Villes Post Covid-19 : Quatre Pistes de Réflexion

Par Sami Ibrahim*, le 10 mai 2020

Si le Covid-19 est considéré comme une « nouvelle » menace, détrompez-vous, car les villes et les pandémies partagent une longue histoire.

Comme le raconte Brian Melican, une seule erreur a coûté cinquante mille morts sur quatre-vingt mille habitants à la ville de Marseille. Se préparant pour sa foire d’été en 1720, un navire chargé de soie et de cendres, nécessaire à la production du célèbre savon Marseillais, a été autorisé à décharger sa cargaison dans le port de la ville malgré plusieurs morts suspectées de peste à bord, entraînant l’épidémie dans la ville pendant deux ans, qui a fait des milliers de morts. Les priorités marchandes devançant les précautions établies, et les responsables de la ville craignant les effets de la déclaration d’un état de quarantaine, ont permis le déclenchement de la peste.

Pourtant Marseille avait réussi à empêcher la peste de l’atteindre pendant plus de trois cent ans grâce à un réseau de renseignement, construit autour de consuls basés dans les différentes villes autour de la Méditerranée, qui compilaient des listes d’épidémies dans ces villes et les transmettaient au bureau d’assainissement de la ville. À cela s’ajoute un système de barrières, deux géographiques et une temporelle.

Quelque deux cent ans plus tard, en été 1892, Hambourg, une autre ville portuaire, a souffert de la dernière grave épidémie de choléra en Europe occidentale. Au pic de l’épidémie, Robert Koch, chef de l’Institut des maladies infectieuses – qui a découvert la bactérie du choléra dans l’eau en 1884 – fini par placer la ville en quarantaine et organisa le traitement des personnes infectées. Choqué par la pauvreté et l’insalubrité de certains quartiers de la vieille ville, Koch avait recommandé de repenser les conditions de travail et de logement des immigrants.

Entre 1860 et 1880, deux autres villes ont, elles aussi, subi des transformations remarquables. La transformation de Paris sous le baron Haussmann, et l’extension de Barcelone avec Cerdà. Celles-ci ont également été, en partie, une réponse à la montée des maladies et des crises sanitaires causées par le déversement des égouts en plein air, les mauvaises conditions de l’habitat et la congestion des bidonvilles, entre autres facteurs, suite à la révolution industrielle. En même temps, des projets massifs d’infrastructures publiques ainsi qu’une législation révolutionnaire en matière de santé publique abordait les mêmes problèmes à Londres.

Aujourd’hui, la pandémie du Covid-19 nous frappe là où ça fait le plus mal, au cœur de notre monde urbain. Certains disent que les maladies contagieuses sont le plus grand ennemi de la densité. Edward Glaeser souligne le fait que l’humanité n’a jamais été aussi connectée qu’aujourd’hui, créant de la richesse à tous les niveaux, mais en même temps facilitant la propagation de la contagion :

« En l’absence d’investissements suffisants pour prévenir de futures pandémies, les inconvénients de la densité peuvent devenir trop graves, provoquant la fragmentation de notre monde. Un monde plus fragmenté signifiera moins d’innovation, moins de croissance et beaucoup plus de souffrance pour les défavorisés. »

Dans cette même logique, Harvey Molotch et Davide Ponzini notent que les enclaves et la fragmentation des espaces urbains – dans notre cas, les villes confinées – vont à l’encontre du potentiel générateur de l’urbanisme. La ségrégation atténue l’effet de levier des complémentarités animées par la ville, car les connaissances naissent grâce à cet effet d’heureux hasard, à des intrants imprévus et à des extrants également imprévus.

Aujourd’hui, la distanciation sociale et le confinement semblent être les mesures préventives les plus efficaces contre la pandémie, mais à la lumière de la récurrence d’un tel scénario, les villes pourraient commencer à perdre de leur attractivité.

