligente et d’économie circulaire. Dans ce dernier cas, les étudiants ont rapidement adopté l’angle de l’écologie industrielle (échanges possibles de matière entre industries colocalisées). Par contre, leurs premières subdivisions demeuraient peu expansives (économie circulaire collaborative d’intermédiarité vs. les centres intelligents de l’écologie industrielle). Par contre, en ajoutant la dimension prospective de ce que pourrait donner une gestion informatisée des ressources de plus en plus rares dans l’avenir, ils en sont arrivés à identifier un prototype fort intéressant : le « Bazaar », soit une bourse pour valoriser les déchets, avec des quotas applicables par quartier.

Dans le second cas, les « mixités spatiales de l’économie de service circulaire », ce groupe a privilégié une démarche contre-intuitive en allant chercher des définitions très éloignées des composantes du brief, pour parler de malléabilité de la ville, de ville plug-in (inspirée autant par le mouvement Archigram que par le concept des food trucks montréalais (cantines mobiles raffinées)). Leurs prototypes évoquaient la possibilité que le secteur de Lachine Est puisse offrir, dans l’avenir, soit des espaces usufruitiers (des lieux publics pouvant être empruntés pour des activités privées à différents moment de la journée), soit une mobilité des lieux d’activités (un café mobile qui prend les gens à la résidence et les amène au terminus de transport).

Enfin, le groupe travaillant sur « les cités jardins des circulations organiques » a imaginé un prototype appelé « Tiers-Lieu des circulations organiques » (figure 2). Il s’agit d’un espace de collégialité et de partage, qui se décline en deux composantes fortement imbriquées : une « FarmLab[70]Le concept de « Farmlab » est né de l’application d’un espace en commun pour créer ou réparer divers objets (fablab) au domaine de l’organique et de l’agricole. » dédiée à l’exploration des possibilités d’agriculture en milieu urbain par des méthodes agricoles traditionnelles ou alternatives, comme la culture en conteneur (un laboratoire attenant pourrait devenir un lieu d’expérimentation pour les entreprises et un espace de collaboration et de diffusion des connaissances produites) ; un endroit de recueillement, appelé « la Forêt des Ancêtres » et conçu comme un cimetière urbain où les corps des défunts sont enterrés et fertilisent les arbres qui poussent au-dessus, soit un prototype permettant une expansion de l’idée de tiers-lieux de rencontre[71]Dans son sens habituel, le tiers-lieu émerge d’une déconnexion des temps sociaux, un espace qui n’est ni lieu de résidence, ni lieu de travail (Oldenburg R. (1989). The great good place: cafés, coffee shops, bookstores, bars, hair salons, and other hangouts at the heart of a community, New York, Paragon House, 336 p.). vers celui de tiers-lieux rythmé par les rapports sociaux et les rythmes de la nature (les saisons, le temps des récoltes).

La figure 3 et le texte ci-dessous présentent le raisonnement d’exploration en C-K, suivi pas-à-pas par ce groupe pour parvenir à formuler ce prototype.

Partant du concept projecteur « Lachine 2040, cité-jardin des circulations organiques » (dans C), les étudiants ont enquêté (dans K) sur le modèle de référence de la cité-jardin de Howard, en Angleterre, en 1898, et ont remarqué qu’il était caractérisé par des principes sociaux (la maîtrise publique du foncier, une gouvernance collective de l’entrepreneuriat) et spatiaux (des équipements publics au centre, une ceinture agricole autour de la ville), ce qui leur a donné deux attributs pour des partitions restrictives (C) : une cité-jardin (des circulation organiques) sociale et une autre spatiale. Ces premières partitions ont alors déclenché des recherches sur quatre poches de connaissances (K) dans le voisinage sémantique de la cité-jardin : le renouveau des coopératives au XXIe siècle à Montréal, l’émergence des nouveaux tiers-lieux dans la ville, le modèle de la production-consommation agricole en circuits courts des AMAP et le biomimétisme. Cette nouvelle recherche dans K (avec sa part d’arbitraire) a cette fois permis d’identifier quatre attributs n’appartenant pas à l’identité de la cité-jardin, pour opérer quatre partitions expansives (dans C) à partir du concept projecteur de cité-jardin des circulations organiques : sociale par les COOP, sociale par les tiers-lieux, spatiale écosystémique (par un système d’échanges en circuit court au sens des AMAP) et spatiale biomimétique (inspirée par l’organisation spatiale de certaines espèces).

Ces nouvelles expansions dans C ont déclenché à leur tour de nouvelles recherches dans K encore plus éloignées de l’identité de cité-jardin de Howard. Les tiers-lieux et biomimétisme (dans C) ont ouvert des recherches (dans K) sur l’écosystème forestier, la pratique du shinrin-yoku (un bain de nature et de forêt), les fab-labs, la fin de vie et les cimetières, pour ensuite formuler le scénario expansif (dans C) du tiers-lieu des circulations organiques. Et la COOP et le modèle du circuit court (dans C) ont été prolongés par une recherche (dans K) sur les réseaux intelligents, pour aboutir à la partition expansive (dans C) d’un concept de Smart grid des circulations organiques.

Les étudiants ont toutefois souligné la difficulté à comprendre la nature des prototypes à proposer. S’agissait-il de nouveaux modèles de ville, de design urbain ou de services urbains ? Les prototypes auxquels ont abouti les étudiants sont plutôt des propositions de services urbains innovants. Ils ont eu de la difficulté à traduire ces dispositifs dans l’organisation spatiale et la gouvernance des territoires concernés. Le caractère relativement indifférencié de la grande friche de la ville de Lachine, qui était proposé comme terrain, a produit un effet de tabula rasa. Par ailleurs, l’importance de la territorialisation a été sous-estimée dans le cheminement des étudiants de ce premier atelier.

