Comment la réforme de la fiscalité locale des entreprises vient freiner le développement intercommunal

Jérôme Dubois Le point de vue de Jérôme Dubois [1], professeur à Aix Marseille Université et Directeur du laboratoire LIEU, EA 889 (Aix en Provence, France).     

Ces 15 dernières années, la fiscalité locale française a profondément évolué. La dernière grande réforme de 2010 visant à remplacer la taxe professionnelle par la Contribution Economique Territoriale, rentrée progressivement en application, vient bouleverser le fonctionnement des intercommunalités.

En opérant une scission entre accueil d’entreprises et augmentation du produit des impôts locaux, le droit vient aujourd’hui remettre en cause la nécessité et la volonté des communes et EPCI de développer leurs zones d’activités.

Stratégiquement, le Législateur avait assis le développement des EPCI sur la taxe professionnelle, la fameuse TPU de bien des intercommunalités, laissant aux communes les taxes ménages. Impôt dynamique sur bien des territoires, en particulier entre 2000 et 2009, il a permis aux intercommunalités de se constituer des marges de manœuvre financières importantes et de développer de nouveaux champs de compétences communautaires sans faire payer les communes. En cela la TPU a fortement participé au développement de l’intercommunalité partout en France et à son acceptation politique.

C’est ce mode de fonctionnement que la réforme de 2010 vient bouleverser, contribuant indirectement à remettre en cause le développement de l’intercommunalité en France.

L’analyse montre l’effondrement de la place de la fiscalité locale des entreprises dans les recettes des communes et EPCI. Entre 2010 et 2015 pour le bloc communal (communes et EPCI) le produit de la fiscalité directe des entreprises est passé de 19 milliards par an à 12,5 milliards. Sur la même période, pour l’ensemble des collectivités, ce produit est passé de 31 à 25 milliards. Ce sont donc bien les EPCI qui ont absorbé la quasi-totalité de la chute de ces recettes[2].

Certes, afin de ne pas trop pénaliser le bloc communal l’Etat a prévu de compenser le manque à gagner par une majoration de ses transferts financiers afin de garantir la stabilité des recettes. Pourtant, l’évolution des chiffres sur la période 2010 – 2015 montre clairement une très forte diminution de ces transferts. En 2009 l’Etat a versé aux collectivités plus de 20 milliards d’euros de compensation aux collectivités au titre des impôts économiques. En 2010 ce chiffre était encore de 18,5 milliards. A partir de 2011, année de mise en œuvre de la réforme il chute brutalement à 13 milliards, pour se stabiliser depuis à un peu plus de 12 milliards.

Deux risques majeurs se dessinent aujourd’hui, encore difficilement mesurables, mais porteurs de lourds bouleversements pour les politiques territoriales et l’aménagement du territoire.

Premièrement, les communes et leurs EPCI risquent de mettre moins d’entrain à investir pour accueillir de nouvelles entreprises faute de retombées directes. Un tel phénomène remettrait fortement en question toutes les initiatives de développement local fondées sur un développement endogène accompagné par de nombreuses initiatives publiques, des zones d’activités thématisées aux hôtels d’entreprises et autres espaces de co-working.

Secondement, ces blocages financiers viennent brutalement remettre en cause la valeur ajoutée des intercommunalités au moment même où la loi de 2010 oblige toutes les communes à appartenir à une EPCI. En 1999 le Législateur ne s’était pas trompé en fondant la richesse des EPCI sur la perception de la TP, laissant aux communes la fiscalité des ménages. Les EPCI ont pu ainsi fortement développer leurs compétences et leur légitimité parce qu’adossés à une fiscalité dynamique. Aujourd’hui, le contraire est observable. Soudainement privé de ce surplus de ressources à partager ils deviennent des lieux de crispation des différents égoïsmes communaux.

I – Moderniser la fiscalité des entreprises … aux dépens des EPCI ?

En moyenne nationale, l’ancienne taxe professionnelle représentait plus de 45% du produit des impôts locaux. Elle représentait autant que la taxe d’habitation et les taxes sur le foncier bâti et non bâti réunies. Autrement dit, la fiscalité des entreprises représentait, et de loin, la première source de richesses pour les collectivités locales. Elle était pourtant source de débats passionnés puisqu’elle influence directement la compétitivité des entreprises dans une économie mondiale fortement concurrentielle. Compte tenu de son impact sur les entreprises, cette taxe a récemment connu deux grandes réformes.

En 1999 la loi de finances a supprimé la part salariale dans le calcul de sa base. Jusqu’à cette date, la masse salariale d’une entreprise était prise en compte pour son imposition. Plus une entreprise embauchait, plus ses impôts locaux croissaient, une aubaine pour les EPCI, moins pour les politiques de lutte contre le chômage. Durant la décennie 2000, l’imposition des entreprises a donc été fondée sur la valeur de ses investissements productifs, et pour une petite partie sur la valeur de ses locaux. Les effets pervers de telles bases ont également bien été bien vite perçus. Plus une entreprise investissait pour gagner en compétitivité, plus ses impôts locaux croissaient, impensable face aux politiques européennes visant à faire de l’Europe l’économie de la connaissance le plus compétitive du monde.

