L’université ouverte à l’École d’Urbanisme de Paris, une université saisie par tout·e·s et pour tout·e·s

La mobilisation à l’École d’Urbanisme de Paris (EUP) qui a débuté mi-janvier est l’occasion de créer des espaces et des temps d’échanges, de rencontres, de cours alternatifs, de projections, de discussions, de balades… Un vaste programme rapidement réuni sous le nom d’« université ouverte à tout·e·s » mais dont le format et les responsables évoluent au fur et à mesure que les semaines passent. Comme annoncé dans le premier billet de l’EUP, voici une présentation rapide de cette organisation collective.

L’université ouverte prend forme dès les premières semaines de mobilisation à l’EUP. Le vote de la grève générale des enseignements à la première Assemblée Générale incite étudiant·e·s et enseignant·e·s à s’interroger sur les modalités de l’arrêt des cours. La première semaine de grève coïncide avec l’inter-semestre où cinq journées sont dédiées à des activités qui ne font pas l’objet d’une évaluation pédagogique et sont destinées à l’ensemble des étudiant·e·s du master 2. Un groupe d’enseignant·e·s et étudiant·e·s se saisit de l’occasion pour discuter de propositions alternatives en lien avec la mobilisation naissante et prend l’initiative des premières activités, un document partagé est donc mis en place afin que chacun·e puisse proposer ses idées (projections de vidéos, interventions, etc.). Un emploi du temps est acté. L’université ouverte est née. 

Chaque semaine, l’organisation du programme est prise en main par des étudiant·e·s qui intègrent l’ensemble des propositions en fonction des journées d’actions locales et nationales et des disponibilités des groupes y participant. Chaque programme hebdomadaire propose entre trois et quatre activités :

  • – des interventions d’enseignant·e·s chercheur·se·s internes ou externes à l’école sur des sujets liés aux mobilisations actuelles (réforme des retraites, financiarisation de la ville, projets Europacity et CARMA), ou des membres de la société civile invités  par le collectif d’étudiant·e·s féministe T’es Bien Rentré·e (représentante de Womenability, colleuses contre les féminicides),
  • – des projections-débats en lien avec les questions de mobilisation, de précarité, d’urbanisme, en français et en anglais,
  • – des ateliers de discussion (débat mouvant, luttes sociales dans les universités à l’étranger, discussion ouverte à tout·e·s  etc.),
  • – et une visite critique du campus.

Entre étudiant·e·s et enseignant·e·s, les rôles habituels sont subvertis : les étudiant·e·s  proposent et animent des sessions, partagent leurs connaissances, leurs envies et les sujets de luttes qui leur sont propre avec les enseignant·e·s. Les discussions sont plus libres qu’en classe et la rencontre plus facile. L’université ouverte est ainsi l’occasion de créer de nouveaux espaces de prise de parole. La question de l’écoute s’avère donc centrale dans cette organisation collective. Dans cette optique, la suite de ce billet propose de présenter trois activités de l’université ouverte à partir des témoignages des étudiant·e·s qui y ont participé.

Projections-débats en anglais : deux étudiantes ouvrent un espace de débat dans l’université

Dès le début de l’université ouverte, plusieurs projections-débats sont mises en place. Relativement rapide à organiser et assez attractif, ce format se prête bien aux débuts de l’université ouverte où il est nécessaire de construire des interventions rapidement. De fait, pas moins de onze projections sont organisées sur tout le campus en six semaines. Parmi elles, trois sont mises en place à l’initiative de deux étudiantes : Marie et Zoë. Elles proposent des projections en anglais sur le créneau de l’enseignement « english for planners ». Plusieurs des enseignant·e·s (vacataires, moniteur·rice·s, ATER[1]) de ce cours choisissent d’annuler la séance les jours de projection et s’y rendent avec une partie de leur classe. Pour Marie et Zoë, qui assurent l’ensemble de la préparation – choix du film, configuration des salles, organisation du débat -, c’est la première fois qu’elles mettent en place de telles interventions. Elles racontent : « À chaque fois on prépare une petite fiche technique sur le film avec un résumé, du vocabulaire [et] des questions pour introduire une discussion ».