Une des explications à cette difficulté de trouver une vocation spécifique aux prototypes vient peut-être de la nature du terrain proposé aux étudiants. Compte tenu du caractère de très grande friche de ce site, les étudiants disposaient de peu de références territoriales pour spatialiser leurs prototypes, puisque les contours de l’espace géographique étaient vagues et dépersonnalisés, étant donné l’absence d’habitants. Par ailleurs, à la suite des réticences du commanditaire, il n’a pas été possible d’organiser l’activité d’idéation avec des acteurs du territoire concerné, étape qui joue, nous le verrons, un rôle crucial dans la territorialisation de la conception innovante en atelier.

Arrondissement Le Sud-Ouest, laboratoire de l’économie circulaire

Afin de contourner ce problème, le choix du territoire pour l’atelier de 2016 s’est arrêté sur un quartier déjà urbanisé mais en phase de requalification urbaine. L’arrondissement Le Sud-Ouest est un des 19 arrondissements montréalais. Il est situé immédiatement à l’ouest du centre-ville et du Vieux-Montréal. Parmi les institutions majeures qui s’y trouvent figure notamment le marché Atwater, situé en bordure du canal de Lachine, dont l’architecture art déco rappelle celle d’une gare. Celui-ci s’est spécialisé avec le temps dans une offre de produits alimentaires raffinés, qui contrastent avec le statut populaire de plusieurs quartiers adjacents. Le Sud-Ouest est toutefois reconnu pour le dynamisme de ses services communautaires, notamment pour son soutien en matière d’alimentation aux populations les plus vulnérables qui côtoient une clientèle riche en croissance. Dans ce contexte, trois nouveaux briefs, suivant le même principe qui consiste à revisiter l’identité de doctrines urbanistiques, davantage liés toutefois à la boucle alimentaire de l’économie circulaire, ont été attribués aux trois équipes (cf. tableau 2).

Encore ici, le premier réflexe des étudiants a été de proposer l’inventaire le plus exhaustif lié au concept projecteur. L’équipe travaillant sur « La boîte à lunch circulaire comme équipement collectif » a notamment fouillé plusieurs aspects, à la fois sur « la boîte à lunch » (l’importance du repas du midi pour les travailleurs, mais aussi pour les enfants et les séniors), sur la notion d’équipement collectif (son importance pour structurer la trame urbaine dans certains quartiers montréalais), ainsi que sur la mise en place de la question de la circularité dans le domaine alimentaire (réduction du gaspillage, mise en valeur des restes, récupération des déchets organiques). La dimension « ludique » associée à l’équipement collectif a toutefois été rapidement abandonnée par l’équipe, au profit d’idées plus porteuses, notamment la dimension infrastructurelle (le rituel collectif associé au repas, ainsi que les aspects nutritifs de la boîte à lunch), opposée à la dimension servicielle de cette notion (la contribution de chacun, l’équité qualitative de la boîte à lunch, ainsi que la disponibilité pour tous).

Les membres de l’équipe travaillant sur le « Circular Organic Development » ont tenté dès le départ de décliner les différents aspects de la notion de « Transit-Oriented Development » de laquelle s’inspirait le brief. Ainsi, ils ont fait ressortir les dimensions de densité, de mixité de services, de transport en commun, de circulation, de compacité, de développement durable, mais aussi les éléments reliés à sa dimension « organique » (quatre saisons, organisation urbaine, cycle de l’eau, architecture organique, culture horizontale vs. verticale). Ce foisonnement d’information a mené à une difficile première bifurcation, avec, d’un côté, les applications virtuelles de la gestion des circularités et, de l’autre, l’idée de communautés spatialement distantes tout en possédant des valeurs communes qui échangent des biens alimentaires de qualité (grand récif urbain).

Les équipes de cet atelier de l’hiver 2016 ont su produire des arborescences très complètes issues de l’application de la théorie C-K. Un travail remarquable a été effectué sur l’invention de titres pour nommer les concepts issus des multiples partitions expansives dans l’espace C. Ce fut notamment le cas de l’équipe travaillant sur le brief « Remixer des carottes et des hommes » (voir figure 4 et le texte ci-dessous résumant son exploration).

Cette équipe a notamment fouillé (dans l’espace K) les aspects liés à la fois à la mobilité des personnes et des biens en général, mais aussi dans leur applicabilité à la région de Montréal, en insistant notamment sur l’accroissement des liens entre les résidants des quartiers centraux de l’île de Montréal et ceux des banlieues de première couronne[72]Notamment les villes de Laval, au nord de la rivière des Prairies qui borde la rive nord de l’ile de Montréal, et de Longueuil, située sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent.. Ils se sont également attardés (toujours dans K) sur la signification de la notion de « remixage » applicable à la composante alimentaire (par exemple, les notions de bouillie, de purée, mais également de biocarburant) comme de mixité des usages et des fonctions urbaines. Ces premières recherches (dans K) leur ont permis de formuler trois partitions expansives (dans C), enrichissant le sens du concept projecteur initial et bousculant des conceptions implicites en urbanisme. Ainsi ont été imaginés « La banlieue nourricière » (et non plus consommatrice de terres agricoles), « Le passager affrété » (mobilité partagée entre marchandises et les hommes) et « L’alimentation en mouvement » (la production alimentaire intégrée aux flux et réseaux de transport).

