L’École d’Urbanisme de Paris se mobilise !

Le 5 décembre 2019 démarrait en France un mouvement interprofessionnel inédit contre la réforme brutale du système des retraites. D’abord visible dans les transports, il en est aujourd’hui à plus de deux mois de grève, mobilise des secteurs inattendus comme l’opéra, les avocats ou la french tech et multiplie les manifestations nationales comme les actions symboliques… À l’université aussi, ce mouvement fait des émules. Déjà inquiets de la dégradation des conditions de travail et d’études, les membres des universités s’alarment de l’annonce d’une Loi « darwinienne » de Programmation Pluriannuelle de la Recherche (LPPR). Fondée sur les principes de managérialisation du service public, de compétition des unités de recherche et de précarisation des carrières, elle soulève l’opposition d’une partie croissante de l’enseignement supérieur et la recherche[1] qui y reconnaît la même vision du monde que dans le projet retraite. 

À l’École d’Urbanisme de Paris (EUP), c’est finalement début janvier 2020 qu’un mouvement collectif de contestation s’est enclenché réunissant personnel de tous statuts et étudiant·e·s. Une première assemblée générale se tient le 14 et nous votons la grève de l’enseignement, de la recherche, du travail administratif et des études. 

Faire grève : réflexions et incertitudes

Une fois la grève votée, tout reste à dire. On pensait avoir décidé et, désillusion, on ne sait pas de quoi. Être d’accord sur le désaccord ne dit pas comment l’exprimer… Alors qu’est-ce qu’on fait ?  Puisque la loi en préparation porte sur la recherche, arrêtons nos activités de recherche ! Mais à quoi bon ? Car qui s’en souciera si ce n’est soi-même ? Chaque personne envisage la modalité efficace, celle qui sera visible et pourra gripper la machine : comment faire grève, se faire entendre, sans se tirer une balle dans le pied et pénaliser les autres et la collégialité défendue ? La difficulté est d’autant plus grande que chacun·e se sent engagé·e dans une multiplicité d’arènes et de collectifs (projets de recherche, de publication collectifs, comités éditoriaux, commissions de recrutement, comités d’évaluation, etc.) qu’on ne veut pénaliser, lâcher, mettre en péril.  Et que dire des risques que prennent les collègues qui ne sont pas titulaires ? Parmi les premier·e·s à s’inquiéter des réformes annoncées, ielles sont un certain nombre à être très mobilisé·e·s. Mais cet engagement est évidemment coûteux et pour certain·e·s, impossible, alors qu’ielles sont pressurisé·e·s à maximiser publications, projets de recherche ou enseignement afin de candidater aux rares postes encore offerts.

De fait, la modalité de grève la plus visible reste l’arrêt des cours. Là encore, est-ce la bonne modalité ? S’ils constituent la partie la plus visible de l’activité de l’enseignant·e-chercheur·e, les cours ne sont que la partie immergée de l’iceberg : que faire des suivis multiples et personnalisés des étudiant·e·s, de l’accompagnement des ateliers contractés avec des partenaires extérieurs, de la coordination des formations, etc. ?  Et si l’objectif est bel et bien d’exercer un rapport de force avec le gouvernement, ce ne sont pas seulement les enseignements qui devraient être suspendus mais tout le fonctionnement de l’université et donc – allons jusqu’au bout du raisonnement ! – la diplomation et la sélection des promotions à venir. Voilà un scénario radical inenvisageable pour les personnes aujourd’hui sont embarqués dans le mouvement ; d’assemblée générale en assemblée générale, de comité pédagogique en conseil de gestion, deux mots d’ordre sont répétés : ne pas pénaliser les étudiant·e·s et ne pas fragiliser nos formations. La question de la juste modalité de grève reste donc toute entière. Et nombre de collègues engagés se sentent incapables d’adopter des postures radicales, pris dans des conflits de loyautés parce que pleinement engagés dans un secteur public de l’enseignement et la recherche.

Du côté des étudiant·e·s mobilisé·e·s contre les projets de réforme des retraites et de la LPPR, on s’interroge sur le sens d’une grève reconductible et sur les alternatives aux cours annulés pour continuer à faire de l’université un lieu de partage de connaissances. En outre, la nécessité de faire participer le plus grand nombre à ces activités afin de limiter le risque d’isolement, questionne les étudiant·e·s mobilisé·e·s depuis le début du mouvement. Il faut communiquer avec l’ensemble de promotions, mobilisées ou non, pour expliquer les démarches de la grève et de l’université ouverte, les enjeux de la mobilisation mais aussi les conséquences sur la validation des cours et plus globalement les conditions de diplomation. 

