La ville malade du coronavirus
Le coronavirus va-t-il changer la ville ? Certains medias posent la question aux spécialistes. C’est le cas d’un article du Guardian (le 26 Mars), intitulé cities after coronavirus: how covid-19 could radically alter urban life, qui s’appuie principalement sur un entretien avec Richard Sennett.
Après avoir rappelé combien les grandes épidémies ont marqué l’évolution de l’urbanisme ou des sociétés urbaines, ce qu’évoque Sennett dans son dernier livre1Sennett R. Bâtir et habiter. Pour une éthique de la ville. Paris : Albin Michel, 2019. 416 p., cet article aborde la contradiction entre densification et dispersion (désagrégation). Sennett prévoit d’ailleurs le développement d’un conflit entre la demande de santé publique et les exigences de la lutte contre le réchauffement. Il insiste ensuite sur la place du télétravail et ses développements possibles qui pourraient aboutir à une ville dans laquelle les banlieues lointaines et aérées tout comme les centres historiques seraient valorisés, alors que les « premières couronnes » verraient leurs difficultés s’accroitre.
La référence à la stratégie coréenne pour faire face au Virus et à son caractère très intrusif conduit à évoquer des inquiétudes partagées concernant les libertés individuelles : Sennett remarque que les mesures d’exception adoptées en France lors de la révolution française, ou aux USA après le 11 Septembre ont mis des années ou des siècles à disparaître. En même temps, toujours en référence au modèle coréen, l’article affirme que si les gouvernements concluent que « des “villes intelligentes”, comme Songdo ou Shenzhen » ont de meilleurs résultats dans la lutte contre l’épidémie, leurs capacités à encadrer les individus à l’aide des big data seront utilisées à fond.
Cependant l’article relève des éléments d’optimisme en montrant comment émergent de nouvelles solidarités, en particulier chez les plus démunis, qui sont aussi les principales victimes de la crise sanitaire. Au delà : « Les citadins prennent conscience de désirs qu’ils ne soupçonnaient pas auparavant…pour plus de contacts humains, pour des liens avec des gens qui ne sont pas comme eux (Sennett) » et il conclut que quand on s’intéresse plus au gens –ce qui semble le cas– c’est toujours une bonne chose.
Cet article ne nous parle ni de la dimension économique de la crise ni de ses conséquences possibles concernant l’organisation des échanges mondiaux et la géopolitique. Il n’en pose pas moins une série de questions importantes, sur lesquelles il me semble qu’un débat peut s’ouvrir, en particulier par rapport à la situation française.
Nous (en tout cas moi) ne disposons pas aujourd’hui de statistiques suffisantes pour établir exactement une sociologie de la maladie et des décès qu’elle provoque, mais on ne risque pas beaucoup de se tromper en disant que les catégories sociales les plus vulnérables et les plus exposées par leur travail ou leurs conditions de logement paient le prix fort. Mais cela restera à affiner pour savoir quels sont ceux qui dans la « première ligne » ont été le plus touchés ou le mieux préservés. Ou encore si les conditions sociales et résidentielles ont plus d’importance que l’exercice d’une profession qui n’a pas été confinée ou qui se trouve au contact du public ou des malades. Et il y a une géographie très précise à faire de cela, en particulier dans les espaces métropolitains, du Sud ou du Nord.
Parions que la radicalité des différences sociales apparaitra en pleine lumière, avec leurs localisations, et que l’on mesurera combien les métropoles et, en particulier les plus peuplées d’entre elles paient un lourd tribut. Mais on trouvera peut être autre chose, d’un peu moins évident. En tout cas, cela calmera les contempteurs radicaux des métropoles et obligera à considérer qu’elles ne concentrent pas seulement la richesse, mais les causes de vulnérabilité et les malheurs sociaux. A moins que certains n’y voient le mal absolu, en stigmatisant leur population mobile, non enracinée, culturellement diverses etc. Un risque que j’espère faible mais cependant pas négligeable.