Puis trois tendances ont été identifiées dans K : 1) la réduction des effets négatifs de l’étalement urbain (le coming-out positif de la banlieue par une sédentarisation « en fin de semaine », quand les citadins ont une mobilité de loisir plus énergivore avec la voiture et l’avion) ; 2) la logistique inversée et les enjeux du dernier kilomètre ; 3) enfin, les modes de transport (notamment le bus à deux étages dit « impérial ») leur ont permis de venir pousser encore plus loin ces trois concepts (dans C). Cette incursion dans les transports a permis de revisiter les rythmes urbains, avec le « Come in my back-yard » (ouverture des jardins de banlieue aux citadins), le « Cargo partage » (évoluant sur le fleuve Saint-Laurent et les canaux de Montréal) et le « Zonage à l’impérial » (embarquant sur un mobile à plusieurs étages la boucle alimentaire). Suite à de nouvelles recherches de plus en plus étonnantes dans K, l’équipe a formulé trois nouvelles partitions expansives (dans l’espace C) : 1) le « Smoovie », soit un réseau de partage entre banlieusards et citadins — ou les premiers prêtent leurs jardins et leur créativité pour produire des plantes comestibles cueillies par les seconds ; 2) la « Chaîne Communautaire de Logistique Alimentaire (CCLA) », soit un système de transport alternatif permettant de relier à la fois les biens et les citoyens dans les zones périphériques mal desservies dans un pôle logistique de style « hub tentaculaire » ; et finalement, 3) « l’Arche-Tempo », sorte de péniche fonctionnelle permettant à la fois de faire pousser des aliments, de les transformer et de les transporter tout près des lieux de distribution, fortement inspirée des radeaux-baira indonésiens.

Cette équipe a fait face à un autre problème lié à la nécessité, une fois les prototypes définis et réintégrés dans leur récit de fiction prospectiviste, de les territorialiser dans le terrain proposé. Il apparaissait très difficile d’implanter l’un ou l’autre de ces prototypes, conçus plutôt à l’échelle métropolitaine à l’intérieur du territoire de l’arrondissement Le Sud-Ouest. De l’aveu de l’équipe, les prototypes s’avéraient difficilement appropriables par les citoyens du quartier. Elle a donc proposé une hybridation des prototypes. Ainsi, la dimension logistique du CCLA a servi de base pour imaginer leur nouveau prototype. Les étudiants y ont greffé une connaissance qu’ils avaient moins exploitée, soit la notion d’Internet physique (Sarraj et al., 2013[73]Sarraj R, Ballot E, Pan S et al. (2013). Interconnected logistic networks and protocols: simulation-based efficiency assessment, International Journal of Production Research, n° 52(11), p. 3185-3208.) pour déterminer de nouvelles routes logistiques mêlant transport des hommes et des produits préparés en périphérie vers le quartier Le Sud-Ouest, et du transfert des « déchets organiques » produits en ville et retournés en périphérie. En reprenant l’idée du lien à améliorer entre producteurs et consommateurs (Smoovie) avec le cycle des légumes de l’Arche-tempo se mêlant à celui des passagers, ils ont obtenu leur nouveau prototype, le « Carotte-express » (voir figure 5). Celui-ci utilise aussi une complémentarité de transport (train et vélos, qui pourront devenir autre chose — par exemple, des boîtes autonomes au fur et à mesure de l’apparition des technologies) permettant de récolter les aliments produits sur les terres agricoles voisines de Montréal, pour qu’ils soient transformés en chemin et acheminés en partie à proximité du marché Atwater et au-delà, vers d’autres pôle d’échanges et de socialisation locaux (les « dépanneurs[74]En Amérique du Nord en général et au Québec en particulier, le dépanneur se définit par une petite épicerie de quartier, insérée dans les quartiers, souvent à proximité de lieux publics ou sur des rues commerciales, qui offre des aliments et biens de première nécessité (ou de deuxième nécessité puisque l’on peut y retrouver des produits du tabac). Leurs heures d’ouverture vont généralement au-delà de celles des plus grosses épiceries. », par exemple).

La spatialisation de ce prototype tient compte de l’articulation des échelles régionale et locale pour assurer, aux deux extrémités, la desserte alimentaire des producteurs aux consommateurs et vice-versa. Elle favorise, d’une part, les collaborations entre les producteurs localisés en périphérie et, d’autre part, la valorisation des réseaux de transport locaux dans la ville. Le système s’inverse pour transporter, du centre vers la périphérie, les résidus alimentaires à valoriser. Il suppose également que la période du « déplacement » soit mise à profit pour la transformation et le conditionnement des aliments.

Figure 5. Illustration du prototype du « Carotte-express » (source : Atelier de prospective stratégique, 2016).

Résultats de la conception innovante en urbanisme : de l’atelier à la pratique ?

Nous proposons dans un premier temps de tirer des enseignements propres à l’apprentissage de la méthode C-K d’une manière générale, et particulièrement les écueils méthodologiques auxquels les étudiants ont pu faire face, et en retour, les solutions proposées par les enseignants, pour illustrer concrètement le processus de learning by doing. Dans un deuxième temps, nous présenterons des problèmes spécifiques et des solutions proposées, qui sont posés par l’adoption de cette méthode de conception innovante dans la conduite pédagogique d’un atelier d’urbanisme. Nous déduirons enfin quelques hypothèses sur la conception innovante dans la pratique urbanistique, en allant vers une proposition de contribution au débat de la nature de la conception en urbanisme.

Écueils possibles
et conditions spatio-organisationnelles favorables
dans la génération d’inconnus urbanistiques
en méthode C-K

Trois écueils sont apparus au cours de la démarche suivie par les étudiants, vécus à des degrés divers selon l’année où s’est déroulé l’atelier. Des solutions ont cependant pu être mises en place par l’équipe enseignante en cours de route.

Le brainstorming trop long

Dans les premières étapes des démarches de mise en place d’arborescences issues de la théorie CK, les étudiants ont spontanément découpé les briefs en analysant chacun des termes. Ils ont été confrontés à un premier écueil, qui est celui du brainstorming, consistant à laisser aller ses idées par association. Cette technique aboutit à des nuages de mots faiblement structurés et donc difficilement utilisables pour formuler des concepts. Elle ne permet pas non plus d’obtenir un éventail large de connaissances. Fondée sur l’association d’idées, elle n’explore le plus souvent que des variantes d’une même idée déjà familière des étudiants (Hatchuel et al., 2011[75]Hatchuel A, Le Masson P, Weil B. (2011). Teaching innovative design reasoning: How concept–knowledge theory can help overcome fixation effects, Artificial Intelligence for Engineering Design, Analysis and Manufacturing, n° 25(1), p. 77-92.).

Pour faciliter le recoupement de celles-ci et produire une première subdivision dans C et ainsi contourner cette difficulté, les encadrants les ont incités à formuler des questions et à interroger les théories qui sous-tendent les notions mobilisées, afin de faire apparaître des points de tension. Par exemple, l’équipe travaillant sur les « mixités spatiales de l’économie de service circulaire » a formulé deux questions : « Qu’est-ce que l’espace mixte ? » et « Comment passer de l’économie des biens à celle des services dans une perspective circulaire ? ». Ceci lui a permis d’énoncer des définitions contre-intuitives et éloignées des conceptions traditionnelles. Ainsi, elle a défini la mixité spatiale par la modularité de l’espace, son partage physique et symbolique, combinant d’emblée mixité spatiale et mixité temporelle.

La surabondance de connaissances

Le deuxième écueil a été celui de « l’encyclopédie ». Il consiste à produire une analyse très fouillée dans K en perdant de vue le va-et-vient entre C et K. Cet écueil est un retour dans les routines de l’urbaniste, qui met en place un raisonnement analytique en réalisant un état de l’art fouillé et un diagnostic précis. La méthode C-K favorise plutôt une sortie du raisonnement analytique traditionnel pour entrer dans un raisonnement synthétique, caractéristique du design-thinking (Cross, 2006[76]Op. cit.). Le groupe travaillant sur « les centres intelligents de l’économie circulaire » (hiver 2015) a fait face à cette difficulté de l’encyclopédie. Les encadrants l’ont incité à stopper la recherche des connaissances, à formuler des questions pour organiser les connaissances et structurer des oppositions. Cela l’a conduit à formuler des définitions contrastées de la centralité en urbanisme (centralité d’agglomération, intermédiarité et proximité), de la ville intelligente (wikicity et datacity) et de l’économie circulaire (économie collaborative et écologie industrielle).

La déclinaison sans bonification

Le troisième écueil est celui de la restriction. Plusieurs groupes ont été confrontés à la difficulté de proposer une partition expansive du concept initial, et pas simplement restrictive, afin de formuler des subdivisions porteuses de nouvelles identités des objets urbains en conception et donc de nouveaux réseaux de connaissances. Ceux-ci ont eu tendance à décliner les connaissances sans les enrichir et les hybrider. Cela a notamment été le cas pour l’équipe travaillant sur le brief « Circular Organic Development » (H16). La première bifurcation du concept initial a été difficile à obtenir. Si les membres de l’équipe ont rapidement identifié un COD virtuel d’un côté (le volet organisationnel du COD), de l’autre, ils ont proposé une simple juxtaposition des termes pour formuler le « Réseau de COD à base territoriale délocalisée » qui reprenait l’idée de réseau présent dans le brief, mais aussi l’ajout de la notion de la nature et de la décentralisation. Les encadrants ont proposé que le second volet plus spatial de cette bifurcation s’intitule plutôt le « Grand récif urbain ». Les bifurcations suivantes, qui ont abouti au prototype du « jardin-baluchon » (unité de production alimentaire rétractable pour tenir compte du climat québécois) ont ainsi été facilitées. Une autre manière d’obtenir une expansion conceptuelle est de transposer des concepts d’un domaine à un autre. Le groupe travaillant sur les « mixités spatiales de l’économie de service circulaire » (H15) a ainsi proposé une expansion en prenant la ville elle-même comme objet de l’économie circulaire. Ils ont proposé le concept de « ville malléable », dans lequel la ville n’est plus seulement le lieu dans lequel s’échangent des services mais l’objet d’un service. La deuxième bifurcation proposée est également expansive et repose sur la même technique. Le groupe a transposé la notion de cycle de vie d’un produit à la ville et a ainsi distingué la ville malléable sur le temps long et la ville malléable sur le temps court.

Les conditions particulières d’apprentissage

Ces écueils sont relativement connus quel que soit le contexte d’emploi de la méthode C-K (Hatchuel et Weil, 2003[77]Hatchuel A, Weil B. (2003). « A new approach of innovative Design: an introduction to CK theory », allocution presentée à ICED03 – 14th International Conference on Engineering Design, Stockholm, 19-21 août 2003, 15 p.). À ce propos, la discussion en focus group a permis de relever que l’organisation spatio-temporelle de l’atelier (Shaffer, 2003[78]Op. cit.) a joué un rôle dans l’apprentissage de la méthode C-K. Les équipes partagent une même salle d’atelier, chacune disposant d’un espace semi-cloisonné. La plus ou moins grande perméabilité entre les espaces, qui permet de capter d’une manière informelle le travail de conception d’une autre équipe, l’échange de « poches de connaissance » ont débouché sur des expansions créatives plus rapides. Les étudiants ont d’ailleurs recommandé qu’il y ait davantage de sessions de mise en commun des arborescences C-K dans le plan de cours.