Ce raisonnement a justifié une seconde réforme et l’invention de la CET qui revoit profondément le calcul des bases imposables. L’imposition des investissements productifs a été définitivement supprimée pour toutes les entreprises le 1er janvier 2010. La TP est aujourd’hui remplacée par une CET à trois composantes :

  • la CFE, fondée sur les bases foncières comme pour les ménages ;
  • la CVAE, dont le taux – fixé au niveau national – est progressif, allant de 0 % pour les entreprises de moins de 500 000 euros de chiffre d’affaires à 1,5 % pour les entreprises de plus de 50 millions d’euros de chiffre d’affaires ;
  • l’IFER, frappant les activités non délocalisables (énergie, télécoms, transport ferroviaire) pour limiter le gain correspondant à la suppression de la TP.

D’un point de vue macroéconomique, la réforme allège effectivement la charge fiscale des entreprises : la cotisation des 2,9 millions d’entreprises imposées à la TP a été allégée en moyenne de 22 %, soit un gain de 6,3 milliards d’euros (avant effet sur l’impôt sur les sociétés). En 2010, première année de mise en œuvre de la réforme, l’allègement d’impôt s’est élevé à 12,3 milliards d’euros.

Tous les secteurs d’activité ont été gagnants, sauf l’énergie et les activités financières. Pour l’industrie, l’allègement est de 32 %, soit nettement plus que la moyenne. Par ailleurs, les PME, qui bénéficient du barème progressif de la CVAE et d’une réduction d’impôt de 1000 euros par an pour les TPE, sont les grandes bénéficiaires de la réforme : les entreprises de moins de 3 millions d’euros de chiffre d’affaires voient leur charge fiscale réduite de 50 à 60 %.

En 2010, 2011 et 2012, années de transition, les collectivités locales ont reçu une compensation relais égale au minimum au 
produit de TP qu’elles ont perçu en 2009 pour éviter une chute brutale de leurs recettes. Elles ont voté les taux d’impôt normalement, y compris le taux de CFE. Les éléments servant au calcul de la compensation relais leur ont été notifiés en même temps que leurs bases d’imposition prévisionnelles.

Depuis 2013, la stabilité des produits de la CET n’est en revanche plus assurée.

II – Un impôt fragmenté, mal français

Il n’existe pas en France de principe de spécialisation de l’impôt local, un même impôt étant partagé par plusieurs collectivités locales, à l’image de la CVAE ou du foncier bâti. Ce système est régulièrement dénoncé en ce qu’il ne permet pas la responsabilisation des collectivités. Chacun prélevant une partie d’un même impôt, difficile pour le contribuable de déterminer qui est responsable en cas d’augmentation. Jusqu’à présent il n’a pas été possible d’attribuer un impôt spécifique à chaque niveau de collectivité compte tenu des différents modes de calcul et du poids si important de la fiscalité des entreprises, dont le produit est réparti entre tous les niveaux de collectivités. Néanmoins les récentes réformes vont dans ce sens. C’est en particulier le cas pour la taxe d’habitation ou le foncier non bâti qui sont désormais des impôts uniquement affectés aux communes et à leurs regroupements. En revanche le produit de la fiscalité des entreprises reste lui bien partagé entre toutes les collectivités. Depuis 2011, chaque niveau territorial bénéficie de ressources fiscales suivantes :

  • ŸCommunes et EPCI : taxe d’habitation, taxe sur le foncier bâti et le foncier non bâti, cotisation foncière des entreprises (CFE), CVAE (26,5 % du produit), IFER et taxe sur les surfaces commerciales (TasCom).
  • ŸDépartements : taxe foncière, CVAE (48,5 % du produit), IFER, solde de taxe sur les conventions d’assurance (TSCA) et de droits de mutation à titre onéreux (DMTO).
  • Ÿ
Régions : CVAE (25 % du produit) et IFER.

III – La fin d’une autonomie fiscale

Dans une économie ouverte sur le monde, bien des élus et des responsables d’EPCI ne remettent pas en question la philosophie de la réforme. Pourtant beaucoup constatent aujourd’hui que les effets attendus en termes de création d’emploi et de réindustrialisation n’ont pas eu lieu. Difficile pourtant de faire la part des choses entre les effets d’une crise économique mondiale arrivée tout juste au moment de son entrée en vigueur et les comportements opportunistes des entreprises qui ont profité de la baisse des impôts locaux pour augmenter leurs marges. L’objectif de ces pages n’est pas de discuter des succès et des échecs d’une réforme, mais plus modestement de montrer les conséquences de la réforme dans les stratégies des EPCI. Car ce nouveau panier fiscal sur lequel s’appuient les intercommunalités aujourd’hui n’est plus du tout dynamique. Pour la première fois dans l’histoire de l’intercommunalité moderne, l’installation d’entreprises ne bénéficie plus aussi directement au territoire.

