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Entretien avec Yvon Robert

• Sommaire du no 10

Xavier Desjardins Université Paris-Sorbonne, UMR ENEC Alain Bourdin Université de Paris-Est - Lab’Urba

Entretien avec Yvon Robert, Riurba no 10, juillet 2020.
URL : https://www.riurba.review/article/10-metropoles/yvon-robert/
Article publié le 1er fév. 2022

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Xavier Desjardins, Alain Bourdin
Article publié le 1er fév. 2022
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Pour conclure ce dossier, nous avons souhaité rencontrer un élu qui ait connu en responsabilité les grandes réformes successives des intercommunalités et qui puisse témoigner de la manière dont elles ont été vécues à l’échelle locale.

Notre choix s’est porté sur Yvon Robert, ancien maire de Rouen et ancien président de la métropole, pour deux raisons principales. D’une part, nous souhaitions rencontrer une personnalité qui ait occupé un mandat local – de préférence celui de maire – jusqu’à une date très récente, avec une expérience de longue durée dans la politique locale, et qui ait clairement abandonné la position d’acteur. D’autre part, la métropole de Rouen présente l’intérêt de n’avoir pas eu une histoire relativement simple et stable en matière d’intercommunalité, comme, par exemple, celles qui ont bénéficié du statut de communauté urbaine dès 1966 (Lyon, Bordeaux, etc.). Parmi les métropoles, c’est peut-être celle qui correspond le moins à l’image de la métropole arrogante qui assèche les territoires environnants.

Yvon Robert nous a reçus le 15 septembre2021 pendant plus de trois heures. Nous lui avons posé trois grandes questions auxquelles correspondent les trois parties de l’entretien ci-dessous :

le cheminement personnel qui l’a conduit à l’action politique locale ;

les principales étapes de l’évolution de l’action publique locale ;

son regard sur les débats contemporains sur les métropoles et leur gouvernement.

Militant socialiste, professeur et administrateur

Je suis né à la Martinique en 1949 parce que mon père y était militaire. Il avait fait l’École militaire de Saint-Cyr. Il avait servi en Afrique et en Indochine. Il a épousé ma mère en 1948. Ma mère, qui avait perdu son père à l’âge de 3 ans, en 1915 sur le front de l’Est, a assisté sa mère dans son commerce en Bretagne, à Étel, commune du bord de mer, de 1925 à 1948. Mon père est mort à 52 ans, il était encore en activité. J’avais 13 ans, mon frère, 12 ans, et ma sœur, 10 ans. Nous vivions alors à Paris.

J’ai la passion de l’enseignement depuis que je suis entré à l’école élémentaire… Aussi, après mon bac, en 1966, j’ai choisi de faire une maîtrise de lettres classiques à la Sorbonne. J’ai commencé à enseigner comme maître auxiliaire dès l’année scolaire 1968-1969. J’ai obtenu le CAPES en 1972. J’ai enseigné en collège et en lycée pendant 9 ans, comme professeur de français, un métier que j’ai beaucoup aimé.

Mais la vie publique m’a aussi toujours intéressé, d’abord par mes lectures historiques, ensuite par mon suivi de l’actualité. En octobre 1965, en terminale, mon professeur de philosophie, qui m’a profondément marqué, nous parle de l’élection présidentielle qui va arriver deux mois plus tard comme étant un évènement absolument essentiel. Je m’y suis aussitôt intéressé, ainsi qu’à la candidature à cette élection de François Mitterrand. Je me suis mis à lire Le Monde, tous les jours.

Dès mon entrée à l’université, en 1966, j’ai milité à l’UNEF et, l’année suivante, après mai 1968, j’ai adhéré à Démocratie et Université, un des clubs de la FGDS, spécialisé dans la réflexion sur les politiques éducatives, au sein de la fédération de la gauche démocrate et socialiste, fondée par François Mitterrand. J’y ai rencontré des personnalités passionnantes et chaleureuses qui m’ont convaincu de les rejoindre. J’ai adhéré au nouveau parti socialiste en 1969. J’y suis toujours. Ce sont mes convictions chrétiennes, de justice et d’égalité, acquises dans l’enfance qui m’ont fait adhérer à un parti de gauche.

