La ville malade du coronavirus 2

Il faut lire la tribune de Pierre Veltz1« Covid 19 Même en temps de crise un peu de recul ne nuit pas » https://www.telos-eu.com/fr/societe/covid-19-meme-en-temps-de-crise-un-peu-de-recul-ne.html. Pour « cadrer » la situation présente, celui-ci nous propose d’abord quelques ordres de grandeur sur la pandémie, en utilisant notamment les statistiques de surmortalité et non celles de l’épidémie qui sont effrayantes mais moins significatives. Puis il revient sur quelques épisodes  récents et terriblement mortifères : la grippe asiatique de 1957 et la grippe de Hong Kong (1969-70) qui n’avaient pourtant pas provoqué de ripostes aussi intenses.

Il propose alors une série d’analyses sous formes de propositions. D’abord le triomphe du refus de la mort évitable, avec le risque que l’on oublie que toute mort n’est pas évitable. Ensuite l’erreur qu’il y a à comparer la situation actuelle avec des évènements historiques anciens tels que la peste noire qui a tué un tiers des européens. Puis le fait que le système sanitaire doit faire face à ce que les entreprises industrielles (et j’aouterai celles de transports en commun) connaissent bien : un phénomène de pic que l’on gère en trouvant les moyens de limiter ces pics. Cela ne signifie ni que notre appareil hospitalier est presque mort, ni qu’il n’a pas besoins de sérieuses réformes, portées par la conviction que « la santé n’est pas une charge à supporter par le système « productif », mais un élément essentiel de création de valeur, sociale mais aussi économique – une composante centrale, avec l’éducation, de cette économie humano-centrée qui émerge sous nos yeux et dont il faut hâter la naissance». Enfin il souligne les inégalités sociales à l’intérieur de la France et entre pays du monde, qui risquent de devenir particulièrement redoutables dans « l’énorme crise économique qui se profile »

Le refus de la mort évitable est une clé majeure pour comprendre l’ampleur de cette crise. Elle exprime la valeur radicalement première de l’individu humain vivant. La définition et les frontières de cette valeur ne sont pas si simples à définir, mais les risques qu’elle oblige à prendre en compte apparaissent très explicitement.  Elle s’affirme peu à peu depuis plusieurs décennies et sa force se révèle dans cette circonstance. C’est une bonne nouvelle, qui porte cependant de fortes contradictions : que comprendront et qu’accepteront ceux qui, au nom de cette valeur se verront supprimer ce qui leur permet de survivre : mourir de faim pour ne pas mourir du covid 19 ? 

Les stratégies déployées pour faire face à la crise ont pour objectif, comme l’explique Pierre Veltz, de « lisser la courbe » de diffusion de l’épidémie pour que le système hospitalier puisse y faire face. En même temps que le confinement on y utilise une technique déjà bien connue des militaires et des  humanitaires et qui consiste à « projeter » des équipements mobiles et des soignants sur des points chauds. C’est un problème de gestion de flux et le confinement en est un outil massif, sinon le meilleur. 

Cela montre qu’on lutte contre l’épidémie avec des armes qui sont de même nature que le phénomène lui-même : mobilité, flexibilité et coopération internationale. Cela ne signifie pas que des régulations (par exemple l’interruptions de liaisons aériennes ou  des fermetures de frontières décidées et gérées collectivement entre les états, ou encore, des relocalisations) ne soient pas nécessaire, mais ne justifie pas le repliement politique, ou encore une sorte de religion de la proximité qui, par exemple, ferait du quartier la seule réalité urbaine  acceptable. 

Ces stratégies « d’écrêtement » comprennent également des mesures centrées sur  les individus et qui soulèvent deux types de problèmes : celui de l’équipement individuel (aujourd’hui avec les masques) et celui du contrôle. On comprend (même si la métaphore militaire n’est pas très pertinente) que la guerre de tranchées que nous faisons aujourd’hui avec le confinement doit certainement être doublée d’une « guerre de mouvement » plus centrée sur les individus. Et cela repose en particulier la question du rapport entre l’individu et la ville.

