frontispice

Cinquante thèses
sur l’urbanisme et les urbanistes

• Sommaire du no 1

Raphaël Fischler School of Urban Planning, McGill University, Montréal, Québec.

Cinquante thèses sur l’urbanisme et les urbanistes, Riurba no 1, juillet 2015.
URL : https://www.riurba.review/article/01-savoir/theses/
Article publié le 1er juil. 2015

Copier la référence
Télécharger le PDF
Imprimer l’article
Raphaël Fischler
Article publié le 1er juil. 2015
  • Abstract
  • Résumé

Fifty theses on urbanism and urbanists

The author, a professor and practitioner of urban planning, proposes fifty theses on urban planning to be debated. They relate to the general definition of urbanism, the meaning and origins of urban planning, the “good” planning process, professionals of urban planning, the training of planners.

L’auteur, professeur d’urbanisme et praticien, présente cinquante thèses sur l’urbanisme, offertes au débat. Elles portent sur la définition générale de l’urbanisme, la signification et les origines de la planification urbaine, le « bon » urbanisme, les praticiens de l’urbanisme, la formation des urbanistes.

Cet encadré technique n’est affiché que pour les administrateurs
post->ID de l’article : 4553 • Résumé en_US : 5111 • Résumé fr_FR : 5108 •

Introduction

Cet essai propose une conception partagée de ce qu’est l’urbanisme, des dilemmes auxquels les urbanistes font face et des normes qu’ils peuvent utiliser pour évaluer leur pratique. Il ne rend pas justice de la diversité du champ de l’urbanisme (par exemple en termes de différences géographiques), mais il traite — j’ose le penser — des questions principales que les urbanistes, qu’ils soient en pratique professionnelle ou en milieu universitaire, doivent se poser s’ils veulent expliquer ce qu’ils font et pourquoi ils le font.

Je pense que l’urbanisme est à la fois mis au défi et enrichi par la présence au cœur de son identité d’un certain nombre de contradictions et de tensions. Certaines sont spécifiques au domaine de l’urbanisme ; d’autres ne le sont pas. Certaines peuvent être résolues, d’autres pas. En fait, il n’importe pas de savoir si elles sont spécifiques à l’urbanisme ou si elles peuvent être résolues. Ce qui importe, c’est que leur existence est une donnée de l’urbanisme et que les positions que l’on adopte par rapport à elles définissent la conception que l’on se fait de l’urbanisme et la manière dont on le pratique.

Les quarante-neuf propositions qui suivent mon argument général représentent ma propre position sur les questions critiques que je soulève. J’appelle mes cinquante énoncés des « thèses » : ils expriment ce que je tiens pour vrai, tout en sachant en même temps qu’ils sont sujets à la réfutation. Je les soumets comme contribution aux débats qui ont lieu dans notre domaine — comme définitions de termes clés et comme normes de pratique professionnelle et universitaire — dans l’espoir qu’ils aideront d’autres personnes à énoncer leurs propres définitions et normes.

Je présente les thèses avec peu de citations, me référant à des ouvrages spécifiques (mentionnés en notes de bas de page) seulement dans les cas où j’utilise une expression empruntée à d’autres. Là où il n’y a pas de références, les lecteurs bien informés sauront reconnaître les idées d’urbanistes et de théoriciens connus (surtout en Amérique du Nord). Mes dettes intellectuelles sont nombreuses, mais elles sont particulièrement importantes envers [Françoise Choay,] Donald Schön, Melvin Webber et mes autres professeurs au M.I.T. et à Berkeley, envers des collègues et amis tels que Howell Baum, John Forester, Jonathan Levine, [Christian Marion] et feu Jeanne Wolfe et, évidemment, envers les grands maîtres que Kevin Lynch et Jane Jacobs furent pour tous.

Une tentative similaire de définition du champ de l’urbanisme, le texte intitulé « Anchor Points for Planning’s Identification » (publié dans la revue Journal of Planning Education and Research en 1997), m’a aussi été utile. Je n’ai pas essayé de prendre position de manière explicite par rapport aux propositions de Dowell Myers et coauteurs, mais j’ai fait miens certains éléments de leur texte et des commentaires qui l’ont accompagné lors de sa publication.

Une autre source d’inspiration a été mon expérience personnelle d’enseignant de l’urbanisme, de chercheur dans les domaines de l’histoire et de la pratique contemporaine de l’urbanisme, de participant à la prise de décision publique dans une région métropolitaine, et d’expert-conseil auprès de divers paliers de gouvernement et d’organisme, à but lucratif et à but non lucratif.

[La version originale de ce texte est intitulée « Fifty Theses on Urban Planning and Urban Planners ». La traduction littérale de ce titre contiendrait les expressions « planification urbaine » et « planificateurs urbains » — expressions moins courantes et peu élégantes, mais que j’utiliserai pour rester fidèle au texte initial et, en particulier, pour justifier la présence de la thèse n° 2. Dans cette version du texte, j’utiliserai les termes « urbanisme » et « planification urbaine » en alternance.] J’utilise le terme « urbain » pour désigner un grand éventail d’adjectifs ; par « planification urbaine », je désigne donc aussi bien l’urbanisme que l’aménagement du territoire, ce que l’on désigne par « city and regional planning », « town and country planning », « community planning », « territorial planning » et « spatial planning » en anglais [ou ce que l’on appelle « Städtebau » et « Raumordnung » en allemand], même si ces expressions ne signifient pas exactement la même chose. Le mot « ville » renvoie donc aux centres de population [human settlements] de toutes tailles, de la petite ville à la région dans son ensemble.