À 19 ans, je suis donc professeur de français et militant socialiste. Très vite aussi je suis devenu syndicaliste. Et tout naturellement, lorsque mon premier enfant est entré à l’école en 1975, j’ai milité également dans une association de parents d’élèves. Tous les aspects du monde éducatif me passionnaient. C’est ainsi que j’avais écrit une petite brochure sur l’éducation en 1973, avec trois autres responsables socialistes, plus âgés que moi. Militant et professeur, j’ai acquis rapidement diverses responsabilités, ce qui m’a beaucoup plu. J’ai pris aussi conscience de ce qu’est l’organisation de l’éducation nationale. À la même époque, je découvre le concours interne de l’ENA qui peut me permettre d’accéder à des responsabilités publiques plus importantes, notamment au sein du ministère de l’Éducation nationale. C’est ainsi qu’à la sortie de l’ENA, en 1980, j’ai choisi d’entrer dans l’administration centrale de l’Éducation nationale.

Dans ces conditions, 1981 fut pour moi une année décisive. Ancien enseignant du second degré, militant socialiste depuis 1968, connaissant le monde syndical et l’univers des associations de parents d’élèves, je suis désormais administrateur civil au ministère de l’Éducation. Dès la constitution du gouvernement, en mai 1981, je rejoins le cabinet du nouveau ministre, Alain Savary. Avec cette expérience de professeur et de militant, je vais suivre au cabinet tout ce qui touche à l’organisation de l’administration. Certes, je pense que tout ce qui concerne les élèves et les enseignements est le cœur de ce ministère. Mais j’ai compris depuis longtemps déjà qu’une « machine administrative » est également absolument essentielle pour mener une politique éducative destinée à 12 millions d’étudiants et d’élèves, et mise en œuvre par plus d’un million de personnes. C’est une dimension trop souvent oubliée par les uns et par les autres. J’ai constaté malheureusement tout au long de ma vie professionnelle et politique que des orientations politiques excellentes se fracassent trop souvent s’il n’y a pas aussi une très forte préoccupation d’une organisation et d’une gestion de très grande qualité.

En 1983, Alain Savary me propose de devenir le directeur des personnels enseignants et des personnels de direction du ministère de l’Éducation nationale. J’étais certes jeune pour une telle fonction, mais Alain Savary, compagnon de la Libération à 27 ans et haut fonctionnaire à moins de 30 ans, a estimé que mes 15 ans de vie professionnelle, avec une grande variété de fonctions et de responsabilités, me permettraient d’exercer cette nouvelle mission. Ces années furent absolument passionnantes et m’ont apporté de très grandes satisfactions.

Mais nommé directeur d’administration centrale en conseil des ministres, je compris très vite, en 1986, que le nouveau gouvernement pouvait mettre fin à mes fonctions. C’est ainsi qu’en janvier 1987, René Monory, ministre de l’Éducation nationale, me demandait de quitter mes fonctions « bien qu’il n’eut absolument rien à me reprocher ». Il me nomma Inspecteur général de l’administration de l’Éducation nationale. J’avais 37 ans, j’avais fait l’ENA pour exercer des responsabilités. Je venais d’exercer de façon satisfaisante les plus hautes responsabilités dans l’Administration Publique, et on me demandait de remplir une fonction d’inspection et d’évaluation. Certes, ce sont des fonctions tout à fait essentielles, mais ce n’était pas ce que je désirais.

Installation à Rouen
et premier pas dans la politique locale

Un ami a parlé de moi à Laurent Fabius, que je n’avais alors jamais rencontré. Celui-ci a pris contact avec moi dès ce jour de janvier 1987 où je suis démis de mes fonctions par le gouvernement de Jacques Chirac. Ma femme et moi, nous avions alors le projet de quitter Chartres, où nous vivions depuis 1973, pour aller dans une ville universitaire. Après avoir rencontré Laurent Fabius, qui me fit part de son souhait de me voir l’accompagner dans les responsabilités locales, nous décidons de nous installer dans l’agglomération rouennaise, à la rentrée scolaire 1987. Nous y vivons toujours et nous en sommes très heureux.