Le personnel administratif n’est pas en reste dans la difficulté d’embarquer un mouvement qui les concerne tout autant. La liberté de parole induite par la figure de l’universitaire, ou même de l’étudiant en formation n’est pas aussi facile à assumer pour le personnel administratif, pris dans un fonctionnement hiérarchique explicite, notamment entre la composante et l’administration centrale. Et puis, comment se mobiliser sur des enjeux relatifs à l’activité de recherche, quand l’essentiel du personnel administratif est déployé du coté pédagogique ? Le sujet des retraites est, de fait, bien plus mobilisateur. Enfin, comme pour l’ensemble du personnel universitaire, la grève reporte des tâches qui s’accumulent et engendre un stress par anticipation de la situation post-grève.

La grande dispersion des activités de chaque personne, et l’obligation de se positionner individuellement face à des hiérarchies et des collectifs plus ou moins mobilisés nous ont conduit à l’adoption de postures parfois contradictoires et souvent difficilement tenables. Ce d’autant que la mobilisation aussi importante (et inédite à l’EUP) soit-elle, n’est pas celle de tout le monde : il serait malhonnête de nier qu’une partie importante des personnes fréquentant et travaillant à l’université semble, encore aujourd’hui, difficilement accessible ou du moins peu sensible aux démarches d’information et de communication mises en place. Mais faut-il pour autant laisser tomber ? Dire la difficulté de faire grève ne signifie pas l’impossibilité de se mobiliser pour défendre un secteur auquel nous sommes attachés comme en témoignent les questionnements et les actions relatées ici.

Au-delà des actions de mobilisation : faire autrement à l’université

Les actions menées et prévues dans le cadre de la mobilisation en cours à l’EUP sont très diverses. Outre les classiques assemblées générales pour discuter de la mobilisation des personnel et étudiant·e·s de l’école, la planifier et en faire le bilan semaine après semaine, d’autres réunions sont organisées, de façon plus ou moins spontanées, sur de multiples sujets : pour réfléchir aux actions possibles et les décliner, pour déterminer les moyens de communication à déployer afin de sensibiliser et d’informer personnel et étudiant·e·s des actualités du mouvement, mais aussi pour se coordonner avec les personnes mobilisés dans le campus et au-delà, pour proposer des activités pédagogiques alternatives, ou encore pour discuter des manières de surmonter des difficultés que chacun·e peut rencontrer dans le cadre de ce mouvement. 

Les actions d’information et de sensibilisation sont quotidiennes. Des interpellations ont été menées sous diverses formes comme, par exemple, dans le cadre de passage en salles de cours. La salle du conseil de l’école a été aménagée en salle ouverte comme lieu de discussions et d’échanges, en plus des piquets de grève dans le hall du bâtiment. On peut y consulter une revue de presse critique sur la réforme des retraites, la future LPPR, ainsi que les décrets et statuts de notre université. 

Les personnes mobilisées de l’EUP ont enfin participé à des actions de protestations à l’échelle nationale (manifestations à Paris) mais aussi à l’échelle du campus. Lors des vœux de l’Université Gustave Eiffel, université expérimentale citée par la ministre F. Vidal comme modèle à suivre, des membres du personnel et des étudiant·e·s ont pris la parole pour exprimer leurs inquiétudes.

En parallèle de ces assemblées, réunions et actions parfois d’information, parfois de sensibilisation et parfois de protestation, des activités pédagogiques alternatives en lien avec les mouvements sociaux actuels sont organisées et proposées par les étudiant·e·s et les enseignant·e·s. Elles prennent forme dans un programme intitulé “université ouverte” (à tout le monde), lancé dès la rentrée de janvier. Leurs modalités sont à géométrie variable – un prochain billet y apportera plus de détails – allant de la projections et mise en débats de films à l’organisation d’un débat ouvert sur le thème « quelle Université voulons-nous, aujourd’hui et demain ? » et qui fut apprécié au-delà des personnes mobilisées, comme un espace de témoignages et de propositions. Le format est aujourd’hui reconduit toutes les deux semaines et pourrait bien être maintenu au-delà de la mobilisation, dans le fonctionnement récurrent de l’école.

