Le financement de la recherche par projet. Ce que nous apprend le présupposé « modèle américain » à travers l’exemple de l’émergence du champ des urban studies dans les années 50 et 60.
Le rapport du groupe de travail n°1 préparatif à la LPPR sur le « Financement de la recherche » met nettement l’accent sur le financement par projet. A propos de ce dernier est souvent cité un supposé « modèle américain » qu’il s’agirait de reproduire. Mais souvent le discours sur ce « modèle américain » manque d’une véritable connaissance approfondie de son fonctionnement. Or, l’analyse de l’émergence du champ des urban studies aux Etats Unis au sein des universités par exemple permet de profondément relativiser le rôle du financement par projet dans le financement de la recherche.
Il y aurait probablement beaucoup à écrire sur l’origine du développement de ce type de financement aux États-Unis qui, au moins en partie, a répondu aux conditions spécifiques de ce pays. En l’absence de structures fédérales permettant de financer la recherche jusqu’à la Seconde guerre mondiale du fait de la culture politique nationale, ce sont notamment les grandes fondations philanthropiques comme la Fondation Rockefeller qui vont répondre à la demande durant la première moitié du XXe siècle sous la forme de « grants » obtenues sur présentation de projet de recherche. Ce système va connaître une grande croissance après la Seconde guerre mondiale avec l’arrivée d’autres organismes comme la Fondation Ford puis son adoption par de nouvelles agences fédérales comme la National Science Foundation. Le rôle de ces financeurs a été majeur dans l’émergence et le développement du champ des urban studies aux Etats Unis et ailleurs qui fait souvent l’admiration dans une France encore très « disciplinarisée » (cf dossier « Y’a-t’il des urban studies à la française » dans Métropolitiques.eu lien : https://www.metropolitiques.eu/Y-a-t-il-des-urban-studies-a-la.html). L’analyse de l’action réelle de ces financeurs à travers le cas des urban studies permet néanmoins de se poser des questions quant au modèle du financement par projet.
Derrière les apparences du financement par projet, combien de financements en réalité fléchés en amont vers une institution ?
La recherche « The Perceptual Form of the City » menée principalement par Kevin Lynch au sein de la School of Architecture and City Planning du Massachusetts Institute of Technology (MIT) que j’ai étudié dans ma thèse peut apparaître au premier abord comme l’archétype du succès de ce fameux modèle dans notre champ. Lancé sur un financement par projet obtenu de la Fondation Rockefeller en 1954 pour trois ans et prolongé une fois pour deux ans, il a abouti notamment à la publication de l’ouvrage The Image of the City (L’image de la cité) en 1960 qui est l’exemple même d’une approche innovante qui a durablement marqué notre champ. Posant la question de la représentation de la ville chez les habitants, il propose une méthode d’analyse et de représentation inédite qui a connu un succès qui ne se dément pas : une traduction dans douze langues essentiellement en deux vagues, une dans les années 1960 mais une autre dans les années 2000-2010, une présence dans les bibliographies en urbanisme dans le monde entier qui perdure donc depuis près de 60 ans. Pourtant la reconstitution des conditions d’attribution de ce financement permet de conclure que celui-ci n’a rien à voir avec l’évaluation du projet. Les archives montrent au contraire que celle-ci a été passablement catastrophique. Lors de la restitution en interne de la réunion de discussion du projet qu’ils ont eu avec ses porteurs, les deux directeurs adjoints de la fondation font état de leurs doutes quant à un projet qu’ils considèrent à l’époque bien trop faible scientifiquement (!!!) que ce soit en termes de références et de méthodes. En réalité, derrière les apparences d’un financement sur un projet de recherche faisant l’objet d’une évaluation, il s’agit en fait totalement de l’inverse : un financement sécurisé en amont et fléché vers une institution. Car le projet « The Perceptual Form of the City » est issu d’un processus qui a débuté par une discussion de deux des « trustees » (administrateurs) de la fondation, un architecte membre de la famille Rockefeller et un ancien président du MIT, sur la nécessité d’aider la School of Architecture and City Planning par financement. Une fois cette discussion communiquée à la School, ses membres se sont mis à chercher quel type de sujet ils pourraient bien proposer pour ce financement, Lynch ne participant même pas aux débuts de la discussion. Après l’obtention du financement, un an supplémentaire d’exploration sera nécessaire pour aboutir à des axes bien mieux construits scientifiquement dont celui qui aboutit à L’image de la cité. Derrière ce cas, combien d’autres du même type sachant que la programmation de la recherche à l’époque s’appuie sur la circulation d’un petit nombre de personne entre universités, grandes fondations et task forces (missions regroupant des experts) publiques notamment fédérales ?