Thèse générale

1 – L’urbanisme est difficile à définir et plus difficile encore à pratiquer parce qu’il est la résolution instable et toujours sujette à négociation d’un nombre de contradictions, paradoxes et tensions :

  • entre l’urbanisme comme forme transhistorique d’action collective et l’urbanisme comme profession moderne née à la fin du XIXe siècle ;
  • entre l’urbanisme comme effort global [comprehensive] d’amélioration de la vie urbaine et l’urbanisme comme domaine de pratique spécialisé, axé sur l’usage des sols ;
  • entre l’urbanisme comme tentative de nous rapprocher d’idéaux et l’urbanisme comme réponse pragmatique à des problèmes ;
  • entre l’urbanisme comme activité politique et l’urbanisme comme activité technique ;
  • entre l’urbanisme comme promotion de valeurs et l’urbanisme comme conseil objectif ;
  • entre l’urbanisme qui confère du pouvoir [empowerment] et élargit l’univers de choix, et l’urbanisme comme moyen de domination et de contrainte ;
  • entre l’urbanisme comme expression de la volonté collective et l’urbanisme comme expression de la créativité individuelle ;
  • entre l’urbanisme comme élaboration de plans pour la communauté et l’urbanisme comme délibération par la communauté ;
  • entre l’urbanisme comme résolution concrète de problèmes et l’urbanisme comme facilitateur des processus de définition et de résolution de problèmes ;
  • entre l’urbanisme comme conception de lieux et l’urbanisme comme conception d’institutions ;
  • entre l’urbanisme comme planification à long terme et l’urbanisme comme ajustement pas à pas [incremental] ;
  • entre l’urbanisme comme prise de décision contrainte par une demande politique et par des normes, et l’urbanisme comme exercice d’un jugement discrétionnaire dans la définition des mandats et leur exécution ;
  • entre l’urbanisme comme exercice intellectuel fait dans un bureau et l’urbanisme comme expérience vécue sur le terrain ;
  • entre l’urbanisme comme résultat d’une recherche systématique et l’urbanisme comme résultat d’une action ad-hoc ;
  • entre l’urbanisme comme produit d’un cursus universitaire et l’urbanisme comme produit de l’apprentissage par l’action ;
  • entre l’urbanisme comme il peut l’être à son meilleur et l’urbanisme comme il est généralement.

Ces dualités sont inhérentes à l’urbanisme. Leur existence permet d’expliquer en grande partie les difficultés auxquelles les urbanistes font face dans la définition de leurs mandats et méthodes en tant que praticiens et en tant qu’enseignants.

Thèses sur la signification et les origines de la planification urbaine

2 – La planification, de manière générale, est la mobilisation de la volonté[1]John Forester et Howell Baum se souviennent tous deux d’un certain Stephen Blum, compagnon de classe au programme de doctorat à Berkeley, qui parlait de la planification comme « l’organisation de l’espoir » (Forester J. (1989). Planning in the Face of Power, Berkeley, University of California Press, p. 20 ; Baum H. (1998). The Organization of Hope: Communities Planning Themselves, Albany, State University of New York Press, p. xii). dans le but de réaliser certains buts, la conception d’une série d’actions afin d’atteindre ces objectifs[2]Voir : Meyerson M, Banfield EC. (1955). Politics, Planning, and the Public Interest: The Case of Public Housing in Chicago, Glencoe, Ill., Free Press, p. 312. et l’adoption de directives pour l’utilisation de ressources (temps, argent, effort, etc.) à cette fin. La volonté, les actions et les directives sont énoncées dans des plans. Les plans sont de nature variable et vont de contraintes rigides imposées aux actions futures aux principes flexibles de prise de décision.

3 – La planification urbaine [ou l’urbanisme] est la gestion collective du développement urbain, l’usage d’une pensée consciente pour guider le changement des villes. Elle est la mobilisation de la volonté de la communauté et la conception de stratégies en vue de créer, d’améliorer ou de conserver l’environnement dans lequel nous vivons. Cet environnement est à la fois physique (naturel et construit) et culturel (social, économique, politique).

4 – L’urbanisme est aussi une profession, dont les membres sont appelés des urbanistes. Les urbanistes donnent leur avis d’experts sur la manière dont il convient d’organiser la communauté comme territoire et comme société, et sur la manière de prendre des décisions sur cette question. Les urbanistes ne sont pas les seuls à « faire » de l’urbanisme ; ils « font » de l’urbanisme sur une base professionnelle, mais travaillent de concert avec de nombreux autres acteurs.

5 – L’urbanisme comme activité collective (la gestion du développement urbain) existe depuis que les villes ont apparu à la surface de la Terre, il y a plusieurs millénaires. L’urbanisme comme activité professionnelle (l’apport d’une expertise-conseil sur la gestion du développement urbain) a ses origines dans l’ère industrielle. Il fut en gestation durant le xixe siècle, est né vers la fin de ce siècle (en Europe) et au début du xxe siècle (en Amérique du Nord), et a atteint la maturité dans les décennies suivantes.

6 – L’urbanisme moderne est le fruit d’un mariage entre la science et l’utopie, l’empirisme et l’idéalisme. À sa conception, il exprimait l’ambition de comprendre les lois de la nature ainsi que le désir de créer une société meilleure et de meilleures conditions de vie. La réforme sociale et l’amélioration de l’environnement humain furent vues comme étant nécessaires l’une à l’autre : l’un ne pouvait se passer ou aboutir sans l’autre.

