URBANISTE ? C’EST QUOI, UN URBANISTE ?

(Copyright Antoine de Saint – Exupéry, in « Le Petit Prince »)

(Copyright Antoine de Saint – Exupéry, in « Le Petit Prince »)

« DESSINE -MOI UN MOUTON, euh non, UN URBANISTE » Par Jean-Michel GUENOD, en collaboration avec Laurence COMBE D’INGUIMBERT.

I -PREAMBULE : DES INTERROGATIONS FONDATRICES

…. Mais avant tout une précaution indispensable : admettre que la tâche est hasardeuse !

En effet on trouve quelques superbes et pertinentes définitions de l’architecture, de « firmitas, utilitas, venustas » selon Vitruve, au « jeu savant, correct et magnifique des volumes sous la lumière » de Le Corbusier. Mais trouve-t-on l’équivalent pour l’urbanisme, au-delà du peu compromettant « art, science et technique de l’aménagement des agglomérations humaines » du Larousse, où le choix des trois mots-clefs est d’un parfait œcuménisme, comme le pêle-mêle qu’il propose citant Haussman, Cerda, Auzelle, Le Corbusier encore, ainsi que « nos grands contemporains », Françoise Choay, Christopher Alexander, François Ascher aussi ; mais rien d’aussi potentiellement consensuel, ramassé et frappant que les deux formules citées pour l’architecture.

Et c’est déjà là que le problème commence ! Mon postulat donc : l’urbanisme, considéré comme un mélange de ce que les Anglo-Saxons nomment plus précisément physical planning et urban design, n’est pas un avatar de l’architecture modulo juste une importante homothétie ! C’est une discipline à part entière, complexe de surcroît, qui nécessite une formation spécifique et ne confère à aucune formation ou profession autre un droit de préemption particulier, pas plus les architectes que les X-Ponts ou les géographes. Mais l’objet n’est ici en aucun cas de se livrer à une manichéiste charge en règle contre la place prise « spontanément » par les architectes et l’architecture dans les métiers et les pratiques de l’urbain[1]. En revanche, il s’agira de chercher un peu plus avant à en cerner le personnage (ou l’assemblage pertinent, s’il s’agissait d’un être multiple), lequel doit de surcroît correspondre à un monde urbain dont les paradigmes, autant que les formes, évoluent fortement, à hauteur des changements économiques, politiques et sociétaux de notre époque.

Ce qui nous oblige à procéder à une interrogation sur la manière dont des archétypes anciens continuent d’être véhiculés par la profession, les médias[2], les maîtres d’ouvrages (français) eux-mêmes : celle d’un être un peu démiurge, à la fois « ensemblier programmatique » et surtout in fine créateur d’images de projets destinés à être réalisés plus ou moins tels quels. Car on doit respecter les « œuvres », quoi !

A ce titre, nous ne négligerons pas la responsabilité de la maîtrise d’ouvrage, elle-même souvent la première à être fascinée par l’image et ses auteurs et qui, avec ses porte-voix et relais institutionnels ou médiatiques, a une responsabilité première dans cette confusion de genres qui est en fait une des bases de notre réflexion. Enfin, au titre des dégâts collatéraux, on n’oubliera pas de porter au crédit des susdits d’avoir réussi à étendre au domaine de l’urbain le star-system qui règne au niveau mondial en matière d’architecture, et à en avoir largement mélangé les astres concernés pour notre domaine !

Or dans un temps où est censé être admis à la fois :

– que les villes (les métropoles, les grands territoires) ne sont pas des « objets », mais des « systèmes » maillés résultant de processus politiques, économiques et sociaux complexes, et que de « sujets » , ils sont devenus eux-mêmes « acteurs » urbains ;

– que le « (grand) projet urbain » est devenu le mode opératoire efficace des interventions urbaines volontaristes, en lieu et place des approches planificatrices ou / et règlementaires ;

– et enfin que le « quoi faire » étant interdépendant du « comment faire », d’objet, le projet devient processus, et son mode de mise en œuvre devient lui-même incrémental. Soit ce que nous sommes quelques-uns à nommer (et plus, à mettre en œuvre !) depuis déjà un certain temps : projet-processus et urbanisme de la négociation.

… une interrogation semble s’imposer car, d’expérience, ceci modifie sensiblement les pratiques et les professionnels eux-mêmes (tout en sachant qu’avec ces hypothèses de départ, nous sommes loin d’être mainstream…) : qui (ou qu’est-ce que) peut bien être le pilote de ces projets-processus ? L’urbaniste, mais autre, revisité ou révisé en quelque sorte ?