La conception innovante en urbanisme :
défis et enrichissements mis en place
pour en favoriser l’apprentissage en atelier

D’autres résultats de l’expérimentation portent sur l’adaptation d’une méthode de conception innovante empruntée aux sciences de l’ingénieur dans le champ de l’urbanisme. De façon pragmatique, cette adaptation a posé certains problèmes d’ordre pédagogique, qui font écho avec des préoccupations liées à la pratique professionnelle.

Contextualisation et déconcontextualisation territoriale

La question de la territorialisation est certainement la plus difficile à articuler avec une méthode de conception innovante. La profondeur et l’originalité de l’arborescence peuvent être fortement atténuées si la prise en compte des caractéristiques du territoire prend trop de place au départ : contraintes géographiques du territoire (relief, fractures, absences d’activités structurantes, etc.) ; contraintes sociales (oppositions ou appui à une dimension du projet ; pauvreté ou exclusion, etc.) ; contraintes économiques (structure commerciale forte ou déficiente ; nuisances industrielles, etc.). Pour éviter un tel problème, l’atelier propose de détacher du territoire la production du CK en ne le faisant pas précéder par une phase classique de diagnostic territorial. La démarche prend généralement les étudiants à rebours dans un premier temps, mais est aussi ce qu’ils apprécient le plus a posteriori, en comparant avec leurs mots l’intérêt de la conception innovante par rapport à l’urbanisme comme conduite réglée, telle qu’elle est enseignée dans plusieurs autres cours. Par la suite, la phase de contextualisation permet de se focaliser, à partir des caractéristiques du prototype, sur les ressources territoriales et le système d’acteurs, présents ou potentiels, nécessaire à son développement. Le processus est plus facile à mener à l’échelle d’un quartier déjà urbanisé ou en requalification, comme ce fut le cas lors de l’atelier 2016, qu’en partant de la « table rase » d’une grande friche industrielle. Ainsi, les dispositifs d’économie circulaire peuvent s’arrimer à plusieurs lieux de nature différente (marché Atwater, dépanneurs, cours d’écoles, stationnement de résidences de personnes âgées, etc.).

Éventail de concepts et de connaissances

La conception innovante appliquée à l’urbanisme produit une mobilisation de connaissances hétérogènes non hiérarchisées. Un très grand nombre d’informations sont produites sans que l’on juge a priori de leur pertinence au regard d’une problématique urbaine donnée au départ. Le prix à payer de la créativité est la difficulté de déterminer a posteriori les critères qui permettent de retenir les solutions les plus significatives. Des indicateurs du caractère innovant de la conception, comme la variété et l’originalité des concepts formulés, et la valeur (pour des collectifs d’acteurs) et la robustesse (face à des contextes variés) des expansions de connaissances (Le Masson et al., 2014[79]Le Masson P, Weil B, Hatchuel A. (2014). Théorie, Méthodes et Organisations de la Conception. Paris, Presses des Mines, 462 p.) peuvent être utiles pour mesurer la générativité du processus en urbanisme, mais ces critères semblent plus orientés vers l’ « universalisation » (reproductibilité d’un modèle de valeur, robustesse maximale) que vers la « singularisation » territoriale. En conséquence, un critère plus adapté à la conception innovante en urbanisme pourrait sans doute être développé (au sens d’une représentation et d’une mesure de la « territorialité innovante »).

Trois phases de l’atelier proposé en 2016 ont permis néanmoins d’apporter des éléments d’apprentissage intéressants. Tout d’abord, l’analyse préliminaire des études de cas de conception innovante sur la marche en ville, menée par la RATP, a été complétée par un exercice visant dans un premier temps à identifier les fixations cognitives implicites des solutions innovantes, qui sont liées au milieu dans lequel elles ont été produites : morphologie urbaine de Paris ou de la banlieue, partage modal en Ile-de-France, modes de vies européens, etc. Ensuite, par un raisonnement de décontextualisation et de recontextualisation, les étudiants devaient identifier les mêmes facteurs territoriaux propres à Montréal, dont ils devaient tenir compte pour transposer ces mêmes solutions.

Dans la phase C, l’arborescence C-K pratiquée en atelier favorise une prise en considération d’autres dimensions que celles strictement physico-spatiales. En effet, si une première partition proposée a une composante spatiale liée à la doctrine urbanistique « revisitée » dans le brief de départ, les suivantes devront nécessairement être distinctives (dans les ateliers, elles ont été sociales, virtuelles, logistiques, etc.).

La troisième est l’activité d’idéation avec les acteurs du territoire, qui a permis en un temps limité de faire littéralement « atterrir » sur le territoire concerné les prototypes conçus par les étudiants.

Le potentiel des solutions pertinentes en codesign d’urbanisme

Une troisième caractéristique de la conception innovante est la capacité de l’arborescence à proposer un univers de solutions potentielles largement ouvert et qui peuvent être mises à profit dans des activités d’idéation et d’urbanisme participatif. Une constante du débat public en urbanisme est de faire surgir en cours de processus des enjeux orphelins (Combe et al., 2012[80]Combe L, Gariépy M, Gauthier M et al. (2012). Débattre pour transformer l’action urbaine : planification urbaine et développement durable à Grenoble, Lyon et Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 244 p.). Le traitement de ces derniers se fait généralement à l’issue de la procédure de concertation ou, à tout le moins, après un temps de débat public formalisé. Dans le cas des codesigns, il faut avoir à disposition immédiate des ébauches de solutions à faire concevoir de manière collaborative dans un temps limité. Par ailleurs, la méthode C-K offre l’intérêt spécifique de pouvoir rapidement remonter une branche de l’arborescence pour repartir sur une branche voisine encore inexplorée, ou permettre des hybridations entre branches, car toutes les étapes sont conservées « en archives virtuelles ». Les équipes d’étudiants arrivent donc à l’activité d’idéation avec un large potentiel de solutions ouvertes, non hiérarchisées a priori, et de nature très différente (spatiale, fonctionnelle, organisationnelle, instrumentale, culturelle, etc.). La mise à l’épreuve de la « rugosité » du terrain leur a permis de tester leur capacité à être très flexibles, et à rebondir face à des impasses imprévues ou des suggestions inédites. Ce faisant, ils ont partagé ensuite dans le focus group l’impression d’une mise en confiance, et ont apprécié l’apport concret de l’apprentissage d’une compétence qu’ils jugent « professionnelle ».