Jean Remy et Liliane Voyé (Ville ordre et violence PUF 1981) opposaient la « sécurité sur fond de risque » au « risque sur fond de sécurité ». La tendance d’évolution des civilisations (en particulier en Europe) a été de privilégier de plus en plus la deuxième formule. La société du risque (analysée par Ulrich Beck2Beck, U. 2001 [1986]. La société du risque ; sur la voie d’une autre modernité. Traduit de l’allemand par Laure Bernardi, préface de Bruno Latour. Paris : Aubier fait de la sécurité l’état normal des choses et l’espace public est devenu le lieu et le paradigme de cette sécurité.  Déjà remise en cause par les questions de sureté (délinquance, criminalité, incivilité), par celles de l’environnement (pollution) elle l’est aujourd’hui massivement par les questions sanitaires. Seul le vaccin restaure la prévalence de la sécurité, mais par définition le vaccin contre un nouveau virus n’arrive qu’après qu’il ait occasionné des dégâts sur les personnes, et sur la confiance.  L’espace public et tout ce qui en donne une version dérivée, par exemple l’espace des transports en commun, se trouve soumis au soupçon. C’est d’ailleurs le paradoxe du risque sur fond de sécurité : à partir du moment où la sécurité est la norme, on se concentre sur l’identification des risques et l’on en découvre toujours plus, donc la sécurité devient anxiogène. 

Je ne crois pas un instant que l’on puisse fonctionner sans un espace public présentant des caractéristiques proches de celles que nous connaissons. Cependant on peut s’interroger sur des évolutions possibles qui toucheraient par exemple le modèle des transports en commun de masse. Peut être que finira pas s’imposer un modèle de « transports publics individuels » selon l’expression de Georges Amar, qui n’est encore qu’esquissé. Verrons nous aussi fleurir des formules d’espaces communs (privés ou publics) tant marqués par la « distanciation sociale » que nous en viendrons à regretter les gated communities ?  

L’hypothèse d’un développement de l’équipement individuel me paraît la plus forte : qu’il permette, lors de la prochaine épidémie, de limiter la contagion dans les interactions, d’éviter les malades grâce à des dispositifs du type traçage, de contrôler sa propre santé (en sophistiquant ce qui existe déjà),  voire de disposer d’informations sur la dangerosité du lieu dans lequel on passe. Ou qu’on l’utilise au quotidien par rapport à la pollution ou pour éviter des allergogènes ou que sais je encore. Mais peut on imaginer, hors de la science fiction, que lorsque je marche dans la rue, je ne me sente plus comme baignant dans un milieu mais comme enfermé dans une bulle technologique (connectée) ? Peut-être, mais cela n’a rien d’anodin. Et peut être trouvera-t-on comment éviter la bulle. 

La encore, l’analogie avec les situation militaires doit être maniée avec beaucoup de prudence, mais considérons un instant – mutatis mutandis- le niveau d’équipement individuel d’un soldat de la guerre de 14-18 -ou de celle d’Algérie- et celui d’un soldat actuel en opération. Le problème de l’équipement individuel va avec la valeur première de l’individu humain. La question se posera de plus en plus. Et nous serons parfaitement inégaux devant les solutions proposées. 

Elle entraînera des interrogations plus larges sur l’utilisation des technologies numériques, leurs avantages, leurs risques, les voies à développer, celles à éviter, les conditions d’un contrôle démocratique. Bref, la question « d’après » sera largement une question « d’avant », sauf qu’elle impliquera plus clairement la globalité de la sécurité individuelle et que, je l’espère, on la prendra vraiment au sérieux. 

Reste « l’énorme crise économique qui se profile » et peut être ne parlera –t-on plus que de cela lorsque l’on aura presque tout oublié de ce Coronavirus.

Notes   [ + ]

1. « Covid 19 Même en temps de crise un peu de recul ne nuit pas » https://www.telos-eu.com/fr/societe/covid-19-meme-en-temps-de-crise-un-peu-de-recul-ne.html
2. Beck, U. 2001 [1986]. La société du risque ; sur la voie d’une autre modernité. Traduit de l’allemand par Laure Bernardi, préface de Bruno Latour. Paris : Aubier

Bibliographie   [ + ]

Notes   [ + ]

1. « Covid 19 Même en temps de crise un peu de recul ne nuit pas » https://www.telos-eu.com/fr/societe/covid-19-meme-en-temps-de-crise-un-peu-de-recul-ne.html
2. Beck, U. 2001 [1986]. La société du risque ; sur la voie d’une autre modernité. Traduit de l’allemand par Laure Bernardi, préface de Bruno Latour. Paris : Aubier