Pour que l’Europe de la recherche ne soit plus la même

L’année universitaire 2019-2020, je m’en souviendrai. Comme chaque année, un découpage en deux semestres. Le premier a pour sa part été marqué par les mobilisations contre la réforme des retraites et celles contre la Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche (LPPR). Le second a quant été à lui bouleversé par l’épidémie de Coronavirus. En résumé, le premier semestre s’est passé en grève et le deuxième s’annonce confiné. Chronique d’une année de crise dans une université en crise.

Animer un atelier au temps des temps incertains

J’enseigne à l’Institut d’Urbanisme et de Géographie Alpine de l’Université Grenoble et cela devait être une année de fête. Les formations en urbanisme allaient avoir cinquante ans et quoi de mieux qu’un anniversaire pour se retrouver et penser, ensemble, l’avenir. Tel était à Grenoble notre état d’esprit au début de l’année universitaire et les projets tant de recherche que d’enseignement ne manquaient pas. En voici deux exemples.

Premièrement, sur le terrain de la pédagogie nous nous sommes lancés dans un atelier d’urbanisme inédit avec quelques cinquante étudiant-e-s d’horizon différents autour des thématiques de l’effondrement et de la résilience. Nous voici partis à la recherche des vulnérabilités et des ressources de la métropole-montagne. Pourquoi un tel sujet ? Peut-être parce que l’urbanisme rime trop souvent avec développement. Alors sans attendre le renouveau des maquettes pédagogiques, nous souhaitions donner plus de place dans les enseignements aux questions relatives au réchauffement climatique, aux déplacements de populations, à la nouvelle ère numérique et plus généralement à une autre compréhension de l’écologie urbaine. Mais notre ambition était aussi tout simplement de nous former nous-mêmes, en tant qu’enseignant-e-s, et de poser ensemble la question, toujours renouvelée, du sens de l’urbanisme et de l’aménagement. Si nous avons pu, sans trop de problèmes, commencer l’atelier normalement – notamment en parcourant de part en part les montagnes qui nous entourent – nous l’avons terminé de façon heureuse mais de justesse. Bref, c’était la pagaille – dans une UFR pourtant usuellement assez calme – mais nous n’avons rien lâché : ni sur le terrain des revendications sociales et politiques, ni sur celui des ambitions pédagogiques. Le jour du rendu final de l’atelier que nous avons organisé sous la forme d’un procès dans l’ancien Parlement du Dauphiné, c’était un jour de grève à l’échelle nationale et les étudiant-e-s – comble de l’ironie – s’accusaient dans leur tribunal de trouble à l’ordre public. C’était il y a trois mois et j’ai l’impression que c’était il y a un siècle. La fac était alors tantôt fermée tantôt ouverte, deux dynamiques à la fois contradictoires et interdépendantes.