C’est ainsi qu’en 1989, je deviens adjoint au maire de Grand-Quevilly, ville dont Laurent Fabius est le premier adjoint depuis 1977. En outre, Laurent Fabius me demande de m’occuper de l’agglomération de Rouen, à l’époque organisée à travers un syndicat intercommunal à vocation multiple (SIVOM). J’ai été séduit par l’idée d’exercer des responsabilités dans l’animation de ce syndicat intercommunal car j’ai compris très rapidement qu’il y avait tout à construire et que cela pouvait être une tâche exaltante. Jean Lecanuet présidait le SIVOM depuis 1975 mais il ne s’était jamais préoccupé de son développement. En 1989, l’agglomération, ce n’était quasiment rien ! Le SIVOM s’occupait exclusivement de la gestion des pompiers et des services d’autobus ! Et pour la gestion des autobus, c’était par une délégation à une entreprise privée. Il n’y avait pas la moindre vision stratégique. Il y avait moins de dix salariés dans les services de l’agglomération. Une petite vingtaine de syndicats intercommunaux à vocation unique étaient chargés, par ailleurs, de l’eau, de l’assainissement, du ramassage des déchets, de leur traitement, de l’électricité publique… Les périmètres de ces syndicats étaient tous différents.

À l’époque, les communautés urbaines (Lyon, Bordeaux, etc.) existaient depuis 1966 ! Cela faisait déjà 22 ans que neuf villes avaient des communautés puissantes ! J’ai tout de suite compris que l’enjeu de construire l’avenir de l’agglomération était un enjeu extraordinaire.

En 1989, Laurent Fabius est élu président de ce SIVOM. Cette victoire fut décisive. Il avait fallu bien sûr battre la droite, et il avait été nécessaire aussi que le parti socialiste devienne le premier parti de gauche, place détenue par le parti communiste depuis la création du syndicat dans l’agglomération. Je suis élu premier vice-président pour piloter la construction du tramway.

La faiblesse historique
de l’intercommunalité rouennaise

Comment expliquer cette vingtaine de syndicats intercommunaux en 1989 ? Tout d’abord, Jean Lecanuet ne s’est jamais intéressé à l’intercommunalité. Il a été maire de Rouen de 1968 à 1993, mais aussi président du conseil général, sénateur, président de la commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat… Mais aussi président de l’UDF… Mais aussi président de l’association des maires du département … L’agglomération urbaine n’entrait pas dans ses préoccupations. Le maire socialiste du Grand-Quevilly, Tony Larue, ne souhaitait pas vraiment l’intercommunalité. Maire de 1935 à 1995, hormis deux années à cause de la guerre, il était passionnément et exclusivement attaché au développement de sa ville. Enfin, les maires communistes n’étaient pas plus demandeurs que les autres…

L’intercommunalité par le tramway

Dans ce contexte, en 1989, avec Laurent Fabius, nous avions une ambition : développer le SIVOM, notamment grâce au projet de tramway. Depuis 1976, Jean Lecanuet disait travailler sur le projet. Mais, en 1989, il n’y avait ni budget ni réel projet. Notre objectif fut clair très rapidement. Il fallait réaliser ce grand projet, qui apporterait à l’agglomération une transformation concrète, importante, attendue par les habitants et perceptible dès notre premier mandat. Il fallait absolument ouvrir les deux lignes de tramway en décembre 1994, soit quelque trois mois avant les futures municipales de 1995.

De 1989 à 1995, je suis donc premier vice-président du SIVOM. Au sein du SIVOM, les relations entre Jean Lecanuet et Laurent Fabius étaient particulièrement difficiles. Laurent Fabius avait 42 ans quand Jean Lecanuet en avait 69. En sept ans, entre 1977 et 1984, Laurent Fabius était devenu successivement premier adjoint du Grand-Quevilly, député, ministre, Premier ministre, il est maintenant président de l’Assemblée nationale. En près de 40 ans, Jean Lecanuet, qui fut un candidat important à la présidence de la République en 1965, a été trois ans ministre et a rêvé d’être président du Sénat. Jean Lecanuet ne supporte pas que Laurent Fabius préside les réunions du Sivom dans la salle du conseil municipal de Rouen. Les réunions se passent dans une immense tension. Jean Lecanuet est dans une opposition totale. Il va refuser la transformation du SIVOM en district, alors même que la démonstration est faite que cela apporterait des ressources financières importantes de la part de l’État. Il cherche par tous les moyens à bloquer la réalisation du tramway, qu’il a été incapable de mener à bien depuis 15 ans.