Telle est la question à laquelle nous souhaiterions proposer quelques éléments opératoires d’analyse et pistes de réponse, pas seulement par prosélytisme, mais aussi pour les mettre au débat, et quand même avec le fol espoir de contribuer ainsi à une avancée du state of the art.

II – QUELQUES UTILES REPÈRES ÉPISTÉMOLOGIQUES ET HISTORIQUES

Comme nous souhaitons échapper au registre du péremptoire qui est trop souvent celui des débats sur l’urbain, au profit d’une approche plus apaisée et méthodique (sans pour autant avoir la prétention de la dire scientifique), nous rappellerons tout d’abord quelques éléments d’épistémologie de l’urbanisme, qui nous paraissent largement reconnus comme pertinents. Nous y rapporterons ensuite les incidences que cela pourrait / devrait avoir sur la culture, les praticiens et les pratiques professionnelles.

Si l’on admet que, contrairement à Tocqueville qui la définissait platement comme « une agrégation permanente de population », la ville est bien autre chose, se pose alors le délicat problème de sa définition. Nous postulerons qu’elle a connu des formes diverses à travers l’histoire, et qu’il n’en existe pas de modèle, mais qu’il en a existé de différents à travers les temps, car « une ville reflète sa société », pour citer cette phrase à consonance définitive d’Henri Lefèbvre. Ce qui nous amène à constater que les villes sont devenues la vitrine d’une société où – pour faire simple – on dira que l’économique domine dans sa forme capitalistique, plus ou moins tempérée ou régulée suivant les pays et les thèmes ! Partant, il existe donc encore moins de modèle de « ville idéale » et intemporelle.

Ceci quant aux conditions et processus de production de la ville. Quant aux formes urbaines, deux considérations semblent capitales : l’urbain, nous l’avons déjà dit, n’est pas une extrapolation de l’architecture, pas plus que la ville n’est un méta (giga ?) bâtiment. Elle est « autre », et ceci paraît d’autant plus vrai que l’on s’éloigne de la ville post médiévale qui, très étonnamment, semble continuer de constituer LA référence ! Nostalgie d’un modèle simple, dans un monde également fantasmé comme plus simple que le nôtre ?

A ces principes de base, notre époque ajoute trois éléments majeurs :

– La ville est devenue par elle-même un élément clef de l’appareil d’une production économique largement tertiarisée : de reflet de la société, elle en est devenue sa vitrine. D’acteurs économiques, les plus grandes et fortes d’entre elles, les grandes métropoles de niveau mondial sont même en train de devenir des acteurs et des forces politiques ou des puissances[3] commençant à jouer dans la cour des grands[4]. Mais si la société s’empare de la ville comme d’une vitrine, elle en a aussi une arrière-boutique : « Traditionnellement lieu d’acculturation et d’inclusion, la ville tend à devenir aussi lieu de ségrégation spatiale et sociale, voire de relégation ; car il importe de cacher dans l’arrière-boutique ce qui n’est pas digne de la vitrine ! »[5]. Cet aspect à lui tout seul mériterait bien sûr de bien plus longs développements.

– Dans un système économique privé dont le marché – donc la concurrence – est le régulateur ou juge suprême, les villes se trouvent toutes dorénavant en compétition, parfois/souvent féroce ; en témoigne le tournant historique qu’a constitué, dans le courant des années 1980, l’émergence du marketing urbain tel que décrit par Patrick Noisette et Franck Vallerugo dans leur ouvrage paru en 1996[6], ainsi que toutes ses déclinaisons contemporaines jusqu’au city-branding (Beurk, comme pour des savonnettes !)

– Ces villes s’intègrent (s’agrègent) elles-mêmes de plus en plus dans de vastes zones urbanisées dites métropoles, ou métapoles comme les nomme François Ascher : signe des temps, la loi française sur les métropoles vient d’en donner acte administratif et donc existence réelle !