Un financement par projet en fait doublé par un financement de structures sans commune mesure afin de constituer un champs de recherche
Plus largement, si les grandes fondations ont joué un rôle dans la construction du champ des urban studies, c’est bien moins par le financement de projets que le financement de structures. L’un des moments clés dans l’émergence du champ aux États-Unis est l’obtention en 1948 par l’Université Columbia d’un financement de 100 000 dollars (équivalent 1 100 000 dollars 2020) de la Fondation Rockefeller pour créer l’un des tous premiers centres de recherche importants dans le champ, l’Institute for Urban Land Use and Housing Studies d’Ernest M. Fischer. Deux ans auparavant, la fondation avait préparé le déploiement du champ au Royaume Uni en finançant à travers un premier financement de 12 600 livres (plus de 400 000 livres 2020), la création à l’Université de Glasgow du Department of Social and Economic Research pour mener des recherches socio-économiques urbaines, département qui fondera vingt ans plus tard la revue Urban Studies. La Fondation Ford a joué un rôle encore plus important dans le champ, toujours à travers le financement de structures et non pas de projets. Son action est largement due à Paul Ylvisaker, universitaire devenu haut fonctionnaire de la ville de Philadelphie avant de prendre la tête de Division of National Affairs dans laquelle il développe une action importante en direction de la rénovation urbaine en finançant des actions publiques puis la recherche urbaine à travers le financement massif des structures. Il fait notamment voter par les trustees de la fondation un financement sur 5 ans de 675 000 dollars (près de 7 370 000 dollars 2020) pour créer en 1959 le Joint Center for Urban Studies (JCUS) commun à l’Université Harvard et au MIT qu’il fait renouveler et augmenter en 1963 (600 000 dollars pour 3 ans). C’est grâce à la création du JCUS que Kevin Lynch poursuivra ses recherches pendant vingt ans après la publication de L’image de la cité. L’instabilité de ce mode de financement pour les structures alors que la question urbaine devient centrale dans le débat public pousse néanmoins la fondation à un effort chaque fois plus important. En 1966, c’est un financement de 1 400 000 dollars qui est voté pour 7 ans. Surtout, la fondation vote l’année du départ d’Ylvisaker pour prendre la tête de la President’s Task Force on the City sous Lyndon B. Johnson une énorme dotation exceptionnelle de 12.000.000 dollars (plus de 94 000 000 dollars 2020 !) en une seule fois pour le JCUS mais aussi les centres de recherche en urban studies des Universités Columbia et de Chicago. Cette politique structurelle de financement de la recherche urbaine continue jusqu’en 1974 avant qu’un changement de politique budgétaire général de la fondation y mette un terme.
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Ces quelques exemples permettent de remettre en question le rôle du financement par projet dans le dynamisme de la recherche. Le programme de recherche piloté par Kevin Lynch, clé dans les débuts des urban studies, est un contre-exemple majeur. C’est bien parce que le financement de son programme a été sécurisé en amont et non pas en réalité accordé sur projet, malgré les apparences, que Lynch et ses collègues ont pu s’engager dans des pistes peu explorées dont plusieurs seront abandonnées pour finalement aboutir à un travail réellement innovant. Et lorsqu’il s’agit de répondre à une demande sociale majeure, les organismes financeurs privés comme les fondations philanthropique ne font pas appel à des financements par projet mais se tournent vers le financement massif des structures de recherche. Mais elles restent des structures privées financées, à la différence des acteurs publics, par le placement de fonds financiers. Malgré leur puissance, elles ne sont donc pas à l’abri des difficultés économiques mettant en danger la capacité de la recherche à répondre aux demandes sociales comme durant la crise des années 70.
Clément Orillard,
Maître de conférences à l’École d’Urbanisme de Paris (UPEC), Lab’Urba
Ce billet répond à l’Appel à billets : Nos conditions de recherche dans le champ de l’urbanisme : témoignages internationaux, formulé dans le cadre de la mobilisation de la RIURBA contre la dégradation des conditions d’exercice de l’enseignement supérieur et de la recherche dans les différents contextes nationaux.
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- “L’université ouverte à l’École d’Urbanisme de Paris, une université sais par tout.e.s et pour tout.e.s” de e Personnels et étudiant.e.s en lutte
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- “Comprendre le néolibéralisme universitaire français à partir de la Suisse” de C. Del Biaggio ;
- “L’Espagne, entre précarité et « fuite des cerveaux »” de I. Ramirez ;
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