Le fait est que Wuhan est un des grands carrefours internes de la Chine, qui a pris une dimension internationale au cours des dernières décennies, comme en témoigne par exemple l’installation de PSA. New-York qui souffre est un carrefour, toutes les métropoles le sont, dans leurs ports et plateformes logistiques, leurs universités et centres de recherches, leurs grandes institutions culturelles et leurs monuments, leurs centres de gestion de données, ou dans l’organisation des flux migratoires. Certes, le télétravail pourra se développer bien plus qu’il ne l’est actuellement, mais les confinés d’aujourd’hui se rendent bien compte qu’à un moment la rencontre devient nécessaire pour que le réseau puisse fonctionner correctement. La relocalisation d’un ensemble de productions (on le voit avec les médicaments ou les masques) ne saurait arrêter les échanges : on peut désengorger les carrefours, certainement pas les supprimer. Il n’est même pas certain que le processus de concentration dans les plus grandes métropoles, observé sur l’histoire longue par des géographes tels que Denise Pumain se ralentisse au delà des effets conjoncturels de la crise, aussi forts soient ils.
Nous devons donc faire face à la nécessité de rendre nos métropoles plus aptes à supporter des grandes crises sanitaires. Il s’agit de trouver ce qui, à l’échelle d’aujourd’hui et du mode de fonctionnement de nos sociétés, correspond à la construction des égouts londoniens par Bazalgette pour limiter les ravages du choléra.
La smart city y pourvoira-t-elle ? Certainement pas. Je suis revenu de Séoul le 2 Février. Le pays était prêt pour affronter la crise et ne semblait pas la sous-estimer : presque tout le monde portait un masque dans les transports en commun et le gel hydro-alcoolique était à disposition dans tous les lieux publics. Il faut accorder alors toute son importance au facteur culturel, et, les spécialistes de ce pays le diraient mieux que moi, sans doute à un sentiment plus fort du « commun » ou du groupe et à un sens de la discipline très fort dans un pays ou seule la génération adulte la plus jeune serait fortement touchée par l’individualisme voire le narcissisme. Quoiqu’il en soit des caractéristiques exactes de ce facteur culturel, son importance ne fait pas de doutes. En revanche, je suis beaucoup moins convaincu de l’association avec la smart city. En effet le système de « traçage » des individus malades repose sur l’utilisation généralisée et permanente du smartphone par presque tout le monde, donc sur les opérateurs et les réseaux de téléphonie mobile. Ceux-ci couvrent des territoires, plus ou moins bien desservis selon l’intensité de la demande, avec un gradient qui va des zones urbaines denses aux zones blanches. Dans cette affaire territoriale, l’état coopère avec les opérateurs et les villes comptent peu. Le succès, qui semble avéré, de la stratégie coréenne ne peut pas devoir grand chose à Songdo (moins de 100.000 habitants sur une aire urbaine de 25 millions). Ce que l’on voit en Corée, aux USA et un peu partout c’est l’utilisation principale du numérique pour créer des services marchands qui répondent à des besoin à très court terme et éventuellement anecdotiques, comme ce gestionnaire d’eau chaude connecté qui permet de doser les douches en fonction des préférences de chacun des utilisateurs 2Voir l’article très intéressant de Claire Guidi : quelques réflexions après une visite au consumers electronic show de Las Vegas https://politiquedulogement.com/2020/03/quand-le-logement-se-transforme/ mis en ligne le 26/03/2020 consulté le 01/04/2020 sans qu’ils aient à intervenir. Mais il existe également des applications plus sérieuses dans le domaine de la santé ou de la compensation des handicaps physiques (notamment des personnes âgées). Celles-ci semblent souvent rester dans la seule logique du marché sans que leur développement soit traité comme d’intérêt général.
Sans doute parce que les innovations technologiques se référent à une organisation de la vie quotidienne classique et déjà, pour une part, dépassée. Et là se trouve une grande partie du problème. La question de la densité en cache deux autres, plus importantes: qu’est ce que « l’habiter » aujourd’hui et de demain ? Comment répondre aux attentes dans ce domaine tout en luttant contre le réchauffement ? Faut il, dans un délire « proximiste », imaginer la ville comme un ensemble de petites communautés partiellement autarciques et facilement « confinables » ou encore adhérer à la quasi-utopie de Rifkin, qui privilégie la maison (plus très urbaine), centre de production et de consommation d’énergie, un peu la petite maison dans la prairie à l’heure du triomphe des énergies renouvelables ? Faut-il au contraire imaginer un nouveau type de defensible space, plus contre la délinquance mais contre le risque sanitaire ?
Il y a certainement beaucoup à faire pour la connaissance et la prospective des usages et donc des caractéristiques du logement. Sur le jeu des vides et des pleins dans le logement et dans la ville, mais encore plus sur l’évolution des lieux de rencontre, d’échange et de rassemblement.