Elles constituent de facto une forme urbaine nouvelle dont nous considérons, avec François Ascher[7], qu’elle est destinée à prospérer et perdurer. Ces métapoles digèrent en leur sein les noyaux urbains plus anciens – traditionnellement radioconcentriques – pour constituer une urbanisation en réseau, qu’ils soient matériels (par les voies de déplacement, l’échelle des mailles des secteurs urbanisés) ou immatériels (les smart-grids, ces dispositifs concourant aux smart-cities). Et dans ces réseaux urbains, les centres – qu’ils soient anciens ou récemment constitués autour de grands équipements, et/ou des lieux intermodaux forts – sont autant de points nodaux présentant nombre des caractéristiques objectives de la centralité, bien sûr hiérarchisés et souvent spécialisés. Ou, en tout cas, c’est comme cela que l’on peut imaginer l’évolution, comme l’incarne assez bien Milton Keynes à l’échelle d’une sorte de maquette (250 000 habitants tout de même, sur 90 km2), la plus récente et successfull des villes nouvelles anglaises. Il paraît d’ailleurs intéressant de signaler que cette « maquette » l’est à tous les sens du terme, y compris comme prototype d’application de ses fondements théoriques : développer une matrice urbaine neutre, flexible, adaptable et communicante, intégrant les concepts futuristes (nous sommes dans les années 60 !) de la ville de la communication permettant « la communauté sans la proximité/promiscuité » théorisée par le Pr Melvin D Weber (UCLA).

Ceci sans que le phénomène ne soit reconnu, ni par l’Etat, ni encore moins par les élus et la plupart des professionnels (corrigé récemment par la réforme territoriale, mais ceci aura nécessité une génération !).

Or en France en particulier, en Europe en général, dans des proportions et des formes variées et variables, la ville et l’urbain restent des domaines où s’exerce toujours, peu ou prou, une régulation politique et publique certaine. Celle-ci a évolué depuis le milieu du siècle dernier, certes, en allant dans le sens d’un interventionnisme moindre : la période de la reconstruction et des Trente Glorieuses a marqué partout en Europe (au moins) une apogée, d’abord forcée (la reconstruction), puis techno-volontariste (les villes nouvelles, etc.). Au tournant de l’air du temps – majeur pour l’histoire contemporaine – de la période Reagan/Thatcher, un decrescendo a réduit à peau de chagrin cet interventionnisme, habillé en France en transfert de responsabilités aux collectivités locales, acte II de la décentralisation oblige.

Pour faire bref, on parle dorénavant de ville néolibérale et de partenariats public-privé, avec pour seul correctif une Politique de la Ville qui n’est en fait que celle des banlieues, en même temps que quelques très prestigieuses opérations d’embellissement urbain (le retour !) avec « les projets du (des en fait !) Président(s) », ainsi qu’une nouvelle vague d’OIN et d’EPA en Ile-de-France, mais aussi trois en province.

Cette situation équivoque permet que s’y adossent toujours quiproquos, nostalgie voire parfois imposture …

III – DE L’ART URBAIN AU PROJET–PROCESSUS, EN PASSANT PAR L’URBANISME DE PROJET : COMMENT S’ADAPTENT LES « ZURBANISTES »[8] ?

Cette évolution par le biais de projets fondés sur des paradigmes programmatiques très novateurs n’est pas sans susciter de multiples interrogations, perturbations et oppositions plus ou moins virulentes : Europa City ou des réalisations moins tonitruantes comme à Saclay sont clairement parties prenantes de cette tendance, voire pionnières dans le cadre du Grand Paris. Au-delà, elle entraîne (ou devrait entraîner) de profondes modifications sur la manière de penser la ville, d’intervenir sur son organisation, ainsi que (peut-être pas tout de suite, mais surtout !) sur celle de la gouverner et de la gérer.

Si l’on admet ces définitions de la ville et maintenant des métropoles, cela confirme si besoin en était encore qu’il n’y a pas de ville idéale, et qu’il en existe encore moins de modèle, et donc de recettes pour les réaliser … Et donc tout est à réinventer, même les quelques certitudes sur lesquelles on pensait pouvoir s’appuyer !

Alors, comment ces « zurbanistes » – terme générique pour nommer les professionnels de l’intervention sur la fabrication de la ville, d’origines disciplinaires diverses. Diversité limitée, car « l’espèce dominante », ­quantitativement au moins, est quasi uniquement constituée par les architectes-urbanistes – peuvent-ils revendiquer un savoir et savoir-faire « forcément légitimes et opératoires » ? Une mauvaise nouvelle : cette pandémie s’est récemment mais très vigoureusement étendue aux paysagistes, avec des résultats souvent aussi dramatiques … Une bonne nouvelle en revanche : une poignée parmi eux a fait le choix et l’investissement intellectuel de ne se consacrer qu’à l’urbanisme ; force est de constater qu’ils font alors partie des plus brillants, pertinents et créatifs de la profession (ils se reconnaîtront !), sans être en mesure de dire pourquoi, ce qui mériterait réflexion.