Devenir maire

La défaite de la gauche aux législatives de 1993 a convaincu Laurent Fabius qu’il lui fallait devenir maire. Il n’a pas envie d’être celui de Rouen et souhaite rester à la mairie de Grand-Quevilly. Je suis désigné par les militants socialistes pour conduire la liste à Rouen. Je suis élu maire en 1995. Cela va nous permettre de transformer enfin le SIVOM en district, dès l’automne 1995.

En 2001, je suis battu. C’est une défaite très difficile à vivre. J’ai mal géré les relations avec les Verts. Avec eux, ce sont des discussions éternellement recommencées. On ne peut pas se poser pour agir. Les relations étaient tendues. J’ai perdu par ma faute, par difficulté à gérer ma relation avec les écologistes, alors même que je suis convaincu de l’intérêt des coalitions pour diriger une collectivité locale et de la nécessité absolue d’agir pour défendre l’environnement. Je suis resté au conseil municipal avec la volonté de poursuivre notre action politique. Élu conseiller général en 2004, je suis également élu premier vice-président du conseil général, chargé des politiques de solidarité.

Valérie Fourneyron, première adjointe dans le mandat de 1995, vice-présidente du conseil régional, a été élue maire en 2008. Elle est députée depuis 2007. Je suis alors premier adjoint. Quand elle a été nommée ministre, en 2012, je suis redevenu maire et réélu en 2014. En 2019, j’ai décidé de laisser la place à une nouvelle génération. Nicolas Mayer-Rossignol, président de la région de 2013 à 2015 et membre de mon équipe municipale depuis 2014, m’a succédé. Il a une intelligence exceptionnelle et je lui fais toute confiance.

Par ailleurs, j’ai vu de nombreuses situations d’élus qui ont trop tardé pour mettre fin à leurs fonctions électives. C’était le cas de Tony Larue ou de Jean Lecanuet. Par ailleurs, comme toutes et tous, nous respectons les personnes âgées, nous n’osons pas leur dire que cela ne va plus, mais il y a un âge où les décisions de quitter des fonctions électives ne sont plus faciles à prendre. J’ai choisi de partir après 31 ans de mandat local, alors que j’avais encore la capacité de continuer car je pense profondément que c’est le cycle normal de la vie.

Les satisfactions d’un élu local

J’ai éprouvé beaucoup de plaisir à exercer des mandats locaux. Pourquoi ? Parce qu’on voit le résultat de son travail, qu’on est directement en relation avec nos concitoyens et qu’on s’occupe de tous les aspects de la vie de nos concitoyens. Pour réaliser le métro (nom rouennais du tramway), j’ai fait une centaine de réunions publiques. J’ai passé des soirées entières à débattre avec les commerçants, les associations, les habitants de tous les quartiers dans toutes les communes traversées, les divers groupes de la société… C’est passionnant car on va de la discussion, au projet, à son suivi et, enfin, à sa mise en œuvre. Les concepts de mandat et de compte-rendu de mandat prennent tout leur sens. J’ai un vrai plaisir aujourd’hui à utiliser le réseau actuel de transports en commun à Rouen que j’ai tant contribué à développer.

J’ai aussi par ailleurs mesuré la nature du pouvoir gouvernemental : j’ai été conseiller d’Alain Savary, ministre, de Laurent Fabius, président de l’Assemblée nationale, mais aussi de Michel Rocard et de Pierre Bérégovoy, lorsqu’ils étaient Premiers ministres… Dans ces fonctions, on prépare les décisions, mais on ne voit jamais aussi directement que dans la vie locale le résultat de son action et on rencontre trop rarement les personnes concernées.

Les grandes étapes de construction de l’intercommunalité

L’impulsion fondamentale de la loi Chevènement

Le grand changement est venu d’une loi, celle proposée par Jean-Pierre Chevènement et votée en juillet 1999 pour promouvoir l’intercommunalité. Avec Laurent Fabius, nous n’avons pas hésité : il fallait créer une communauté d’agglomération à Rouen. Tout d’abord, c’était une loi portée par un gouvernement que nous soutenions, celui de Lionel Jospin, entre 1997 et 2002. Par ailleurs, localement, tous les élus avaient conscience qu’il ne fallait pas manquer cette étape. J’ai rencontré quasiment tous les maires, un par un ou en groupe, pour les convaincre.

