Dans la bibliothèque de la RIURBA…”De Gafsa à Shanghaï”
Un compte rendu d’ouvrage par Daniel Pinson, Professeur émérite, Aix-Marseille Université
Référence complète : Christian Bouchaud, Lucien Godin, Hugues Leroux (2019). De Gafsa à Shanghaï, Aménager villes et territoires. Paris : L’Harmattan (Collection Histoire de vie et formation). 244p.

L’ouvrage rend compte de l’activité d’un bureau d’étude privé d’urbanisme et d’aménagement du territoire, le Groupe Huit, fondé par les trois auteurs du livre. Condisciples de la section architecture de l’Ecole Nationale des Beaux Arts de Paris pour les deux premiers, sorti de l’Ecole Polytechnique pour le troisième, tous trois de Nantes, ils en ont constitué le noyau durant 45 ans.
Le livre se lit comme les épisodes successifs d’un groupe d’ « aventuriers », qui deviendront bientôt des praticiens et des experts reconnus dans le monde entier, alors que, sortant de leurs études à la fin de la décolonisation, ils se donnaient comme objectif d’apporter des solutions à l’aménagement des pays qu’on allait bientôt appeler « en développement ».
L’ouvrage est dédié à l’un deux, Lucien Godin, décédé avant son achèvement (2016).
Le livre est structuré en quatre parties qui correspondent à quatre périodes de l’activité du Groupe Huit : celle qui commence en Tunisie en 1967 (1967-1979), puis celle qui s’ouvre sur le Maghreb et l’Afrique francophone (1979-1988), puis celle qui les entraine sur la totalité des continents (1988- 2003), enfin celle qui, surmontant obstacles financiers et organisationnels, les voient passer le relais à des collègues plus jeunes. Ces derniers pérennisent une structure qui porte toujours le nom de « Groupe-huit » et se définit aujourd’hui comme « bureau d’études pluridisciplinaire français, spécialisé dans le développement municipal et urbain dans les pays du Sud ».
Engagés en Tunisie dès 1967 pour un contrat d’études concernant le schéma directeur de la région de Gafsa-M’Dilla, présenté devant Bourguiba, ils vont, d’étude en étude, construire leur reconnaissance professionnelle, non seulement en Tunisie mais au plan international. Lors d’un appel d’offres concernant le plan directeur de Sfax, ils dament le pion à de gros bureaux d’études internationaux, attirant l’attention de la Banque mondiale, qui ne cessera à l’avenir de leur assurer sa confiance.
L’ouvrage conduit le lecteur d’opération en opération, d’étude en étude, avec un souci d’exhaustivité louable mais dont pâtit cependant la présentation de nombreuses études menées à bien ou non (sur 250 au total), comme les élaborations théoriques qui en résultent, principalement sous forme de manuels. Il faut alors noter méticuleusement les titres des études, comme celle des manuels et y accéder sur internet, en particulier lorsqu’elles sont éditées par la Banque mondiale, et ainsi télécharger des ouvrages trop peu connus et peu référencés dans les bibliographies universitaires.
Les illustrations du texte sont également nombreuses (parfois un peu difficiles à lire) : reproduction des plans, schémas et maquettes, mais aussi photographies des acteurs engagés, depuis les plus influentes personnalités jusqu’aux plus petites mains associées au travail du Groupe-Huit.
Car c’est l’un des grands mérites de cet ouvrage : il raconte l’histoire de vie de trois copains et de leurs associés, leurs difficultés professionnelles, relationnelles, techniques et financières, notamment celles rencontrées avec leurs interlocuteurs (ceux des États et des villes bénéficiaires, ceux des bureaux d’études associés, ceux de la Banque mondiale…), mais aussi les sacrifices personnels et familiaux que représente une activité internationale menée d’un bout à l’autre de la planète, quelquefois dangereusement (voiture accidentée, survol de ville en guerre, crash d’avion).
En permanence, le récit est traversé, et c’est une qualité rare qui lui donne en même temps toute sa saveur, par un vent de courage, de dévouement, d’exigence de qualité et de générosité qui imprègne tous les aspects du travail du groupe.
Cette dimension profondément concrète et vivante du texte, humaine et personnelle, n’altère pas la conscience qu’ont les auteurs du contenu de leur travail, qui notent, avec lucidité et pertinence, l’évolution des commandes qui leur sont faites, au gré des préoccupations portées tant par l’organisme financeur principal (souvent la Banque mondiale ou l’Agence française de Développement) que les États ou les instances infra-étatiques. On passe ainsi de l’élaboration des schémas d’aménagement, à toutes les échelles, à la gestion municipale ou à la préservation patrimoniale, ce qui nécessite des coopérations interdisciplinaires bien mises en évidence. Et à chaque fois une exigence de qualité qui concerne tant le contenu des propositions que la présentation des études, ce qui nécessite, au fil des années, le renouvellement du matériel, et on connaît la rapidité de l’évolution des modes de traitement textuel et graphique au cours du dernier quart du siècle dernier.
Enfin l’ouvrage s’achève par un hommage appuyé et émouvant à l’adresse de celui qui, décédé avant la fin de l’ouvrage, apparaît comme le « théoricien » du groupe, auteur principal, en particulier, de cet outil très original inventé par le groupe : « l’adressage ».
Au final le livre nous offre la présentation d’un groupe profondément engagé dans une pratique concrète et pragmatique de l’aménagement dans des pays en pleine mutation, mais qui a su aussi en faire la synthèse dans le cadre de nombreux séminaires. Une définition très fouillée de l’aménagement pourrait être élaborée à partir de cette expérience avant tout pratique qui met particulièrement bien en relief les vertus de l’interdisciplinarité.
Alors que la réflexion de ses auteurs est fortement centrée sur le bilan de son propre travail, on éprouve aussi le besoin de mettre en relation cette riche expérience du Groupe-Huit avec celle d’autres, antérieures, comme celle d’Écochard, dans la sphère francophone, ou celle de Turner au plan international, ou contemporaine, comme celle d’ACT-Consultants.
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