Mais comment, concernant le lot commun, peuvent-ils se glisser comme dans de familières pantoufles, en tant qu’intervenants pertinents dans un contexte et un jeu d’acteurs si complexes avec une vocation à y être (ou rester …) les « créateurs » centraux, décisionnels, et/ou (et alors à défaut) conseillers favoris et principaux des décideurs (qu‘ils soient princes ou assimilés, ou grands commis technocratiques) ?

Il en résulte, nous semble-t-il, une interrogation dramatique au sens étymologique :

– soit ils constatent qu’ils ne sont pas les maîtres de ces nouveaux paradigmes programmatiques, de leurs cocktails originaux et leurs déclinaisons spatiales et urbaines pertinentes ; désirant de bon droit vouloir quand même « en être », ils fabriquent à contre-cœur et contre-culture – à partir de ces programmes qui leur sont étranges voire répulsifs – des méta-architectures aléatoires et improbables. Ce qui peut se résumer par « puisque ces choses-là nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs » (en empruntant cette redoutable formule à Jean Cocteau).

– soit ils se posent (et pour commencer se qualifient) comme médiateurs stratégiques, institutionnels et sociaux face à des acteurs économiques puissants et à des communautés (au sens anglo-saxon) de plus en plus souvent dotées du pouvoir d’agir (empowerment). Ils deviennent alors, à l’instar d’ailleurs de leurs clients aménageurs, des ensembliers de données matérielles (les éléments du programme, l’organisation des espaces urbains) mais aussi immatérielles (les attentes de la communauté, l’équilibre à trouver entre des vues ou intérêts antagonistes), des sortes de traducteurs sous la direction de leur client, lui-même adossé à un système de gouvernance plurielle et non plus agrippé à son seul statut de « chef » et de « maître de l’œuvre » !

Cette méthode s’applique bien sûr à des ensembles urbains significatifs, et non à de simples îlots. Elle s’impose progressivement et très largement pour les grands projets. Surtout, elle ne relève pas d’une nouvelle mode ou école, mais procède plus sérieusement de l’analyse systémique résumée plus haut. Elle s’inscrit en réaction à l’urbanisme de plan masse (qui revient quand-même insidieusement et facilement – via les pratiques anglo-saxonnes du master-plan, et de manière assez perverse dans nombre de projets urbains « à la française »). Elle ne prétend pas à la perfection, et nous la connaissons susceptible de dévoiements, par exemple si le projet est découpé en unités programmatiques et foncières trop grandes (les macro-lots de Jacques Lucan[9] ) sans être associé à des exigences qualitatives suffisamment ambitieuses. Le risque de l’urbanisme en apparence processuel, mais « mou du concept » et finalement tout dévoué aux intérêts de « ses » opérateurs privés est alors très réel, qui incarnerait de fait la ville néo libérale.

DE NOUVELLES COMMANDES POLITIQUES ET DE LA MAÎTRISE DOUVRAGE

Dans un monde urbanisé à plus de 50%, une France qui l’est à près de 80%, pour citer Gilles Pinson « la Ville sort du simple statut d’espace à aménager dans lequel l’urbanisme fonctionnaliste et réglementaire l’avait cantonnée » (phénomène paradoxalement et simultanément renforcé par la mode et les grand-messes déculpabilisantes du projet urbain). Elle devient à la fois « un acteur collectif, une équation sociale et une société à mobiliser… une identité locale qu’il convient de valoriser dans un contexte de compétition territoriale croissante ».

Cet enjeu, et la prise de conscience concomitante des changements dans le rôle des États, la montée en puissance de niveaux politiques supra et infra nationaux font que les territoires métropolitains et urbains ­incarnant une sorte de niveau de proximité tangible – intuitivement perçu comme plus pertinent que le repli sur le village ou le quartier  -confèrent aux élus de ces grandes entités urbaines, qui l’ont compris et savent s’en emparer, un rôle politique de premier plan.

Cette nouvelle posture s’accompagne alors – ou devrait impérativement le faire – de nouvelles approches et méthodes professionnelles : « un dessein avant les dessins », le projet-processus devrait remplacer les projets-objets. L’idée générale étant que le «quoi faire » et le « comment faire » sont indissociables, et que l’enjeu doit être la mise en place et le pilotage incrémental d’un processus intégrant vision et identification des éléments-phare non négociables, mais aussi les marges de manœuvre, en associant et mobilisant pour sa mise en œuvre l’ensemble des parties prenantes dans un dispositif de gouvernance approprié.