Organiser un colloque en temps de grève

La deuxième action que je souhaite ici relater porte sur l’organisation d’un colloque. Intitulé Urban Feedback. Ce colloque, à la fois rétrospectif et prospectif, se voulait être une occasion de montrer et de mettre en débat au sein de la communauté scientifique et professionnelle comment une rétrospective esquisse à sa manière le devenir de l’urbanisme, notamment dans les façons dont il est pensé, vécu et pratiqué. Là encore le contexte de mobilisations sociales nous a rattrapé. À l’heure où les motions anti-LPPR pleuvent de toutes parts et où les revues se déclarent en lutte, la question du maintien du colloque se pose. Le maintenir sans modifications n’est pas une option. L’annuler pourrait d’un certain point de vue être une action directe efficace : montrer par l’action collective qu’ici, à Grenoble, du nouveau système de retraite et de la LPPR on n’en veut point. Nous choisissons de le maintenir, avec modifications, pour nous saisir de cette occasion et formuler ensemble un état des lieux des situations, des mobilisations et des perspectives de travail. Le programme du colloque Urban Feedback a donc été revu afin d’aborder les questions d’actualité et plus largement la question du sens de nos métiers et de nos missions. Toutes les sessions ont été maintenues et des temps de tribune sur les réformes en cours organisées afin de partager les connaissances sur les sujets d’actualité et d’en débattre. L’une d’entre elles portaient sur les actualités en local au sein des différentes universités représentées. Des collègues grenoblois ont ouvert le bal en parlant notamment de la rétention des notes mise en place. Ceux de l’Ecole d’Urbanisme de Paris ont spontanément prolongé le propos en défrayant la chronique avec le récit de leur grève qui à la fois rassemble et divise. À Nanterre, la mobilisation est au rendez-vous comme à l’accoutumée mais peut-être avec une certaine lassitude du fait des luttes accumulées de la loi LRU à ParcourSup. À Rennes 2, même constat avec la sensation qu’il s’agit de la dernière lutte, du dernier combat. Pendant ce temps-là à Brest, rien ne se sait, rien ne se dit. Les informations passent. Une autre tribune s’improvise donnant cette fois la parole à des collègues venant de différents pays européens. Leur prise de parole, à la fois spontanée et intime, est pleine d’émotion. Ces quatre femmes dressent, sans concertation préalable, le triste portrait des conditions de travail des enseignant-e-s chercheur-e-s en Europe. Le constat est sans appel. Partout la même quête d’excellence basée sur des logiques de compétition à toutes les échelles. Partout la même précarité qui gagne du terrain dans les universités chez les personnels comme chez les étudiant-e-s. Partout, en Europe, on s’interroge sur le sens et le bien fondé de nos actions quotidiennes. C’était il y a deux mois et j’ai l’impression que c’était il y a un siècle. La fac marchait alors telle un funambule sur son fil et l’Europe, sans frontière, déployait son système univoque de recherche universitaire.

Publier un billet de blog en temps de crise

Aujourd’hui, à l’heure de l’épidémie de Coronavirus, l’université est fermée, vidée de ses étudiant-e-s et personnels. Mais je suis certaine que l’amphithéâtre, désormais vide, résonne encore de ces quatre voix de femmes humbles et déterminées. D’ailleurs de tout le colloque, ce sont leurs mots qui ont plus que tout marqué les esprits. Et ce sont ces quatre témoignages que nous avons choisis de rendre accessibles bien au-delà du périmètre de notre communauté. Vous les retrouverez à la suite de cette page. Car, si des mots ne doivent pas être confinés, c’est bien ceux-là. Ceux qui nous rappellent là d’où nous venons et là où nous ne voulons pas retourner. Je vous invite à les lire et à les prendre pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des introspections exploratoires au prisme d’une lame de fond qui, ici et là en Europe, organise la destruction des conditions de production et de transmission des connaissances. Je vous écris aujourd’hui d’une Europe quasi à l’arrêt où le confinement est une autre situation partagée entre chercheur-e-s et bien au-delà. En France, les universités sont désertées mais étudiant-e-s et personnels restent autant que possible au travail. La continuité pédagogique, menée de chez soi à marche forcée, ne doit pas se faire aux dépens d’une réflexion sur le modèle d’enseignement et de recherche aujourd’hui monnaie courante en Europe. Ensemble à la maison, notre défi, à la fois collectif et individuel, est de se demander où pouvons-nous et voulons-nous « atterrir », pour reprendre les mots de Bruno Latour. À l’instar de ces témoignages, profitons de ce temps suspendu pour décrire les situations d’exercice de nos métiers. Quelles sont les conditions de notre subsistance ? À quoi tenons-nous fermement ? Sur quelles valeurs l’Europe des idées pourrait-elle se refonder ? Ce débat qui repose sur l’introspection de chacun-e, c’est aujourd’hui qu’il doit avoir lieu et je formule le vœu qu’au moment de nous retrouver à nouveau dans les couloirs de l’université, celle-ci ne soit plus la même. Pour que l’Europe de la recherche et de la formation universitaires ne soit plus exactement la même, ensemble depuis nos maisons, changeons d’ère.

Jennifer Buyck
Maîtresse de Conférences, Université Grenoble Alpes, UMR Pacte, France


Ce texte introduit un ensemble de billets rédigés en réponse à l’Appel à billets : Nos conditions de recherche dans le champ de l’urbanisme : témoignages internationaux: