L’Espagne, entre précarité et « fuite des cerveaux »
Alors qu’à partir de 2007 l’Espagne connaît une crise économique et financière globale (aggravée par une crise immobilière nationale), elle assiste stupéfaite au départ vers l’étranger d’une bonne partie de ses diplômé·es universitaires. Le phénomène a pris une telle ampleur que la presse commence à parler de « fuga de cerebros », de « fuite des cerveaux », en référence aux milliers de jeunes qui ont quitté le pays en quête de meilleurs horizons où s’épanouir professionnellement. Certain·es, comme moi, architecte diplômée dans une école d’architecture à Madrid, ont visé le monde de la recherche. Si j’ai choisi de le faire en France, c’était en grande partie dû au cadre que j’y ai trouvé : opportunité de financement des recherches doctorales et postdoctorales (même dans les sciences humaines et sociales !) ; indépendance de la pensée scientifique ; possibilité de titularisation relativement « rapide » après la soutenance de la thèse ; sens du « collectif » au sein des organismes de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR).
Constituant des acquis en France quand je suis arrivée au pays, ils ne le sont pas du tout en Espagne. Les données suivantes esquissent une idée de la situation : si 2,19% du PIB est consacré en France à la recherche, il n’est que de 1,21% dans mon pays d’origine[1] ; ou encore seulement 25% du personnel universitaire est titulaire en Espagne, et cette titularisation se produit à l’âge moyen de 54 ans[2]. Personnellement, je ne connais aucun·e enseignant·e-chercheur·e en sciences sociales en Espagne ayant eu un contrat de travail pour réaliser sa thèse (parfois, il y a des bourses finançant quelques mois). J’ai des collègues qui, après 15 ans, n’ont pas encore fini leur doctorat. Les salaires sont aussi indignes puisque, par exemple quand j’étais étudiante dans mon école d’architecture, ils étaient de l’ordre de 500 EUR/mois pour un enseignant associé (ayant un volume considérable d’heures d’enseignement)… Difficile d’expliquer le sentiment de culpabilité que j’ai ressenti l’année passée quand, lors d’un séjour dans mon ancienne école, j’ai avoué devant mes anciens professeurs que non seulement j’avais déjà fini ma thèse, mais que mon salaire de post-doctorante me suffisait pour vivre en France. Eux, pour la plupart d’excellents architectes, « concilient » différentes activités professionnelles, d’enseignement et de recherche… et ne peuvent presque pas concevoir un exercice de recherche exclusif et rémunéré !
Bref, le but n’est pas de faire une comparaison, mais de faire le récit d’une expérience personnelle développée entre deux mondes universitaires qui, probablement, ne connaîtront pas le même sort vues leurs spécificités culturelles et nationales. Mais c’est surtout un appel à la mobilisation massive contre les réformes néolibérales en cours. Car bien qu’aucun pays ne soit à l’abri d’une crise économique et financière, nous pouvons, en revanche, nous opposer collectivement et solidairement à des politiques qui placent systématiquement la compétitivité au sein des institutions publiques. Compétitivité qui se traduit trop souvent, ici et ailleurs, en personnel universitaire épuisé, en étudiant·es en situation d’inégalité, en précaires n’ayant aucune possibilité de se projeter dans leurs vies et leurs parcours professionnels (même à court terme), en enseignant·es-chercheur·es qui courent après des appels à projets de recherche… pour pouvoir, entre autres, fournir du travail à leurs collègues précaires. Comme j’ai pu m’en apercevoir en parlant avec mes anciens professeurs, la précarité à l’université est une source d’insatisfaction et de frustration. Concevoir la titularisation comme un bien rare, élément que les rapports préparatoires de la Loi pluriannuelle de programmation de la recherche (LPPR) préconisent, empoisonne les relations personnelles entre collègues. Et dans ces conditions, il est certes possible de dispenser des cours, mais compliqué de transmettre à nos étudiants le sens profond du métier d’enseignant.
Sans avoir peur de déformer le propos d’un chercheur espagnol devenu homme politique, je me permets de finir en récupérant et complétant une idée qu’il a évoquée il y a quelques jours :
« Ce serait bien que les pouvoirs économiques comprennent que le fait de réduire les inégalités (qui dit “inégalité“ dit “précarité“) n’est pas seulement quelque chose de décent, mais aussi, que cela soutient la bonne santé de l’économie (et je rajoute « et l’attractivité de l’ESR ») »[3].
Inès Ramirez
Post-doctorante, Université Grenoble Alpes, UMR Pacte, France.
Ce billet est publié en même temps que d’autres textes, en réponse à l’Appel à billets : Nos conditions de recherche dans le champ de l’urbanisme : témoignages internationaux :
- Introduction : “Pour que l’Europe de la recherche ne soit plus là même” de J. Buyck ;
- “Comprendre le néolibéralisme universitaire français à partir de la Suisse” de C. Del Biaggio ;
- “Implications of turning UK Higher Education Institutions into profit-oriented Enterprises” d’A. Frank ;
- “Les Pays-Bas et le prix de l’excellence” de V. Mamadouh
[1] Selon les chiffres de 2017 de l’Institut de statistique de l’ONU.
[2] Vu ici : https://www.eldiario.es/sociedad/edad-media-profesores-universitarios-supera_0_737026714.html
[3] Vu ici : https://www.facebook.com/watch/?v=171665327264900u
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