Comment ? Quelques principes méthodologiques de mise en œuvre et de gestion d’un projet-processus

On ne reviendra que brièvement sur la nécessité et la priorité absolue que représentent l’élaboration et le partage d’une vision pour le territoire considéré : à partir du constat de son histoire, l’analyse de ses forces et faiblesses économiques, sa sociologie, sa culture et ses ressources humaines, l’avenir que l’on veut et estime pouvoir ambitionner pour lui. Que cette vision trouve ou pas son slogan n’est pas très grave (cf. supra) mais ne peut pas nuire s’il est assez figuratif et pertinent, et ne devient pas trop vite galvaudé !

En revanche – précaution de vieux routier aguerri à l’appétence des décideurs (et pas seulement des « zélus ») pour les plans et les dessins, il importe de résister à la tentation de mise en image trop rapide et forcément réductrice des intentions – même indicative ! On doit se garder des pratiques traditionnelles de l’aménagement : la vision et le projet sont réellement solubles dans l’urbanisme règlementaire et le dessin figé et complet (le projet-objet). On doit également veiller à ce qu’aucune image d’ensemble, même du statut impression d’artiste ne vienne s’inviter puis s’incruster. Il convient aussi de prêter attention au retour du « résistible attrait pour le plan-masse », déjà évoqué plus haut … (la religion du Master Plan chez nos amis anglo-saxons).

Mais un document stratégique explicitant la vision doit être établi, expliqué, puis négocié et finalisé. Il comprend des objectifs quantitatifs et qualitatifs écrits et illustre un plan-guide sur lequel figureront les invariants urbains non négociables : tracés urbains majeurs, vues, velum, etc. Il doit intégrer au mieux les coups partis et offrir la souplesse permettant de saisir les opportunités programmatiques compatibles avec les critères d’acceptabilité de la vision et de l’ensemble programme / plan-guide.

C’est enfin un atout précieux que d’avoir la possibilité de réaliser un (ou plusieurs) projet-phare, ayant les vertus de crédibiliser et donner le la de la réalisation, et d’avoir un effet d’entrainement et de stimulation (les docks à Euromed, l’aménagement des berges du Bouregreg à Rabat, etc.).

Le fait que ces points concernant l’urbanisme et l’aménagement soient évoqués en premier reste nécessaire dans notre approche, pour mettre en avant l’impératif d’évolution des acteurs professionnels : c’est une précaution que de mettre ainsi la charrue avant les bœufs au cœur de la méthode préconisée ! Il s’agit de mettre l’aménagement au service de la vision telle qu’elle a été définie – et ce n’est pas une image d’architecte -et des évolutions du projet au fil de sa négociation et sa réalisation, ainsi que « du temps qui passe ». L’objectif est de congédier toute illusion de possibilité de mise en œuvre du projet de manière mécaniciste (cf. « On fait en quinze ans ce que l’on a dessiné à l’origine, en commençant à un bout et en finissant à l’autre » et en affirmant que « si ça ne marche pas bien comme ça, c’est la faute aux élus, aux promoteurs, etc. »), au profit d’une méthode relevant plutôt de la cybernétique des systèmes complexes et d’un pragmatisme modeste, ce qui ne veut pas dire ayant capitulé sur l’ambition et ses déclinaisons. Il ne s’agit pas d’un « urbanisme mou quant à ses ambitions », mais fort sur ces concepts, et agile sans renoncement significatif quant à ses adaptations possibles aux contraintes diverses.

Avec qui ? La gouvernance, clef de voûte du dispositif, de sa pertinence et d’une maîtrise agile du processus de projet

Les dispositions et principes majeurs sont d’abord que le leadership politique soit incontestable et fortement engagé. En effet, il n’existe pas de « bonne » maîtrise d’œuvre sans « bons » clients ! On ne peut que souhaiter, plus d’une trentaine d’années après les débuts de la décentralisation, qu’apparaisse en nombre suffisant une nouvelle génération d’élus locaux « à (ou « de ») projet ». Ils y trouveraient à la fois meilleur compte politique que dans le slogan, le clientélisme et le court-termisme, et passion personnelle à l’investissement et à l’exercice d’un leadership concret.

On peut à ce titre espérer que la réforme territoriale en cours – si elle va totalement à son terme – pourra contribuer à favoriser l’éclosion de ce nouveau type d’élus, enfants de la décentralisation et du nouveau cadre territorial se mettant en place, pénétrés de visions et d’ambitions à décliner en projets et prêts à en assumer les risques comme le lustre, sans parler du bénéfice politique.