7 – L’urbanisme moderne trouva sa raison d’être et ses modes d’action dans des tentatives locales de résoudre les problèmes sociaux, fonctionnels et esthétiques de la ville industrielle. Il se répandit lorsqu’élus, fonctionnaires et professionnels diffusèrent des idées novatrices dans le monde par l’émulation volontaire et l’imposition politique. Il fut construit et continue à se construire dans un processus lent de changement progressif [incremental] dans lequel une multitude d’acteurs, agissant dans une multitude de champs, conçoivent des moyens de faire face à de nouveaux défis, exploitent de nouvelles possibilités, trouvent de nouvelles méthodes de gérer des problèmes qui perdurent et aident à mettre de nouveaux objectifs à l’ordre du jour politique. Bien que la diffusion et l’importation d’idées jouent un rôle important dans ce processus, toute planification urbaine est de nature locale, en ce sens qu’elle est conçue en fonction d’un territoire et d’une société donnés. Les idées importées, d’autre part, doivent être adaptées de manière à correspondre aux conditions et intérêts locaux. Ce processus d’invention ou de bricolage graduel [incremental] ne suit pas un plan d’ensemble. Il produit des conséquences inattendues qui deviennent des enjeux auxquels les générations suivantes de planificateurs doivent s’attaquer.

8 – À l’ère industrielle (c’est-à-dire jusque dans les années cinquante en Occident, bien plus tard autre part), l’urbanisme était caractérisé par le souci d’une bonne gouvernance [government] en matière de développement urbain, le besoin de gérer une croissance urbaine rapide et de minimiser les effets externes négatifs du développement industriel, la recherche de normes communes d’un développement de qualité et un niveau élevé de confiance envers les experts. Ses objectifs principaux étaient la croissance économique, l’harmonie sociale et la beauté du cadre bâti. Comme la réforme sociale et la politique publique en général, il était basé sur la foi en la possibilité de comprendre et de parfaire des systèmes complexes telle qu’une ville ou une région, ainsi que sur l’idée que l’intérêt collectif peut être défini comme synthèses des intérêts particuliers. Les normes dominantes de la planification urbaine étaient celles de la classe moyenne ascendante ; de nombreux plans contribuèrent à la définition et la diffusion du niveau et mode de vie [standard of living] de la classe moyenne.

9 – Bien que certaines idées et techniques de l’urbanisme de l’ère industrielle aient gardé leur valeur, l’urbanisme postindustriel est caractérisé par le besoin de gérer le déclin ou la conversion tout autant que la croissance, un désir plus puissant de protéger les environnements naturels et urbains, un respect plus profond des différences entre les gens et entre les lieux, et une meilleure acceptation de la contribution d’acteurs autres que les experts. Les urbanistes ne peuvent plus revendiquer que l’on peut vraiment comprendre – et surtout pas contrôler ou certainement pas concevoir [design] un système complexe tel qu’une ville ; ils doivent donc établir des règles d’action abstraites garantes d’un certain ordre à long terme (sur des siècles) et concevoir des projets stratégiques qui créent des changements positifs à court et moyen terme (sur des années et des décennies). Ils doivent aussi reconnaître la diversité fondamentale des intérêts et préférences dans la société. L’idée de normes dominantes est suspecte, bien que la durabilité, la démocratie et une bonne qualité de vie soient souvent citées comme idéaux.

10 – Le changement que l’urbanisme a subi à la fin du xxe siècle a été produit non seulement par l’avènement de l’économie postindustrielle, mais aussi par l’émergence de mouvements sociaux comme le féminisme et l’écologisme. Ces mouvements ont pour but de remplacer les manières de penser et d’agir millénaires qui perpétuent la domination et l’exploitation (des femmes par les hommes et de la nature par les humains) par des institutions et des comportements axés sur la collaboration et l’interdépendance plutôt que sur l’autorité et la force[3]Voir : Eisler R. (1987). The Chalice and the Blade: Our History, Our Future, New York, HarperCollins : [En Amérique du Nord,] la transition du modernisme au postmodernisme peut être située au début des années soixante si l’on considère que le développement urbain durable, l’écologisme et le féminisme trouvèrent leur plus forte expression dans des ouvrages publiés (par des femmes) en 1961 (Jane Jacobs : Jacobs J. (1961). The Death and Life of Great American Cities, New York, Random House, Vintage Books), en 1962 (Rachel Carson : Carson R. (2002 [1962]). Silent Spring, New York, Mariner Books) et 1963 (Betty Friedan : Friedan B. (2001 [1963]). The Feminine Mystique, New York, W. W. Norton).. Le développement durable représente un nouvel idéal : une croissance économique qui répond aux besoins, des institutions sociales qui promeuvent l’équité, des activités humaines qui respectent le monde naturel. Dans ses formes pragmatiques, le développement durable signifie un développement plus efficace, plus juste et plus écologique. Dans ses formes plus utopiques, il représente le progrès vers une société dans laquelle le potentiel humain est maximisé, les conflits sont résolus de manière pacifique et les humains vivent en harmonie avec la nature.

Thèses sur le contenu et les usages de l’urbanisme

11 – L’urbanisme est une activité de conception [design] : conception de lieux d’habitation humaine (du lotissement résidentiel à la région métropolitaine) et conception d’institutions et de règles pour gérer ces lieux et leur développement futur.

12 – L’urbanisme est une activité politique : il se compose de prises de décisions collectives sur ce qu’une communauté devrait être comme sur les manières de prendre des décisions sur son avenir.

13 – L’urbanisme est façonné par des valeurs, c’est-à-dire par des conceptions de la manière dont on doit vivre sa vie, de la manière dont la société doit être organisée et de la manière dont l’environnement doit être agencé pour que l’on vive bien dans une bonne société.

14 – Bien que la notion d’intérêt collectif ait été discréditée, servir l’intérêt collectif représente toujours une tâche légitime de l’urbaniste. Malgré la difficulté qu’il y a à définir l’intérêt collectif, les décisions politiques (donc les décisions en matière d’urbanisme) doivent servir un bien qui est plus grand que l’intérêt de l’une ou l’autre partie. De même, les codes de déontologie professionnelle font la distinction entre le client et le public en général. En fait, l’urbanisme influence les comportements individuels afin d’atteindre des objectifs collectifs. Parce que l’urbanisme fait interférence avec le plein usage de la liberté individuelle, sa pratique doit être prudente.