Au-delà des objectifs de cette mobilisation, les réunions d’organisation et les actions permettent de créer des liens étroits de collaboration entre personnes qui ne se seraient pas rencontrées autrement : les étudiant·e·s de divers parcours et années, les enseignant·e·s de laboratoires et statuts différents, et le personnel administratif. Ces rencontres construisent la solidarité du groupe et rendent possible certaines formes de convergence. De plus, toutes ces personnes peuvent en apprendre davantage sur les conditions de travail, d’étude et les parcours de chaque personne.

La mise en place de cette mobilisation ainsi que les nombreux échanges qui en découlent font aussi réfléchir sur les rapports de pouvoir s’exerçant au sein de l’université. D’une part, la diversité des statuts des personnes mobilisées et leur interdépendance annoncent une prise de recul vis-à-vis des hiérarchies statutaires du monde universitaire, que ce soit entre vacataires, contractuels et titulaires, ou entre enseignant·e·s-chercheur·e·s, personnel administratif et étudiant·e·s. D’autre part, cette mise en lumière des rapports de force dans l’université ne s’arrête pas aux relations hiérarchiques : l’université ouverte, notamment, est l’occasion de faire émerger un débat sur d’autres rapports de forces systémiques comme l’exploitation économique ou les inégalités femme/homme. 

Enfin ces différentes formes de mobilisation à l’EUP sont une formidable opportunité pour faire le pas de côté et porter un regard réflexif sur les pédagogies en urbanisme et aménagement, tant en termes de contenu des formations que de pratiques alternatives. Elles sont le support d’auto-formations collectives : les étudiant·e·s mobilisé·e·s disent mieux connaître le fonctionnement de l’université, en capacité d’analyser les réformes en cours, mais aussi d’animer des débats, rendre compte des échanges, les restituer, utiliser les médias possibles, écrire des articles ! 

Mobilisation in progress

Des difficultés mais aussi des apprentissages sont à noter dans ce mouvement qui commence à durer et qui s’organise petit à petit : des espaces dédiés à la mobilisation ont été stabilisés dans le cadre desquels les statuts et les hiérarchies entre personnels et étudiant·e·s sont au moins atténués. Au-delà de l’EUP, et bien que le campus de Marne-la-Vallée soit peu dense et segmenté — et donc propice à l’isolement des composantes de l’université et des établissements d’enseignement supérieur et de recherche — un mouvement s’est enclenché à l’échelle de la Cité Descartes. Au fil des semaines, toutes les personnes mobilisées à l’EUP ont investi d’autres espaces du campus et invité leurs homologues d’autres composantes de l’université et d’autres établissements à venir à l’école. Plus largement, des rencontres se sont faites dans le cadre de la coordination nationale et lors des manifestations.

D’abord le vote de la grève, puis beaucoup de questions et réflexions, mais aussi des actions multiples… Entre-temps une offre pédagogique alternative (ajustée / conçue et dispensée autrement), la constitution de groupes mixtes d’étudiant·e·s et personnel de statuts divers qui font “collectif”.

Que faut-il attendre pour la suite et jusqu’où ou jusqu’à quand se mobiliser ? L’appel de la coordination nationale « l’université et la recherche s’arrêtent » du 5 mars 2020 est évidemment un rendez-vous attendu de la mobilisation à venir. Mais au-delà ? On pourrait espérer a minima des positions et actions communes avec les autres lieux de formations et de recherche en aménagement et urbanisme en France et plus loin encore ; car les craintes de dégradation des conditions d’enseignement et de recherche qui sont aujourd’hui exprimées en France, sont déjà réelles dans de nombreux pays voisins. En Grande Bretagne, 74 universités sont actuellement en grève parce qu’en « incapacité d’apporter des améliorations significatives en matière de rémunération, d’égalité, de précarisation et de charge de travail »[2]. Par-delà les spécificités nationales, les universités en Europe et peut-être plus loin, auraient bien des intérêts communs à défendre ; un mouvement à l’échelle européenne ou du moins coordonné entre universités de différents pays, serait inédit et donnerait à n’en pas douter, de la voix et de la force à chacun. Et pourquoi pas déjà une journée commune de mobilisation des universités en Europe ?! Une bouteille à la mer est lancée.

Personnels et étudiant·e·s de l’EUP en lutte

Ce billet répond à l’Appel à billets : Nos conditions de recherche dans le champ de l’urbanisme : témoignages internationaux,  formulé dans le cadre de la mobilisation de la RIURBA contre la dégradation des conditions d’exercice de l’enseignement supérieur et de la recherche dans les différents contextes nationaux.

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