Encore faut-il rester modestes. On n’empêchera pas certaines cérémonies religieuses, ou des rassemblement ludiques de se révéler catastrophiques en cas d’épidémie. Ou alors qui acceptera la responsabilité d’interdire les religions et les loisirs collectifs ? Nous sommes dit-on, des sociétés apprenantes et le problème n’est pas d’avoir tout prévu, autrement dit d’avoir transformé tous les aléas en risque identifiés quantifiés etc. — une ambition qui a mes yeux rejoint celle du transhumanisme — mais d’apprendre de nos épreuves. Et dans le cas présent a-t-on suffisamment appris du SRAS, et d’autres catastrophes sanitaires ou autres ? Comment aurait on pu faire mieux ? Ce sera demain un sujet important pour le débat démocratique. Au-delà de cette interrogation il apparaît clairement que prévoir c’est d’abord avoir les modes de gestion urbaine qui peuvent s’adapter rapidement à l’événement, ce que je qualifierai de « structurellement résilients ». Au delà d’infinis débats sur la gouvernance urbaine et son design (au demeurant inévitables) comme on l’a vu à propos de la création des métropoles, c’est bien la manière d’organiser au quotidien et sur le temps long le fonctionnement de la ville qui fait enjeu. Si on le prend au sérieux, celui-ci implique des transformations très profondes des organisations et des ingénieries. Cela justifierait un « Grenelle » de la gestion urbaine.
Alors que le personnel médical, médico-social et sanitaire se retrouve au centre des préoccupations, on prend conscience de l’existence d’autres catégories professionnelles qui contribuent également au care. Non seulement les professionnels qui contribuent à la vie quotidienne de vieillards ou de malades à domicile au-delà des seuls soins (livraisons de repas, ménage etc.) mais également celui qui prépare le panier que j’ai commandé sur internet, celui qui me le livre — en fait toute la chaîne alimentaire depuis l’agriculture — ceux qui vident les poubelles et qui nettoient les rues, ceux qui patrouillent pour vérifier que l’on respecte les règles du confinement et qu’hier je voyais passer sous ma fenêtre sans masques, etc. La dénomination de « services urbains » écrase sous une définition économique et technique ceux qui doivent « payer de leur personne » pour rendre la vie quotidienne possible. La question n’a rien de nouveau, mais sans qu’il se passe grand chose, et notamment pas concernant l’habitat de certains de ces professionnels (comme ces aides-soignantes qui doivent voyager très longuement dans les transports en commun pour rejoindre leur poste de travail).
La demande de care qui émerge ne se confond pas avec le retour au Welfare State, à l’état du bien-être. Elle ne veut pas de l’état qui fait notre bonheur malgré nous, mais d’un état qui nous assiste dans nos épreuves.
Incontestablement la crise actuelle met en cause le rôle de l’État et les mouvements tendanciels à l’échelle mondiale dans ce domaine. Mais il ne faut pas oublier qu’elle implique tout autant la gestion urbaine, l’organisation du fonctionnement urbain. L’évolution des formes et des espaces ne peut se penser que par rapport à ce contexte.
Dans ce domaine, la dimension du care, considérée comme une fonction urbaine et débarrassée des accents misérabilistes que certains lui donnent doit trouver une place nouvelle, comme sans doute l’idée de nouvelles formes de defensible space, vis-à-vis des risques sanitaires et des risques du réchauffement.
Notes
1. | ↵ | Sennett R. Bâtir et habiter. Pour une éthique de la ville. Paris : Albin Michel, 2019. 416 p. |
2. | ↵ | Voir l’article très intéressant de Claire Guidi : quelques réflexions après une visite au consumers electronic show de Las Vegas https://politiquedulogement.com/2020/03/quand-le-logement-se-transforme/ mis en ligne le 26/03/2020 consulté le 01/04/2020 |
Notes
1. | ↵ | Sennett R. Bâtir et habiter. Pour une éthique de la ville. Paris : Albin Michel, 2019. 416 p. |
2. | ↵ | Voir l’article très intéressant de Claire Guidi : quelques réflexions après une visite au consumers electronic show de Las Vegas https://politiquedulogement.com/2020/03/quand-le-logement-se-transforme/ mis en ligne le 26/03/2020 consulté le 01/04/2020 |
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