Cependant, la densité ne semble pas être « l’ennemi ». Quelques premiers résultats montrent un faible lien entre la densité de population et la transmission du Coronavirus. Comme le note Samuel Kling, certains des endroits les plus peuplés au monde tels que Hong Kong, Séoul et Singapour se sont révélés être les plus efficaces à contenir le Covid-19. Une première étude de la Banque Mondiale montre une faible corrélation entre la forte densité de population et le risque de transmission du Coronavirus dans les villes chinoises étudiées.

Le 17 mars 2020, avec le début du confinement en France, environ un million de franciliens ont quitté Paris et sa région. De peur d’être enfermés dans de petits espaces de vie, ces citadins ont cherché un « meilleur cadre de vie » dans leurs régions – villages ou communes – natales qui auraient de plus forts liens avec la nature ou l’espace extérieur, voire de meilleures conditions de confinement. Ainsi les préférences des gens en matière de mode de vie changent plus rapidement que l’environnement bâti dans lequel ils vivent. Dans le contexte actuel des villes globalisées, ceci est alimenté par la capacité croissante de l’infrastructure numérique qui fait que la proximité du lieu de travail n’est plus un facteur important pour choisir son chez soi.

Ainsi, quel serait l’impact de la présente situation sur notre mode de vie urbain actuel ? Faut-il abandonner nos centres-villes et s’installer dans des régions moins denses ? Doit-on reprendre nos voitures et délaisser les transports en communs ? Ces – pas si – nouveaux facteurs « internes » qui encouragent l’étalement urbain se heurtent avec d’autres enjeux « externes », qui ne manquent pas d’importance, et qui poussent vers la densification de la ville : durabilité environnementale et changement climatique.

Par conséquent, quels sont les champs d’action que nos villes doivent examiner ? À la lumière des mesures temporaires et des ajustements des modes de vie entrepris pour freiner la transmission du Coronavirus, lesquels resteront au-delà de la pandémie et comment façonneront-ils nos villes ? Comme l’observe Jack Shenker, citant Richard Sennett, la ville durable de demain sera-t-elle en conflit avec les enjeux de la santé publique ? Y aurait-il un juste milieu entre santé publique et changement climatique ?

À la lumière de tout cela, considérons quatre pistes de réflexion.

1. Repenser la rue. Milan, Paris et Vilnius, entre autres, nous montrent la voie de l’avenir en proposant un remodelage de leurs rues. Ces villes répondent à la nécessité de changer la configuration des espaces – intermédiaires – entre bâtiments, de remodeler nos rues et d’améliorer la « santé » de nos villes. Ces villes réagissent au changement de notre comportement d’achat, où les camions de livraison envahissent le stationnement de rues. Elles construisent davantage de voies cyclables pour réduire à la fois l’usage des voitures et la pollution de l’air, fortement en baisse avec le confinement des villes. Ces changements nécessitent l’accélération de la mise en place de solutions de conception urbaine que les villes avaient longtemps évitées. De plus larges trottoirs nécessiteront un meilleur ombrage et le passage à un mode de livraison sans contact nécessitera une meilleure gestion de ces trottoirs. Comme le fait valoir Allison Arieff, les urbanistes ont toujours plaidé pour plus de rues fermées afin de créer des espaces plus vivables, face à une résistance permanente des autorités. Bill de Blasio, maire de New York, a annoncé que jusqu’à 160 kilomètres (100 miles) de rues de New York seraient fermées pour que les New-Yorkais puissent pratiquer la distanciation sociale en toute sécurité. Alors que Vilnius, capitale de la Lituanie, a ouvert dix-huit de ses rues et espaces publics pour les cafés et restaurants en plein air.