J’ai été aidé par les événements. Une grande entreprise, Les coopératives de Normandie, était alors en déménagement entre Bonsecours et Grand-Quevilly. Pour Bonsecours, c’était la perte de la quasi-totalité de la taxe professionnelle… : il m’a été plus facile d’expliquer aux élus combien, dans la durée, le partage de la taxe professionnelle était la solution et non une contrainte pour les communes.

Pour obtenir l’accord des élus, le montant nominal de la taxe professionnelle a été garanti à chaque commune. Par ailleurs, une dotation de solidarité avec des critères sociaux de partage de la croissance de la taxe a été instituée. La loi datait de juillet, le principe de la communauté a été voté à la mi-décembre, pour une création au 1er janvier 2000. Je suis devenu président de cette communauté d’agglomération.

L’extension de la communauté puis la métropole

La communauté d’agglomération a rassemblé 33 puis 36 communes. En 2008, redevenu président de l’agglomération, Laurent Fabius avait la volonté de fusionner l’agglomération de Rouen avec celle d’Elbeuf et deux communautés de communes rurales. En 2010, la Communauté de Rouen, Elbeuf, Austreberthe (CREA) est née. Il avait réussi à rallier les maires à son projet. Les élus de l’agglomération d’Elbeuf étaient hostiles. Laurent Fabius a réussi à les convaincre. L’objectif était d’atteindre un poids de population important, autour du seuil symbolique des 500 000 habitants, pour créer une communauté urbaine.

Mais ce fut une erreur de réaliser une communauté de 71 communes. Il aurait fallu fusionner des communes au préalable. Il est dommage, par exemple, que la communauté d’Elbeuf, dont les compétences étaient davantage intégrées que celles de l’agglomération de Rouen, ne se soit pas transformée en une commune nouvelle par la fusion de ses communes membres, avant d’entrer dans la CREA devenue métropole. Le territoire d’Elbeuf aurait pesé davantage. La gouvernance de la métropole aurait été facilitée…

L’impulsion de Laurent Fabius

Comme il ne souhaitait pas devenir maire de Rouen, Laurent Fabius s’est beaucoup investi dans l’évolution des groupements intercommunaux, sans toujours les présider. Son empreinte est durable sur le devenir de Rouen. Son rôle a été décisif en faveur du tramway et du développement des transports en commun, de la prise en compte des questions environnementales, du renforcement de l’intercommunalité, de l’extension à Elbeuf ou encore de la création de la métropole. Il a beaucoup œuvré par sa force de conviction.

Convictions sur les modalités d’exercice du pouvoir local

La place du maire de la ville principale dans une intercommunalité

Pendant longtemps, je pensais qu’il n’était pas nécessaire que la présidence de la métropole soit attribuée au maire de Rouen. J’ai changé d’avis, notamment après mes différents avec Frédéric Sanchez.

Frédéric Sanchez est élu maire de Petit-Quevilly depuis 2001. En 2012, il voulait devenir président de la métropole. Pour ma part j’ai, en toutes circonstances, souhaité partager l’exercice du pouvoir. Aussi j’ai accepté qu’il devienne le président, alors même que j’avais été président de la communauté d’agglomération que j’avais contribué à créer en 2000-2001. Mais les discussions furent de plus en plus difficiles avec lui. Il ne savait pas travailler avec les autres élus. J’ai tout fait pour éviter la rupture publique jusqu’à ce qu’il veuille se lancer dans un projet inacceptable.

Nous nous sommes opposés publiquement à propos d’une passerelle pour piétons et vélos qu’il voulait créer sur la Seine au droit du siège de la métropole. Le projet ne me paraissait absolument pas faisable, car il fallait réaliser un pont assez haut, 12 mètres, pour le passage des péniches. Les modalités d’accès piétons et vélos auraient défiguré le site, sans être satisfaisantes pour les intéressés. Ce projet était emblématique des désaccords entre les politiques métropolitaines et les politiques de la ville centre dans des domaines où l’accord était nécessaire. Comment imaginer de proposer, contre l’avis du maire de la ville concernée, une délibération sur un projet aussi visible et symbolique ? Quelques mois plus tard, Frédéric Sanchez a quitté ses mandats locaux. Je lui ai succédé pendant l’année scolaire 2019-2020 à la présidence de la métropole.