15 – L’urbanisme peut servir le bien mais aussi le mal. Il a été utilisé de deux façons, pour libérer les gens du besoin et leur permettre d’atteindre leur plein potentiel, mais aussi pour les ségréguer et les réprimer. Il a permis d’améliorer la vie de nombreuses personnes, mais a été utilisé pour perpétuer des conditions de pauvreté dans certains quartiers ou réserves. Les règlements d’urbanisme, en particulier ceux d’Amérique du Nord (avec leur hiérarchie de types de logements et de densités résidentielles), ont servi en grande partie à séparer des populations différentes sur la base du revenu et donc du statut social, de l’origine ethnique et de la race.

16 – L’urbanisme est un champ multidisciplaire. Historiquement, il a rassemblé des architectes, des ingénieurs, des géographes, des sociologues, des économistes, des travailleurs sociaux, des architectes du paysage, des promoteurs immobiliers et d’autres personnes dans un effort commun de résoudre les problèmes de la ville de manière concertée [comprehensive]. Il attire toujours des gens ayant des formations aussi diverses aujourd’hui. En théorie, les urbanistes sont des généralistes du développement urbain : ils savent un peu de ce que l’architecte, l’ingénieur, le géographe, le sociologue, l’économiste, l’assistant social, l’architecture du paysage, le promoteur, etc. savent sur la manière dont les villes et les régions fonctionnent, changent et sont façonnées. En pratique, la plupart des urbanistes travaillent dans l’une ou l’autre spécialisation qui chevauche un autre champ professionnel. Ils travaillent avec des architectes en design urbain, avec des ingénieurs en planification des transports, avec des travailleurs sociaux en développement communautaire, avec des économistes en développement économique, avec des avocats en réglementation de l’utilisation du sol, etc. La pratique qui est plus ou moins exclusive à leur profession, c’est l’élaboration de plans à long terme pour gérer le développement de villes et régions.

17 – L’urbanisme porte principalement sur l’organisation spatiale de la société, la relation des humains à leur environnement, l’usage des sols pour répondre à leurs besoins et l’aménagement [design] du cadre bâti. Il s’ensuit que, même s’ils sont des généralistes du développement urbain, les urbanistes sont des spécialistes de l’usage des sols : par la recherche, le conseil, l’éducation, l’arbitrage et d’autres moyens, ils aident les acteurs sociaux à définir comment le foncier doit être utilisé dans un territoire donné, comment les activités doivent être distribuées dans cet espace, comment les éléments artificiels et naturels de l’environnement doivent être conçus [designed] et comment les décisions sur ces questions doivent être prises et mises en œuvre. Au-delà de la diversité de leurs intérêts, les urbanistes ont en commun l’ambition d’influencer l’utilisation humaine du territoire.

18 – La planification urbaine est un moyen de rationaliser (c’est-à-dire de rendre plus efficace et plus légitime) le processus par lequel les individus, les ménages, les entreprises, les communautés, etc. utilisent le sol et d’autres ressources pour subvenir à leurs besoins dans des villes et régions. Elle aide à rendre le sol plus facile à utiliser, à influencer son utilisation [selon certaines valeurs], à rendre plus ordonnée son allocation parmi diverses activités et à rendre plus acceptable l’ordre spatial qui en résulte. La fonction sociale de la planification urbaine est donc à la fois instrumentale et idéologique.

19 – Dans leur utilisation du sol, les gens essaient d’acquérir des emplacements qui les rapprochent d’éléments positifs de l’environnement (de l’air pur, des vues attrayantes, des voisins comme il faut, de bonnes écoles, des emplois bien rémunérés, etc.) et les éloignent d’éléments négatifs (la pollution, le bruit, etc.) L’urbanisme contribue à la médiation et la réduction des conflits qui surgissent entre acteurs qui recherchent les mêmes emplacements[4]Voir : Roweis ST. (1983). Urban Planning as Professional Mediation of Territorial Politics. Environment and Planning D: Society and Space, n° 1(2), p. 139-162., et il peut servir à diminuer ou compenser les inégalités en termes de qualité de vie que cette concurrence (très peu égalitaire) peut engendrer. Au contraire, il peut aider à renforcer et institutionnaliser ces inégalités.

20 – L’urbanisme est un moyen d’attirer le développement qui est vu comme étant bénéfique et d’écarter le développement qui est vu comme étant néfaste. Il sert à stimuler le développement économique et à gérer ses impacts environnementaux, ainsi qu’à gérer les conséquences du déclin économique. En d’autres termes, il est utilisé pour maximiser les effets positifs et minimiser les effets négatifs des décisions foncières des acteurs économiques.

Thèses sur le bon urbanisme et les bons plans

21 – La qualité de l’urbanisme peut être évaluée en termes de résultats et en termes de processus. Le bon urbanisme est celui qui permet d’améliorer les milieux de vie [human settlements] en tant qu’environnement physique et en tant que communautés politiques. Des définitions plus spécifiques du bon urbanisme sont basées sur des normes de qualité de la forme urbaine et de la gouvernance.

22 – Les urbanistes qui font un urbanisme de qualité en termes de résultats aident à façonner les milieux de vie de manière à rendre les individus plus à même d’exploiter et de développer leurs capacités[5]Voir : Sen Amartya K. (1999). Development as Freedom, New York, Knopf.. Ils œuvrent de manière à protéger leur santé, à leur permettre de donner une signification à leur environnement, à soutenir leurs diverses activités, à leur donner accès aux ressources nécessaires, à leur donner un certain contrôle sur leur environnement, à limiter les dépenses collectives en ressources et à favoriser une distribution équitable de ces ressources[6]Voir : Lynch K. (1981). Good City Form, Cambridge, Mass., The MIT Press..