Conclusion

L’expérimentation d’une méthode de conception innovante dans la pédagogie d’un atelier d’urbanisme soulève plusieurs défis, par exemple la nécessité de se doter d’une représentation et mesure de la « territorialité innovante », qui illustrent, de manière pragmatique, certaines spécificités de l’exercice de la conception en urbanisme, comme le souci de la contextualisation singulière. On pourrait en évoquer d’autres, autour de l’arrimage d’une démarche de conception innovante aux pratiques plus réglées de la planification urbaine, qu’il s’agisse de représentation spatiale, de traduction normative ou encore d’articulation entre vision prospective et plan d’action.

Chemin faisant, nous nous sommes trouvés devant la nécessité de formuler une définition plus générale de l’idée que nous nous faisons de la conception en urbanisme. Nous sommes repartis de la réflexion pionnière sur la conception, amorcée il y a plus de 50 ans par Herbert Simon, plus tard présentée comme un débat fécond entre la résolution de problèmes et l’apparition possible d’un nouveau paradigme de la conception (Hatchuel, 2001[81]Hatchuel A. (2001). Towards Design Theory and Expandable Rationality: The Unfinished Program of Herbert Simon, Journal of Management and Governance, n° 5(3), p. 260-273.). Celle-ci a plus tard servi d’assise à la théorie de la conception innovante, formulée par Hatchuel et Weil (2002[82]Op. cit.), dont la pédagogie de notre atelier s’inspire. Pour Simon, est concepteur « quiconque imagine quelques dispositions visant à changer une situation existante en une situation préférée » (Simon, 2004[83]Simon HA. (2004). Les sciences de l’artificiel, Paris, Gallimard, p. 201.). Si on accepte ce point de départ, il reste cependant à identifier le chemin suivi pour effectuer ce changement.

Trois chemins nous semblent possibles pour y parvenir. Le premier est l’optimisation par rapport à l’existant. Il s’agit de la solution traditionnelle de l’ingénieur ou celle de la conduite réglée, qui a été brièvement présentée dans le cadre de cet article. Le second privilégie le changement de paradigme. C’est le chemin notamment des utopies urbanistiques, de la Cité radieuse de Le Corbusier à l’écoquartier contemporain. Le troisième, enfin, est l’exploration des possibles et des inconnus intéressants.

Ce dernier chemin est celui que nous avons privilégié, pour sa pertinence par rapport à la question de la conception contemporaine en urbanisme. Nous proposons au débat notre définition de la conception innovante en urbanisme, comme « une activité de raisonnement expansif visant à changer une situation territoriale existante en imaginant des solutions inédites décontextualisées puis en les recontextualisant sur ce territoire ».


[1] Schön DA. (1984), The Architectural Studio as an Exemplar of Education for Reflection-in-Action, Journal of Architectural Education, n° 38, p. 2-9.

[2] Schön DA. (1994). Le praticien réflexif : à la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel, Montréal, Éditions Logiques, 418 p.

[3] Cross N. (2006). Designerly ways of knowing, London, Springer, 114 p.

[4] Lave J, Wenger E. (1991). Situated learning: Legitimate peripheral participation, Cambridge, Cambridge University Press, 138 p.

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[8] Németh J, Long JG. (2012). Assessing Learning Outcomes in U.S. Planning Studio Courses. Journal of Planning Education and Research, n° 32(4), p. 476-490.

[9] Vella K, Osborne N, Mayere S, Baker DC. (2014). Studio teaching in Australian planning curriculum, allocution presentée à ANZAPS 2014 Conference, Massey University, Palmerston North, New Zealand, 3-5 octobre, 15 p.

[10] Shepherd A, Cosgriff B. (1998). Problem-Based Learning: A Bridge Between Planning Education and Planning Practice, Journal of Planning Education and Research, n° 17(4), p. 348-357.

[11] Op. cit.

[12] Long JG. (2012). State of the Studio, Journal of Planning Education and Research, n° 32(4), p. 431-448.

[13] Op. cit.

[14] Bosman C, Dredge D, Dedekorkut A. (2010). « First Year Experience and Planning Studio Pedogogics », allocution presentée à Australian and New Zealand Association of Planning Schools Conference (ANZAPS), 11 p.

[15] Op. cit.

[16] Op. cit.

[17] Op. cit.

[18] Ces ateliers dits de « développement communautaire » sont particulièrement développés aux États-Unis, où les acteurs privés, promoteurs et associations d’habitants jouent un rôle central en matière d’urbanisme.

[19] Hou J. (2007). Community Processes: The Catalytic Agency of Service Learning Studio, dans Salama, AM et Wilkinson, N (dir.), Design studio pedagogy: horizons for the future, Gateshead, U.K., Urban International Press. p. 285-294.