Dans un contexte où le produit de la fiscalité des entreprises à baissé d’un tiers en moyenne nationale, un EPCI ne maîtrise plus, en votant les taux, que le produit de la CFE qui ne représente environ que 45% du produit global de la CET. Les 55% restant étant composés de la contribution sur la valeur ajoutée, très peu dynamique en période de stagnation économique et surtout extrêmement volatile selon les années, et de l’IFER, impôt bien particulier qui ne concerne que certains grands équipements spécifiques et ainsi ne joue qu’à la marge dans le produit global des EPCI.

On retiendra que le nouveau dispositif vient fortement contraindre la liberté fiscale des EPCI :

  • In fine, près de 55% des recettes fiscales des collectivités sont indexées sur une valeur ajoutée très volatile et non maîtrisée ou un IFER difficile à appréhender.
  • A ces recettes instables s’ajoute une forte perte d’autonomie. Au temps de la TP les EPCI pouvaient voter librement ou presque les taux. Aujourd’hui un EPCI en mal de ressources ne peut jouer que sur le taux de la CFE, soit sur 45% des recettes, les modes de calcul de la CVAE et l’IFER étant fixés nationalement.
  • Cette réforme a entraîné une baisse des recettes certes compensées par l’état, mais de façon figée là ou la TP évoluait chaque année.
  • Autre forme de blocage, la CFE, fondamentalement calculée sur le foncier des entreprises, est considérée comme une taxe foncière, au même titre que celles que paient les ménages. Ainsi, si un ECPI peut faire évoluer son taux de CFE, cette évolution est liée en droit à celle des impôts fonciers des ménages. Or, comme la taxe foncière des ménages (bâti et non bâti) est de compétence des communes, il faudrait que les communes acceptent de monter leur fiscalité sur les ménages pour que l’EPCI auquel elles appartiennent puisse à son tour augmenter son taux de CFE. On imagine la sérénité des débats.
  • Dans le calcul de la CET la somme de la CVAE et le la CFE ne doit pas dépasser 3% de la valeur ajoutée de l’entreprise, contre 3,5% du temps de la TP. Les entreprises qui ont une faible valeur ajoutée paient donc proportionnellement moins aujourd’hui.
  • Enfin, les entreprises qui ont moins de 499 000 euros de CA sont exonérées de CVAE, même si juridiquement elles sont sujettes à la taxe à partir de 150 000 euros. Dans les faits seuls, les entreprises un peu importantes paient donc la CVAE, toutes les petites sociétés qui maillent le territoire français passant à travers les mailles du filet. En restreignant la base des entreprises imposables aux plus importantes d’entre elles, la réforme vient aussi rendre plus dépendants les EPCI de la France ordinaire à quelques grands établissements de leur territoire.

IV – Quelle stratégie pour les EPCI dans cette nouvelle architecture ?

Depuis la réforme, les EPCI n’ont d’autre choix que de chercher à attirer les entreprises fortement créatrices de valeur ajoutée, perles rares fortement courtisées. De ce fait les activités plus traditionnelles, à commencer par le tissu national de PME PMI dans les domaines de l’économie présentielle n’offrent plus le même intérêt qu’auparavant en matière de rentrées fiscales.

L’accueil d’entreprise, par l’aménagement de zones d’activités que l’on voudrait toujours plus qualitatives, coute cher. Dans un double contexte d’injonction réglementaire à l’économie d’espace et de raréfaction de leurs ressources fiscales, certaines intercommunalités pourraient être tentées de limiter la création de nouvelles zones et par là même freiner le développement économique de leur territoire. Faute de pouvoir augmenter leurs produits fiscaux et justifier de nouveaux investissements, certains EPCI ont d’ores et déjà choisi plus prudemment la voie des économies budgétaires, stratégie plus sûre que celle visant à attirer de nouvelles entreprises.

Dans un contexte marqué par une crise économique qui s’étire il n’est pas certain que ce manque d’entrain soit une bonne nouvelle. Plus récemment, la décision du Gouvernement de baisser de façon historique ses transferts aux collectivités, après plusieurs années de gel, vient également fragiliser les investissements locaux. Certes sur ce dernier point toutes les collectivités sont impactées, mais pour les EPCI ces mesures se surajoutent à la réforme de la taxe professionnelle. Sur un total d’un peu plus de 21 milliards d’euros, l’Etat a décidé de baisser en 2015 ses transferts à hauteur de 1,9% des recettes de fonctionnement des collectivités. A ce titre le bloc communal aura perçu 1,5 milliard de moins en 2014 auquel s’ajoute encore cette année 2 nouveaux milliards de perdu. Les années qui viennent seront celles d’une profonde remise en cause du modèle de développement des intercommunalités.

Jérôme Dubois

[1] Le présent texte est un résumé d’une communication qui aurait dû être présentée à Rennes au printemps 2015 à l’occasion du colloque APERAU. L’auteur de ces lignes  renouvelle ses excuses aux organisateurs de ces journées pour n’avoir pu se rendre disponible.

[2] Direction Générale des Collectivités Locales, Les collectivités locales en chiffres, 2015, pp. 58 et s.