23 – Les urbanistes qui font un urbanisme de qualité en termes de processus aident à faire de l’urbanisme une opportunité pour l’apprentissage collectif et la délibération collective. Ils compensent les inégalités de pouvoir qui existent dans la société en termes d’accès à l’information, aux forums de prise de décision et aux preneurs de décisions. Ils œuvrent de manière à rendre le débat public sur les questions de développement urbain transparent, constructif et respectueux des différences.

24 – La planification urbaine s’exprime dans des plans qui sont faits d’énoncés de politique et de propositions concrètes d’aménagement [physical designs] (en un mélange variable : des purs énoncés aux seules propositions d’aménagement, mais en général en une combinaison des deux). Ces énoncés et designs peuvent être implicites ou explicites, c’est-à-dire qu’ils peuvent faire partie d’une conception tacite de ce que le territoire ou cadre bâti devrait être, ou être présentés dans des documents formels. Les plans sont mis en œuvre grâce à des projets de construction (infrastructures, espaces, bâtiments), des règlements (directives, normes), des incitatifs et des pénalités (monétaires ou non) et des conseils (modèles, recommandations, informations techniques[7]Voir : Reps JW. (1964). Requiem for Zoning. Planning 1964 (56-67), Chicago, American Society of Planning Officials.).

25 – Les effets d’un plan peuvent être tangibles (par exemple, une plus grande offre de logements abordables, un espace public plus attrayant) ou ils peuvent être intangibles (par exemple, un plus grand souci de protéger l’environnement, un processus plus équitable d’étude de projets). Ce qui constitue un impact positif peut être défini selon des valeurs collectives locales, des idéaux supérieurs, ou une combinaison des deux. En général, de bons plans ont pour effet d’augmenter l’éventail de choix dont les gens disposent en tant qu’utilisateurs du territoire et en tant que citoyens.

26 – Les bons plans ont les caractéristiques suivantes : ils expriment une volonté claire (une vision, un ensemble de valeurs) et une définition claire des enjeux pertinents, ils font preuve de respect envers la diversité des besoins de la communauté et ils présentent un plan d’action réaliste, avec un nombre limité de projets et d’actions. Les bons plans combinent idéalisme et réalisme : ils façonnent l’environnement collectif selon des objectifs pour demain et selon les moyens disponibles aujourd’hui. Les bons plans combinent également l’analyse rigoureuse des problèmes et la conception créative des solutions. Sans une définition claire des enjeux et des objectifs, sans soutien politique des décideurs (ce qui, en régime démocratique, inclut les électeurs et les groupes d’intérêt) et sans une stratégie de mise en œuvre raisonnée, un plan a peu de chance d’avoir de l’effet.

27 – Les bons plans bénéficient de l’apport de toutes les personnes et institutions dont la collaboration est requise pour leur mise en œuvre. La participation des groupes impliqués [stakeholders] est d’autant plus utile si elle a lieu au début du processus de planification, quand les enjeux et les objectifs doivent être définis et l’importance de divers facteurs et faits peut être évaluée. La participation à un stade avancé du processus augmente la probabilité que les participants voient le document final comme leur propre plan d’action. De manière paradoxale, l’implication du public est moins facile à obtenir au début du processus et a tendance à gagner en intensité plus tard, quand des détails du plan attirent l’attention. La plupart des gens s’immiscent dans les processus de prise de décision collective quand ils voient des dangers ou des opportunités claires en termes de milieu de vie et de qualité de vie ou quand ils peuvent répondre à des propositions spécifiques[8]Voir : Altschuler AA. (1965). The City Planning Process: A Political Analysis, Ithaca, New York, Cornell University Press.. L’étendue et la méthode de la participation du public sont rarement spécifiées par les lois ou les mandats officiels, et les urbanistes ont souvent une marge de manœuvre importante sur ces sujets.

28 – L’élaboration et l’adoption de bons plans peuvent prendre beaucoup de temps ; leur mise en œuvre peut prendre encore plus de temps. La vitesse peut être nécessaire dans certaines conditions (par exemple pour reconstruire une ville après un désastre naturel ou pour accueillir un grand nombre d’immigrants), mais la hâte est généralement l’ennemi d’une bonne planification. Les planificateurs doivent savoir adopter une perspective historique (c’est-à-dire voir des décennies vers le passé et vers le futur) et reposer leurs recommandations sur une analyse et une consultation publique rigoureuses, alors même qu’ils doivent répondre rapidement aux attentes du public en matière d’action et aux demandes de clients [masters] qui pensent en termes de gains financiers ou politiques immédiats.

29 – En particulier dans des zones déjà urbanisées, le changement progressif [incremental], produit par un grand nombre de petits projets, qui sont le fait de divers acteurs, est préférable, toutes choses étant égales, au changement rapide produit par un seul ou un nombre restreint de grands projets. Quand des interventions de grande envergure sont requises pour effectuer une transformation urbaine, les plans doivent être clairs au niveau des principes de base, mais flexibles au niveau des détails ; ils doivent être mis en œuvre lentement, en tenant compte des leçons que l’on peut tirer de chaque phase.