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[22] Higgins M, Aitken-Rose E, Dixon J. (2009). The Pedagogy of the Planning Studio: A View from Down Under, Journal for Education in the Built Environment, n° 4(1), p. 8-30.

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[24] Thomas D, Hollander JB. (2010). The city at play: Second Life and the virtual urban planning studio, Learning, Media and Technology, n° 35(2), p. 227-242.

[25] Op. cit.

[26] Johnston AS. (2014). CitySection: A Pedagogy for Interdisciplinary Research and Collaboration in Planning and Environmental Design, Journal of Planning Education and Research, n° 35(1), p. 86-92.

[27] Senbel M. (2012). Experiential Learning and the Co-creation of Design Artifacts, Journal of Planning Education and Research, n° 32(4), p. 449-464.

[28] Alexander ER. (2001). What Do Planners Need to Know?, Journal of Planning Education and Research, n° 20(3), p. 376-380.

[29] Alexander ER. (2016). There is no planning—only planning practices: Notes for spatial planning theories, Planning Theory & Practice, n° 15(1), p. 91-103.

[30] Balassiano K. (2011). Tackling “Wicked Problems” in Planning Studio Courses, Journal of Planning Education and Research, n° 31, 4, p. 449-460.

[31] Frébault J, Pouyet B. (2006). Renforcer les formations à l’urbanisme et à l’aménagement : Tome I – Analyse et propositions, Grenoble, université Pierre-Mendès-France, La Documentation française, 94 p.

[32] Myers D, Banerjee T. (2005). Toward Greater Heights for Planning: Reconciling the Differences between Profession, Practice, and Academic Field, Journal of the American Planning Association, n° 71(2), p. 121-129.

[33] Ozawa CP, Seltzer EP. (1999). Taking Our Bearings: Mapping a Relationship Among Planning Practice, Theory, and Education, Journal of Planning Education and Research, n° 18(3), p. 257-266.

[34] La créativité dans le contexte de l’urbanisme est définie par Higgins et Morgan (2000) comme « a key capability that helps individuals and organisations deal with and manage change, which is fundamental to the nature of the planning process »). Pour Godet et al. (2010), la créativité est plutôt une capacité personnelle, tandis que l’innovation relève de l’action collective (Godet M, Durance P, Mousli M. (2010). Créativité et innovation dans les territoires. Paris, La Documentation française, 472 p.). Pour Le Masson et al. (2006, op. cit.), l’innovation est un résultat (la révision de l’identité des objets), et la créativité une caractéristique de l’activité de conception innovante qui y conduit.

[35] Foster J, Yaoyuneyong G. (2016). Teaching innovation: equipping students to overcome real-world challenges, Higher Education Pedagogies, n° 1(1), p. 42-56.

[36] March A, Hurlimann A, Robins J. (2012). Accreditation of Australian urban planners: building knowledge and competence, Australian Planner, n° 50(3), p. 233-243.

[37] Op. cit.

[38] Higgins M, Morgan J. (2000). The Role of Creativity in Planning: The ‘Creative Practitioner’, Planning Practice & Research, n° 15(1-2), p. 117-127.

[39] Op. cit.

[40] Op. cit.

[41] Le Masson P, Weil B, Hatchuel A. (2006). Les processus d’innovation : conception innovante et croissance des entreprises, Paris, Hermes Science publications, 470 p.

[42] Nous proposons une distinction préliminaire entre la conception réglée et la conception innovante. Le premier terme fait référence au fait que l’urbanisme doit être vu comme un champ disciplinaire dont le rôle est de produire et d’encadrer le développement de la ville avec des outils (plans, règlements, instruments financiers, etc.) de projets pour concevoir des solutions urbanistiques en fonction de critères de performance prédéterminés par l’atteinte d’objectifs précis. La conception innovante, utilisée notamment en sciences de la gestion, fait référence à la possibilité de réviser l’identité des outils, des règles et des solutions concernant un problème urbain, en mobilisant de nouvelles connaissances pour produire des concepts inusités. Voir à ce sujet Le Masson et al. (2006).

[43] Op. cit.

[44] Arnoux F. (2013). « Modéliser et organiser la conception innovante : le cas de l’innovation radicale dans les systèmes d’energie aéronautiques », thèse de doctorat, École Nationale Supérieure des Mines de Paris, Paris, 331 p.

[45] Laousse D, Hooge S. (2016). Refaire la société par la recherche d’une institutionalisation collaborative. Le cas des transports publics, allocution presentée à la Conférence OPDE (Les Outils Pour Décider Ensemble), Rouen, 4-5 février 2016, 23 p.

[46] Op. cit.

[47] Hatchuel A, Weil B. (2002). « La théorie C-K : fondements et usages d’une théorie unifiée de la conception », allocution presentée au Colloque « Sciences de la conception », Lyon, 15-16 mars 2002, 24 p.

[48] Cette théorie a été développée initialement par Armand Hatchuel (1996), puis Armand Hatchuel et Benoit Weil (2002).

[49] Op. cit.

[50] Un concept déclencheur constitue, à la manière d’un brief de design, une formulation audacieuse d’une problématique et le cadrage d’un champ d’exploration (on parle aussi de « concept projecteur »). De prime abord, elle ne possède pas de statut logique dans l’espace des connaissances (Hatchuel et Weil, 2002). Elle n’est donc ni vraie ni fausse mais stimulante pour la conception collective, à la manière d’une utopie concrète.

[51] Op. cit.

[52] Agogué M, Arnoux F, Brown I, Hooge S. (2013). Introduction à la conception innovante, Paris, Presses des Mines, 60 p.

[53] Op. cit.

[54] Op. cit.

[55] Eagle N. (2004). Can Serendipity Be Planned?, MIT Sloan Management Review, n° 46(1), p. 10-14.