Quelques prototypes d’élus français sur ce modèle ont vraiment existé, l’un à Grenoble, l’autre à Montpellier, plus marginalement à Caen. Mais la discrétion de leurs échos et leur reconnaissance au niveau national semblent indiquer qu’ils étaient « un peu » en avance sur leur temps …

Il faut pourtant que les donneurs d’ordres et leur bras séculier soient par hypothèse ceux qui voudront éviter les pièges de la ville purement néolibérale, réalisée à coups de PPP, de macro-lots dévolus à des macro opérateurs, bref d’une ville franchisée (et donc leur échappant) et dans un sens pire, car plus radical, que celui qu’avait en tête David Mangin quand il en a inventé la formule. Or cette tendance commence à apparaître, et – comble de la honte – dans des cadres on ne peut plus publics (OIN et EPA[10]).

Il faut ensuite que le leader politique soit dûment entouré des partenaires majeurs, dans un dispositif de gouvernance fait main et par la mise en place d’une équipe dédiée de maîtrise d’œuvre urbaine. Elle devra être à la fois ensemblier des différents contractants spécialisés – ce qui en soit est une spécialité : faire et faire-faire ne sont pas les mêmes métiers – mais aussi incarner une sorte de maîtrise d’ouvrage publique déléguée, capable d’intégrer les données de tous ordres et de contribuer au dialogue avec l’ensemble des partenaires (stake-holders disent les Anglo-Saxons avec plus de précision). Ces capacités valent en particulier pour le responsable de l’équipe qui, outre la réunion de toutes ces qualités/capacités, doit s’entendre parfaitement et former un vrai duo avec le leader politique de la démarche.

Outre ce duo, l’identification et la mobilisation du système d’acteurs, l’inventaire de leurs intérêts avérés ou cachés et des stratégies correspondantes sont nécessaires, ceci pouvant bien entendu requérir l’organisation d’instances de dialogue spécifiques, plus spécialisées, mais toutes fédérées dans le dispositif de gouvernance. L’objectif est évidemment d’organiser les indispensables dialogues et coproductions, entre public et privé bien sûr – et l’association du monde de l’entreprise (au-delà des promoteurs immobiliers bien sûr) est une heureuse novation – mais également public/public, l’expérience prouvant que ces dernières ne sont pas les moins laborieuses !

A noter toutefois que l’expression citoyenne (ce que les Anglo-Saxons nomment communities) reste la grande absente dans les débuts de la mise en pratique des projets-processus (mais même dans les définitions que nous donnons de ces dispositifs !). Il s’agit-là d’une carence bien française et regrettable en un temps où il devient de plus en plus flagrant que notre démocratie est à la recherche d’un nouveau sens et de nouvelles expressions. Et il semble probable et souhaitable que cette refondation devra se faire bottom-up, nous y reviendrons in fine.

En tout état de cause, l’ensemble de ces instances doit trouver sa représentation, permanente ou occasionnelle, dans le dispositif de gouvernance spécifique à organiser, en tenant compte à la fois des impératifs juridiques et du dispositif d’association des partenaires. Celui-ci doit acquérir la capacité à coordonner et réguler des intérêts souvent antagonistes, et être en mesure de modifier et/ou incrémenter le projet au regard d’arbitrages, problèmes ou opportunités rencontrés en route mais en préservant le chemin critique et les invariants non négociables. Le projet-processus, au sens où nous le définissons, devient ainsi le programme des stake-holders et leur base de dialogue pour l’avancée des études et des négociations : ce que nous appelions de manière un peu pompeuse cybernétique d’un système complexe revient à jouer au Monopoly et au puzzle simultanément, en 3D et avec des vrais terrains, du vrai argent … et de vraies ambitions qualitatives intangibles, etc.

Enfin, les responsables politiques et techniques appuyés par le dispositif de gouvernance doivent pouvoir assurer l’articulation et la régulation permanente avec la ressource financière disponible, en particulier par l’établissement d’un plan d’affaire mettant à plat les besoins financiers à venir, et une attention particulière aux actions à effets de levier et aux éventuels dispositifs de partenariats public/privé. Ceci en faisant le pari – dans le temps heureusement long de l’aménagement – de la capacité à développer et faire fonctionner de véritables dispositifs de régulation et de pilotage consensuel des grands projets de développement urbain et territorial.

QUI APPELLENT DES RÉPONSES AUTRES DES ACTEURS PROFESSIONNELS DE LURBANISME

Il s’agit là d’un mode d’exercice professionnel nouveau, intégrant la maîtrise des métiers traditionnels de l’urbain mais allant au-delà dans les savoir-faire et savoir-être : le projet-processus est aussi un urbanisme de négociation. Indépendamment des talents personnels qui permettent heureusement à des projets de vivre et prospérer avec des équipes et des patrons compétents, les professionnels correspondant à ce profil sont aujourd’hui trop peu nombreux, ce qui renvoie la question du côté des formations.