2. Décentraliser les équipements urbains critiques. Il nous semble évident que l’usage accru des voitures et l’étalement urbain se seront pas la solution pour réduire la propagation du Covid-19, ou de toute autre maladie infectieuse. Cependant, dans la récurrence du scénario actuel, les villes devraient adopter une approche de « more and less » : plus d’équipements urbains critiques et moins de distance à parcourir. Étant donné que les systèmes d’approvisionnement actuels ont été mis à l’épreuve, il est clair qu’un plus petit réseau de livraison d’alimentation, par exemple, est nécessaire. De même pour les espaces verts. Avec des distances maximales imposées pour les promenades en plein air et l’activité physique, des espaces verts plus petits mais mieux répartis semblent être plus efficaces que les – moins accessibles – grands parcs urbains. Comme le note Samuel Kling, les citadins ont un accès plus rapide aux hôpitaux et aux services de santé, mais lorsqu’ils sont nourris d’infrastructures sociales, telles que les centres communautaires, les bibliothèques et les parcs, les villes peuvent générer des réseaux de liens sociaux qui sauveraient des vies, qui combattraient l’isolement et atténueraient les effets catastrophiques des crises.

3. Construire la culture du numérique. En moins de six mois, le cours de l’action Zoom Video Communications a presque doublé. En dehors de toute analyse financière , cet exemple met en évidence l’importance de l’infrastructure numérique de notre temps. Que ce soit pour le télétravail, l’enseignement à distance ou le commerce en ligne, l’infrastructure numérique semble être le réseau d’ « assainissement de notre temps », qui n’existait pas à l’époque d’autres parallèles historiques. Richard Florida note que dans le cas de San Francisco – la deuxième ville la plus dense des États-Unis après New York – un plus grand nombre d’employés déjà à distance qui ont pu se loger sur place, parmi d’autres facteurs, pourrait expliquer le succès de la ville à aplatir la courbe de propagation du Covid-19.

4. Cartographier et communiquer avec des cartes. Dans la continuité de la réponse numérique, l’usage des cartes et des tableaux de bord en temps réel est une autre mesure efficace pour ralentir la transmission du Coronavirus. Marie Patino nous rappelle qu’il y avait eu plusieurs tentatives de cartographier les pandémies et ceci depuis le dix-septième siècle. Aujourd’hui, avec l’accès rapide à la collecte et au partage de données via Internet, Este Geraghty énumère cinq mesures proactives qui peuvent être prises pour comprendre et atténuer l’impact de Covid-19 sur la santé publique : cartographier les cas ; cartographier la diffusion ; cartographier la population vulnérable ; cartographier les capacités – des équipements de soin et de santé – et enfin communiquer avec les cartes.

Il est clair qu’il existe une forte relation entre les différents éléments discutés ci-dessus. Cependant, comme il est encore tôt pour tirer parti des leçons apprises du Covid-19, il nous semble difficile de répondre à ces différentes questions. Toutefois, une chose est sûre : les praticiens de la ville devront utiliser les mêmes arguments de promotion de la ville durable, mais cette fois pour plaider pour des villes plus vivables. ∎

*Sami Ibrahim est conseiller en stratégies de développement urbain auprès du gouvernement local de l’émirat de Dubaï aux Émirats Arabes Unis. Aujourd’hui, il supervise l’élaboration du plan stratégique de l’émirat qui guidera son développement spatial pour les vingt années à venir. Il est titulaire d’un master en urbanisme et poursuit actuellement son doctorat à l’École d’Urbanisme de Paris. Son travail de recherche porte sur le concept des villes globales, au processus de circulation des modèles de développement urbains et aux jeux de références induits par la mondialisation, alimentant la compétition entre ces villes.

Bibliographie :

Allison Arieff. The magic of empty streets. The New York Times. April 8, 2020. https://www.nytimes.com/2020/04/08/opinion/coronavirus-tips-new-york-san-francisco.html

Brian Melican. A tale of three cities: the places transformed by pandemics across history. NewStatesman. April 20, 2020. https://www.newstatesman.com/world/europe/2020/04/tale-three-cities-places-transformed-pandemics-across-history

Damien Delaville et Stéfan Bove. Les villes face aux crises sanitaires : entre densification et déconcentration. Chronique des confins. n° 5, 21 avril 2020. https://www.institutparisregion.fr/amenagement-et-territoires/chroniques-des-confins/les-villes-face-aux-crises-sanitaires-entre-densification-et-deconcentration.html