30 – Pour la majorité des urbanistes qui s’occupent du développement spatial et de l’utilisation du sol [physical or land-use planning], l’activité la plus importante en termes d’identité personnelle est la préparation de plans d’urbanisme ou d’aménagement [comprehensive plans] et la conception de mécanismes de mise en œuvre. L’activité la plus importante en termes de ressources humaines et de temps, par contre, est l’évaluation de projets de développement individuels selon les plans et règlements en vigueur. Les urbanistes [physical planners] utilisent des normes quantitatives et des critères qualitatifs pour évaluer les mérites des projets et leur conformité aux politiques officielles. Des variations politiques et méthodologiques dans ces systèmes d’évaluation de projets se traduisent par de grandes différences dans le niveau de discrétion dont les urbanistes disposent. Les règlements non discrétionnaires sont utiles pour simplifier et accélérer le processus d’étude des projets et pour prévenir l’octroi de faveurs. Les contrôles discrétionnaires sont nécessaires pour réguler des aspects du projet qui ne se prêtent pas à la quantification ; ils offrent plus de flexibilité dans la conception du projet et permettent à l’urbaniste de participer à cette conception. Les urbanistes qui utilisent des règlements discrétionnaires doivent posséder des aptitudes professionnelles similaires à celles des promoteurs et de leurs experts-conseils ; ils doivent aussi bénéficier d’un certain niveau de confiance de la part de leurs supérieurs et des citoyens. Là où on ne fait pas confiance aux urbanistes en tant que professionnels et là où les élus ne veulent pas être liés par leurs avis, les contrôles discrétionnaires ont tendance à ouvrir la porte aux accords politiques plutôt qu’à l’amélioration des projets. Pour la réglementation, un bon principe de base est le suivant : ce qui est important doit être requis, et ce qui est requis doit être énoncé clairement[9]Voir le chapitre 16 de : Whyte WH. (1988). City: Rediscovering the Center, New York, Doubleday, Anchor Books..

Thèses sur les urbanistes

31 – Les urbanistes jouent plusieurs rôles : ils sont des analystes, des conseillers, des concepteurs [designers], des « préconisateurs » [advocates], des gestionnaires, des médiateurs, des éducateurs, des facilitateurs. Ils doivent parfois jouer plusieurs rôles à la fois.

32 – Les urbanistes essaient d’influencer les perceptions, aspirations et décisions des gens, de manière à ce que leurs actions contribuent à l’intérêt collectif. Les urbanistes essaient d’influencer la manière dont l’intérêt collectif est défini.

33 – Les urbanistes sont censés être objectifs dans l’analyse des faits, distributions spatiales [patterns], tendances et pistes de solution, et rationnels dans l’élaboration de recommandations. Comme tous les professionnels, leur légitimité et leur efficacité reposent en partie sur la fiabilité de leurs analyses et la qualité judicieuse [soundness] de leurs propositions. Mais ils doivent être prêts à prendre position sur certains objectifs et moyens s’ils sont convaincus que ceux-ci représentent l’intérêt collectif ou l’intérêt de groupes qui sont sous-représentés ou sous-privilégiés. Leur crédibilité et efficacité professionnelle reposent aussi sur leur aptitude et volonté d’exprimer une opinion bien informée et de se battre pour la faire accepter.

34 – Les planificateurs urbains dans leur ensemble sont rarement appréciés, parfois tolérés et souvent critiqués. Bien qu’ils puissent aider à améliorer les conditions de vie de la communauté et de ses membres et bien qu’ils puissent aider à améliorer la prise de décision démocratique, leur travail est généralement perçu comme une source de contrainte sociale imposée à la liberté individuelle.
35 – Les urbanistes doivent aimer la ville pour pouvoir l’améliorer. Les bons urbanistes se soucient du bien-être des gens dont ils essaient d’améliorer les conditions de vie.

36 – Les urbanistes doivent connaître la ville pour pouvoir l’améliorer. Les bons urbanistes connaissent de manière intime le territoire (quartier, ville ou région) dans lequel ils travaillent et la communauté pour laquelle ils travaillent. Ils prennent le temps d’apprendre à connaître le lieu et les gens de manière directe, en les côtoyant en personne et pendant un certain temps. Aucun urbaniste ne peut prétendre connaître un lieu ou une communauté en en faisant l’étude dans son bureau.

37 – Comme la plupart des gens qui participent au processus de planification urbaine, les urbanistes ont trop souvent tendance à ignorer le fait que les villes sont des systèmes d’action humaine complexes, essentiellement autorégulés et sujets à diverses forces que les urbanistes ne contrôlent que de manière minimale. Ils oublient trop souvent aussi qu’une ville [human settlement] est d’abord une distribution spatiale de gens et d’activités et seulement ensuite une composition de structures physiques en soutien à ces activités. En aménagement du territoire [physical planning], ces erreurs intellectuelles se traduisent (et sont renforcées) par l’utilisation généralisée de plans bidimensionnels à des échelles géographiques assez importantes et leur capacité relativement limitée à faire le lien entre des notions assez abstraites d’usage et de densité, d’une part, et la réalité de la vie urbaine quotidienne, d’autre part.

38 – La grande force et la grande faiblesse des urbanistes sont une même chose : leur approche globalisante [comprehensive] du développement urbain. Etayée par de la curiosité intellectuelle, de la rigueur méthodologique et un bon sens critique [good judgement], cette attitude leur permet de prendre en compte une grande diversité de facteurs et de faire la synthèse de nombreux éléments dans des schémas significatifs et créatifs. Sans le bénéfice de ces qualités personnelles, l’approche généraliste fait des urbanistes des spécialistes sans expertise et des producteurs de plans superficiels.

39 – Les urbanistes ne sont pas des acteurs très puissants dans le processus de planification urbaine. Ils ont rarement quelque pouvoir décisionnel que ce soit. Ils sont des conseillers qui font des recommandations aux élus, promoteurs immobiliers et autres groupes. Les élus et les investisseurs sont les joueurs les plus puissants dans le jeu de la planification, mais des groupes communautaires bien organisés et des organisations de la société civile peuvent acquérir beaucoup d’influence aussi. Les planificateurs peuvent les aider en les incluant dans les délibérations sur les buts et les moyens, et en leur donnant de l’information et de l’expertise.

40 – Les urbanistes tirent leur pouvoir politique de la fiabilité des informations qu’ils fournissent, de la crédibilité des analyses qu’ils soumettent, de la validité des recommandations qu’ils font et de l’utilité politique des conseils qu’ils donnent. Leur habileté à communiquer leurs idées est donc cruciale. L’influence qu’ils peuvent avoir dépend directement de leur capacité à faire des présentations orales et écrites claires, succinctes et convaincantes.