Des urbanistes-généralistes à vocation de futurs directeurs de projets restent à former de manière plus systématique et nombreuse. Il s’agit de pouvoir disposer – sans perte de savoir-faire technique ni de la créativité spatiale (qui ne devient pas pour autant un gros-mot) – non plus tant de planificateurs urbains que de stratèges et négociateurs urbains.

Il n’est pas dans notre propos, ni dans nos moyens, d’aller beaucoup au-delà ; il faudrait travailler sur les enjeux de la formation de professionnels d’un type nouveau à vraies capacités et motivation de chefs/directeurs de projet, stratèges et négociateurs urbains, avec assez de modestie dans les approches, de curiosité et de liens avec la recherche, pour capitaliser leçons et progrès… Idem pour des urbanistes de qualité, avec les vraies capacités d’écoute et de dialogue, les qualifications spécifiques et l’endurance pour concevoir, adapter et mener à terme de « bons » plans, guides et règles du jeu urbain… Ces enjeux de formation allant de pair avec une organisation et des représentants nationaux et locaux de l’État (re -?) devenus plus compétents qu’omniprésents : Etat conseil … et partenaire !

Enfin, il serait également hautement souhaitable d’établir des liens effectifs de crossfertilization avec la Recherche urbaine, telle qu’elle se pratique en Europe, USA ou Amérique latine, sans oublier de re-mandater et re-doter à tous points de vues et de manière adaptée au nouveau contexte la noble institution de la paroi Nord de la Grande Arche – le PUCA comme vous aurez compris – à hauteur de ses responsabilités théoriques, institutionnelles et scientifiques. Ce thème-là aussi serait à développer par ailleurs, mais l’interface était à évoquer…

Ce sont là des sujets cruciaux, qui dépassent le sujet et le volume de ce propos. Mais si les idées développées ici faisaient consensus, un socle serait disponible pour œuvrer à l’émergence d’un nouveau type de professionnels.

IV – CONCLUSION

Ces conditions supposées – ou une fois remplies – , volonté et militantisme resteront nécessaires pour un métier si particulier : aucune de ses composantes n’en est particulièrement compliquée ; les high-tech n’y sont que marginalement impliquées, mais le social beaucoup, et ce n’est pas forcément plus simple, sans parler du politique. En revanche l’assemblage pertinent de l’ensemble en est, lui, diaboliquement difficile, comme tout ce qui touche à l’humain, au social, à l’économique et à l’interaction de l’ensemble…

D’autant plus que le respect du débat citoyen et démocratique (bien au-delà de ce qu’il est habituel d’appeler la concertation) devrait enfin être considéré comme une impérieuse exigence, autant politique qu’opérationnelle. Mais la France n’est pas réputée pour la vigueur de ses luttes urbaines, si l’on prend soin de les distinguer de celles des banlieues qui sont malheureusement d’une relativement autre nature. Cette manière de conclure sur ce que l’on nomme toujours « participation des habitants » n’est pas une figure finale obligée, convoquée in extremis pour se donner bonne conscience. Il s’agit en fait de l’enjeu fondamental d’après ! En effet, on peut espérer qu’une étape institutionnelle et technique sur la manière de concevoir et « faire le job » est en train d’être franchie : le système d’acteurs se rééquilibre entre l’État et les collectivités locales, dans une France qui achève de digérer à la fois ses décentralisations et les nouvelles rigueurs des finances publiques.

Elle impose probablement surtout de se réinterroger – en commençant à chaud, quelques brutales et maladroites que puissent être les interpellations actuelles – d’abord sur la signification et les incarnations possibles de la citoyenneté dans notre champ d’activité.

Des nouvelles pratiques de projet se développent peu à peu, l’état de l’art progresse lentement mais irrémédiablement dans le sens souhaitable. Un signe : certains se revendiquent comme inventeurs de l’urbanisme de projet, auxquels on n’aurait pas spontanément pensé au vu de leurs pratiques, et déclarent avec d’autres que c’est bien évidemment une « cause entendue » … Mais dont acte, et bienvenue à bord !

Si cette bonne nouvelle institutionnelle et technique se confirme, alors ce que nous préférons appeler le rôle citoyen devient bien la nouvelle frontière. Car dans un monde devenu majoritairement urbain, la ville, creuset traditionnel de l’acculturation, constitue le lien et l’indispensable intermédiaire ou médiateur entre l’individu et la société, en tout cas dans les villes existantes, « rodées à l’homme » comme les appelle joliment Edgar Pisani par opposition aux villes nouvelles. Or ces « grands territoires » que nous voulons organiser, ces villes ou grands pans de villes nouveaux que nous projetons et aménageons ne le sont à priori pas !