Damien Licata Caruso. Plus d’un million de Franciliens ont quitté la région parisienne avant le confinement : comment Orange le sait. Le Parisien. 26 mars 2020. http://www.leparisien.fr/high-tech/17-des-parisiens-ont-quitte-la-capitale-comment-orange-a-pu-calculer-cet-exode-26-03-2020-8288586.php

Edward L. Glaeser. Cities and Pandemics Have a Long History. City Journal. Spring 2020. https://www.city-journal.org/cities-and-pandemics-have-long-history

Este Geraghty. 5 ways maps can help communities respond to COVID-19. Statescoop. March 31, 2020. https://statescoop.com/5-ways-maps-can-help-communities-respond-to-covid-19/

Harvey Molotch and Davide Ponzini. (2019). The New Arab Urban. New York University Press.

Ian Klaus. Pandemics are also an urban planning problem. City Lab. March 6, 2020. https://www.citylab.com/design/2020/03/coronavirus-urban-planning-global-cities-infectious-disease/607603/

Jack Shenker. Cities after coronavirus: how Covid-19 could radically alter urban life. The Guardian. March 26, 2020. https://www.theguardian.com/world/2020/mar/26/life-after-coronavirus-pandemic-change-world

John Henley. Lithuanian capital to be turned into vast open-air cafe. The Guardian. April 28, 2020. https://www.theguardian.com/world/2020/apr/28/lithuanian-capital-to-be-turned-into-vast-open-air-cafe-vilnius

John Surico. The power of parks in a pandemic. City Lab. April 9, 2020. https://www.citylab.com/perspective/2020/04/coronavirus-nature-city-park-funding-accessibility-location/609697/

Kate Whiting. France’s plan to push pedal power to keep post-pandemic pollution levels low. World Economic Forum. May 01, 2020. https://www.weforum.org/agenda/2020/05/france-air-pollution-cycling-public-transport-bike-coronavirus/

Laura Laker. Milan announces ambitious scheme to reduce car use after lockdown. The Guardian. April 21, 2020. https://www.theguardian.com/world/2020/apr/21/milan-seeks-to-prevent-post-crisis-return-of-traffic-pollution

Marie Patino. Coronavirus outbreak maps rooted in history. City Lab. February 11, 2020. https://www.citylab.com/design/2020/02/how-we-map-epidemics-coronavirus-history/606349/

Richard Florida. The geography of coronavirus. City Lab. April 3, 2020. https://www.citylab.com/equity/2020/04/coronavirus-spread-map-city-urban-density-suburbs-rural-data/609394/

Samuel Kling. Is the city itself the problem? City Lab. April 20, 2020. https://www.citylab.com/perspective/2020/04/coronavirus-cases-urban-density-suburbs-health-parks-cities/610210/

Tanay Warerkar. NYC’s restaurant reopening could include outdoor seating on closed streets. Eater New York. April 28, 2020. https://ny.eater.com/2020/4/28/21239628/nyc-coronavirus-restaurant-reopening-plan

Wanli Frang and Sameh Wahba. Urban density Is not an enemy in the coronavirus fight: Evidence from China. World Bank Blogs. April 20, 2020. https://blogs.worldbank.org/sustainablecities/urban-density-not-enemy-coronavirus-fight-evidence-china?CID=WBW_AL_BlogNotification_EN_EXT?cid=SHR_BlogSiteShare_EN_EXT?cid=SHR_BlogSiteShare_EN_EXT

William Fulton. Here’s what our cities will look like after the coronavirus pandemic. Urban Edge, Kinder Institute for urban research. March 26, 2020. https://kinder.rice.edu/urbanedge/2020/03/26/what-our-cities-will-look-after-coronavirus-pandemic

William Fulton. How the COVID-19 pandemic will change our cities. Urban Edge, Kinder Institute for urban research. March 29, 2020. https://kinder.rice.edu/urbanedge/2020/03/30/how-covid-19-pandemic-will-change-our-cities