41 – Les planificateurs acquièrent aussi du pouvoir en créant des alliances, formelles et informelles, avec d’autres professionnels, avec des élus et avec des membres de la société civile. Ils doivent construire des réseaux ou des coalitions afin d’obtenir de l’information, de l’expertise et de l’influence.

42 – Les urbanistes travaillent dans des arènes politiques où il est nécessaire de penser et d’agir de manière stratégique. En même temps, ils doivent établir des relations de confiance entre eux et le public, leurs clients, supérieurs hiérarchiques et collègues. Pour faire face à ce dilemme, ils doivent traiter leurs interlocuteurs avec respect, faire de l’écoute active, accepter la critique et maintenir une attitude professionnelle.

43 – Les planificateurs ont toujours un certain degré de latitude [room for discretion] dans leur travail. En utilisant cette marge de manœuvre de manière intelligente, ils peuvent exercer un certain leadership dans la protection du bien public ainsi que dans la définition de leur carrière, mandat et pratique.

44 – Les urbanistes doivent cultiver de nombreuses vertus, en particulier la passion, l’honnêteté, la patience et le courage.

45 – Les bons urbanistes, en bref, sont des personnes motivées, qui veulent aider à améliorer les conditions de vie des gens et agrandir l’éventail de possibilités qui s’offrent à eux dans ce domaine. Ils font preuve d’ouverture d’esprit et tirent les leçons de leur expérience. Ils cherchent à réaliser des changements à court terme, mais comprennent aussi que le changement réel dans une ville ou une région doit être évalué sur plusieurs décennies, voire sur plusieurs siècles. Ils ont le courage de reconnaître leurs erreurs et de défendre leurs convictions[10]L’essentiel de ce qui suit est tiré de Schön : Schön DA. (1983). The Reflective Practitioner: How Professionals Think in Action, New York, Basic Books.. Ils ont une connaissance poussée de la ville et de son développement et ont les aptitudes nécessaires pour analyser les problèmes, concevoir des solutions et communiquer leurs conseils de manière effective. Ils sont à l’aise dans des situations où règnent la complexité, l’incertitude, l’instabilité et le conflit. Ils savent que chaque situation est unique, que les problèmes ne sont pas définis à l’avance et que la capacité de juger les choses avec sagesse est aussi importante que la conformité aux règles établies. Ils se voient comme faisant partie d’institutions et de réseaux et tentent de manière active de construire des coalitions. Ils écoutent bien les autres et leur parlent avec respect. Ils ne placent pas leur égo au centre de leur action individuelle, mais au service de l’action collective. Ils exercent leur pouvoir en façonnant la perception des problèmes et des solutions possibles, et en gérant les processus de délibération et de prise de décision.

Thèses sur l’éducation et la recherche en urbanisme

46 – Les écoles d’urbanisme ont plusieurs fonctions. La plus importante de celles-ci est d’attirer vers la profession des gens intelligents, motivés, courageux et réflexifs. La seconde est d’aider ces jeunes gens à acquérir les habiletés et connaissances dont ils et elles auront besoin en tant qu’urbanistes. La troisième est de contribuer à un urbanisme de qualité dans la collectivité par l’entremise de projets et de contrats. La quatrième est de faire de la recherche et de diffuser les connaissances qui en résultent.

47 – L’éducation des urbanistes est optimale quand elle permet aux étudiants d’acquérir une bonne compréhension des processus d’évolution des villes (et des acteurs et facteurs impliqués), de développer la capacité de définir les problèmes urbains de manière complète [comprehensive] et critique, d’apprendre à concevoir des lieux et des processus, à devenir de bons collaborateurs et communicateurs et à comprendre leur propre processus d’apprentissage. Idéalement, les urbanistes devraient bénéficier de quatre ans d’enseignement en études urbaines, sociales ou environnementales ou dans une discipline de design, suivis de trois ans de formation professionnelle[11]Voir : Friedmann J. (1996). The Core Curriculum in Planning Revisited. Journal of Planning Education and Research, n° 15(2), p. 89-104.. Au minimum, ils devraient suivre un cursus de maîtrise de deux ans qui inclut des travaux pratiques, des stages et/ou d’autres exigences grâce auxquels ils peuvent apprendre à anticiper les difficultés de la pratique et dans lesquels ils peuvent apprendre à apprendre par la pratique.

48 – Les cursus d’urbanisme devraient inclure au moins un cours en histoire et théorie de la planification, qui permettra aux étudiants à se familiariser avec le champ d’action et la profession qu’ils visent à intégrer, leurs origines et évolution dans le temps, leurs théories normatives et descriptives. Un tel cours donne aux étudiants des modèles qui encadreront leur pensée et leur action (des modèles qui vont de concepts théoriques leur permettant de nommer leurs idéaux à des précédents formels qu’ils peuvent utiliser dans des plans ou projets), situe leur travail individuel dans une perspective historique et, ce faisant, génère en eux à la fois de la fierté et de l’humilité.

49 – La recherche universitaire n’a qu’une valeur limitée pour la pratique de l’urbanisme. Le progrès en urbanisme vient d’abord des innovations qui sont le fait de gens créatifs sur le terrain. Le mandat des chercheurs est d’aider à évaluer ces innovations et à diffuser celles qui sont les plus prometteuses. Les universitaires dans le domaine de l’urbanisme, comme ceux d’autres domaines, peuvent faire avancer la pratique en développant de nouveaux instruments techniques ou en participant eux-mêmes à des processus de planification. En tant que chercheurs dans un domaine politique, ils contribuent à l’amélioration de la pratique, essentiellement en enseignant à de nombreuses personnes ce que certains (y compris eux-mêmes) ont appris de leur expérience, de l’analyse de cas particulier ou des généralisations à partir d’un certain nombre de cas. Les professionnels ne peuvent apprendre de la recherche ce qu’ils doivent faire en pratique. Ils peuvent apprendre grâce à elle ce qui semble marcher dans telles ou telles circonstances, quels facteurs semblent être critiques à la réussite, et quels problèmes ils peuvent anticiper. Ceci peut les aider à définir les enjeux de manière productive et à définir les avantages et désavantages potentiels de différentes solutions. Mais parce que chaque situation est unique, chaque plan ou politique doit être façonné de manière à correspondre aux conditions locales à un moment donné, et doit bénéficier d’un processus d’apprentissage par l’essai et l’erreur [learning by trial-and-error].