[56] Obolensky N. (2010). Complex adaptive leadership: embracing paradox and uncertainty, Farnham, U.K., Gower, 238 p.

[57] Shaffer DW. (2003). Portrait of the Oxford Design Studio: An Ethnography of Design Pedagogy. Wisconsin Center for Education Research Working Paper, University of Wisconsion, Madison WI., 30 p.

[58] Gold RL. (1958). Roles in Sociological Field Observations, Social Forces, n° 36(3), p. 217-223.

[59] Beaud S, Weber F. (2003). Guide de l’enquête de terrain : produire et analyser des données ethnographiques, Paris, La Découverte, 356 p.

[60] Martineau S. (2005). L’observation en situation : enjeux, possibilités et limites, Recherches qualitatives – Hors Série, n° 2, p. 5-17.

[61] Ce tableau diffère donc de l’arbre C-K fourni in fine par les étudiants dans la mesure où il retrace le raisonnement de manière chronologique et non synthétique, ce qui permet de visualiser les ajustements et modifications réalisés par les étudiants. Alors qu’un arbre C-K comme celui présenté plus haut permet de visualiser rapidement le raisonnement C-K, ce tableau permet d’en suivre l’évolution au gré des échanges avec les encadrants et entre étudiants. Il permet de visualiser la démarche itérative au cœur de l’atelier (Schön, 1984).

[62] Michaud V, Ségrestin B. (2008). La marche au cœur des mobilités : une démarche innovante, Régie autonone des transports parisiens, 69 p.

[63] Mora O (dir.). (2009). Les nouvelles ruralités à l’horizon 2030, Paris, Quae, 84 p.

[64] Pecqueur B, Talandier M. (2011). Les territoires à base économique résidentielle et touristique, Paris, La Documentation française et DATAR, 23 p.

[65] Godet M. (1985). Prospective et planification stratégique, Paris, Economica, 335 p.

[66] Godet M. (2012). To predict or to build the future? Reflections on the field and differences between foresight and la prospective, The Futurist, n° 46(3), p. 46.

[67] Polère C. (2012). La prospective : questions actuelles, Lyon, Grand Lyon, communauté urbaine, 113 p.

[68] Pour donner un exemple, mentionnons une évolution possible de l’ « Organisation de l’espace ». La variable s’énonçait comme suit : « Libre jeu ou forte organisation spatiale du couple mobilité-espace ». L’hypothèse A retenait le maintien de la dominance de l’automobile ; l’hypothèse B présentait la possibilité que la notion de distance perde de l’importance au profit de la notion de temps ; et l’hypothèse C énonçait une dualité entre la solidité des transit-oriented developments dans les quartiers centraux vs. une périphérie désorganisée.

[69] Ce processus de conception innovante ne doit pas être vu comme un objectif en soi, mais plutôt comme une illustration d’une manière complémentaire à la conduite de projet urbain issue de la conception réglée, pour faire émerger des concepts intéressants, inédits, voire utopiques ou ambigus. Leur caractère innovant pourra notamment être évalué selon des critères de variété, d’originalité, de valeur et de robustesse. Voir notamment Le Masson et al. 2014.

[70] Le concept de « Farmlab » est né de l’application d’un espace en commun pour créer ou réparer divers objets (fablab) au domaine de l’organique et de l’agricole.

[71] Dans son sens habituel, le tiers-lieu émerge d’une déconnexion des temps sociaux, un espace qui n’est ni lieu de résidence, ni lieu de travail (Oldenburg R. (1989). The great good place: cafés, coffee shops, bookstores, bars, hair salons, and other hangouts at the heart of a community, New York, Paragon House, 336 p.).

[72] Notamment les villes de Laval, au nord de la rivière des Prairies qui borde la rive nord de l’ile de Montréal, et de Longueuil, située sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent.

[73] Sarraj R, Ballot E, Pan S et al. (2013). Interconnected logistic networks and protocols: simulation-based efficiency assessment, International Journal of Production Research, n° 52(11), p. 3185-3208.

[74] En Amérique du Nord en général et au Québec en particulier, le dépanneur se définit par une petite épicerie de quartier, insérée dans les quartiers, souvent à proximité de lieux publics ou sur des rues commerciales, qui offre des aliments et biens de première nécessité (ou de deuxième nécessité puisque l’on peut y retrouver des produits du tabac). Leurs heures d’ouverture vont généralement au-delà de celles des plus grosses épiceries.

[75] Hatchuel A, Le Masson P, Weil B. (2011). Teaching innovative design reasoning: How concept–knowledge theory can help overcome fixation effects, Artificial Intelligence for Engineering Design, Analysis and Manufacturing, n° 25(1), p. 77-92.

[76] Op. cit.

[77] Hatchuel A, Weil B. (2003). « A new approach of innovative Design: an introduction to CK theory », allocution presentée à ICED03 – 14th International Conference on Engineering Design, Stockholm, 19-21 août 2003, 15 p.

[78] Op. cit.

[79] Le Masson P, Weil B, Hatchuel A. (2014). Théorie, Méthodes et Organisations de la Conception. Paris, Presses des Mines, 462 p.

[80] Combe L, Gariépy M, Gauthier M et al. (2012). Débattre pour transformer l’action urbaine : planification urbaine et développement durable à Grenoble, Lyon et Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 244 p.

[81] Hatchuel A. (2001). Towards Design Theory and Expandable Rationality: The Unfinished Program of Herbert Simon, Journal of Management and Governance, n° 5(3), p. 260-273.

[82] Op. cit.

[83] Simon HA. (2004). Les sciences de l’artificiel, Paris, Gallimard, p. 201.