Pour elles, c’est l’occasion de partager avec leurs camarades des connaissances sur une culture et une langue qui leur sont familières tout en proposant des discussions politiques et critiques vis-à-vis des pratiques urbanistiques et des modes de représentation de la ville et de sa fabrication.

« Les films qu’on avait choisis de projeter ont une portée politique évidente (I Daniel Blake de Ken Loach et Knock Down the House de Rachel Lears surtout). Le fait de les projeter pendant ce mouvement c’est une manière de faire écho à ce qu’il se passe tout en faisant réfléchir sur des questions sociales plus générales et se détacher du contexte français un instant pour prendre du recul ».

Suivies d’un débat en anglais, ces projections sont également un moyen de créer un espace plus horizontal où chacun·e se sent à l’aise d’utiliser une langue étrangère. Malgré leur statut d’étudiantes, il reste cependant difficile pour les organisatrices de se détacher du schéma enseignant·e/étudiant·e.

« Il y avait un sentiment de ‘donner un cours’ à nos camarades, ce qui n’était évidemment pas le cas, pourtant c’était un peu difficile de briser cette ambiance tout de suite ».

Nos discussions avec Zoë et Marie dévoilent comment l’université ouverte a permis de créer les conditions pour que des étudiant·e·s se sentent légitimes à créer des interventions pédagogiques au sein de l’université. Du côté des organisatrices comme des personnes venues assister aux projections, le bilan tiré est très positif, ce qui donne envie à Marie et Zoë de pérenniser ces séances.

« C’était un exercice très intéressant pour nous qui nous a menées à penser à l’idée d’un ciné-club, quelque chose qui n’existe pas actuellement à l’école. C’est quelque chose que nous aimerions continuer à faire en gardant le lien avec l’université populaire – un cinéma populaire ; un cinéma pour tout·e·s ? ».

La première projection-débat dans la salle dédiée à l’université ouverte

L’atelier des étudiant·e·s étranger·e·s : un moment d’échange en toute liberté

Au cours de la quatrième semaine, l’université ouverte de l’EUP accueille une discussion d’une dizaine d’étudiant·e·s autour des luttes étudiantes internationales avec la participation de l’association NOGOZON. Cette association fondée en 2013, suite aux évènements de Gezi à Istanbul, organise des activités et des permanences avec des réfugié·e·s dans le 20e arrondissement (soutien scolaire, atelier de programmation information, club d’échec) et des événements en lien avec les luttes internationales et les luttes locales du quartier. La conversation entre étudiant·e·s provenant de différents pays (Turquie, Allemagne, Argentine, etc.) part des luttes étudiantes mettant en perspective les formes et raisons de mobilisation selon les pays pour dériver vers la précarité étudiante en France mais aussi à l’étranger. Au fur et à mesure de l’atelier, la discussion prend une tournure de conversation informelle et un besoin de parler et de partager son expérience se fait sentir chez certain·e·s participant·e·s. Le petit groupe strictement étudiant formé ce jour-là devient peu à peu un espace où chacun·e se sent libre de s’exprimer comme iel le souhaite.

Ce moment d’échange est le moment choisi par Smina pour partager son expérience de lutte dans son pays d’origine, l’Algérie. Trouvant plusieurs points communs dans les témoignages des autres avec la situation qu’elle a vécue, Smina participe à alimenter cette discussion. L’opportunité de pouvoir réunir autant d’individus provenant de pays différents produit une émulation entre les intervenant·e·s et l’assistance. Qui plus est, l’instauration d’un climat de confiance et le côté informel de la discussion permettent à l’ensemble des participant·e·s d’apporter leur pierre à l’édifice dans la réflexion menée durant cette intervention.

La visite critique du campus Descartes : une co-construction entre étudiant·e·s et enseignante.