50 – Bien que les écoles d’urbanisme subissent une pression de plus en plus forte pour qu’elles prennent modèle sur des écoles de science et d’ingénierie, et qu’elles mettent donc l’accent sur la recherche subventionnée et les publications soumises à arbitrage, elles doivent demeurer des centres de formation professionnelle, dont les enseignants sont actifs sur le terrain. Dans une certaine mesure, les besoins de la recherche scientifique sont contraires aux besoins de la pratique, et une plus grande rigueur méthodologique dans un projet de recherche s’obtient souvent aux dépens de sa pertinence pratique[12]Voir : Levine J. (2006). Zoned Out: Regulation, Markets, and Choices in Transportation and Metropolitan Land-Use, Washington DC, Resources for the Future.. Bien que la planification soit l’utilisation de la connaissance dans l’action [the application of knowledge to action[13]Voir : Friedmann J. (1987). Planning in the Public Domain: From Knowledge to Action, Princeton, Princeton University Press.], l’insuffisance des améliorations en planification urbaine et dans les conditions de vie urbaine doivent être attribuées bien plus à un manque de volonté qu’à un manque de connaissances.

NDLR – Nous remercions Raphaël Fischler de nous avoir confié ce texte. Il présente sa propre réflexion, mais nous semble ouvrir un débat, que nous souhaitons continuer au fil des numéros. D’ores et déjà, nous proposerons dans la prochaine livraison de la RIU un entretien entre R. Fischler et F. Scherrer. Nous invitons tous ceux que ce texte ferait réagir à nous indiquer dés maintenant de quelle manière ils souhaiteraient intervenir dans le débat (article au format scientifique, courtes contributions que nous publierons dans le blog).

Note de l’auteur – Je désire remercier Franck Scherrer de m’avoir invité à publier ce texte en France et de m’avoir aidé dans la réalisation de ce projet. Je remercie également les éditeurs du Journal of Planning Education and Research, où le texte a paru initialement, d’avoir permis la publication de cette traduction.

J’ai cru bon lors de la traduction d’effectuer quelques changements ou ajouts mineurs, soit pour corriger un oubli ou autre problème, soit pour expliciter certaines choses pour un lectorat européen. J’ai aussi cru bon de mentionner certains mots anglais ou certaines expressions anglaises utilisés dans l’original là où les termes français ne me semblaient pas tout à fait équivalents. Ces changements, ajouts et renvois aux termes anglais sont indiqués dans le texte par la présence de parenthèses carrées. J’utilise la forme masculine pour simplifier le texte.


[1] John Forester et Howell Baum se souviennent tous deux d’un certain Stephen Blum, compagnon de classe au programme de doctorat à Berkeley, qui parlait de la planification comme « l’organisation de l’espoir » (Forester J. (1989). Planning in the Face of Power, Berkeley, University of California Press, p. 20 ; Baum H. (1998). The Organization of Hope: Communities Planning Themselves, Albany, State University of New York Press, p. xii).

[2] Voir : Meyerson M, Banfield EC. (1955). Politics, Planning, and the Public Interest: The Case of Public Housing in Chicago, Glencoe, Ill., Free Press, p. 312.

[3] Voir : Eisler R. (1987). The Chalice and the Blade: Our History, Our Future, New York, HarperCollins : [En Amérique du Nord,] la transition du modernisme au postmodernisme peut être située au début des années soixante si l’on considère que le développement urbain durable, l’écologisme et le féminisme trouvèrent leur plus forte expression dans des ouvrages publiés (par des femmes) en 1961 (Jane Jacobs : Jacobs J. (1961). The Death and Life of Great American Cities, New York, Random House, Vintage Books), en 1962 (Rachel Carson : Carson R. (2002 [1962]). Silent Spring, New York, Mariner Books) et 1963 (Betty Friedan : Friedan B. (2001 [1963]). The Feminine Mystique, New York, W. W. Norton).

[4] Voir : Roweis ST. (1983). Urban Planning as Professional Mediation of Territorial Politics. Environment and Planning D: Society and Space, n° 1(2), p. 139-162.

[5] Voir : Sen Amartya K. (1999). Development as Freedom, New York, Knopf.

[6] Voir : Lynch K. (1981). Good City Form, Cambridge, Mass., The MIT Press.

[7] Voir : Reps JW. (1964). Requiem for Zoning. Planning 1964 (56-67), Chicago, American Society of Planning Officials.

[8] Voir : Altschuler AA. (1965). The City Planning Process: A Political Analysis, Ithaca, New York, Cornell University Press.

[9] Voir le chapitre 16 de : Whyte WH. (1988). City: Rediscovering the Center, New York, Doubleday, Anchor Books.

[10] L’essentiel de ce qui suit est tiré de Schön : Schön DA. (1983). The Reflective Practitioner: How Professionals Think in Action, New York, Basic Books.

[11] Voir : Friedmann J. (1996). The Core Curriculum in Planning Revisited. Journal of Planning Education and Research, n° 15(2), p. 89-104.

[12] Voir : Levine J. (2006). Zoned Out: Regulation, Markets, and Choices in Transportation and Metropolitan Land-Use, Washington DC, Resources for the Future.

[13] Voir : Friedmann J. (1987). Planning in the Public Domain: From Knowledge to Action, Princeton, Princeton University Press.