Pour faciliter et accélérer – assurer surtout, en nous gardant de bévues graves – ce rodage à l’homme, pourquoi ne pas tout simplement associer réellement les citoyens et leurs organisations le plus en amont possible du processus de conception et de négociation des projets ? Ceci, naturellement, sans se satisfaire des différentes procédures d’enquête ou des dispositions régissant le « débat public », mais en allant bien au-delà. On a vu que les dispositifs complets et complexes de gouvernance offrent une structure d’accueil adaptable à cette exigence.

Au-delà de l’acceptation du principe qui progresse, reste à inventer le mode d’emploi d’une « VF » du community planning, les savoir-faire correspondants – peut-être aussi trouver le moyen d’accélérer le changement de culture des élus et des professionnels (et à ne pas l’imposer – ce serait un comble d’une ironie bien grinçante ! – mais à le négocier démocratiquement avant de pouvoir le mettre en œuvre).

… Pas forcément facile, ni aussi rapide que cela serait souhaitable compte tenu de la « tradition française » et ses pesanteurs, bref à « de là où on part » ! Or même chez nos rares collègues et amis français porteurs bien connus de ce message, c’est toujours plus ou moins juste avant ces propositions qu’ils s’arrêtent, que ce soit en français ou en anglais ! Donc il va vraiment falloir inventer, avec tous ceux qui voudront bien !

Mais aussi grands que soient les obstacles, face à ces multiple défis, nous faisons le pari que dans le monde actuel tellement en besoin et à la recherche de sens, ce métier restera marqué par son incontestable utilité collective et sociale, et ne verra que s’accroitre son attractivité et donc la qualité de ses praticiens, ainsi que (espérons-le) leur sens des responsabilités à l’égard de la « communauté citoyenne ». Donc à progresser dramatiquement ! Et comme on est définitivement plus intelligent à plusieurs que tout seul, la solution viendra du (des) collectif(s).

« La vie a toujours raison » selon Corbu (qui n’était pas vraiment un disciple d’Henri Lefèbvre, pourtant !). Les habitants principalement, mais aussi les autres stakes-holders pourraient/devraient donc avoir la réponse ou y contribuer massivement, si l’on admet avec Paul Delouvrier que « la ville est un plébiscite permanent »…

Chiche ? … Comment ?

Au début, nous avions juste parlé de pistes, dites ici de manière trop elliptique pour aller vraiment plus loin… Sachant qu’on est clairement plus intelligent à plusieurs que seul, comme dit plus haut, et qu’il y aurait de surcroît un curieux paradoxe à développer de manière solitaire une conception basée sur les notions d’équipe et de collectif… Donc « à votre bon cœur », soit simplement entre connivents sur le plan intellectuel et conceptuel, soit en acquérant un « amarrage » institutionnel et un cadre de réflexion, APERAU ou autre…

Jean-Michel GUENOD, en collaboration avec Laurence COMBE D’INGUIMBERT

[1] D’autant que l’auteur, de formation plurielle est lui aussi architecte (et même architecte naval !).

[2] Un grand quotidien du soir ne classait-il pas récemment les propos critiques d’un praticien bien connu sur « La politique de la ville », dans sa rubrique « Architecture » ; un comble !

[3] Le plus extraordinaire exemple en étant – en plein Brexit – le spectaculaire rapprochement entre ces ancestrales concurrentes que sont les métropoles londonienne et parisienne.

[4] Voir aussi Ramciel, la ville nouvelle capitale dont entend se doter, et pleine guerre et déconfiture économique, le nouvel état du Sud Soudan !

[5] J.-M. Guenod in F. Rochon, 2015, « Abécédaire du logement », La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube.

[6] P. Noisette et F. Vallérugo, 1996, Le Marketing des Villes : un défi pour le développement stratégique, Paris, Editions d’Organisation.

[7] F. Ascher, 1995, « Metapolis », Paris, Odile Jacob éditions.

[8] Emprunt à mon ami l’écrivain Philippe Carrese qui, pour Marseille, parle d’une espèce nouvelle, les « Zélus ».

[9] Formes urbaines et mixité in Editions du Moniteur, 2012.

[10] Nous ne citerons pas d’exemple … mais pensons très fort à l’extension d’Euromed II à Marseille ; si l’on avait procédé comme ça « de mon temps », au lieu du Mucem, il y aurait sur le J4 un aquarium et un casino