Pour avoir parlé de cela avec d’autres maires de grandes villes, je sais que dans beaucoup de villes comparables, cette dissociation des fonctions a été problématique et plusieurs agglomérations ont souhaité y mettre fin.

Le cumul des mandats est anti-démocratique

Le cumul des mandats des parlementaires était important pour permettre légitimement aux élus d’avoir une rémunération correspondant aux responsabilités exercées. Mais il est préférable de fixer des rémunérations correspondant à la lourde charge qui est celle d’un député. Le cumul des mandats parlementaires, avec des fonctions exécutives locales, a longtemps permis aussi à certains élus d’accroître leur pouvoir personnel sur un territoire mais, à mes yeux, c’est contraire à la démocratie. Le retour du cumul entre les fonctions de parlementaire et de maire serait donc une très grave erreur. On dit que c’est important pour que les députés aient une connaissance concrète du terrain. Pour ma part, j’ai énormément appris en tant que premier adjoint, entre 2008 et 2012. Je m’occupais de l’urbanisme et du logement. Dans le même temps, j’étais vice-président pour les transports à l’agglomération et vice-président des politiques sociales au département. Ce furent quatre années formidables où j’ai mesuré que les adjoints au maire et les vice-présidents des autres collectivités sont des acteurs essentiels de l’action locale.

Aussi, je suis certain qu’avoir exercé ces fonctions est plus important pour être un député connaisseur de la vie publique et être ainsi véritablement efficace que d’être un parlementaire-maire. Mais je suis favorable au cumul des fonctions locales pour assurer de la cohérence sur les territoires et je pense aussi que tous les parlementaires devraient exercer un mandat, de simple conseiller municipal, départemental ou régional, ce qui leur permettrait de participer à la vie locale mais sans les responsabilités exécutives, trop prenantes pour un parlementaire qui assume effectivement ses fonctions de parlementaire.

Les très grandes intercommunalités
sont difficilement gouvernables

L’implication des petites communes dans la métropole est très compliquée. Dans notre métropole, il y a 40 communes de moins de 4 000 habitants. J’ai connu une vice-présidente chargée des relations avec les petites communes qui effectuait un travail formidable. Mais c’est une charge très lourde qui demande beaucoup de temps.

Je pense qu’il faudrait organiser autrement le pouvoir local autour de deux échelles : une échelle de proximité (autour de 10 000 à 15 000 habitants, voire 20 000, selon la densité de l’habitat) pour la voirie, les écoles, les associations, les crèches ou encore le périscolaire ; une échelle de l’aire urbaine pour les questions stratégiques comme l’aménagement et l’urbanisme, les transports, le développement économique, la biodiversité, le climat, l’air et l’énergie, l’eau et l’assainissement, le traitement des déchets… Je crois profondément que, malgré plusieurs réformes, parfois très discutables, le chantier de la démocratie locale n’est pas du tout achevé.

Les inégalités financières sont insupportables

Un autre grand problème qui n’est pas non plus traité, ce sont les inégalités financières. C’est un véritable bricolage législatif qui a été réalisé depuis trop d’années. Les gouvernements ont cherché à plusieurs reprises à réformer la DGF, qui est le reflet de l’histoire des inégalités territoriales. Mais c’est toujours envisagé à budget global constant. Pour égaliser les dotations, il faudrait baisser celles des uns et accroître celles des autres. Or personne n’accepte de perdre des ressources. Les inégalités ne sont donc corrigées qu’à la marge. Ces mécanismes se retrouvent à tous les niveaux. Cette situation est insupportable. C’est vrai pour les communes, comme pour les départements et les régions.

Emmanuel Macron a manqué une occasion historique de réformer utilement et équitablement la fiscalité locale avec la suppression de la taxe d’habitation, sans le moindre diagnostic de son fonctionnement et sans aucune vision d’ensemble. Des propositions intéressantes ont été faites par les élus locaux. Elles ont été balayées sans le moindre débat.

En conclusion ?

Pour conclure, je dirais volontiers qu’un travail d’ensemble reste à faire pour construire un État effectivement décentralisé, démocratique, avec une organisation et des finances équitables, suffisantes et assez stables pour permettre aux élus locaux de se projeter dans la durée.