C’est pendant la même semaine qu’est organisée une visite critique du campus par deux étudiant·e·s et une enseignante de l’école. Cette idée émane des discussions régulières en assemblée générale sur le fonctionnement des bâtiments de l’école et les contraintes qu’ils posent à la mobilisation sociale : à qui appartient le bâtiment ? peut-on y afficher ? qui peut s’installer dans le hall ? Elle répond également à l’idée que ce campus éclaté, clôturé, mélangeant institutions publiques et entreprises privées est le symbole d’un certain modèle d’université : celui-là même que le mouvement social entend critiquer. L’idée émerge donc de recommencer la visite organisée à chaque rentrée, cette fois avec un regard plus critique et en mêlant points de vue d’étudiant·e·s et d’enseignante. Adèle, étudiante et organisatrice, témoigne :

 « J’ai un peu découvert comment la préparation d’un cours se passait, trouver le sujet, le travailler et trouver un moyen de le restituer et de le transmettre. Nous avons fait une balade urbaine sur le campus, un format qui était interactif et in situ donc moins vertical qu’un cours magistral dans une salle. J’ai trouvé que ça a permis une réflexion et un dialogue sur la manière dont on enseigne en effaçant un peu les barrières institutionnelles qui existent entre prof et élèves à l’université en nous sortant de nos rôles classiques d’élèves qui reçoivent le savoir un peu passivement et de prof qui le prodigue. » 

Cet exercice est d’autant plus intéressant sur un campus comme celui de la Cité Descartes que les étudiant·e·s ne connaissent souvent que partiellement du fait de la forte dispersion des bâtiments et différentes composantes et écoles. Cette balade permet à Ferdinand, étudiant et participant de réfléchir au sens de l’urbanisme en général et au lien entre formes urbaines et mobilisations.

« Faire cette balade et sortir de l’université pour mieux la comprendre, m’a rappelé que l’urbanisme est d’abord une discipline de terrain. On pouvait difficilement mieux parler du manque de lien entre les bâtiments, de l’éclatement du campus et de la place que le piéton y tient, qu’en slalomant entre les voitures et les poubelles au long de la visite. […] Enfin c’était aussi l’occasion de s’interroger sur la façon dont les espaces universitaires rendent propice une mobilisation ou au contraire y nuisent. Malgré la fin de l’obligation de fermeture des espaces par le plan Vigipirate, une grande partie du site reste totalement clôturé, renforçant l’enclavement des bâtiments. Au fil de la balade on comprend mieux que, derrière cette question technique liée à Vigipirate, se cache une problématique très politique de contrôle de l’espace et de son accès. »

Plus qu’une activité de découverte du campus et des moyens d’apprentissage alternatifs, cela a permis de rendre compte de l’impact des politiques publiques sur un campus universitaire, et comme le précise Claire, étudiante et participante, des effets de la création de l’Université Gustave Eiffel et de la réforme des retraites.

Visite critique du campus Descartes

Après six programmes hebdomadaires, le nombre d’activités proposées chaque semaine par l’université ouverte à l’EUP s’est réduit pour dégager du temps pour l’organisation d’actions locales et/ou pour reprendre les cours trois jours par semaine pendant la période de grève perlée ; la fermeture des universités due au coronavirus marque un point d’arrêt temporaire à ces initiatives. Il nous semblait tout de même important de préciser ce qu’a permis l’université ouverte : donner lieu à des espaces de discussion, de liberté d’expression, d’échange où sont réinterrogées directement ou indirectement les formes pédagogiques de l’université et où le bien fondé des hiérarchies entre étudiant·e·s et enseignant·e·s titulaires et précaires est questionné à mesure qu’elles s’estompent. Cet article écrit à huit mains qui ne s’étaient jusqu’alors pas rencontrées n’en est qu’un témoignage supplémentaire.

Personnels et étudiant·e·s de l’EUP en lutte

Ce billet répond à l’Appel à billets : Nos conditions de recherche dans le champ de l’urbanisme : témoignages internationaux,  formulé dans le cadre de la mobilisation de la RIURBA contre la dégradation des conditions d’exercice de l’enseignement supérieur et de la recherche dans les différents contextes nationaux.

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